Le fantôme des présidentielles
Un fantôme hante l’élection présidentielle, la vie politique, et, bien au-delà, une partie de l’Europe. Non, ce n’est pas celui de Marine Le Pen, de Jean-Pierre Chevènement ou de Jean-Luc Mélanchon en France, non plus que celui de Fini en Italie ou du populisme un peu partout. C’est celui de l’autonomie. L’histoire politique de l’Europe depuis trois siècles pourrait être résumée comme une conquête de l’autonomie des peuples d’Europe, contre l’empire et les tentations impériales successives, contre l’autorité religieuse, contre Rome et toute forme de pouvoir venu d’en haut, contre les idéologies qui dépassent les Etats-Nations, et aussi contre toutes les minorités qui voudraient faire prévaloir leur intérêt particulier contre l’intérêt commun. Et l’autonomie signifie que les peuples d’Europe, constitués en Nation, ont décidé de ce qui les concernait.
Ce n’est plus le cas. Manipulation habile ou naufrage provoqué, le projet de referendum grec suit une longue liste de referendums, de débats ou de choix où la volonté populaire a été bafouée, ou interdite d’expression. Il est grave que l’Union européenne ait été le prétexte, ou le moyen, de nier l’autonomie des Nations. Soit qu’elle se soit exprimée dans les règles, et qu’il n’en ait pas été tenu compte, et le contournement du « non » français au referendum sur la Constitution européenne de 2005 est une forfaiture qui se paiera au prix fort ; soit qu’elle voit son expression interdite, au moyen d’un arsenal où la pensée unique, l’intimidation médiatique et les lois de censure s’allient efficacement ; soit encore, et surtout, que le principe même d’un débat et d’un choix démocratique, confié à la majorité, soit refusé. Les naïfs qui vont déplorant la tiédeur de la France à se réformer devraient sortir dans la rue ; la plus grande transformation de la France en une génération est là, dans les effets d’une immigration de travail d’abord, de peuplement ensuite, d’occupation enfin ; ceux qui y sont n’y étaient pas. Les Français ont-ils jamais pu en débattre, en être informés, et en décider, alors que cette transformation, pour le meilleur ou pour le pire, va déterminer leur avenir, et celui de leurs enfants, dans des proportions que nul ne veut imaginer ? Les mêmes en appellent à la réforme ; au plus vite, obéir à la banque, à la finance et au marché, au plus vite défaire l’héritage de deux siècles de débats, de mouvements et de combats de société pour établir des mutualisations, des protections, et pour faire de la France la France de tous les Français. Fin des retraites par répartition, fin du droit de grève, fin du droit de tous les Français à être soignés, éduqués, et représentés. On voit bien l’intérêt de ceux qui plaident pour le libre échange, l’ouverture des frontières et les droits universels ; la réduction de la société à une somme d’individus atomisés, sans identité, sans histoire et sans repère, assure le triomphe sans limite du marchand et du banquier, et prépare celui de l’usurier et du colon. Et la démutualisation, effet obligé de l’ouverture sans limite des frontières au mouvement des capitaux, des biens et des services, assure le triomphe des contrats privés sur les solidarités collectives – et l’importation du sous-développement dans nos territoires. D’autres en appellent à plus d’Europe, pour sortir d’une crise qui vient sans doute et en premier lieu d’avoir fait de l’Europe une forme indéfinie, invertébrée, sans frontière et sans identité, incapable d’agir. L’Union européenne est la zone la plus ouverte du monde ; nous en voyons les effets. L’Union européenne est la zone qui s’interdit toute préférence pour soi, et ses intérêts vitaux ; chaque conférence internationale est l’occasion de constater le désarmement de l’Union face à des Etats-Unis et une Chine qui savent où sont leurs intérêts vitaux, qui n’ont aucune pudeur à afficher leur préférence nationale en vertu du principe simple ; ce que nous ne faisons pas pour nous, personne d’autre ne le fera. L’état d’apesanteur stratégique de l’Europe, produit de la conscience malheureuse infligée aux Européens, de la repentance et de la haine de soi inculquées depuis trop d’années, vaut à l‘Europe de se poser comme cible ; non seulement l’Europe ne nous protège de rien, mais elle nous expose désarmés, notamment en raison des intolérables atteintes aux souverainetés nationales que multiplient des administrations bruxelloises et des Cours de justice pléthoriques et surtout, indépendante de la souveraineté et de la volonté populaire.
