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société du spectacle

  • Guy Debord, penseur de la dépossession de l'homme moderne...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Emmanuel Roux à Figaro Vox et consacré à Guy Debord. 

    Agrégé de philosophie, Emmanuel Roux, qui est notamment l'auteur de Michéa, l'inactuel (Le Bord de l'eau, 2017), avec Mathias Roux, vient de publier Guy Debord - Abolir le spectacle (Michalon, 2022).

     

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    « Guy Debord est le penseur de la dépossession de l'homme moderne »

    FIGAROVOX. – Au début de votre livre, vous constatez, en parlant de la société du spectacle, que «rarement un tel concept aura connu une diffusion proportionnelle à la mesure de l'oubli de son sens originel». Comment expliquez-vous cette évolution de la pensée de Guy Debord ?

    Emmanuel ROUX. - Dans ce livre j'ai voulu m'écarter du «mythe» de Debord, qui tient en partie à la légende du personnage et à la vie radicalement libre d'un homme qui a été, seul ou avec ses amis situationnistes, de bout en bout dédié à la négation de l'ordre existant. Or, c'est à partir de cette figure que Debord est devenu petit à petit un mythe spectaculaire, récupéré, et assimilé (par exemple avec une reconnaissance officielle à la Bibliothèque nationale de France en 2013 autour d'une exposition, «Debord: un art de la guerre» qui a présenté une version assez dépolitisée de son œuvre). Debord est un grand styliste certes, ses textes sont littérairement très beaux, mais ce style est au service d'une puissance spéculative toute entière tournée vers la contestation, ce qu'il a appelé le «travail du négatif».

    De plus, quand on le lit, je pense notamment à ses Commentaires sur la société du spectacle, on est absolument sidéré de la puissance prophétique de Debord. Il a publié ce livre en 1988, on dirait que cela a été écrit maintenant. Relisant toute l'œuvre, voyant ou revoyant tous ses films, j'ai été frappé par la puissance de sa critique de la société capitaliste moderne qui me semble toucher si juste avec la notion de «spectacle» et de «spectaculaire». Cette puissance, je crois aussi qu'on la doit à la capacité de Debord à se situer au carrefour de trois courants majeurs de la pensée moderne: le dépassement de l'art par la création de «situations», la critique de la marchandise et de la valeur d'échange, la tradition civique du conflit et de la vie libre. Il est passé en quelque sorte de Breton à Marx et de Marx à Machiavel tout en gardant son inspiration première, rimbaldienne, celle de «changer la vie».

    Quel est le véritable sens de «la société du spectacle» chez Guy Debord ?

    Pour Debord, le monde est condamné pour avoir planifié la négation de la vie à travers l'extension illimitée de la valeur d'échange, c'est-à-dire du devenir monde de la marchandise. C'est la première signification du «spectacle»: l'homme se dépossède de ce qu'il produit à travers le primat de la valeur d'échange, il contemple passivement le monde dont il est dépossédé et de plus en plus séparé. Le spectacle est ainsi un processus total de dépossession, de passivité et de contemplation. Le monde que je produis m'échappe et, plutôt que d'agir dessus, je ne fais plus que le contempler ; il n'est plus que spectacle. Fondamentalement la dynamique du spectacle est de passer de la dépossession du travailleur qui contemple la marchandise qu'il a créée à la dépossession de l'homme qui contemple le monde en tant que devenir de la marchandise.

    Le développement de cette logique initiale enclenche une fuite en avant à la fois par les forces conjuguées de l'économie et de l'État et par la neutralisation progressive de toute pensée critique et de toute action de contestation. Car le spectacle, ce «soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne», n'est pas que le monde résultant de l'extension illimitée de la valeur d'échange, il est aussi un système de gouvernement et de domination.

    Car le spectacle ne veut pas être critiqué, il entend persévérer dans l'être. Il nous rend de plus en plus impuissant face à la destruction du monde mais il n'autorise qu'une action à la marge. Il faut éventuellement ajuster et réparer les choses mais sans jamais remettre en cause le fait qu'il entend être la seule radicalité, celle de la transformation permanente. Au nom de quoi ? On ne sait pas.

    Or il est alarmant de constater que c'est au moment où les effets destructeurs du spectacle sur le monde se lisent à ciel ouvert (destruction du vivant, subversion climatique, dégradation des conditions de vie, épuisement et saccage des grands lieux historiques et naturels par la surexploitation touristique, etc.) que la contestation intellectuelle et politique du spectacle devient inaudible, invisible ou alors détournée de son objet.

    Car la grandeur de la modernité a été et est sa capacité à contester l'ordre existant, sans laquelle il n'y a plus de politique, donc plus d'édification collective d'un monde humain. Or cette contestation a toujours pris les formes d'un processus de limitation et d'exténuation de la domination du plus grand nombre par le petit nombre. En ce sens Debord s'inscrit dans une grande tradition civique qui commence avec Aristote, s'est continuée avec Machiavel, Spinoza, et même Tocqueville, et s'est poursuivie au vingtième siècle avec Orwell et Simone Weil. La radicalité de Debord est d'avoir à la fois renforcé cette tradition en lui donnant une forte dimension de critique économique et culturelle tout en lui conférant aussi une dimension pratique par l'action d'éliminer la séparation et de mettre fin à la domination des bureaucraties. Cela a été le moment 68.

    Guy Debord a justement critiqué la façon dont une partie des soixante-huitards ont été absorbés, récupérés, par le système qu'ils prétendaient combattre…

    68 est l'événement majeur de la pensée et de l'œuvre de Debord et des situationnistes. En 1967 paraissent d'ailleurs les deux «arcs-boutants» de la contestation «in situ»: La société du spectacle de Debord et le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, deux textes puissants, exigeants, magnifiques, dont l'impact sur les événements de mai, et au-delà, a été majeur.

