Je me souviens du Général
Je me souviens d’un petit garçon au cours préparatoire. Il rentre chez lui tout seul. L’école n’est pas loin de son domicile et, dans ces années du monde d’avant, les enfants peuvent encore se promener seuls. C’est en novembre 1970. Deux hommes discutent gravement près d’une voiture (une Simca Aronde ? Des pneus bicolores, en tout cas…), garée sur le parking en face de chez lui
– Alors, comme ça, Il est mort ?
Le petit garçon ne comprend pas de qui il s’agit au juste mais il a l’impression bizarre d’entendre une majuscule mise au pronom personnel. Il me semble bien que le petit garçon, c’est moi.
Je me souviens de la phrase mystérieuse de Malraux, parlant des gaullistes : « Entre les communistes et nous, il n’y a rien. » Que voulait-il dire ? Il y a trois possibilités.
a)Entre les communistes et nous, il n’ y a rien de commun. Difficile à admettre, quand on pense à la Résistance et au CNR.
b) Entre les communistes et nous, il n’y a aucune force politique digne de ce nom. C’est possible : la droite française qui n’était pas gaulliste, elle n’était pas franchement très nette. Se souvenir du temps, très long, mis par Giscard, Barre et Poniatowski, à réagir à l’attentat de la rue Copernic, par exemple. Et puis les socialistes, on sait ce que c’est. Vouloir vaseliner le capitalisme, ça n’a jamais donné un destin à un pays.
c) Entre les communistes et nous, il n’y a rien qui nous oppose sur le fond. Quand je vois ce qu’est devenu le paysage politique aujourd’hui, je me dis que c’est sans doute cela que Malraux, l’ancien combattant des Brigades internationales, voulait dire. Il prévoyait sans doute l’époque où gaullistes et communistes seraient les derniers dinosaures républicains dans cette atmosphère ethnolibérale qui est, en France et en Europe, de plus en plus irrespirable aujourd’hui.
Je me souviens en ayant lu De quoi Sarkozy est-il le nom ? de Badiou et de ses analyses sur le « transcendantal pétainiste » qui couraient à travers l’histoire de France de Thiers à nos jours, et m’être dit que c’était trop facile. Qu’il y avait aussi un transcendantal gaulliste qui consistait à être capable d’ouvrir le feu, même en position défavorable, au nom d’une idée supérieure qu’on se fait de la nation et de ce qu’elle suppose comme modèle de civilisation.
Exemples de transcendantal gaulliste, hors son incarnation archétypale du 18 juin 40 : Vercingétorix à Gergovie, Jeanne d’Arc sous les murs d’Orléans, les soldats de l’an II encadrés par une poignée d’officiers aristocrates à l’assaut du moulin de Valmy, le colonel Rossel restant fidèle jusqu’à la mort au gouvernement de la Commune, le discours de Villepin à l’ONU de 2003, le référendum de 2005 sur la Constitution Européenne, le mouvement social de 2010. Le transcendantal gaulliste, ou le refus de la fatalité et du diktat des experts autoproclamés. Ils lui auraient donné assez peu de chances de réussir, à la bergère lorraine ou au général rebelle condamné à mort, tous nos spécialistes, analystes et commentateurs si brillamment médiatiques.
Je me souviens de mon père qui me disait : « Le de Gaulle de 40 tant que tu veux, celui de 58 jamais. » Il avait voté non au référendum de 58. C’était même la première fois qu’il votait. Cette vieille dent des communistes contre la Cinquième République et l’élection du président au suffrage universel. Je n’ai jamais osé dire que le suffrage universel, c’était peut-être nous qui en profiterions un de ces jours. Ça s’était vu au Chili en 1971. Bon, ça s’était mal terminé deux ans plus tard, mais qui a dit que l’Histoire n’était pas tragique ? Pas De Gaulle en tout cas.
Je me souviens d’avoir trouvé que l’exécution de Bastien Thiry, ça manquait de fair-play. On aurait bien aimé que général ait pour le lieutenant-colonel la clémence d’Auguste pour Cinna.
Je souviens que le SAC, avant de devenir une banale milice électorale au service de la droite des années 1970 et de faire les beaux jours des films d’Yves Boisset, avait d’abord été une police parallèle de barbouzes républicaines, tous anciens résistants, pour protéger le Général des soldats perdus de l’OAS. Une époque de géants, tout de même, où il y avait comme l’écrit La Rochefoucauld : « des héros en Bien comme en Mal. »
Je me souviens de La Boisserie, du champagne Drappier, des DS noires alors que j’espère assez vite oublier le cap Nègre, les Rolex et Carla Bruni.
