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  • La guerre d'Indochine : amnésie volontaire...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Idiocratie sur les raisons de l'occultation de la guerre d'Indochine...

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    La guerre d'Indochine : amnésie volontaire

    De la guerre d’Indochine, la triste France d’aujourd’hui ne sait plus rien. D’ailleurs, en a-t-elle jamais su quelque chose ? Lointaine, exotique, elle fut rapidement occultée par celle d’Algérie, puis du Vietnam, et semble aujourd'hui le type même de la « sale guerre » : impérialiste, cruelle, indifférente aux souffrances civiles. L’opinion française ne s’en inquiéta qu'au moment de Dien Bien Phu, dernier épisode de furia francese capable encore d’atteindre les cœurs. Pas plus qu’elle ne s’est intéressé à son Empire, la métropole n’a pris la mesure des servitudes et grandeurs de ceux qui payèrent de leur sang la défense de l'Indochine. Oubli trop parfait pour n’être pas suspect. L’ethnopsychiatrie nous l’a appris : à l’échelle collective existent aussi des amnésies volontaires. Alors, pourquoi cet acharnement dans le déni ? Pourquoi cette volonté quasi militante de ne rien savoir ? Peut-être cette guerre en savait-elle trop sur nous-mêmes.

    Comme pour sceller cette amnésie, la maigre communauté des vrais lecteurs (selon les statistiques, ceux qui lisent un livre par semaine) a oublié Lucien Bodard auteur de quelques grands livres dont La guerre d’Indochine, reportage fleuve publié en pleine radical sixties, cette époque où les baby boomers balbutiaient bruyamment leur singularité. A ces enfants tapageurs il tendit ce « miroir d’épouvante »[1] dont ils détournèrent vite la face. Best-seller à sa parution, il n’est désormais lu que par la communauté, plus maigre encore – et de plus, politiquement suspecte - des amateurs d'« histoire-bataille ». Livre de guerre, il l'est certes, mais surtout œuvre littéraire qui porte, dissimulées dans l'art d'écrire de son auteur, les clefs de la tragédie française du long vingtième siècle. 

    A force de l’entendre nous avions fini par le croire : l’histoire de France aurait pris fin en juin 40, la suite ne serait que simulacres, combats d’arrière-garde, un décorum entretenu à grand frais par un général mégalomane, le temps de solder les vestiges d’une grandeur passée. Bodard suggère autre chose : l’histoire de France ne se serait pas achevée en 40 mais seulement délocalisée ; elle ne concernerait plus le peuple français, demeuré convalescent de deux guerres mondiales, mais une minorité active, presque un happy few : le corps expéditionnaire. Celui-ci, aux prises, en pleine jungle, avec le Viet Minh,  ne serait pas une arrière-garde chargée de clôturer dignement l’histoire nationale mais une sentinelle aux avants postes d’un nouveau monde en gestation. 

    Et pourtant, cette histoire appartient bien à la France : s’y est déployé tout l’éventail de son art militaire; s’y est également exprimé, sans doute pour la dernière fois, une manière très française d’aborder les catastrophes avec courage et légèreté. Bodard explore un angle mort de l’histoire nationale, en exhume un monde englouti, une foule de personnages complexes, de portraits aux nuances dévastés par l’opprobre et l’oubli. La guerre d’Indochine révèle une veine souterraine de notre histoire qui n’a cessé de nous travailler et rend intelligible le devenir du pays sur plusieurs générations. Un classique donc, au sens que lui prête Georges Steiner : un livre qui « nous lit plus que nous le lisons», « met au défi nos ressources de conscience, d’intelligence, d’esprit et de corps »[2].

    Bodard, c’est d’abord un point de vue : celui d’un européen expatrié qui a grandi en Chine où son père fut nommé Consul jusqu’en 1924. Cette histoire personnelle lui permet à la fois une compréhension instinctive de l’Asie et un regard distancié sur ses compatriotes dont il assiste à l’égarement dans un monde qu’ils s’obstinent à ne pas comprendre. C’est aussi une méthode de journalisme : « Rien n’est exact mais tout est vrai »[3]. Le reporter Bodard interprète, ressent les nouvelles plus qu’il ne s’attache à leur précision factuelle, s’intéresse autant aux mobiles profonds de l’action qu’à l’action elle-même. La guerre d’Indochine une grande fresque de caractères : figures de la pègre de Saïgon, hauts gradés de l’état-major, fonctionnaires, prostituées, peuple des rizières, tout retient son attention, convaincu que chacun peut être amené à jouer un rôle décisif dans cette tragédie dont l’essentiel se joue dans la jungle, les bas-fonds, les marges, la pénombre. La réalité se comprend, ou plutôt se décrypte, à travers des signes, des symboles et des faits occultes. Pour Bodard, la guerre d’Indochine est une affaire d’initiés. Ce reportage obéit à une certaine conception de l’histoire, jamais théorisée, caractérisée par un rapport au temps tout asiatique : nonchalant, Bodard sait attendre, observer, laisser agir et parler ce qui lui permet d’appréhender le temps long et le rend inapte à toute croyance politique. Elle explique son rejet du maoïsme dont il pressent d’emblée les potentialités criminelles et qu'il perçoit avant tout comme l’ultime incarnation, sur un mode sénile et pourrissant, de la tradition impériale chinoise. Les intellectuels germanopratins ne lui pardonneront jamais. Par prudence, on le cantonnera dans la catégorie d’un prétendu sous-genre : celui du reportage de guerre, ou pire, du roman populaire version France Loisirs. Observateur fasciné mais jamais dupe, Bodard offre au lecteur, en même temps que le récit d’une incroyable aventure, une magistrale leçon de relativisme. 

     

    L’art français de la guerre à l’âge de la guerre subversive

    Cette fresque débute par l’après Diên Biên Phu : la capitulation de l’armée française et le défilé du Viet Minh à Hanoï. Pourquoi commencer par la fin ? Sans doute car Bodard n’a jamais cru à une victoire française. La fonction de ce premier chapitre est paradoxale : assombrir d'emblée le récit afin de mieux laisser apparaître les raisons profondes de la défaite. 

    Longtemps, l’armée française a tenu le Viet Minh en mépris, éternel complexe du civilisé pour le supposé barbare, comme jadis l’armée romaine considérait les autres peuples. Surtout, elle dédaigne la guérilla à laquelle, encore très clausewitzienne, elle oppose la bataille décisive. En son sein un code de l’honneur, empreint de siècles de chevalerie, a toujours cours : « Un officier français se bat à visage découvert »[4]. Le soldat français n’a guère changé depuis l'été 1914 : il aimerait toujours mourir en gants blancs. Cette morale de l’allure sera exportée en pleine jungle par un état-major dépassé au moment même où le communisme triomphe en Chine. L’enlisement et L’humiliation racontent la confrontation de cette mythologie anachronique à la réalité. Le responsable de cette sclérose c’est le général Carpentier : uniquement préoccupé de sa carrière, enfermé dans le palais de Norodom, son esprit est toujours à Paris où il se perd dans un embrouillamini de complots. Sa guerre est politicienne. Il n'est qu'un intriguant de la IVème République portant uniforme. Il a une obsession : son rival le général Alessandri, connaisseur de l’Indochine, mégalomane et secret, qui planifie minutieusement l’attaque du territoire d’Ho Chi Minh, en pleine jungle. Lui seul a compris la vraie nature de l’ennemi, saurait le réduire en usant des méthodes adaptées. Carpentier va choisir le pourrissement pour l’entraver, le discréditer, refusera l’application de ces plans : ce sera le désastre de Cao Bang et l’évacuation honteuse de Langson, ce « Sedan d’Asie »[5]. Pourtant les premiers aggiornamentos du corps expéditionnaire s’effectuent dès cette époque dans de modestes forts en bois perdus dans la jungle où les soldats pratiquent une guerre féodale, lèvent l’ost dans une guerre de coups de main, d’embuscades, de sièges et d’espionnage. Mais leurs efforts n’intéressent pas « ceux d’en haut », encore moins la métropole qui ne sait que faire de l’Indochine.