    Debord a vécu cette abolition de la séparation à travers un moment d'unité profonde de la vie de la pensée, de la théorie et de la pratique de cessation de la coupure entre les gouvernants et les gouvernés, entre les bureaucrates et les producteurs, etc. C'est un moment fondateur pour Debord, le surgissement d'une occasion politique dans laquelle s'incarner, un peu comme la Fronde avait révélé le cardinal de Retz à lui-même.

    Mais cette ouverture a été vite refermée. Debord l'a discerné extrêmement rapidement puisque la dissolution de l'Internationale situationniste en 1972 actait qu'il y avait dans le mouvement une forme d'opportunisme politique, un développement de la posture situationniste complètement insincère qui faisait que la révolution était devenue en quelque sorte une marchandise: on pouvait la consommer. Guy Debord visait donc une forme d'insincérité du militant «pro-situ», dont la rhétorique pseudo-radicale masquait une volonté d'arriver en substituant un capitalisme «hédoniste» à un capitalisme «à la papa», en cassant le patriarcat tout en préservant la valeur d'échange, etc. Pasolini et Michéa ont parfaitement expliqué tout ça.

    Il faut dire ainsi que cette critique n'a rien à voir avec la critique de mai 68 par la droite conservatrice qui s'en prend aux boomers d'avoir expédié les «valeurs». Cette critique oublie que le capitalisme post-68 s'est construit sur un imaginaire hédoniste et festif, totalement soluble dans la nouvelle consommation. C'est comme si on contestait les effets d'un système sans en discuter jamais les causes. Or, il n'y a rien de plus étranger au capitalisme que les valeurs morales, relisons Mandeville !

    Pour Debord, le «vrai» mai 68, c'est le comité d'occupation de la Sorbonne, le CMDO installé rue d'Ulm, composé de toux ceux qui ont œuvré à la jonction de la révolte estudiantine et la révolution sociale, de l'étudiant, l'ouvrier, le paysan. Mais cette jonction a été rendue impossible par les appareils staliniens, le PCF au premier chef, qui s'est empressé de mettre fin à la contestation au moyen de hausses de salaires rapidement annulées par l'inflation.

    Les «vrais» soixante-huitards, ce sont ceux qui ont essayé de faire cette jonction et ne se sont jamais remis de cet échec (d'où la tristesse amère et la colère froide du film de Debord In girum imus nocte et consumimur igni) tout le contraire des Cohn-Bendit, July, Goupil qui étaient là pour gouverner le spectacle et non le renverser (et qui ont réussi sans doute au-delà de l'espérance de leurs vingt ans).

    En quoi la société du spectacle conduit-elle au règne de l'économie, et des experts ?

    Debord analyse la mise en place de l'État moderne comme étant précisément la structure politique qui permet au marché de conquérir en permanence de nouveaux espaces d'extension, mais avec la complexité que Karl Polanyi a bien vue: plus l'État fait la courte échelle au marché, plus il doit assumer les effets négatifs de cette extension. L'État renforce au bout du compte ce qu'il est censé limiter, un peu comme à chaque crise financière lorsque la socialisation massive par l'État des pertes créées par le marché permet à ce dernier de repartir de plus belle. C'est pourquoi il ne faut jamais opposer l'État d'un côté et l'extension illimitée de la valeur d'échange. Sur le long terme, le premier est l'instrument de la seconde. C'est ce que Debord appelle la «fusion économico-étatique». Or, le règne de l'économie ne se réduit pas à l'économie. Il est aussi politique et culturel.

    D'ailleurs, nous-mêmes sommes de plus en plus obligés de faire progresser la part spectaculaire en nous pour acquérir une identité sociale. Nous devenons entrepreneurs de nous-mêmes, nous entretenons notre capital à travers les images de nous-mêmes que nous produisons. Nous sommes sommés de cultiver notre valeur d'échange, de devenir bankable. C'est le nouvel âge de la conscience séparée !

    Ce règne de l'économie, vous avez raison, s'accompagne de celui de l'expert pour plusieurs raisons. D'abord parce que tout devient fonctionnel. Dans le monde dépolitisé du spectacle il n'y a plus de choix de valeurs. Il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas. Or, dans tout choix qui concerne la vie en société, il y a un choix sur le genre de vie qu'on veut mener. C'est la grande leçon des Grecs contre tous ceux qui expliquent que la politique est affaire de technique, qu'il n'y a pas de droite et de gauche mais que des bonnes et des mauvaises recettes. La politique, c'est en permanence des choix: comment veut-on éduquer ses enfants ? Préfère-t-on les emmener au musée ou à Disneyland ? Préfère-t-on qu'ils fassent une école de commerce, aillent vivre à Singapour et empochent de gros bonus ou deviennent maraîchers ou apiculteurs dans le Perche ? (Ou les deux, pourquoi pas?) Dans toute décision qui engage notre vie il y a un choix qui met en jeu des préférences et ces préférences se réfèrent à des visions de la vie. Mais quand on évacue la question des finalités, tout devient technique et requiert un expert.

    Ensuite parce que le spectacle est fondé sur la succession des images du réel en lieu et place de notre rapport direct au réel, (Debord dit à ce sujet que dans le spectacle «le vrai est un moment du faux»), parce que le spectacle va produire le réel dont il a besoin pour persévérer dans son être, de là vient l'incapacité de savoir et vérifier par soi-même. Quand on vous montre quelque chose à la télévision, vous ne disposez plus des éléments qui permettent à votre raison de faire une idée juste des choses, et donc vous avez en permanence besoin que l'expert arrive et vous explique ce qu'il faut penser. La pandémie a été de ce point de vue un exemple de cette comitologie expertale permanente dans une sorte de remake du film de Pierre Richard «Je ne sais rien mais je dirai tout»…

    La pandémie a aussi montré que le spectacle est illogique en ce sens qu'il peut dire sans broncher le contraire que ce qu'il disait la veille. Le vrai et le faux oscillent sans qu'aucune continuité discursive rationnelle ne soit assurée. Orwell avait aussi vu cela: il n'est pas nécessaire de démentir un propos, il suffit juste de ne plus en parler. C'est ainsi que le règne de l'expert va occuper le vide et l'incapacité de la raison humaine à vérifier quoi que ce soit par elle-même.

