Ni libre-échangisme, ni protectionnisme, pour des échanges choisis !
Le débat sur la liberté des échanges fait une entrée encore discrète, mais puissante, dans la campagne présidentielle. Le constat est largement partagé ; la mondialisation des échanges nous emporte là où nous ne savions ni ne voulions aller. Elle a été engagée par la volonté de Roosevelt et de Churchill, lors du Pacte de l’Atlantique, en 1941, sous le signe de l’ouverture du monde aux entreprises anglo-américaines. Elle ne se réalisera que progressivement, à la faveur de l’occupation idéologique qu’assure le plan Marshall en Europe occidentale, puis de la montée en puissance des institutions supra-nationales et des investisseurs privés. L’affaiblissement parallèle des Nations et de leurs frontières, l’a rendue irrésistible à la fin des années 1970. Elle a tenu certaines de ses promesses. Elle a rempli les rayons des supermarchés, elle a dispensé l’Occident de faire face au vrai prix de son endettement, et elle a permis à une grande partie de ce qui était le Tiers-Monde, notamment en Asie, deux à trois décennies de croissance d’une extraordinaire vigueur ; la transformation de la Chine, réalisée à partir de la décision de Deng-Xiao-Ping en 1978 de faire entrer la Chine dans le marché mondial, est sans précédent dans l’histoire, et pour un pays de cette dimension ! Sortie de la pauvreté et de la peur du lendemain, accès de centaines de millions d’hommes à une aisance, au moins relative, enrichissement inouï des agents, des financeurs et des teneurs de péage des échanges mondiaux, qu’ils soient d’informations, de biens, de services, d’hommes ou de capitaux ; mais à quel prix ! La destruction du monde comme nature, comme gratuité et comme don, est en voie d’achèvement ; les « fake things » chères aux Américains comme aux Chinois, en ont fini avec la beauté du monde. La diversité, qui est l’humanité, se rétablira au prix d’une violence dont les prémices sont déjà là. Et les sociétés occidentales sont des sociétés éclatées, entre une caste qui détient l’accès aux media, fabrique les représentations qui la justifient, prélève sa rente sur tout ce qui bouge, et une caste sans cesse plus nombreuse qui subit la mobilité comme une agression, se voit peu à peu réduite à la survie, dépossédée de tout ce qui la rendait sûre d’elle, confiante dans l’avenir comme dans ses voisins. La décivilisation gagne une France, une Grande-Bretagne, qui ne peuvent nier la tiers-mondisation qui monte. Ceux qui ont parlé du bonheur français devront bientôt parler de l’enfer des classes moyennes, ces classes moyennes qui ont adoré la baisse des prix à la consommation, sans voir qu’elles achetaient la baisse des salaires et des emplois, ces braves gens qui se sont réjoui du développement de la Chine, de la Corée, comme de tant d’autres, grâce au libre-échange, sans voir qu’ils seraient bientôt payés comme un informaticien indien, comme un ouvrier chinois – ou perdraient leur emploi !
La prise de conscience est rapide. L’interdépendance financière est la clé de l’extension dramatique de la crise, et le monde s’en est sorti grâce aux pays dont les monnaies ne sont pas convertibles, dont le système bancaire est fermé et le marché des capitaux protégé. La spécialisation internationale des cultures est le principe de la famine, et de la situation explosive d’Etats africains riches en terres, riches en actifs, et qui ne produisent pas de quoi nourrir leur population. Le libre échange a été une arme stratégique de destruction massive pour les pays dont une solide préférence nationale, ou un cynisme avéré, ne leur permettaient pas de résister, de défendre, de protéger. La France s’est voulu bon élève de l’Europe ; elle a voté des textes, elle les a même appliqué, ce que maints de ses concurrents se gardaient bien de faire. Elle célèbre le nombre de ses champions mondiaux ou européens, et la fortune de Bernard Arnault, devenu quatrième homme le plus riche du monde, oubliant que les trois quarts de l’activité de ces champions ont lieu loin de France, et qu’ils y paient de moins en moins l’impôt, quand ils en paient. Elle en est probablement à un degré de désindustrialisation qui fait perdre, non seulement des usines, des capacités de production, mais la possibilité même de produire ce qui a été délocalisé. Sa situation stratégique est particulière, y compris par rapport à certains de ses grands voisins européens ; pour un grand nombre de produits de la vie courante, comme de biens d’équipement, la production nationale est nulle, à la différence notable d’une Allemagne qui a conservé, même de manière marginale, une capacité à produire beaucoup plus diversifiée. Si l’indicateur de la capacité d’une économie à produire une part des biens et services nécessaires à sa population est bien un indicateur pertinent de la résilience stratégique, il faut mesurer la fragilité de la position stratégique vers laquelle le libre-échange et la supposée « loi du marché » nous ont conduits !
La question est posée ; comment en sortir ? Comment sortir d’une idéologie qui, du libre échange, a fait le libre échangisme comme dogme, comme croyance et comme interdit ? Et comment en finir avec les affirmations, aussi fausses que terroristes, qui veulent que tout économiste digne de ce nom soit favorable à la liberté des échanges ? D’abord en rappelant quelques vérités malséantes. Jamais le libre échange n’a été aussi de rigueur dans le monde qu’à la veille de la première guerre mondiale. Union postale internationale, Cour de la Haye, heure universelle GMT, câbles sous-marins, financement de toutes les aventures du globe par les rentiers britanniques et français… chacun connaît la suite de l’utopie planétaire qui régnait alors ! Jamais les Etats-Unis n’ont abandonné quoi que ce soit de leur souveraineté aux principes du libre échange, comme d’ailleurs aux prétendues règles du consensus de Washington, adoptant ce principe pour eux sage ; les institutions internationales sont pour les autres, leurs décisions s’appliquent aux autres, nous nous occupons très bien de nos propres affaires ! Et soyons certains que l’acquisition projetée d’une société de haute technologie par une société d’armement française, objet d’un examen par la commission américaine spécialisée, sera examinée sans préjugé, mais sans complaisance… au moment où un groupe chinois veut racheter Latécoère, il est bon de l’observer ! Jamais non plus le libre-échange n’a été universel, touchant tous les secteurs et tous les domaines ; l’agriculture est l’un des secteurs, avec la terre et l’éducation, dont seule une immense manipulation des esprits et de l’information a pu faire croire qu’il relevait d’un marché mondial !