    L’épisode De Lattre, auquel est consacré le troisième volume L’aventure, sera « la dernière épopée romantique, la plus prodigieuse des temps modernes »[6] . Le général Jean De Lattre de Tassigny n’est pas seulement extraordinaire : c’est le pouvoir charismatique à l’état pur, capable en quelques semaines, d’amener à la victoire un corps expéditionnaire au bord de l’effondrement. Il est, jusqu’à la caricature, l’incarnation de la toute-puissance de la volonté. C’est le grand homme et son théâtre à l’ère du déterminisme économique et de la mystique des masses, un miracle d’anachronisme. De Lattre est un symbole : à lui seul il entretient l’illusion d'une France victorieuse, qui serait enfin à la hauteur des défis du siècle : n’a-t-il pas commandé la campagne Rhin et Danube ? Ne fut-il pas le seul général français présent à la capitulation de l'Allemagne ? Grâce à lui, le corps expéditionnaire aura sa dose de panache; il en sortira exalté mais dupe de lui-même, plus aveugle encore sur la nature profonde de l’adversaire. Bodard distingue les failles du « système du Roi Jean ». De Lattre ignore qu’il affronte un nouveau type d’homme, très proche de l'insecte. C’est toute l’ambiguïté de son succès : il sait galvaniser ses hommes mais, dans le même mouvement, les maintient dans leurs limites. Bodard laisse deviner que, face à Giap, il est déjà un homme d’une autre époque, comme l’était François 1er face à Charles Quint lors du désastre de Pavie. Il a peur de la jungle.  

    Lui aussi en est resté à l’école de Clausewitz. La victoire de Vin Yeh est un malentendu : s’il écrase le Viet Minh, c’est parce que Giap, grisé par son succès de Cao Bang, s’est risqué à l’affrontement à découvert, en plein jour, dans une bataille rangée classique dont rêve l’armée française depuis le début des hostilités. Les victoires suivantes, Mao Khé, Dong Trieu seront laborieuses, sournoises, terroristes, nocturnes. Si De Lattre est du côté de Clausewitz, Giap, lui, applique scrupuleusement Les principes de la guerre révolutionnaire  de Mao. En caricaturant : De Lattre c’est la force, Giap, la ruse ; à travers eux, Achille et Ulysse poursuivent leur impossible dialogue.

    Disciple de Clausewitz, De Lattre sait aussi que la guerre doit toujours être subordonnée à des objectifs politiques ; il souhaite donner au conflit indochinois le même retentissement que la guerre de Corée afin d’obtenir de la métropole et surtout des Américains, les moyens matériels nécessaires à la lutte. De Lattre est également, en bon machiavelien, un grand réaliste. D’emblée, il perçoit l’importance du rôle des journalistes : « A quoi bon remporter des victoires si l’univers les ignore  ?»[7]. Il comprendra également l’enjeu crucial de la vietnamisation du conflit, œuvrera à la création d’une armée patriotique en Cochinchine. Ce sera l’occasion d’un fameux discours : « Soyez des hommes, c’est-à-dire, si vous êtes communistes, rejoignez le Viet Minh, il y a là-bas des individus qui se battent bien pour une cause mauvaise. Mais, si vous être des patriotes, combattez pour votre patrie, car cette guerre est la vôtre. […] D'entreprise plus désintéressée, il n’en avait pas eu pour la France depuis les croisades. »[8] Il n’est pourtant pas un croisé, les croisés - ou plutôt, les scouts - ce seront les américains, qui, dédaigneux du machiavélisme français, débarqueront en Indochine la conscience farcie de moraline. Ils en reviendront traumatisés. Le général français comprend immédiatement l’arrière-plan chinois du conflit mais ne connaît pas la vraie nature du maoïsme qui est « l’inhumanité totale, la puissance absolue, insondable, comme métaphysique, de la volonté, de la haine, de la dissimulation. »[9]  Il ne comprend pas le fanatisme. Il ignore la toute-puissance de l’horreur qui brisera un certain colonel Kurtz, 20 ans plus tard.

    Le principal adversaire du corps expéditionnaire, c’est l’altérité. La France pense selon les schémas stratégiques occidentaux alors qu’il lui faut conduire une guerre asiatique, c’est-à-dire une guerre cérébrale : « Dans ces combats, tout n’est que raffinement, trésors de stratégie intellectuelle, jeu de patience Les Viets déploient une extraordinaire logique de calcul et de prévision… » Selon Bodard : «  La bonté est seulement l'effet d’un raisonnement, la cruauté aussi »[10]. La torture, à condition de rester parfaitement proportionnée participe de la civilisation. Elle est seulement condamnée quand elle est injuste car révélatrice d’un manque d’intelligence. La cruauté en Asie est une science exacte. Elle n'est pas l’expression de la haine car elle ne sépare pas mais au contraire rapproche, elle peut être une forme de dialogues entre guerriers, un « vaste compagnonnage ». Le Viet Minh mène une guerre subversive et applique ce précepte de Mao : l’armée révolutionnaire doit « être dans la population civile comme un poisson dans l’eau ». La foule asiatique est un atout décisif : « Vous me tueriez dix hommes que je vous en tuerai un. Mais même à ce compte-là, vous ne pourriez pas tenir, et c’est moi qui l’emporterai… » [11]. C’est un harcèlement constant. Giap préconise d’ « Éviter l’ennemi quand il est fort, l’attaquer quand il est faible... » et « Quand l’ennemi avance, recule ; quand il recule, suis-le ; quand il est fatigué, attaque-le ; quand il fuit, poursuis-le. » 

    L'honneur et gloire sont absents du calcul, seule compte l'efficacité. Éviter L’autocritique généralisée génère un perfectionnement continu. Même le rapport au temps est autre : « Il importe peu à une armée révolutionnaire qu’une guerre dure dix ans, et il lui importe encore moins de battre en retraite. »[12] Et cette praxis militaire voit ses effets déchainés par la propagande du maoïsme devenu croisade manichéenne et messianique. C’est enfin une guerre du renseignement, de la trahison, dont le sort se joue partout : les arrières boutiques, les villages, les recoins des bidonvilles. C'est le monde des pièges et de l'enlisement. Contre ce monde insaisissable, liquide, De Lattre s'improvise disciple de Vauban et bâtit au pas de charge une longue muraille pour sanctuariser Hanoï. Bodard perçoit cette entreprise comme une tentative d’esquiver l’Asie. En vain. L'ennemi s’infiltre, ronge de l’intérieur la défense française. Les campagnes, plaine des joncs, rizières et forêts assiègent les Villes. Le Viet Minh n’est pas une armée de guérilleros arriérés mais une Sparte asiatique tentaculaire qui se déploie silencieusement dans la jungle et bientôt, la possède toute entière.

     

    « Indochine fatale, Indochine matrice de tout »[13]

    Depuis 1940, l’armée française sait qu’elle n’est plus au diapason du nouvel art de la guerre. L’Indochine fut le lieu où brillèrent les derniers feux de son art militaire avant sa mutation définitive. Le renoncement à la morale de l’allure sera son premier sacrifice ; suivra son consentement tardif à l’horreur du XXème siècle. A la fin de la guerre, la France sera de plein pied dans ce nouveau monde des guerres idéologiques. Longtemps, les Français paraîtront ne rien apprendre - à Cao Bang, ils sont décimés dans une cuvette, scénario qui se reproduira à l'identique trois ans plus tard à Dien Bien Phu – pourtant, ce conflit sera un moment d’innovations tactiques majeures : utilisation systématique des commandos paras, du napalm, organisation de maquis sous l’égide du SDECE, création de places forte ex nihilo sur les arrières de l'ennemi. La stratégie étant « une science de l’autre »[14], une partie de l’armée s’est donc mise à l’école du Viet Minh. A leur insu, ils sont devenus disciples de Wingate dont ils retrouvent les méthodes de la guerre asymétrique mais ajustée ici à la guerre populaire maoïste. 