    La phase dans laquelle on est aujourd'hui est marquée par la perte de la confiance en l'expert: le système arrive à un point où il n'y a même plus d'instance de la raison ou de la vérité à laquelle on pourrait se référer. Le règne de l'expert est à la fois la conséquence logique du développement de la société du spectacle et en même temps le signe que cette société va droit dans le mur.

    De là je pense la montée en puissance de la thématique du «complotisme». Lorsque la raison n'a plus d'endroit pour se tenir, lorsque les institutions du logos ne tiennent plus leur place ni leur rang, toutes les «théories» les plus farfelues ou délirantes poussent comme dans le désert après la pluie. La mode est à déconstruire le conspirationnisme mais il faudrait aussi s'interroger sur les raisons pour lesquelles notre système sécrète son propre conspirationnisme et aussi pourquoi d'aucuns voient des conspirationnistes et complotistes partout. Je crains que quiconque cherche à cerner les causes politiques du réel ne soit à terme suspecté de «complotisme». Debord sera sans doute tôt ou tard qualifié comme tel.

    Quel lien entre la «société du spectacle» chez Debord et son usage dévoyé pour désigner la «politique spectacle» ?

    L'expression «politique spectacle» a un lien très ténu avec ce que pense Debord. De tout temps la politique a été l'espace des signes, de la visibilité, de la mise en scène, des apparences. Hobbes a utilisé la métaphore de l'auteur et de l'acteur pour penser le pacte social ; pour le cardinal de Retz, agir politiquement implique d'entrer sur la scène du théâtre. Pour Debord, la politique, c'est-à-dire l'art de gouverner, a été profondément transformée par le spectacle.

    Je dirai d'abord qu'il a radicalisé l'art machiavélien de la production des apparences. D'ailleurs on peut observer la grande mutation du journalisme politique, qui ne parle plus des idées, des alliances, de la manière de gouverner mais qui commente la politique comme si elle n'était qu'affaire de communication, comme si les idées politiques et les rapports de force qui les sous-tendent n'avaient plus cours, comme évacuées par le spectacle. Or quand la communication prime, on peut dire et faire à peu près n'importe quoi du moment qu'on en acquiert de la visibilité, qui est un nouveau capital politique. De là ce qu'un bon auteur a appelé la «tyrannie des bouffons»: la politique devient une bouffonnerie, un jeu de rôle, des petites phrases, des postures, des effets d'annonce, quelque chose de complètement auto-référent. Debord disait que l'homme politique devient ainsi une «vedette».

    Mais le spectacle fait muter la politique en autre sens, assez inquiétant. Ici, je ne peux m'empêcher de mentionner le lien profond entre Orwell et Debord. Je renvoie à ce que j'ai écrit dans le livre sur le spectacle comme nouveau régime de gouvernabilité ou d'ingouvernabilité. Plus le spectacle envahit la totalité de la vie sociale, moins il tolère d'être contesté, plus il entend être aimé. Il me semble que la puissance de Debord, notamment dans les Commentaires, est certes d'avoir affiné la description des transformations du spectacle mais d'avoir surtout anticipé ce que seront les techniques de gouvernement lorsque les effets mortifères du spectacle sur la vie commenceront à devenir visibles et éprouvés, comme si la tautologie du spectacle (il est bon parce qu'il est, il est parce qu'il est bon) devenait un pur argument d'autorité annonciateur d'un nouveau régime autoritaire. Telle est mon sens la question dont il faut se saisir.

    Emmanuel Roux, propos recueillis par Martin Bernier (Figaro Vox, 19 août 2022)

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  • Macron ventriloque de la farce masquée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Maffesoli, cueilli sur Le Courrier des stratèges et consacré à la question de la généralisation du port du masque et à sa signification politique. Penseur de la post-modernité, Michel Maffesoli a publié récemment  Les nouveaux bien-pensants (Editions du Moment, 2014) , Être postmoderne (Cerf, 2018), La force de l'imaginaire - Contre les bien-pensants (Liber, 2019) ou, dernièrement, La faillite des élites (Lexio, 2019).

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    Maffesoli : Macron ventriloque de la farce masquée

    Le poème quelque peu apocalyptique de Lord Byron : Darkness, peut nous aider à comprendre un monde où le chaos tend à prévaloir. En effet, l’empire des ténèbres se répand un peu partout. Et les protagonistes essentiels en sont ceux qui se réclament de la philosophie des Lumières. Ceux qui font la loi. Ceux qui d’une manière hypocrite ne veulent pas reconnaître les conditions troubles de la loi qu’ils imposent en promouvant les défilés de masques, qui outre le caractère ridicule de ces accoutrements, sont l’expression par excellence d’une mise en scène on ne peut plus fallacieuse.

    Mascarade et empire des ténèbres

    Oui, la mascarade généralisée est bien la cause et l’effet d’un empire des ténèbres se généralisant. Mais l’apocalypse n’a pas seulement le sens péjoratif que lui donnent généralement les collapsologues de tous poils. C’est, ne l’oublions pas, stricto sensu, une révélation de ce qui est en train de s’achever et du coup, de ce qui également, émerge. Ce qui est en train de cesser, c’est l’organisation rationnelle d’une société progressiste. Et ce qui émerge, c’est sa caricature : « la société du spectacle » (Guy Debord).