Ensuite en affirmant sereinement que le libre-échange actuel annonce la ruine du capitalisme et la destruction de nos démocraties occidentales. Car la question n’est plus, aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, en France comme en Italie, de constater des écarts de revenus et de patrimoines entre membres de la même société, entre concitoyens ; la question est de constater que les écarts de revenus et de patrimoines font vivre les uns et les autres sur le même territoire, mais dans des mondes différents. Car la question est que l’augmentation des revenus et des patrimoines de tous ceux qui participent à l’aventure de la mondialisation, plus encore de ceux qui touchent les rentes de positions inexpugnables de péage sur les flux de la mondialisation – gérants de capitaux, avocats et fiscalistes, intermédiaires de marché et banquiers, etc. – les dispense de faire société avec ceux qui, autour d’eux, voient leur condition se dégrader parce qu’ils sont soumis, de plus en plus durement, et de plus en plus près, à la concurrence des nouveaux entrants sur le marché mondial du travail, des compétences ou de l’énergie. Le modèle n’est pas celui du Moyen-Age, où, comme le rappelait Adam Smith, le seigneur était responsable de tous ceux qui vivaient sur sa seigneurie ; le modèle est celui de l’esclavage, où quelques maîtres disposent des milliers d’esclaves qu’ils vendent, échangent, déplacent à leur guise. Avec les produits du tiers-monde, nous importons aussi le tiers-monde. Le libre-échange à la fois se nourrit et accélère la destruction des cadres institutionnels qui faisaient société entre nous. Incapacité de dire le droit ; incapacité de décider des normes et des règles ; incapacité de choisir de l’extérieur quoi et qui on accepte, quoi et qui on refuse ; le libre-échange entend réaliser concrètement la malédiction de Margaret Thatcher, « There is nothing as a society», qui contient la négation de l’Europe, puisque l’Europe est d’abord la société européenne. Et il le fait en permettant que tout devienne moyen de la concurrence ; tout, c’est-à-dire la destruction de l’environnement, l’esclavage, la manipulation de l’opinion, la vente à perte, etc.
Enfin, en posant des principes. Le premier s’applique notamment à l’industrie et à l’agriculture ; le libre-échange, ce n’est pas le renard libre dans le poulailler libre ! Le moins-disant réglementaire, environnemental, social, n’est pas un facteur structurel de compétitivité ; ce qui signifie qu’il est parfaitement légitime d’en corriger les effets et de rétablir les bases d’une concurrence juste et non faussée. Le second en appelle à la conscience nationale, et promeut le « buycott » plutôt que le « boycott » ; l’origine des produits, la localisation de la valeur ajoutée, doivent redevenir des motifs d’achat, ils doivent permettre l’expression de la préférence pour soi des Français et des Européens. Il faut, et il suffit, que l’appellation « Fabriqué en France », ou bien « Fabriqué en Europe » et l’indication de la part de la valeur du produit crée en France ou en Europe figure sur l’étiquette. Le troisième ouvre le chantier de la taxe environnementale et sociale. Chantier impossible ? Chantier évident au contraire, puisqu’une hausse de la TVA permet très bien de faire payer aux produits importés une contribution à la protection sociale des Français et à l’amélioration de leur milieu de vie – TVA qui peut être modulée en fonction des engagements sociaux, nationaux et environnementaux des entreprises productrices. Le quatrième chantier commence par l’identification des secteurs stratégiques, ceux qui commandent la résilience de la Nation, ceux dans lesquels une dépendance vis-à-vis de l’extérieur peut limiter ou condamner l’indépendance des choix de la France. Information et spectacle ; alimentation ; énergie ; télécommunications ; marchés financiers, banque et gestion de capitaux ; conseil aux entreprise et audit ; utilities ; dans ces domaines, l’interdépendance est une dépendance, et limite la souveraineté. C’est pourquoi il faut ouvrir, dans chacun de ces domaines, l’analyse et la recherche de modèles de propriété qui allient la propriété du capital, la connaissance des associés, et l’intérêt territorial ou national. A l’évidence, la forme coopérative est l’un des modèles, sinon le modèle à étudier. C’est pourquoi aussi, dans tous les domaines de fournitures aux collectivités publiques, un « small business act » à la française, réservant une part des commandes à des entreprises de taille petite ou moyenne, doit être étudié. Le cinquième chantier est d’une toute autre nature. L’impérialisme de l’économie n’a pu s’affirmer qu’à la faveur de l’individualisme souverain, du désarmement du peuple par le droit, le contrat et le marché. L’identification des Français à un projet collectif, la mobilisation des Français pour la reconquête de leur autonomie collective, la préférence des Français pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils font, est la seule condition d’une véritable maîtrise des échanges. Les Français ne survivront pas qu’ils ne l’aient pas voulu, choisi et mérité.
Hervé Juvin, 21 mars 2011