    C’est l’âge d’or des irréguliers et des minorités actives : le général Salan, appelé « le chinois », amoureux de l’Indochine qu’il connaît depuis 1920, prend en compte les méthodes de Giap. Il édicte le premier précepte de la guerre contre révolutionnaire : « Séparer l’eau (la population) du poisson (les combattants)"[15]. Salan, mais également Chanson, Lacheroy, qui donnera à l’école de guerre une célèbre conférence consacrée à la guerre révolutionnaire. Ce sera également la naissance du mythe « para ». L’Indochine sera perdue et cet abandon laissera amère toute une génération de soldats, remâchant jusqu’à l’écœurement son « plus jamais ça ». La guerre d’Algérie sera le champ d‘application des méthodes contractées auprès du Viet Minh. Ce sera l’heure de Roger Trinquier et de sa « guerre moderne », manuel théorique de lutte contre l’infiltration terroriste des populations civiles; celle du capitaine Paul Alain léger, ancien d’Indochine lui aussi, qui détruira le FLN de l’intérieur; enfin viendra l'heure de Salan et de son embardée catastrophique: le putsch, l’OAS, l’opprobre, puis l’oubli.

    De cette mue souterraine, fruit de l’humiliation et de la souffrance, longtemps la métropole ne saura rien. Elle finassera, minimisera l'enjeu du conflit; elle osera même envoyer Herriot discourir pour les obsèques de De Lattre. Herriot, l'incarnation même de la politicaillerie de la IVème République, hommage dérisoire qui indignera de Gaulle. Rarement armée aura été si ignorée, méprisée voire haïe comme le prouvera l’accueil par les communistes des rescapés de Diên Biên Phu. Quand la métropole comprendra, elle en appellera à De Gaulle, pour, une nouvelle fois, trouver une issue honorable. Il sera trop tard, De Gaulle n’en imposera pas à cette armée qui en avait trop vu ; il n’a pas gagné de bataille, ne connaît pas la nouvelle guerre subversive et pour cause : il n’y était pas. Il serait presque dans la situation d’un émigré retrouvant l’armée après les campagnes napoléoniennes. Ce sera la querelle de famille la plus sinistre de l’histoire de France. De Gaulle, « soldat contrarié »[16] mais vrai politique, tranchera et avec une brutalité qui aujourd’hui encore trouble ses derniers admirateurs. A ses yeux, ces forcenés malgré eux, comme lui fils de la défaite de 1940, appartiennent trop à l'ancien monde. En outre, il ne veut pas d’une armée politisée mais d’un outil au service de la nation. Il y a sans doute une part de méchanceté chez de Gaulle, ce sentimental bafoué, méchanceté née de trop de déceptions. Le Général est fatigué de sauver les apparences, pour ne gagner que l’indifférence d’un peuple frivole et ingrat : « J’ai sauvé la face, mais la France ne suivait pas… […]Qu’ils crèvent ! C’est le fond de mon âme que je vous livre tout est perdu. La France est finie ; j’aurais écrit la dernière page. »[17]

    Chaque époque marginalise ceux dont elle n’a plus besoin. L’erreur du Général fut de croire qu’il pouvait se passer d’eux, qui, pour beaucoup, furent d’anciens compagnons d’armes. Et puis, ils en savaient trop. Alors, à dessein, il les rendit fous, les accula à l’irréparable afin de solder le temps des défaites dont ils étaient, malgré eux, les derniers représentants. Il s'agissait d’avoir les mains libres pour mener sa grande politique guidée par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, lutte anti impérialiste dont la France devait être la figure de proue. Elle resta à l’état d’esquisse faute d'hommes capables de la porter. Le Général finira parmi des banquiers et des petits bourgeois émancipés, ressassant un pathétique espoir de voir renaître, un jour, une « jeunesse française », puis s’égara dans la chienlit. La suite, nous la connaissons pour en vivre les ultimes développements : déclin pépère et festif, consentement enthousiaste au « grand remplacement », attente angoissée de la prochaine guerre civile.

    La guerre d’Indochine fut l’accélérateur de la tragédie française, l'amplification souterraine d'une onde de choc amorcée en juin 1940. Elle fut le moment d’un aveu : la France n’a plus les moyens de la puissance et doit renoncer jusqu’à ses apparences. L’essentiel, pour la première fois, s’est joué ailleurs, très loin, hors du champ de vision d’un peuple français devenue depuis 1940, étranger à sa propre histoire. Une lecture Maistrienne de ce drame est possible : Dieu prenant acte de la fatigue d’être soi des Français a, par l’histoire qui est une punition, réservé ses coups aux derniers vivants d’entre eux. L’acharnement de la Providence n’y fera rien : la guerre d’Indochine restera pour la France le plus beau de ses services inutiles ; et l'origine oubliée de ses plus inactuelles mélancolies. 

     Les idiots (Idiocratie, 2 juin 2024)

     

    Notes :

    [1] Michel CRÉPU, La confusion des lettres, Paris, Grasset, 1999, p.117.

    [2] George STEINER, Errata, Paris, Folio Gallimard, 1999, p.17.

    [3] Lucien Bodard cité par Olivier WEBER, Lucien Bodard, un aventurier dans le siècle, Paris, Plon, 1997.

    [4] Lucien Bodard, France soir, 5 mars 49, cité par Olivier WEBER.

    [5] Lucien BODARD L’enlisement, Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 1963, p. 272.

    [6] Lucien BODARD L’humiliation, Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 1965, p. 600.

    [7] Lucien BODARD, L’aventure, Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 1967, p. 755.             

    [8] J. DALLOZ, La guerre d’Indochine, Paris, éditions du Seuil, p. 192.

    [9] Lucien BODARD, L’humiliation, op.cit., p.411.

    [10] cité par Olivier WEBER.

    [11] Giap cité par Olivier WEBER.

    [12] Giap cité par Olivier WEBER.

    [13] cité par Olivier WEBER.

    [14] Jean Vincent HOLEINDRE, La ruse et la force, Paris, Editions Perrin, 2017, p.390.

    [15] Pierre PELLISSIER, Salan, Quarante années de commandement, Paris, Editions Perrin, 2014, p.382.

    [16] Patrice DE GUENIFFEY, Napoléon et De Gaulle, deux héros français, Paris, Editions Perrin, 2017, p.163.

    [17] Ibid., p. 32.

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  • Nicolas Machiavel, un patriote aux vertus romaines...

    Les éditions de La Nouvelle Librairie viennent de publier dans la collection Longue mémoire de l'Institut Iliade un court essai de Valerio Benedetti intitulé Nicolas Machiavel - Le patriote aux vertus romaines

    Né à Rome en 1986, docteur en histoire, Valerio Benedetti est rédacteur en chef du quotidien il Primato Nazionale dans lequel il dirige notamment la rubrique « Pensées armées » et traite principalement de politique, d’histoire, de philosophie et d’économie.

     

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    " Machiavel est resté dans la mémoire collective comme l’apôtre du cynisme et de l’immoralité. Mais derrière le théoricien politique froid se cache en vérité un autre Machiavel, moins connu, un esprit positif et constructeur. En effet, sous la carapace de sa prudence, de sa circonspection et de sa sagacité, qualités acquises après de longues années de service, le cœur d’un grand patriote italien battait en lui, dont le premier souci était de libérer son pays « des mains des barbares ».

    Valerio Benedetti nous raconte ici le parcours et la pensée méconnue de celui qui aimait sa patrie plus que son âme. Au-delà des images préconçues, ce livre nous dévoile un grand admirateur des valeurs républicaines et le chantre d’une Antiquité païenne vue non seulement comme une origine digne d’exemple à laquelle se référer, mais comme un capital à la fois spirituel et politique concret en mesure de féconder n’importe quel présent. "

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  • Le Réalisme politique...