    Il est une phrase bien connue du vieux K. Marx qui garde une étonnante pertinence : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

    C’est bien cette farce qui prospère et qui s’exprime dans les lieux communs de l’époque agonisante. Lieux communs répétés, ad nauseam, par les sophistes du moment. Mais lieux communs répétés maladroitement et sur un ton emphatique et n’arrivant plus à cacher l’aspect simpliste et sans profondeur des propos officiels. Ce sont des poncifs hypocrites, de ceux n’ayant aucune assise et n’étant amarrés à rien.

    Stratégie de la peur et gouvernement de la terreur

    Poncif d’une élite en perdition qui, pour perdurer met en scène une stratégie de la peur réclamant l’obéissance en faisant trembler. En la matière en agitant le fantasme d’une « pandémie » dont de nombreux scientifiques soulignent l’inanité, mais qui justifient un gouvernement de la terreur. Ce qui d’antique mémoire est le plus sûr moyen d’infantiliser puis de soumettre le peuple. Ce que résume bien Machiavel en rappelant que « celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes ».

    La mascarade généralisée est bien le moyen contemporain de contrôler la peur et, par là, sinon d’empêcher du moins de minimiser la résistance qui semble de plus en plus prête à s’exprimer. Mais revenons à cette dialogie entre le tragique et la farce.

    Souvenons-nous ici du « larvatus prodeo » de Descartes. Il avance masqué par prudence. Pour éviter de donner prise aux tenants du pouvoir contrôlant la pensée et donc l’âme collective, c’est en étant masqué qu’il put élaborer ces écrits qui servirent de fondement à la Modernité qui s’amorçait. Le « doute » et la raison souveraine seront d’utiles et on ne peut plus efficaces instruments pour lutter contre les dogmatismes dominants et ce dans la vie politique comme dans le domaine intellectuel.

    Mais progressivement ce masque ne favorise plus la résistance. Bien au contraire il sert de protection à une bureaucratie voulant à tout prix maintenir son pouvoir et qui, gauche et droite confondues, se sent perdue quand elle ne trouve pas à portée de main ses charentaises et les lieux communs de la bienpensance qui l’accompagnent. Le masque étant pour elle le moyen d’assurer et d’assumer ce que Pascal nomme, judicieusement, le divertissement. La facinatio nugacitalis, cette fascination du frivole ou enchantement de la bagatelle.

    Théâtrocratie et tartufferie

    L’époque s’achevant, il est dans la logique des choses que le tragique devienne farce : la société du spectacle à son apogée. Platon en parlant de « théâtrocratie » souligne bien que ceux qu’il nomme « les montreurs de marionnettes », n’ayant pas un véritable savoir, mais sophistes utilisant une rhétorique abstraite pour manipuler le tout venant.

    Le spectacle politique a maintenant atteint son apogée. Un président de la République, structurellement « théâtreux », exemple achevé d’une tartufferie dont tous les mots d’ordre sont ventriloques. Mais il a fait école. Et tel ministre passe sans coup férir d’une émission à la vulgarité affichée au ministère de la Culture. Malraux doit se retourner dans sa tombe !

    Le cinéaste Cl. Lelouch, quant à lui souligne qu’avec Dupont-Moretti il perd un « acteur formidable ». C’est tout dire. La loi sur la mascarade est entre de bonnes mains. La Justice devient une clownerie dont on n’a pas fini de voir les désastreuses conséquences.

    Intéressant également de noter dans la presse, les radios et même à l’université que c’est la parodie qui tient le haut du pavé. Les billets d’humeur (d’humour ?), la comédie sont les garants du succès et par exemple chaque radio paye à prix d’or le clown qui va, dans la matinale, assurer son audience.

    Depuis ce qui se nomme la « nouvelle philosophie », c’est une pensée du « show-biz » qui donne ses lettres de noblesse à une société du spectacle lisse et complètement aseptisée. Dans les domaines de la politique, de la presse, de la connaissance, le « people » a remplacé le peuple. Confusion révélatrice d’une indéniable décadence en appelant à une renaissance insurrectionnelle.

    Vers une société du spectacle et de la surveillance généralisée

    Guy Debord avait bien, prophétiquement, analysé un tel processus. « Un financier va chanter, un avocat va se faire indicateur de police, un boulanger va exposer ses préférences littéraires, un acteur va gouverner » (Commentaires sur la société du spectacle). C’est bien cela qui conduit à se laisser emporter par les engouements du jour en oubliant la riche complexité de la vie quotidienne. La mascarade généralisée n’est que la suite logique d’un monde où le « divertissement » tel que l’a bien analysé Pascal fait florès !

    Dans son livre La bureaucratie céleste, l’historien de la Chine antique, Etienne Balazs, souligne la prédominance des eunuques dans l’organisation de l’Empire. Ne pouvant procréer ils élaborent une conception du monde dans laquelle un ordre abstrait et totalement désincarné prédomine. L’élément essentiel étant la surveillance généralisée. En utilisant, d’une manière métaphorique cet exemple historique, on peut souligner que la mascarade en cours est promue par la « bureaucratie céleste » contemporaine dont l’ambition est stricto sensu d’engendrer une société aseptisée dans laquelle tout serait, censément, sous contrôle. Et en reprenant la robuste expression de Joseph de Maistre, c’est toute « la canaille mondaine » qui sans coup férir s’emploie non pas à faire des enfants, mais à infantiliser la société : il faut en effet noter que pas un parti politique n’a osé s’élever contre le port du masque généralisé.

    Ce qui montre bien, endogamie oblige, que c’est la classe politique en son ensemble, aidée par des médias aux ordres et soutenue par des « experts » soumis, qui est génératrice d’un spectacle lisse et sans aspérités. Mais l’hystérie hygiéniste, le terrorisme sanitaire, ne sont pas sans danger. Car c’est lorsqu’on ne sait pas affronter le mal que celui-ci se venge en devenant en son sens strict pervers : per via, il prend les voies détournées s’offrant à lui.