Qui parle aujourd’hui aux Français de leur capacité à agir, à choisir, et de la liberté souveraine d’une Nation à choisir son destin ? Qui leur dit que l’avenir n’est jamais écrit, qu’il y a toujours une alternative, et que « la seule voie possible » est la négation même de la politique ? Qui, dans les partis dits « de gouvernement », se sent plus lié au peuple français qu’aux contrats et aux directives ?
Le fantôme de l’autonomie prend en otage le débat présidentiel, comme tous les débats à venir. Pour mesurer le délabrement de la classe politique et des partis dits de gouvernement, de l’UMP au Parti socialiste, il suffit de mesurer la médiocrité des réponses à une crise dont chacun sait bien qu’elle n’est économique qu’en surface, et que derrière l’euro, c’est l’Europe qui est en jeu, dans son identité, dans sa frontière, et dans sa liberté. Il suffit aussi d’observer comment les accusations faciles contre les banquiers, les assureurs, les financiers, sont portées par ceux-là même qui se vantaient d’une croissance financée à crédit, et d’un confort social payé par la dette, c’est-à-dire par la dépendance. Et il suffit de voir. que le combat pour la souveraineté et la liberté des Français du général de Gaulle, celui de l’appel du 18 juin, celui aussi du choix de l’indépendance algérienne « pour que Colombey les Deux Eglises ne devienne pas Colombey les Deux Mosquées », n’est plus représenté par personne au sein des deux partis qui prétendent monopoliser la légitimité du pouvoir et de la représentation nationale, alors qu’il est le combat de la France, d’abord, et de la France dans et pour l’Europe ensuite – parce que si l’Europe n’est pas le moyen de l’autonomie des peuples européens dans un monde en voie de chaos, il faut la défaire. Depuis l’abandon par les socialistes de la volonté de faire société, au prix du ralliement à un internationalisme du consommateur qui fait si bien les affaires des multinationales, depuis que les socialistes ont choisi le luxe de la bien pensance contre la réalité du combat social, depuis que la droite de la complicité avec les Etats-Unis et ses alliés liquide ce qui restait de l’exigence et de la dignité gaullistes – l’affaire libyenne, iranienne demain, ruinant l’autorité morale que le refus français de s’associer à l’agression américaine contre l’Irak lui avait valu – la quête de l’autonomie, contre l’anomie collective et l’amnésie historique, contre l’uniformisation marchande et le sans frontièrisme des trusts, ne se retrouve que dans ce qui se nomme, faute de mieux, les extrêmes, qui veut s’appeler droite populaire, qui aurait pu s’appeler gaullisme, et qui continue de vouloir, envers et contre tout, la liberté et la démocratie. Il faut mesurer la situation, pour ce qu’elle a d’exceptionnel et d’interpellant ; il est grave que seuls les extrêmes parlent du peuple, parlent de la France aux Français, et disent que rien n’est perdu tant que la bataille n’est pas livrée. Au moment où le mot de « résistance » s’entend de nouveau dans une opinion atterrée de la complicité avec la colonisation qui s’affiche au parti socialiste et chez les prétendus « Verts », au moment où les Français s’interrogent sur la soumission de leurs élus à des intérêts qui ne sont pas ceux de la France, il est bon de s’en souvenir ; celles ou ceux qui incarneront, aujourd’hui et demain, l’autonomie des Français et des Européens, seuls ont des chances, dans six mois, dans cinq ou dans dix ans, d’entrer dans l’histoire, et de gouverner la France. Et ceux-là seuls peuvent prétendre incarner l’Etat, qui n’est rien s’il n’est le moyen de l’autonomie des Français, de leur projet et de leur destin communs.
Hervé Juvin (Regards sur le renversement du monde, 21 novembre 2012)