    Les éditions de la Nouvelle Librairie, associées à l'Institut Iliade, viennent de publier dans leur collection Longue mémoire un court essai d'Antoine Dresse intitulé Le Réalisme politique - Principes et présupposés.

    Né à Liège, en Belgique, Antoine Dresse a suivi des études de philosophie à Bruxelles. Il anime la chaîne de philosophie politique Ego Non sur YouTube et écrit régulièrement dans la revue Éléments. Avec Clotilde Venner, il a publié À la rencontre d’un cœur rebelle - Entretiens sur Dominique Venner (La Nouvelle Librairie, 2023).

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    " Depuis toujours, l’homme souhaite subordonner ce qui est à ce qui devrait être, et c’est pourquoi les moralistes, les clergés, les idéalistes, les technocrates connaissent la tentation de soumettre cet « art des possibles » qu’est la politique à leurs lois. Pourtant, la politique est un éternel champ de déception pour eux, car elle ne correspond jamais à leurs attentes. Ne respectant que ses propres lois, la politique est rétive à se laisser enfermer dans les filets de l’idéal. Or, c’est de la constatation qu’il existe une hétérogénéité des fins entre morale et politique que naît le réalisme politique. Ce dernier ne constitue en rien une doctrine unifiée ni une école de pensée à proprement parler mais plutôt une sorte d’habitus, c’est-à-dire une disposition d’esprit qui vise à éclairer les règles que suit la politique. Partant des intuitions majeures de Machiavel, de Thomas Hobbes et de Carl Schmitt, le but du présent ouvrage n’est donc pas d’imposer dogmatiquement une doctrine politique quelconque mais d’éclairer les présupposés sans lesquels il est impossible de penser le politique et de présenter une approche permettant de discerner les enjeux qui lui sont propres. "

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  • Dominique Venner est plus que jamais notre mythe mobilisateur !...

    Alors que Gérald Darmanin est parvenu à faire interdire, sans aucune base légale, la journée-hommage à Dominique Venner qui devait se tenir dimanche 21 mai 2023, dix ans après la mort de ce dernier, jour pour jour, salle Wagram, à Paris, nous reproduisons ci-dessous le texte qu'aurait dû prononcer François Bousquet à cette occasion et qui a été publié sur le site de la revue Éléments.

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    Dominique Venner est plus que jamais notre mythe mobilisateur

    Dix ans déjà, dix ans jour pour jour, que Dominique Venner a gagné le paradis des « immortels », les Champs-Élysées homériques, à un âge, 78 ans, où même les héros vieillissants de Plutarque se retirent des affaires publiques ou succombent aux faiblesses de l’âge ; pas lui. Il n’a pas baissé les bras, encore moins les armes. Au contraire il les a brandies, d’abord contre lui, mais plus encore pour briser le maléfice de notre « dormition », selon les termes du vocabulaire orphique qu’il chérissait, celui du monde enchanté des fées et des sortilèges qu’il s’agit de rompre pour retisser la trame défaite de notre tradition. À travers son sacrifice, il a voulu dépasser le déclin de l’Europe. Y est-il parvenu ? Assurément pas. Son geste ne nous a malheureusement pas délivrés de ce maléfice. Les uns diront qu’il est déjà trop tard pour cela ; les autres – nous, qui ne cédons au découragement que pour le surmonter – qu’il n’est jamais trop tard. On ne désespère jamais assez de ne pas assez espérer. S’il y a une œuvre qui nous le rappelle avec insistance, c’est celle de Georges Bernanos, qui dit du suicide : ce « noir abîme n’accueille que les prédestinés ». Prédestiné, Dominique Venner l’était ; noir aussi : sang noir, panache noir ; mais il n’y avait chez lui nul abîme. En se donnant la mort, c’est précisément le refus de l’abîme qui proteste en lui. Sa mort est un pari et même un pari pascalien : la mort n’est pas le terme de notre civilisation ; et quand bien même elle le serait, nous ne perdons rien à parier qu’elle ne le serait pas. Mais encore faut-il consolider ce pari par des exemples de tenue et de vertu, des gestes à admirer et à reproduire, des nouvelles vies parallèles à célébrer. Ainsi de celle de Dominique Venner. Sa mort a fait entrer son nom dans la mémoire collective, pas seulement la nôtre, celle de notre adversaire aussi : il est maintenant la propriété de tous, semblable à ces héros qui s’offraient jadis à la ferveur et à l’imitation des cœurs purs, dont il nous revient de dresser l’éloge, en ce jour singulièrement.

    Pourquoi célébrer nos morts ?

    Savez-vous d’ailleurs d’où viennent les éloges et les panégyriques des grands hommes, d’où sortira plus tard la forme biographique ? De l’oraison funèbre : la laudatio funebris des Romains. Ce sont eux – les Romains, et non les Grecs – qui ont inventé en Europe ce genre illustre entre tous. Il remonte aux temps embryonnaires de la République romaine. Les grandes familles en avaient pour chacun de leurs aînés prestigieux. Chacune d’entre elles conservait pieusement ces discours sur leurs défunts. Ainsi survivaient-ils et s’adressaient-ils aux vivants. Les Romains n’avaient pas peur de ce culte des morts, nous non plus. Pourquoi ? Parce que ce culte a des vertus à la fois généalogiques et civiques ; il est célébration de la durée, du « dur désir de durer », dont parle le poète, du dur désir de persévérer dans notre être, dans notre lignée de Français et d’Européens ; et nul plus que Dominique Venner ne nous y a exhortés. La persévérance dans son être, c’est le « conatus » des philosophes, en particulier Spinoza : l’effort continu, toujours recommencé, pour être et perdurer – le cœur même de notre combat.

    Quel est l’antonyme de la laudatio funebris ? La damnatio memoriae (la « damnation de la mémoire ») ou l’abolitio nominis (la « suppression du nom »), autrement dit la « cancel culture » des Romains. Or, c’est cette damnatio memoriae qui nous menace aujourd’hui directement. La « cancel culture » est en train d’effacer notre nom de Français et d’Européens, de les « cancelliser », de les enfermer dans une malédiction – le maléfice – dont nous devons les délivrer. Tel est le sens de ce 21 mai. Brandir le nom de Dominique Venner comme une oriflamme. C’est notre mythe mobilisateur – à nous Français, à nous Européens –, puisque la figure de Dominique Venner est devenue « mythique », comme l’a entraperçu Alain de Benoist, vieux compagnon, dans son introduction au premier volume des « Carnets » posthumes de Dominique Venner.

    Le geste et la geste

    Dix ans déjà qu’il s’est donné la mort : geste fondateur, geste d’éveilleur, geste d’éclaireur. Mieux qu’un geste d’ailleurs : la geste, au sens des chansons de geste qui célébraient les exploits des preux contre les Sarazins, exploits qui remontaient au temps de Charles Martel et de Charlemagne. Depuis dix ans, c’est cette geste héroïque qui nous meut. Depuis dix ans, c’est la détonation de sa mort qui n’en finit pas de résonner en nous, comme si, à travers elle, la corne de chasse d’Artémis et de saint Hubert battait le rappel des troupes. Comme si à travers elle, l’olifant de Roland, depuis le défilé de Roncevaux, retentissait jusqu’à nous, pareil à un appel venu du tréfonds des âges qui ferait écho à la clameur de Léonidas aux Thermopyles, vieille de 2 500 ans, dans un autre défilé : « Passant, va dire à Sparte/ Que tu nous as trouvés, gisants/ Conformément à ses lois. » Déjà, l’Europe, l’Europe avant l’Europe, ne consentait pas à sa disparition.