    Inévitable réaction bestiale de la société

    C’est en niant notre animalité que l’on voit resurgir une bestialité immaîtrisée. J’avais en son temps rappelé cela en soulignant, avant que ce terme ne soit employé d’une manière lancinante et non pensée, que c’est l’aseptie qui aboutit à un « ensauvagement du monde »[1] dont on observe quotidiennement des exemples à foison. Et ce sont les gardiens de l’hygiénisme en cours qui doivent être tenus pour responsables des débordements plus ou moins violents appelés à se généraliser.

    Ce qui est certain, c’est que contre un totalitarisme, plus ou moins « doux », en train de se généraliser, on peut s’attendre à l’émergence d’une multiplicité de révoltes. Alors je « j’avance masqué » de Descartes retrouvera sa fonction originelle : favoriser la résistance contre des élites dont la faillite est maintenant reconnue par tous. Ainsi le masque prévu pour la soumission par la bureaucratie, en une curieuse hétérotélie, c’est à dire avec un but autre que celui qui était prévu, va devenir un moyen de subvertir l’hypocrisie poisseuse de cette bureaucratie. On peut dès lors se demander si le masque prenant le contre-pied de l’infantilisation voulue ne permettra pas l’émergence d’une nouvelle « ère des soulèvements ».

    Soulèvements contre l’économicisme, contre la Foi Progressiste, et contre l’adoration servile de l’argent et de la valeur travail. Paradoxe amusant, faisant du masque une arme efficace pour imposer le retour d’un étalon spirituel comme impérieux moyen de restaurer l’échange, le partage et la solidarité, comme éthique (ethos) de base de tout être-ensemble authentique.

    Michel Maffesoli (Le Courrier des stratèges, 27 août 2020)

    [1] Michel Maffesoli, Sarkologie, pourquoi tant de haine(s) ? , Albin Michel, 2011, p. 147

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  • Confinez-vous avec : ... Commentaires sur la société du spectacle, de Guy Debord !

    Avec la crise du coronavirus, les maisons d'édition reportent la publication de leurs nouveautés à des jours meilleurs. Cette période sera donc l'occasion de vous signaler, au gré de l'inspiration du moment, des ouvrages, disponibles sur les sites de librairie en ligne (ceux dont l'activité se poursuit...), qui méritent d'être découverts ou "redécouverts".

    On peut trouver aux éditions Gallimard, dans la collection Folio, le court essai de Guy Debord intitulé Commentaires sur la société du spectacle. Figure centrale du mouvement situationniste, Guy Debord (1931-1994) est notamment l'auteur de La société du spectacle (1967), Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici (1985), Panégyrique (1989) et de « Cette mauvaise réputation... » (1993).

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    "Ces Commentaires pourront servir à écrire un jour l'histoire du spectacle ; sans doute le plus important événement qui se soit produit dans ce siècle ; et aussi celui que l'on s'est le moins aventuré à expliquer. En des circonstances différentes, je crois que j'aurais pu me considérer comme grandement satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d'autres le soin de regarder la suite.
    Mais, dans le moment où nous sommes, il m'a semblé que personne d'autre ne le ferait".

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  • Pornographie...

    Nous reproduisons ci-dessous une chronique de Richard Millet, cueillie sur son site personnel et dans laquelle il évoque la pornographie de la société du Spectacle...

    Auteur de La confession négative (Gallimard, 2009) et de Tuer (Léo Scheer, 2015), Richard Millet a publié l'automne dernier aux éditions Léo Scheer un roman intitulé Province.

     

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    Pornographie

    Qu’est-ce que l’Occident ? De la pornographie et des attentats : la guerre civile comme évènement pornographique, et la pornographie comme accomplissement extra-moral du narcissisme d’État. L’attentat islamiste de Manchester le montre on ne peut mieux : la presse, une nouvelle fois, ne parle de rien, sauf des faits, sur lesquels elle s’étend à loisir : l’identité du tueur, d’« origine »  libyenne, est, elle, quasiment passée sous silence pour faire place au larmoiement général, bougies, fleurs, nounours, embrassades, on ne se laissera pas abattre, on est fier d’être ce qu’on est, je suis Manchester, on éteint la tour Eiffel, on exhorte l’islam à se « réformer » – bref, tout le bataclan pleurnichard des peuples post-nationaux et des nations déchristianisées qui refusent de désigner l’origine islamo-communautariste du mal. Pornographie du discours : sa pauvreté nominative : « horrible attentat », « épouvantable attaque », « atrocité » ; et ceci : « On se serait cru dans un film de guerre ». On est en guerre, non dans un film, pauvre imbécile ; et vous ne voulez pas le voir ; et on vous fait croire qu’on va régler la question en « dialoguant » avec l’islam « modéré ». Une guerre qui met en présence un spectacle pornographique (l’aliénante sous-musique yankee) et l’hystérie islamiste, non moins aliénée : ils étaient faits pour se rencontrer, tout comme les bobos du Bataclan et leurs assassins, ou encore les journalistes de Charlie Hebdo et leurs tueurs.