Je me souviens que De Gaulle à l’Elysée payait ses timbres de sa poche quand il envoyait ses vœux à ses proches. Ça fait sourire, non ? À moins que ça ne fasse pleurer.
Je me souviens qu’en 1967, la France avait quitté l’OTAN depuis un an, s’apprêtait à rejoindre les non-alignés et que le général Ailleret était l’inspirateur de la doctrine « tous azimuts » qui consistait à pointer les missiles de notre dissuasion nucléaire vers l’Est ET vers l’Ouest. Je me souviens que le général Ailleret est mort dans un mystérieux accident d’avion à Tahiti en mars 68. Et que quelques semaines plus tard sont arrivés en Mai des événements qui ont arrangé tout le monde : les Américains, la droite affairiste pompidolienne qui ne voulait pas de la participation, les gauchistes qui voulaient la peau du PCF, les socialistes qui espéraient ramasser la mise.
Je me souviens d’avoir acheté un CD avec les principaux discours de De Gaulle. Mon préféré : le discours de Phnom-Penh en 1966. Penser à donner le texte sans signature à quelques personnes pour faire une « dégustation à l’aveugle ». Et demander si c’est de Chavez, de Guevara ou de De Gaulle. Bien rigoler en entendant les réponses. Je me souviens que Frédéric Fajardie, ex du service d’ordre des Comités Viêt-Nam de Base, me racontait comment ils avaient eu, eux les maos, l’étrange impression d’être doublés sur leur gauche par le vieux général.
Je me souviens du meeting lillois de la campagne de Chevènement en 2002, quand en première partie se sont succédé le député communiste du Pas de Calais qui était arrivé bleu de travail à l’Assemblée nationale quand il avait été élu député en 1997 et Pierre Lefranc, l’aide de camp du général de Gaulle. Le vieux cyrard et le prolo, ensemble contre l’Europe libérale.
Je me souviens que j’ai toujours un petit coup au cœur quand je parcours la rubrique nécrologique des journaux et que je vois qu’un Compagnon de la Libération a encore tiré sa révérence.
Je souviens d’avoir été tout de même un petit peu énervé quand j’ai vu et entendu les cris de cabris et les sauts d’orfraie, à moins que ce ne soit le contraire, de certains professeurs de lettres quand ils ont appris que Les Mémoires de Guerre étaient au programme des épreuves du bac de français. Ne pas voir qu’un incipit comme : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France » n’a rien à envier à Longtemps je me suis couché de bonne heure ou : « Aujourd’hui, maman est morte. », c’est à ces choses-là qu’on mesure les dégâts de décennies de pavlovisme pédagogiste.
Je me souviens que les gens qui n’aiment pas De Gaulle (sauf ceux qui ont de bonnes raisons comme les Pieds Noirs et les Harkis) ont deux arguments : il a fait croire que toute la France était résistante. Quand bien même ce serait une fiction (mais il faudra l’expliquer aux derniers Français libres vivants), c’est une fiction qui a changé le réel et nous a évité de passer sous administration américaine. C’est donc une fiction qui a réussi. Ce qui est une bonne définition de la politique. Et aussi, qu’il aurait entretenu la France dans l’idée qu’elle était encore un grand pays alors que ce n’était plus qu’une puissance moyenne.
Qu’ils se rassurent, ceux-là, qui aiment l’automutilation décliniste tant qu’elle ne gêne pas leur hédonisme libéral libertaire, ils finissent par avoir raison ces temps-ci. Plus le gaullisme disparaît comme force politique opérante, plus la France ressemble à une petite Autriche hargneuse et névrosée, à un pays de vieux et à une remorque atlantiste des USA, qui va bricoler ses nouvelles bombes avec le Royaume Uni, ce porte-avion de Washington.
Je me souviens que Dominique de Roux écrivait dans L’écriture de Charles de Gaulle, en 67 : « La mission actuelle de la France, l’accomplissement final du destin gaulliste, c’est de faire que la troisième guerre mondiale se porte, non pas sur le plan de la dévastation, mais sur le plan du salut, non pas sur le plan d’un embrasement universel, mais sur celui de la pacification. »
Je me souviens que si je n’avais pas été communiste, j’aurais été gaulliste.
Jérôme Leroy (Causeur, 11 novembre 2010)