    Gisant, Dominique Venner l’est, gisant mais vivant, tant sa mort fut un acte politique, métapolitique, spirituel, symbolique – total. Il l’a conçue comme un chef-d’œuvre, dans la perfection quasi liturgique de la règle des trois unités du théâtre classique : l’unité d’action, qui est l’unité de péril, celle de l’horizon menaçant de notre disparition en tant que peuple et civilisation ; l’unité de temps, ici dans un fascinant télescopage temporel ; l’unité de lieu, la cathédrale Notre-Dame de Paris, cœur battant de la France, chrétienne, mais aussi préchrétienne. Cette règle des trois unités, c’est ici l’unité même de notre civilisation.

    Dix ans déjà et tout fait toujours autant signe pour nous dans cette mort, parfois même comme un jeu de piste dont Dominique Venner aurait laissé la résolution à notre piété. Ceux d’entre vous qui connaissent bien Alain de Benoist savent combien il est attaché aux éphémérides. Eh bien, Alain de Benoist a remarqué que Dominique Venner s’est donné la mort un 21 mai, jour anniversaire de la naissance d’Albrecht Dürer, le 21 mai 1471. Premier signe. Second signe : c’est en 1513 que Dürer a gravé son fameux « Le Chevalier, la Mort et le Diable », soit 500 ans avant la mort de Dominique Venner, en 2013. Troisième signe : Dominique Venner a publié le 23 avril 2013, un mois avant sa mort, un texte magnifique et prémonitoire : « Salut à toi, rebelle Chevalier ! » Impossible de ne pas vous en lire un passage : « La Mort, elle, le Chevalier la connaît. Il sait bien qu’elle est au bout du chemin. Et alors ? Que peut-elle sur lui, malgré son sablier brandit pour rappeler l’écoulement inexorable de la vie ? Éternisé par l’estampe, le Chevalier vivra à tout jamais dans notre imaginaire au-delà du temps. » Quatrième signe : la couverture de son livre-testament, qui reproduit la célèbre gravure de Dürer ; et c’est ainsi qu’on imagine volontiers Dominique Venner se diriger vers la mort, avec un léger sourire en coin, comme le Chevalier en bronze de Dürer, indifférent au diable grimaçant, déterminé et impassible.

    L’audace paradoxale et provocante de cette mort

    Dix ans déjà que nous célébrons cette date. Néanmoins, ce n’est plus seulement un anniversaire, ni non plus un jour de deuil, mais un augure favorable [n’en déplaise à Gérard Darmanin, notre ministre de la Dissolution et de l’Interdiction], selon les vœux mêmes du mort, aube d’un nouveau cycle, aube d’une nouvelle aube. Car l’heure des inventaires et des bilans n’est pas venue, tant la route qui nous attend sera encore longue. Plutôt que de célébrer un nom, fût-il pour nous parmi les plus grands, il faut faire vibrer en nous la terrible leçon qu’il nous a livrée ce 21 mai 2013. Telle est l’audace paradoxale et provocante de cette mort. Il y a en elle quelque chose d’impérieux qui nous somme d’être encore plus agissants, encore plus exigeants. Émane d’elle une énergie décuplée, une force de propagation contagieuse, comme un invincible pouvoir de radiation. Elle doit être pour nous semblable à un mythe mobilisateur et à un mot de passe qui s’adressent aux Européens de sang. Dominique Venner a trempé le sien pour raffermir et retremper le nôtre. En mourant, il a allumé une flamme en chacun de nous, il nous a transmis le flambeau, il a déposé une étincelle qui doit mettre le feu à la plaine. Il ne nous laisse pas seulement un héritage, mais une promesse et un destin.

    Maurice Barrès parle dans Les Déracinés de la vertu sociale d’un cadavre à propos des funérailles de Victor Hugo. Dominique Venner n’est certes pas un cadavre au sens que Barrès donne à ce mot, mais il nous faut cependant interroger les vertus sociales et politiques de sa mort. C’est cela que nous devons questionner. Lui-même nous a invités à le faire, à donner à son geste et à sa geste une interprétation divinatoire, à fouiller dans ses entrailles, avec l’espoir de mettre à nu son âme – et la nôtre par-là même.

    L’agonie de l’agonie

    Alors, quel est pour nous le sens irrésistible de sa mort ? D’abord, c’est une mort volontaire ; et dans mort volontaire, le mot le plus important est volontaire. C’est un acte de la volonté libre – la résolution d’une âme déterminée à mourir, qui a fait le choix de s’immoler elle-même sur la table des sacrifices. Ramené à son expression la plus élémentaire, un sacrifice fait intervenir deux acteurs, l’officiant, préposé au sacrifice, et la victime sacrificielle. Mais ici les deux acteurs n’en font qu’un : le sacrifié est aussi le sacrificateur. C’est-à-dire que Dominique Venner tue et qu’il est tué. Il se tue pour ne pas mourir, plus précisément encore : il se tue physiquement pour ne pas mourir spirituellement. Dit autrement, il se tue pour que nous lui survivions ; et si nous lui survivons, c’est qu’il n’est pas mort, qu’il vit dans nos cœurs comme une puissance vitale.

    Miracle de la coïncidence des opposés, Dominique Venner est à la fois en amont et en aval, avant nous et après nous. Il est mort et il n’a jamais été aussi vivant. Pour tout dire et le redire, sa mort n’est pas un suicide. Elle en est même l’exact contraire. Elle est symboliquement, métaphoriquement, prophétiquement, performativement, suicide du suicide de l’Europe, elle est mort de la mort, elle est agonie de l’agonie, elle est négation de la négation. Aussi paradoxal que cela soit, elle est affirmation et réaffirmation du pouvoir souverain de la vie. C’est la dialectique à l’œuvre en ce jour fatidique. Dominique Venner se sacrifie pour que les siens ne soient pas sacrifiés. C’est ce qu’il a consigné dans Un samouraï d’Occident quand il évoque la « valeur sacrificielle et fondatrice » de sa mort –sacrificielle et fondatrice. Elle n’est donc pas seulement conjuration et exhortation, elle est plus encore précognition. C’est du moins ainsi qu’elle se présente à nous. Nous sommes au cœur de ce phénomène que Hans Blumenberg, un des grands noms de la philosophie allemande au XXe siècle, appelle une « préfiguration ». Une « préfiguration » consiste à s’approprier une action passée glorieuse pour en faire un symbole agissant dans le présent et le futur. Comme réappropriation, elle confère de la légitimité à nos actions. De fait, la vie et la mort de Dominique Venner sont placées sous le signe de ces « préfigurations », c’est-à-dire qu’elles figurent à l’avance notre destin.

    De Machiavel à Dominique Venner

    Machiavel rêvait d’un événement qui, tous les dix ans, frappe de sidération les peuples et retrempe leur vertu. Parfois, il suffit d’un geste, de l’exemple d’un seul, parce qu’au-delà de ces dix ans, prévient-il, « les hommes changent d’habitudes et commencent à s’élever au-dessus des lois. S’il n’arrive pas un événement qui réveille la crainte du châtiment et qui rétablisse dans tous les cœurs l’épouvante qu’inspirait la loi, les coupables se multiplient au point qu’on ne peut désormais les punir sans danger. » Prescience de Machiavel : c’est très exactement ce qui nous arrive : aujourd’hui, « les coupables se multiplient au point qu’on ne peut désormais les punir sans danger ». La mort de Dominique Venner doit être pour nous cet exemple. Machiavel parle de « rénovation ». Faute de rénovation, les corps sociaux – la société donc – dépérissent, dit-il. Or, ils ne se rénovent qu’en revenant à leur « principe vital ».