    La pornographie, qui est l’autre nom du Spectacle, règne donc partout, et ne saurait être séparée de la vie quotidienne, où les attentats sont devenus des évènements, comme les catastrophes naturelles, les accidents de la route, les épidémies. Cette incapacité à différencier est hautement pornographique. Pour le reste, tout suit son cours : un magazine en ligne, madmoiZelle.com, publiait, cette semaine, un article (« à destination » d’adolescentes telles que celles qui étaient au spectacle de Manchester) : Comment masturber un pénis. Il est agrémenté de ce délicat chapeau : « Branler une bite n’est pas forcément inné. Alors, si vous vous demandez comment faire pour devenir meilleure à la tâche, suivez le guide. » Si ce sont là les « valeurs » qu’il s’agit de « défendre » contre les djihadistes, on ne pourrait que se réjouir de voir débarquer ces derniers dans les bureaux de l’officine où s’élabore ce magazine. J’exagère ? La guerre est là ; les « valeurs » prônées n’en sont pas plus que celle des djihadistes : la pornographie consiste à faire comme s’il y avait le Bien d’un côté et le Mal de l’autre, alors que les deux parties sont dans la main du Démon. Nous nous battons, nous, pour de tout autres valeurs, à commencer par l’honneur : celui de ne pas nous soumettre au consensus islamo-gaucho-capitaliste. Nous sommes en guerre, et n’avons nul regret de voir mourir des ennemis.

    Pornographique, encore, un certain Hanouna (histrion dont j’ignorais l’existence et sur lequel je crains de ne pas vouloir en savoir davantage) et ses blagues « homophobes », aussi insupportables que la pleurnicherie générale auprès du CSA. Le brame des offensés rejoint la bêtise d’une certaine Caroline de Haas qui prétend régler le « problème » des agressions « sexistes », dans le quartier de la Chapelle envahi d’immigrés musulmans et de Roms, en prônant « l’élargissement des trottoirs » qui deviendraient ainsi un lieu de passage convivial où s’élaborerait un nouveau « vivre ensemble ». Pornographique, aussi, la pétition publiée par le quotidien Libération, dans laquelle deux intouchables représentants du gauchisme culturel le plus obscène : Alain Badiou et Anus Ernie, accompagnés d’obscurs pétitionnaires, réclament la clémence de la justice pour l’ex-terroriste Rouillan, comme ils l’avaient fait pour le terroriste Battista qui, lui, ne connaît pas la crise financière, en son exil brésilien. Compromise dans tous les totalitarismes du XXe siècle, auto-amnistiée, élevée au rang de valeur suprême, l’ultra-gauche a encore de beaux jours devant elle, en Occident. Pornographiques, enfin, le grand prix des lectrices de Elle et le grand prix des lycéennes de Elle, décernés à la Marocaine d’ultra-centre-gauche Leila Slimani, pourtant déjà récompensée par le pornographique prix Goncourt, lequel ne couronne plus que des livres qu’on offre, non qu’on lit : obscène accumulation de prix, qui révèle que plus rien ne se vend, car plus rien ne se lit, plus rien ne s’écrivant qui mérite le nom de littérature, notamment sous le rapport du style. Des livres jetables, comme on dit dans l’édition. Et des auteurs zombies écrivant une « langue fantôme ». L’absence de style est la grande pornographie post-littéraire, tout comme la perfection est, selon Baudrillard, un signe totalitaire – et, pour nous, en ce domaine comme en politique, un signe démoniaque, ainsi que je l’avais suggéré pour les crimes de Breivik. On n’a pas voulu l’entendre. On a pétitionné contre moi : la pétition comme acte porno. Le nihilisme règne, qui a ouvert au fond de chacun le tonneau percé de ses illusions, à commencer par celle que les Européens sont encore vivants.

    Richard Millet (Site officiel de Richard Millet, 24 mai 2017)

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  • De la société du spectacle à la société du cirque...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Pierre Le Goff, cueilli sur le site du Figaro  et consacré aux pathologies de notre société...

    Jean-Pierre Le Goff est sociologue et a publié de nombreux essais, dont La gauche à l'épreuve 1968 - 2011 (Tempus, 2012) et La fin du village (Gallimard, 2012).

     

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    Clowns violents, McCarthy, télé-réalité : de la société du spectacle à la société du cirque

    FIGAROVOX: Comment expliquez-vous les agressions menées par des individus déguisés en clown? Ne sont-elles pas une manifestation de la dégradation de l'état des mœurs dans notre société?

    Jean-Pierre le Goff: Ces phénomènes s'enracinent dans une culture adolescente et post-adolescente qui se nourrit de séries américaines mettant en scène des clowns maléfiques, de vidéos où des individus déguisés en clown font semblant d'agresser des enfants, mais aussi des films d'horreur avec leurs zombies, leurs démons, leurs vampires, leurs fantômes… Le film «Annabelle», qui met en scène une poupée tueuse et un jeune couple attaqué par les membres d'une secte satanique, a dû être déprogrammé dans certaines salles suite au déchaînement d'adolescents surexcités... Dans le Pas de Calais, certains individus déguisés en clown ont brandi des tronçonneuses devant une école, en écho au film d'horreur à succès des années 1970, «Massacre à la tronçonneuse» qui sort à nouveau dans les salles. Face à ces phénomènes, la société et ses experts cherchent à se rassurer: il s'agit d'une catharsis nécessaire, une sorte de passage obligé pour les adolescents qui se libèrent ainsi de leur angoisse, satisfont un désir de transgression propre à leur âge. Si ces aspects existent bien, nombre d'agressions auxquelles on assiste débordent ce cadre et l'on ne saurait en rester à une fausse évidence répétée à satiété: ces phénomènes ont toujours existé.

    Face aux «clowns agresseurs», une partie de la société est déconcertée et hésite sur le type de réponse à donner: où met-on la limite? Ne risque-t-on pas de faire preuve d'intolérance vis-à-vis de la jeunesse? Mais, à vrai dire, le sujet paraît plus délicat: comment remettre en cause une culture adolescente faite de dérision et de provocation qui, depuis des années, s'affiche dans les médias et s'est érigée en une sorte de nouveau modèle de comportement? Le jeunisme et sa cohorte d'adultes qui ont de plus en plus de mal à assumer leur âge et leur position d'autorité vis-à-vis des jeunes, pèsent de tout leur poids. Le gauchisme culturel et ses journalistes bien pensants sont là pour dénier la réalité et développer la mauvaise conscience: «Attention à ne pas retourner à un ordre moral dépassé, à ne pas être ou devenir des conservateurs ou des réactionnaires…» Ces pressions n'empêchent pas une majorité de citoyens de considérer que nous avons affaire à quelque chose de nouveau et d'inquiétant qu'ils relient au développement des incivilités et des passages à l'acte.

