Défense et illustration du patriotisme économique
Le patriotisme économique, formulé pour la première fois en 2003 et rendu célèbre par le premier ministre Dominique de Villepin dès juillet 2005, alors que des rumeurs infondées d’offre publique d’achat (OPA) planaient sur Danone, est destiné à protéger et promouvoir les industries stratégiques de la France, autour desquelles se forge le destin d’une nation.
Cette notion a été fortement critiquée au moyen d’arguments souvent invalides, parfois de mauvaise foi. Si un élu de droite et un étudiant membre d’un think tank de gauche prennent ici ensemble la plume, c’est d’abord pour souligner que le sujet dépasse largement les conflits de générations et de partis.
Nous sommes convaincus que le patriotisme économique est légitime et utile, et que les dirigeants de nos formations politiques seraient bien inspirés de renoncer aux caricatures et aux naïvetés. Réhabilitons cette belle idée. Le patriotisme économique vaut bien le patriotisme sportif, non?
De manière ordinaire, le patriotisme économique est considéré comme une version déguisée du protectionnisme, un «cache-sexe», selon le quotidien britannique très libéral The Economist. Il sanctuariserait l’économie nationale, entraverait la concurrence, serait une version new look du colbertisme.
Pourtant, le patriotisme économique, c’est avant tout la défense de nos intérêts nationaux ou européens dans le respect de la réciprocité. « Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres », écrivait Romain Gary. Oui, le patriotisme économique n’est pas un protectionnisme mais une réponse lucide à toutes les formes de dopage que l’on observe sur les marchés internationaux. Et s’il y a une «exception française », c’est bien dans cette dévaluation de nos intérêts et cette sous-évaluation des turpitudes de la mondialisation.
Avec leur Buy American Act (1933) et leur Small Business Act (1953) notamment, les Etats-Unis, parangon du libéralisme, montrent la voie! Le Comité sur l’investissement étranger aux Etats-Unis (CFIUS) soumet tous les projets de rachat étranger d’entreprises américaines au respect de la notion de sécurité nationale, qui ne répond à aucune définition juridique. Les décisions du CFIUS ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Nos libéraux protestent- ils? Jamais. Partout, le mariage de l’intérêt national et de l’économie de marché s’exprime sous bien d’autres formes, à l’instar des caractéristiques extraterritoriales du droit américain, dont BNP Paribas mesure aujourd’hui l’efficacité! En somme, le patriotisme économique est le moyen de lutter à armes égales dans une mondialisation qui n’est pas celle des Bisounours. L’Etat ne serait pas légitime à intervenir sur le marché aux côtés des entreprises. Les faits ruinent cette assertion: partout dans le monde, les industries de la défense, de l’aéronautique et du spatial, des technologies de l’information se protègent ou prospèrent grâce aux gouvernements. Et ce n’est pas l’échec, ancien, du Plan calcul en France qui doit contredire cette nécessité pour l’Etat de se comporter en stratège, en anticipateur, en fédérateur, comme l’ont incarné jadis les politiques de Charles de Gaulle et Georges Pompidou.
Loin de nous l’idée que les chefs d’entreprise, attirés par la perspective du seul profit, déserteraient l’intérêt de leur pays. Mais il faut reconnaître que l’action de l’Etat n’est pas toujours à la hauteur des difficultés qu’ils rencontrent.
Il est un argument plus ridicule que les autres: notre patriotisme économique exposerait notre pays à des mesures de rétorsion. Avons-nous été si patriotes dans le passé pour mériter d’être espionnés aussi méthodiquement et massivement, comme l’a révélé Edward Snowden?
Les forts ne respectent que les forts, c’est une loi de l’Histoire, traduisant les rapports entre puissances. Le patriotisme des Etats-Unis n’a jamais constitué un obstacle à leur productivité, aux investissements étrangers et au dynamisme de leur industrie high-tech. Ils ont su, par exemple, empêcher en 2006 l’entreprise DP World (basée aux Emirats arabes unis) de racheter la société P&O, opératrice des principaux ports américains, sans craindre la moindre rétorsion des Etats évincés.
Libéraux et euro-béats nous expliquent aussi que le patriotisme économique sacrifierait l’intérêt du consommateur: mais qui peut dissocier le consommateur du salarié et du citoyen? Quel est le bilan social et industriel du rachat par le canadien Alcan de notre industrie de l’aluminium ou d’Usinor par Mittal? De surcroît, en période de crise, les premiers salariés sacrifiés sur l’autel de la restructuration sont ceux des entreprises dont l’actionnariat est étranger…
Le vrai problème est aujourd’hui européen. La doctrine de la Commission européenne est stérile, en interdisant à nos entreprises toute concentration et toute aide publique. Et c’est précisément quand l’Etat s’assoit sur les traités européens, interprétés de manière théologique par la Commission, que l’on peut, comme il y a dix ans, sauver Alstom ou, en pleine crise financière, imposer un plan massif de consolidation des banques.
Le patriotisme des Etats-Unis n’a jamais constitué un obstacle à leur productivité, aux investissements étrangers et au dynamisme de leur Industrie high-tech
Les libéraux contestent jusqu’à l’idée même d’une nationalité des entreprises: mais, dans le différend historique franco-américain sur l’Irak, les Américains n’avaient-ils pas engagé un boycott du groupe Sodexo, fortement implanté aux Etats-Unis mais pourtant bien identifié comme français? L’Europe constitue le seul territoire de développement économique au monde qui soit aussi ouvert et offert aux intérêts des autres. C’est le seul continent où les restrictions à la liberté de circulation des capitaux concernant la défense et la sécurité sont aussi limitées.
Que dire, de surcroît, de la passivité des autorités communautaires face à l’anglo-saxonisation du droit et des normes qui pèsent en particulier sur la compétitivité de nos banques et de nos assurances? Que dire d’une politique monétaire de la Banque centrale européenne qui n’a de politique que le nom? Les Etats-Unis et la Chine, dont les monnaies sont faibles, ne sont-ils pas pour autant des puissances ? L’Europe, jusqu’à présent, s’est gargarisée de compétitivité alors qu’elle a pour vocation de devenir une puissance. Mais il est vrai, comme le soulignait Paul Valéry, qu’elle «aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine »!
Si l’Europe et la France ne veulent pas disparaître de l’Histoire, il est urgent qu’elles trouvent enfin, dans la guerre économique, la force de se battre à armes égales.
Bernard Carayon et Quentin Jagorel (Le Monde, 3 juillet 2014)