    C’est la réponse de Machiavel, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, à la question du « Que faire ? », qui n’a pas seulement hanté Lénine et les révolutionnaires russes, mais aussi Dominique Venner. Que faire pour endiguer notre déclin programmé – en un mot, l’inexorable processus de décadence (Patrick Buisson, Michel Onfray, Julien Freund), cette fatalité inscrite dans le politique, mais réversible chez Machiavel ? Que faire ? Restaurer notre principe vital ! Machiavel le martèle dans ses « Discours ». Il est littéralement obsédé par cette question, ni plus ni moins que Dominique Venner : comment prévenir ou guérir la corruption des institutions, des mœurs et des cœurs ? Machiavel en appelle à des moyens qu’il qualifie lui-même d’« extraordinaires » ou d’« étranges » – ce qu’est la mort de Dominique Venner à Notre-Dame de Paris –, mais il ne dit jamais explicitement lesquels sans au préalable en désamorcer la brutalité. Je cite encore ses « Discours » : il faut « faire renaître dans l’âme des citoyens cette terreur et cette épouvante qu’ils avaient inspirées pour [s’]emparer du [pouvoir] ». Comment ? En frappant les esprits de stupeur, seule façon de les sortir de leur torpeur. Sans ce type d’actions, ajoute Machiavel, les hommes s’enhardissent et se croient au-dessus des lois et des mœurs.

    Ce faisant, Machiavel met à nu le grand non-dit du politique, sa violence constitutive, accoucheuse de l’histoire selon Marx. Il y revient toujours. Notre hypersensibilité à la violence nous l’a fait oublier. Machiavel aurait vu dans cette hypersensibilité un signe de déchéance, sachant que cette déchéance était pour lui la grande loi de l’évolution – ou de l’involution – des régimes politiques. Alors, comment retarder, inverser, renverser cette inexorable dégénérescence du politique, ce carrousel crépusculaire ? En revenant en permanence à l’origine, au principe premier. C’est là un effort sisyphéen qui nous est demandé par Machiavel et, je le crois, par Dominique Venner : toujours recommencer, toujours revenir (c’est le plus dur dans une vie d’homme).

    Un Sisyphe nietzschéen

    Loin de moi l’envie de faire de Dominique Venner un disciple d’Albert Camus – l’Algérie les a d’emblée séparés. C’est du reste plus du côté de Renaud Camus que d’Albert qu’il faudrait chercher les traces d’un camusisme de Dominique Venner. Cela étant dit, la question que soulève Le Mythe de Sisyphe de Camus est celle qui nous occupe aujourd’hui : le suicide. « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » Dominique Venner en livre une interprétation en tous points opposée à celle de Camus. Rien d’absurde chez lui. Au contraire même. Ce qui se joue, c’est le déroulement implacable du destin – et il est librement consenti. Il y aurait néanmoins une comparaison à faire entre L’Homme révolté, qui est la réponse de Camus à son « Sisyphe », et Le Cœur rebelle, quand bien même Dominique Venner n’allait certainement pas imaginer un Sisyphe heureux, mais un Sisyphe nietzschéen, pourquoi pas ?

    Alors comment revenir à ce principe vital ? Par un sacrifice, répond Dominique Venner. C’est à l’aune du sacrifice que se mesure l’homme. Le sacrifice est la mesure de l’homme. Car il ne faut pas se méprendre sur le sens de son geste, ni sur la cible qu’il visait : c’est nous qu’il a ajustés ce jour-là, c’est nous qu’il a tenu en joue, nous qu’il a visés, nous qu’il a sommé d’agir. Si sa mort n’a pas de vertus agissantes, c’est que nous sommes morts. Si elle n’a pas de propriétés et de vertus mobilisatrices, c’est qu’elle n’est pas mort de la mort.

    Ce à quoi nous devons œuvrer, c’est à rendre cette mort encore plus éloquente, encore plus exemplaire, encore plus évocatrice, encore plus mobilisatrice. Voilà notre mission. Convenez cependant que Dominique Venner nous a facilité la tâche : il y a peu de vies aussi héroïques et sacrificielles que celle-là, une vie à la Plutarque. Cherchez bien, il n’y a pour ainsi dire plus de vie telle que la sienne parmi nos contemporains. À charge pour nous de lui conférer les vertus spécifiques et les propriétés agissantes du mythe, comme l’a soufflé Alain de Benoist.

    À quoi servent les mythes politiques ?

    C’est évidemment le mythe dans sa dimension politique qui nous intéresse ici. On pourra débattre indéfiniment sur la nature des mythes politiques comme des religions séculières. Sont-ce encore des mythes et des religions ? Faisons le pari du oui. Un mythe politique ne se décrète pas. En revanche, il nous appartient de l’identifier et de l’instrumentaliser. Les seuls régimes à y avoir recouru au XXe siècle sont les systèmes totalitaires : le mythe de la race et du sang d’un côté, le mythe du messianisme prolétarien de l’autre. Ils occupent toute la place au XXe siècle, quand bien même il en reste une pour un mythe qui leur est antérieur et qui fut le nôtre plus de deux millénaires durant : celui de la terre et des morts.

    Si nous voulons vraiment comprendre ce qu’est un mythe politique, autant se tourner vers Thomas Mann et vers son Docteur Faustus dont la rédaction remonte à la Seconde Guerre mondiale. À l’âge des masses, y est-il écrit dans une perspective critique, « les mythes populaires, ou plutôt, adaptés aux foules, [deviennent] désormais les véhicules des mouvements politiques : les fictions, les chimères, les fables. Elles n’[ont] pas besoin d’avoir le moindre rapport avec la vérité, la raison, la science, pour être créatrices, conditionner la vie et l’histoire, et ainsi s’avérer réalités dynamiques. » Thomas Mann dit encore du mythe politique que c’est une « foi formant la communauté ».

    Il y a un autre homme qui a réfléchi au mythe politique dans des termes voisins, mais positifs. Thomas Mann l’avait d’ailleurs lu attentivement : c’est Georges Sorel, l’auteur des Réflexions sur la violence. Le mythe sorélien est un mythe mobilisateur. Il repose sur un usage volontaire, volontariste, quasiment auto-réalisateur d’une trame historique. Il a une valeur motrice. C’est un principe actif, une « réalité dynamique » (Thomas Mann recopie ici Sorel). Il fournit une « image » de bataille, une image-force inflammable. Il suffit d’y mettre le feu. L’adhésion au mythe nous place « au-dessus du découragement », poursuit Sorel. C’est le levier de l’action. Sa force agissante est contagieuse. Il dessine un paysage mental propice à l’action collective. En tant que tel, c’est une construction qui transforme ce qu’elle touche en énergie cinétique, en mouvement. Il a un effet multiplicateur, mobilisateur, accélérateur. C’est un multiplicateur de puissance. Bref, c’est tout ce que le nom de Dominique Venner doit être pour nous. Étonnants d’ailleurs, les points communs entre les deux hommes. Même idéal ascétique, même culte des Anciens, mêmes valeurs morales, même éthique guerrière, même héroïsme.

    La dialectique du pessimisme et de l’optimisme

    Le mythe, c’est la révélation tautologique de ce que nous sommes, de notre destin. Il n’explique pas, il est l’explication. Il ne se démontre pas, il se contente d’être là. Toute la difficulté d’analyse provient de là. Il se confond avec ce qu’il énonce. Expliquer le mythe, c’est concéder qu’on en a perdu le sens. Ce faisant, on s’interdit tout recours au mythe. Ce n’est plus qu’une langue morte, un objet archéologique livré à la curiosité des chercheurs, qu’il appartient à des époques révolues, qu’il a fait son temps. Je ne le crois pas. La religion peut disparaître (ce qui reste à prouver), pas le religieux. Le mythe peut disparaître (ce qui reste à prouver), pas le mythique.

    Le mythe a la propriété de se réactiver, de se réactualiser en permanence. La preuve : nous sommes là. La question qui reste en suspens : sommes-nous avant ou après la bataille décisive ? Jean Raspail pensait que la bataille avait déjà eu lieu, que nous l’avions perdue. Dominique Venner, lui, pensait que la grande bataille de notre temps est devant nous. Quel que soit le génie de Raspail par ailleurs, il faut refuser de toutes nos forces la perspective qu’il nous présente en guise de punition. Il ne faut pas céder au dé-couragement, faute de braves. À nous de les susciter par notre enthousiasme, par notre détermination, par notre exemplarité. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », disait en substance Antonio Gramsci, une devise qu’il tenait de Romain Rolland, lequel l’avait empruntée à Nietzsche.