    Le phénomène des «clowns agresseurs» tend à effacer les frontières entre la farce et l'agression, ce qui permet à des voyous et des voleurs de brouiller leurs forfaits. On est loin des blagues de potaches d'antan, des émissions de télévision comme «La caméra invisible» ou «Surprise surprise» auxquelles ont succédé des «caméras cachées» menées par des animateurs ou de nouveaux «comiques» qui, protégés par leur statut d'intouchable télévisuel, provoquent méchamment leurs victimes jusqu'à la limite de l'exaspération. Filmer des agressions ou des méfaits sur son portable est une pratique qui s'est répandue chez les adolescents. La transgression s'est banalisée dans le monde spectaculaire des médias et des réseaux sociaux. Elle ne se vit plus comme une transgression - qui implique précisément la conscience de la norme, des risques et du prix à payer pour l'individu ; elle est devenue un jeu, une manière d'être et de se distinguer, dans une recherche éperdue de visibilité, comme pour mieux se sentir exister.

    Les agressions d'individus déguisés en clown renvoient à une déstructuration anthropologique et sociale de catégories d'adolescents et d'adultes désocialisés, psychiquement fragiles, nourris d'une sous-culture audiovisuelle et de jeux vidéos, en situation d'errance dans les réseaux sociaux, pour qui les frontières entre l'imaginaire, les fantasmes et la réalité tendent à s'estomper. Une telle situation amène à s'interroger sur les conditions psychologiques, sociales et culturelles qui ont rendu possible une telle situation. Dans cette optique, les bouleversements familiaux et éducatifs qui se sont opérés depuis près d'un demi-siècle ont joué un rôle important. Il en va de même du nouveau statut de l'adolescence qui déborde cette période transitoire de la vie pour devenir, sous le double effet du jeunisme et du non-travail, un mode de vie et de comportement qui s'est répandu sans la société . Il est temps d'en prendre conscience, d'assumer l'autorité et d'expliciter clairement les limites et les interdits, si l'on ne veut pas voir se perpétuer des générations d'individus égocentrés, immatures et fragiles, avec leur lot de pathologies et des faits divers en série.

     

    Quel est le rôle joué notamment par les nouveaux instruments de communications? Internet et les grands médias audiovisuels alimentent-ils ce show perpétuel?

    Elles font écho à un individualisme autocentré et en même temps assoiffé de visibilité, mais elles ne le créent pas. Ce type d'individu a constamment besoin de vivre sous le regard des autres pour se sentir exister. Internet et les nouveaux moyens de communication lui offrent des moyens inédits pour ce faire, avec l'illusion que chacun peut désormais accéder à quelques instants de gloire. Ces derniers sont rapidement oubliés dans le flux continu de la communication et des images, mais ils sont recherchés à nouveau dans une course sans fin où l'individu vit à la surface de lui-même et peut finir par perdre le sens du réel et l'estime de soi, pour autant que ces notions aient encore une signification pour les plus «accros». Ces usages n'épuisent pas évidemment les rapports des individus à Internet et aux médias qui demeurent des outils de communication et d'information - sur ce point l'éducation première, l'environnement familial, social et culturel jouent un rôle clé -, mais ils n'en constituent pas moins leur versant pathologique. L'égocentrisme et le voyeurisme se mêlent au militantisme branché quand les Femen montrent leur seins, quand on manifeste dans la rue dans le plus simple accoutrement, quand on se met à nu pour de multiples raisons: pour défendre l'école, l'écologie, les causes caritatives…, ou plus simplement, quand des pompiers ou des commerçants font la même chose pour promouvoir la vente de leur calendrier, en cherchant à avoir le plus d'écho sur Internet et dans les médias.

    Sans en arriver là, on pourrait penser que le nombre des «m'as-tu vu» qui «font l'important» s'est accru - ceux qui veulent à tout prix «en être» en s'identifiant tant bien que mal aux «people» de la télévision, ceux qui se mettent à parler la nouvelle langue de bois du «politiquement correct» de certains médias, ceux qui ne veulent pas ou ne tiennent pas à s'opposer aux journalistes militants, ou au contraire ceux qui dénoncent le système médiatique tout en étant fasciné par lui et en y participant… Ceux-là sont nombreux sur les «réseaux sociaux» où ils peuvent s'exposer et «se lâcher» sans grande retenue en se croyant, suprême ruse de la «société du spectacle», d'authentiques rebelles et de vrais anticonformistes. On ne saurait pour autant confondre cette exposition «communicationnelle» et médiatique avec la réalité des rapports sociaux et la vie de la majorité de nos compatriotes qui ont d'autres soucis en tête, qui se trouvent confrontés à l'épreuve du réel dans leur travail et leurs activités. En ce sens, les grands médias audio-visuels, Internet et les nouveaux moyens de communication ont un aspect de «miroir aux alouettes» et de prisme déformant de l'état réel de la société.

     

    Existe-t-il encore des frontières entre spectacle et politique? N'est-on pas amené à en douter quand une émission de télévision met en scène des politiques déguisés pour mieux vivre et connaître la réalité quotidienne des Français?