    L’histoire est ouverte

    Jamais les choix n’ont été si clairs, les dangers si menaçants, les réponses aussi urgentes. L’Europe fait face au plus grand défi de son histoire, comme dit Renaud Camus, celui de sa survie en tant qu’unité de civilisation. Dans la tempête qui vient, Dominique Venner est un phare, une vigie, une sentinelle. Son geste nous place en face de nos responsabilités d’Européens. Ou nous renaissons, ou nous sombrons dans les eaux du Léthé. Quels engagements sommes-nous disposés à prendre ? Quels efforts à accomplir ? Quelle part de nous-mêmes à offrir ? Quels chantiers de fondation ou de refondation à enclencher ? Voilà ce que nous dit la mort de Dominique Venner. Elle nous oblige et nous lie pareil à un serment.

    Qu’avons-nous fait en dix ans ? Beaucoup ! Que reste-t-il à faire ? Tout ! Prendre des initiatives au lieu d’endurer celle de nos adversaires. Lancer des mots d’ordre au lieu de les subir. Ouvrir des fronts au lieu de combler des brèches. Oui, tout reste encore à faire.

    Dominique Venner en appelait à un sursaut spirituel, culturel, poétique de l’Europe, pénétré qu’il était du sentiment de la vie, une vie marquée par le refus du désespoir, des fatalités et des écoles du déclin. Il se gardait, sur sa gauche, du providentialisme hégélien et de sa fin de l’histoire, et, sur sa droite, du déclinisme inéluctable d’Oswald Spengler et de Paul Valéry. Tout n’est pas fini, tout peut recommencer, nul déclin n’est irréversible, toute décadence est provisoire. C’est l’action de la volonté des hommes qui commande l’histoire, nul fatalisme. L’histoire est toujours ouverte, la messe n’est jamais complètement dite, les dés jamais complètement jetés. Tout bien pesé, il n’y a pas de loi de la décrépitude, l’imprévu est la règle. Ce que nous ne voulons pas voir, en hommes prisonniers de l’instant, le nez collé sur les événements. Aucun recul. Là où il faudrait être aigle, nous sommes taupe. Or, et on en conviendra facilement, la myopie n’est pas la meilleure façon d’aborder l’histoire. « L’histoire n’évolue pas comme le cours d’un fleuve, professait-il, mais comme le mouvement invisible d’une marée scandée de ressacs. Nous voyons les ressacs, pas la marée. » Guettons la marée ! Hâtons-en la venue ! Faisons en sorte que l’imprévu dans l’histoire, ce soit nous qui en allumions la mèche ! Alors Dominique Venner ne sera pas mort en vain.

    François Bousquet (Site de la revue Éléments, 21 mai 2023)

     

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  • Machiavel, toujours…

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à l'élévation des enjeux de la guerre russo-ukrainienne...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Machiavel, toujours…

    Au moment où des édiles français proposent de changer le nom d’un lycée nommé Soljenitsyne parce qu’il est russe — savent-ils seulement quel dissident a été Soljenitsyne ? — au moment où la propagande se déchaîne jusqu’à désigner coupables ceux qui cherchent seulement à comprendre les raisons de l’invasion russe de l’Ukraine — essayer de comprendre, c’est déjà être complice ! — encore et encore, revenons-en à Machiavel. Chercher « la verita effettiva de la cosa », voilà la seule ligne que tout élu, tout stratège plus encore, devrait adopter. Et si nous essayions de regarder ce qui est, au lieu de nous remplir de bonne conscience en proclamant ce qui devrait être ?

    Un enjeu qui va au-delà des populations russophones

    La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine n’a plus pour enjeu la sécurité des populations russophones du Donbass et d’ailleurs, ni le respect de leurs droits, tels qu’ils étaient prévus dans les accords de Minsk. Nous en sommes loin. Ce que le pouvoir russe s’obstine à nommer « opération » est devenu une guerre à signification mondiale, qui échappe largement à la Russie elle-même. Tel qu’il se dessine avec une précision croissante, l’enjeu est la fin de la domination anglo-américaine sur le monde. Cette domination s’exerce aujourd’hui à travers le monopole du dollar dans les transactions internationales, à travers le monopole des marchés de la City de Londres, de Wall Street et du Nasdaq aux États-Unis, plus encore d’une financiarisation insoutenable de l’économie mondiale, et par une instrumentalisation constante des prétendues « institutions internationales » par la tribu anglo-américaine, l’Union européenne n’y échappant pas.

    Cette domination se justifie par une prétention arrogante à détenir le « Bien » et à faire le Bien du monde sans lui, voire contre la volonté exprimée des peuples. Cette domination explique le : « deux poids, deux mesures » qui, par exemple, dispense de toutes sanctions et de tout embargo les puissances coupables des agressions sans mandat des Nations-Unies contre la Libye (le mandat se limitait à la protection de Benghazi), contre l’Irak ou les complices des terroristes islamistes, par exemple en Afghanistan (la CIA contractant avec Ben Laden à Peshawar) ou en Syrie (l’invention britannique des « Casques Blancs »), et paralyse toute enquête sur la responsabilité américaine dans les pandémies échappées des laboratoires sous son contrôle, dans vingt-cinq pays, en Ukraine comme en Chine, en Bulgarie comme en Géorgie ou au Kazakhstan — et à Wuhan.

    Sujet majeur ; des Nations représentant 3 milliards d’habitants exigent du Conseil de Sécurité de l’ONU une enquête indépendante, qu’une administration américaine en panique refuse, mais que le sénateur Rand Paul appelle, incarnant ce peu qui demeure de liberté en Amérique. Et elle explique un fait constaté, de Dakar à Delhi et de Téhéran à Pékin ; 8 milliards d’êtres humains qui sont autant de citoyens d’une Nation, d’héritiers de cultures et de civilisations toutes différentes, liés par leur identité collective et par cette liberté qui s’appelle souveraineté, ne seront pas conduits par cinq ou six cents millions de protestants arrogants et désormais, ignorants. Ajoutons notre lecture à l’emploi à deux reprises des missiles hypersoniques par la Russie ; la cause est entendue, et la sentence est sans appel. Les militaires ont entendu le message. Les mercenaires aussi, qui quittent l’Ukraine quand ils le peuvent.

    L’économie compte

    Le dirigeant historique de la Malaisie, Mohammad Mahathir, l’avait déclaré ; « l’Occident a tout pour être heureux, pourquoi veulent-ils vivre au-dessus de leurs moyens ? » Déclaration modérée, venant du dirigeant d’un pays un temps ruiné par l’attaque organisée par Georges Soros et ses complices contre le ringgit, la monnaie malaise. Saturé par la propagande à quoi se réduit la prétendue « économie » libérale, les Occidentaux ne mesurent pas à quel point l’aisance qu’ils croient devoir à leur travail, leurs entreprises et au génie de leurs dirigeants doit une part décisive au monopole du dollar. À de très rares exceptions près, le prix de toutes les matières premières qui comptent est libellé en dollar, et les marchés à terme de Chicago font les cours des céréales comme celui de Londres manipule les prix de l’or. À de très rares exceptions près, toute grande entreprise poursuivant une croissance mondiale cherche à lever des capitaux sur les marchés américains, à se faire coter sur ces marchés, et utilise les services de banques, d’auditeurs et de consultants américains — sans se rendre compte qu’elle tombe sous le coup des lois américaines.

    Faut-il l’écrire au passé ? Il faut l’écrire au passé. En faisant disparaître quelques semaines Jack Ma, le milliardaire fondateur d’Alibaba au moment de l’introduction en Bourse de sa filiale, Ant, le gouvernement chinois a fait savoir que l’argent ne gouvernait pas la politique de la RPC. En négociant avec la Russie un contrat d’approvisionnement d’énergie à bon compte, en rouble contre roupie, l’Inde envoie un signal que renforce la décision des Émirats arabes unis de vendre du pétrole en yuan, hors dollar — au moment même où le nouveau maître des destinées de l’Arabie Saoudite refuse de prendre Joe Biden au téléphone. Le fait est que le dollar est en train de perdre sa fonction de référence sur les marchés de l’énergie.

    La conclusion pourrait être : avec le monopole des transactions sur les matières premières, le dollar perd sa centralité dans le système monétaire mondial. Elle s’exprime autrement ; depuis le coup d’État monétaire de Nixon, le 15 août 1971, rendant le dollar non convertible en or, depuis une série d’escroqueries américaines, la moins commentée et la plus décisive étant sans doute la substitution de la comptabilité à valeur de marché (« market value ») à la comptabilité à valeur historique au début des années 2000, les États-Unis et, dans une moindre mesure, leurs alliés européens, bénéficient d’un niveau de vie surévalué de quelques 30 %. Qu’ils en profitent tant qu’il est temps !  

    La finance compte

    Qu’il s’agisse de l’allocation mondiale des capitaux ou des systèmes de paiement internationaux, Britanniques et Américains se sont approprié l’essentiel de services financiers qui conditionnent les échanges mondiaux et contribuent à faire du dollar la monnaie d’échange et de réserve mondiale. Cette situation a pu se créer et perdurer à la faveur de trois éléments.

    D’abord, la prétention à l’impartialité ; du WTO au FMI et aux marchés boursiers, le marché, rien que le marché, ses forces anonymes et ses mécanismes universels assurent seuls les échanges et les valorisations. Ensuite, l’absence de concurrence ; pourquoi créer à grands frais ce qui fonctionne déjà ? Enfin, l’acceptation passive d’une forme de supériorité anglo-américaine en matière de finance et de commerce ; eux, ils savent ! Voilà ce qui s’achève, pour autant de raisons décisives. Le mythe de la compétence américaine n’a pas survécu au naufrage de 2008 et d’une faillite bancaire américaine exportée au reste du monde.

    La confiscation des avoirs de la banque centrale russe, après le vol des réserves de la banque centrale d’Iran (et d’immeubles détenus à Manhattan) ou d’Afghanistan, met fin à l’illusion d’impartialité du marché ; la conditionnalité, qui devient le mot d’ordre d’un pouvoir américain désireux d’en finir avec la montée en puissance de la Chine, n’a rien à voir avec le marché, tout avec la politique — et légitime du coup les dispositions analogues prises par d’autres pays, sur d’autres continents. La suspension de grandes banques russes du système Swift réalise ce que de nombreux pays envisageaient comme possibilité extrême ; celle d’une instrumentalisation politique du système de paiement international basé au Luxembourg — et provoque la mise en place de solutions alternatives, comme la Chine en propose déjà.

    Enfin, et surtout, l’extension mondiale des relations financières sous l’égide des fonds d’investissement et des banques anglo-américaines impose des rendements financiers supérieurs à 15 %, incompatibles avec l’industrialisation des pays en croissance, incompatible avec le maintien d’entreprises artisanales, familiales, indépendantes, incompatibles tout autant avec la présence de banques de proximité, finançant l’activité locale par crédit à long terme à faible taux (6 à 7 %), et plus encore, avec l’autonomie stratégique des Nations et la résilience de l’environnement. Bref ; la mobilité internationale des capitaux et des services détermine des abus de droit qui entravent sans cesse davantage la liberté des Nations, prétend leur interdire d’adopter le système économique qui leur convient (par exemple, le financement public des entreprises stratégiques). Voilà pourquoi la globalisation conduit à la guerre, puisqu’elle appelle une uniformisation des règles incompatible avec la liberté des peuples. Voilà pourquoi tout ce qui permet l’application des lois américaines, des principes juridiques, comptables et commerciaux américains suscite non seulement un rejet, mais des alternatives qui auront bientôt marginalisé une puissance qui se prenait pour le monde, et qui devient une Nation provinciale, intolérante et décomposée, dont le monde se dispenserait volontiers.

    La politique compte

    Il est du plus haut intérêt de constater combien de « journalistes » concluent des événements récents à l’isolement de la Russie. Les faits sont pourtant là, établis par les votes à l’ONU lors de la résolution condamnant la Russie, établis aussi par les déclarations des dirigeants. La moitié des pays de l’Union africaine se sont abstenus, son Président, le Président du Sénégal, Macky Sall, s’abstenant lui-même, ce qui illustre le naufrage de la France en Afrique. Si la Chine s’est opposée, l’Inde s’est abstenue, comme la Turquie elle-même, membre de l’OTAN. En Asie, quelques-unes des puissances montantes, comme le Vietnam peu suspect d’allégeance à la Chine, s’est également abstenu.

    Et le Mexique, comme l’Argentine, comme le Brésil, ont fait savoir leur opposition aux sanctions. Le calcul est vite fait ; ce sont des pays représentant plus des deux tiers de la population mondiale qui ont voté contre la condamnation de la Russie, ou se sont abstenus. Et ce sont des dizaines de pays qui entendent bien continuer à commercer avec la Russie, et le font savoir. Et c’est l’Inde qui examine son retrait du « Quad », cette officine des intérêts anglo-américains dans le Pacifique. Et ce sont des dirigeants de partout, en Afrique comme en Asie et en Amérique latine, qui interrogent ; si le Tribunal Pénal International existe, comment se fait-il que les Donald Rumsfeld, Tony Blair, Colin Powell, Madeleine Allbright, Victoria Nuland, parmi d’autres, n’aient jamais été traduits devant le procureur ?

    Sans doute ne savent-ils pas que les États-Unis n’ont jamais reconnu le Tribunal Pénal International, ni les conventions internationales sur le droit de la guerre. Mais que sait encore une Union européenne qui, pour avoir célébré la chute du Mur de Berlin et faute d’assurer elle-même sa défense, n’a pas su faire tomber le Mur de l’Ouest, a chéri une occupation américaine qui la dispensait de tout effort stratégique, comme l’a justement dénoncé Donald Trump ? Victoire rapide ou enlisement des forces russes changeront peu de chose à un renversement du monde en cours, et que l’Asie attend avec gourmandise, laissant aux Russes leur incertaine aventure militaire — elle a le temps d’en finir avec le péril blanc. Abandonnant toute notion d’autonomie stratégique, courant piteusement se réfugier à l’abri théorique de l’OTAN, l’Union européenne pourrait bien se retrouver entraînée dans la chute de l’empire américain, trop soumise, trop muette, et trop assoupie dans un confort usurpé, pour pouvoir aider son allié à reprendre pied dans un monde qu’il ne comprend plus.

    La seule véritable urgence stratégique pour l’Europe est de regarder la réalité en face. Nous ne sommes plus les maîtres du monde.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 20 mars 2022)

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  • Considérations politiques sur le coup d'état...

    Les éditions Pocket viennent de rééditer l'essai de Gabriel Naudé intitulé Considérations politiques sur les coups d'état. Bibliothécaire, lettré, Gabriel Naudé (1600-1653) a été un familier des cercles du pouvoir romain puis parisien, et a notamment été secrétaire du cardinal Mazarin, dont il a constitué la bibliothèque. Il peut être considéré comme un continuateur français de Machiavel.

     

    Naudé_Considérations politiques sur les coups d'état.jpg

    " Publié en cachette au début du XVIIe siècle et imprimé à douze exemplaire seulement, ce livre propose une réflexion extrêmement originale sur le coup d'État entendu comme cette action politique d’exception qui transgresse les lois et les règles pour sauver l'État. Gabriel Naudé (1600-1653), qui fut notamment secrétaire de Mazarin, déploie ici une réflexion stimulante sur cette action décisive, extrême et violente, par laquelle le prince tranche tout en posant les limites de son pouvoir. Ce texte manifeste est annoté et magnifiquement préfacé par Louis Marin qui en montre l’immense portée historique, politique et philosophique."

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