    Cette émission n'a pas encore été diffusée mais elle a déjà produit ses effets d'annonce… J'avoue que j'ai eu du mal à croire à ce nouvel «événement» médiatique: comment des politiques, dont certains ont occupé de hautes fonctions comme celles de Président de l'Assemblée nationale, ou de ministre de l'Intérieur et de la Défense, ont-ils pu accepter de se prêter à un tel spectacle télévisuel au moment même où le désespoir social gagne du terrain et où le Front national ne cesse de dénoncer la classe politique? Peuvent-ils croire sérieusement qu'une telle émission va contribuer à les rapprocher des Français et à mieux connaître la réalité? Quelle idée se font-ils de leur mission? J'entends déjà les commentaires qui diront que cela ne peut pas faire de mal, que cela peut aider à mieux comprendre les problèmes des français, qu'il faut s'adapter à la «modernité» et tenir compte de l'importance des médias, qu'on ne peut pas aller contre son temps…

    C'est toujours la même logique de justification, celle de la «bonne intention» ou de la fin noble qui justifie les moyens qui le sont moins, agrémentée d'une adaptation de bon ton à la modernité, sauf que le moyen en question est une formidable machinerie du spectaculaire et que prétendre de la sorte comprendre les préoccupations des citoyens ordinaires est un aveu et une confirmation des plus flagrantes de la coupure existante entre le peuple et une partie de la classe politique. En fonction des informations dont je dispose sur cette nouvelle affaire médiatique, il y a fort à parier qu'elle va donner encore du grain à moudre au Front national et qu'elle risque de creuser un peu plus le divorce avec les Français qui, même s'ils sont nombreux à regarder cette émission, ne confondent pas pour autant le spectacle télévisuel avec la réalité.

    Je ne suis pas un puriste dans l'usage des médias, mais il y a un seuil à ne pas dépasser, sous peine de verser dans le pathétique et l'insignifiance. Je ne peux m'empêcher de considérer cette nouvelle affaire médiatique comme déshonorante pour la représentation nationale et la fonction politique. C'est un pas de plus, et non des moindres, dans un processus de désinstitutionnalisation et de dévalorisation de la représentation politique auquel les hommes politiques ont participé en voulant donner à tout prix une image d'eux-mêmes qui soit celle de tout un chacun . J'espère qu'au sein du monde politique, des personnalités se feront entendre pour désavouer de telles expériences télévisuelles au nom d'une certaine idée de la dignité du politique.

     

    Existe-t-il encore des frontières entre spectacle et politique, entre dérision et sérieux, entre le réel et le virtuel?

    Oui, fort heureusement, pour la majorité de la population. Mais j'ajouterai que ces frontières sont plus ou moins nettes selon les situations et les activités particulières des individus. Au sein du milieu de l'audiovisuel comme dans certains milieux de la finance, il existe une tendance à se considérer comme les nouveaux maîtres du monde en n'hésitant pas à donner des leçons sur tout et n'importe quoi. L'humilité est sans doute une vertu devenue rare dans les univers de l'image, de la communication et de la finance qui ont acquis une importance démesurée. En l'affaire, tout dépend de l'éthique personnelle et de la déontologie professionnelle de chacun. Mais il n'est pas moins significatif que l'animateur, le journaliste intervieweur, à la fois rebelle, décontracté et redresseur de tort, soit devenu une figure centrale du présent, une sorte de nouveau héros des temps modernes qui s'affiche comme tel dans de grands encarts publicitaires dans les journaux, à la télévision ou sur les panneaux d'affichage.

    Le rôle de «médiateur» à tendance à s'effacer derrière le culte de l'ego. Le fossé est là aussi manifeste avec la majorité de la population. Comme le montre de nombreux sondages, les Français font de moins confiance aux médias et les journalistes ont tendance à être considérés comme des gens à qui on ne peut pas faire confiance, quand ils ne sont pas accusés de mensonges et de manipulation. Quant aux traders qui se considéraient omnipotents, ils ont connu quelques déboires. Jérôme Kerviel, après avoir été considéré comme l'exemple type de l'«ennemi» qu'était supposé être la finance, a été promu victime et héros de l'anticapitalisme par Jean-Luc Mélenchon. Tout peut-être dit et son contraire, on peut vite passer de la gloire à la déchéance au royaume de la communication et des médias.

    La fracture n'est pas seulement sociale, elle est aussi culturelle. Cette fracture se retrouve avec ceux que j'appelle les «cultureux» qui ont tendance à confondre la création artistique avec l'expression débridée de leur subjectivité. Un des paradigmes de l'art contemporain consiste à ériger l'acte provocateur au statut d'œuvre, devant lequel chacun est sommé de s'extasier sous peine d'être soupçonné d'être un réactionnaire qui souhaite le «retour d'une définition officielle de l'art dégénéré», comme l'a déclaré la ministre de la culture, à propos du «plug anal» gonflable de Paul McCarthy, délicatement posé sur la colonne Vendôme avant d'être dégonflé par un opposant. Tout cela n'a guère d'emprise sur la grande masse des citoyens, mais n'entretient pas moins un monde à part, survalorisé par les grands medias audiovisuels et les animateurs des réseaux sociaux, en complet décalage avec le «sens commun». Les citoyens ordinaires attendent des réponses crédibles et concrètes à leurs préoccupations qui ont trait à l'emploi, au pouvoir d'achat, à l'éducation des jeunes, à l'immigration, à la sécurité…

    Les politiques férus de modernisme à tout prix, comme nombre d'intellectuels et de journalistes, ont-ils la volonté de rompre clairement avec ce règne de l'insignifiance, des jeux de rôle et des faux semblants, pour redonner le goût du politique et de l'affrontement avec les défis du présent? En tout cas, le pays est en attente d'une parole forte et de projets clairs qui rompent avec cette période délétère et permettent de renouer le fil de notre histoire, pour retrouver la confiance en nous-mêmes au sein de l'Union européenne et dans le monde.

    Jean-Pierre Le Goff (Figarovox, 1er novembre 2014)

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