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  • L'oeuvre de l'écrivain Roald Dahl passée au tamis du politiquement correct...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Hubert Heckmann  au Figaro Vox à propos de la suppression par l'éditeur anglais Puffin de tous les passages jugés «offensants» des livres pour enfants de l'écrivain Roald Dahl.

    Agrégé et maître de conférences en littérature médiévale à l'université de Rouen, Hubert Heckmann est membre fondateur de l'Observatoire du décolonialisme.

     

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    «En réécrivant les œuvres de Roald Dahl, on insulte l'intelligence des enfants»

    LE FIGARO. - Selon le Daily Telegraph , la réédition par Puffin, puissant éditeur britannique de livres pour enfants, des œuvres de Roald Dahl, en a éliminé tous les passages jugés «offensants». Le texte littéraire peut-il se réduire à un discours qui provoque l'adhésion, et qu'il faudrait donc évaluer d'un point de vue moral ?

    Hubert HECKMANN. - La question n'est pas nouvelle, surtout au sujet des œuvres adressées aux enfants : Rousseau s'insurgeait déjà dans Émile ou de l'éducation contre l'habitude de faire apprendre aux enfants les fables de la Fontaine : les animaux y incarnent le plus souvent des vices, déplorait le philosophe. La fourmi refuse l'aumône à la cigale, le loup exerce sur l'agneau la loi du plus fort, le renard obtient le fromage en flattant le corbeau… La pureté morale de l'enfant est-elle corrompue par ces fables qui reflètent cyniquement les injustices et les vices de la société ? Ou bien faut-il prendre le risque d'exposer l'enfant à la cruauté des fictions qui lui feront voir plus juste en lui-même et l'aideront à mieux comprendre le monde tel qu'il est, et non tel que ses éducateurs rêveraient qu'il soit ?

    Le Telegraph a recensé les coupes qui ont été opérées dans les romans pour enfants de Roald Dahl, et publie une impressionnante liste de passages réécrits. Tandis que l'éditeur mentionne une simple «révision du langage» pour l'adapter au lectorat contemporain, la comparaison de l'édition de 2022 avec celle de 2001 révèle un véritable massacre à la tronçonneuse : des centaines de modifications ont été apportées, qui ne touchent pas seulement à l'expression mais au sens même des histoires. L'inventaire de ces mutilations est un excellent baromètre du conformisme ambiant qui aurait à la fois désolé et réjoui Flaubert : l'auteur du Dictionnaire des idées reçues a travaillé à une Histoire de l'art officiel dans laquelle, à côté d'une liste de classiques expurgés, aurait figuré le texte de Madame Bovary faisant apparaître une par une chacune des coupes et corrections exigées par son premier éditeur. Flaubert voulait ainsi archiver la bêtise du censeur, garder une trace indélébile de cet autre livre que la censure a fabriqué en défaisant son roman.

    Se livrer, dans cet esprit, au jeu des différences avec les deux versions de l'œuvre de Roald Dahl, c'est à la fois prospecter l'extension du domaine de nos susceptibilités et redécouvrir certaines caractéristiques du style de Dahl, parfois particulièrement abrasif, mais aussi éprouver la différence fondamentale entre le plaisir que procure une bonne histoire et l'ennui que sécrète le conformisme de la bonne morale. Dans Fantastique Maître Renard, «c'était une sorte de nain ventru» devient «il était ventru». Dans Les deux gredins, «Oh, la ferme, vieille sorcière !» devient «Oh, la ferme, vieux corbeau !». L'imaginaire est placé sous la surveillance du politiquement correct : les rêves et les terreurs de l'enfance ne doivent plus vexer personne.

    Dahl savait composer des histoires qui plaisent aux enfants. «Je me fous de ce qu'en pensent les adultes», avait-il coutume de dire. Quand on voit le charcutage opéré dans la nouvelle édition, on se dit que puisque ce sont les adultes qui achètent les livres aux enfants, c'est donc des enfants que se fout l'éditeur. Peu importe que l'histoire leur plaise, il faut qu'elle rassure les clients, c'est-à-dire les parents, en n'offrant aucune prise aux polémiques artificielles des réseaux sociaux. On vendra donc un Roald Dahl de bon goût, sans outrance ni violence. Sur la boîte d'une poudre que Georges Bouillon mettait dans son chaudron, on pouvait lire dans la version originale : «Poudre qui fait exploser les chiens». On lira désormais, dans la version expurgée : «Poudre qui fait sauter les chiens comme des puces». Demandez donc à des enfants quelle version ils préfèrent ! Il est tellement plus plaisant d'imaginer le chien exploser... et c'est bien ce plaisir de l'enfant qui risque d'inquiéter et de déranger les plus sérieux des parents, soucieux du message qui est communiqué à leur enfant : incitation à la haine spéciste et à la cruauté envers les animaux ? Apologie du terrorisme caniphobe ? Les histoires inoffensives sont ennuyeuses, mais elles n'offensent personne.

    Le style de Dahl est fondé sur des métaphores exagérées et des adjectifs grotesques et colorés. En s'attaquant aux mots jugés «offensants», ne s'attaque-t-on pas aussi à l'auteur ?

    En effet, Dahl est cruel avec ses personnages, aussi bien dans son langage que dans les situations qu'il imagine. Cette cruauté relève du domaine de la fiction, et c'est céder à la confusion que de la prendre pour une méchanceté visant des individus ou des groupes, qu'il faudrait protéger dans la réalité en rectifiant le texte. L'un des ressorts de la «cancel culture» que j'analyse dans Cancel ! est l'incapacité ou le refus de distinguer le réel de la fiction.

    Les romans pour enfants de Dahl sont considérés comme dangereux parce qu'ils prennent les enfants au sérieux : ils abordent la question du mal et de la perversion, par exemple lorsqu'ils mettent en scène des personnages comme les sorcières qui font du mal aux enfants au nom de ce qu'elles estiment être le «Bien». La violence est filtrée par l'humour de Dahl, qui permet aux enfants de se délecter de descriptions qui les choquent ou les repoussent par ailleurs, et d'évacuer ainsi leur tension par le rire. Les romans de Dahl permettent aux enfants de se confronter au problème ou au mystère du mal : c'est ce qui leur est aujourd'hui reproché.

    Certes, en réécrivant son œuvre, on s'attaque à l'auteur, mais ce n'est pas ce que je trouve ici le plus grave. Le plus consternant, c'est la manière dont cette réécriture s'attaque aux enfants, et insulte leur intelligence. En gommant toute trace de négativité dans les histoires qu'on leur fait lire, on présente aux enfants l'image d'un monde aseptisé, faux, dénué du moindre intérêt. Les héros de Roald Dahl sont des enfants, révoltés contre la bêtise, qui échappent, notamment par la lecture, à leur sort et à la médiocrité. C'est cette révolte qui est condamnée par les sorcières dans la fiction et par les censeurs dans les maisons d'édition, dans les deux cas sous des apparences faussement bienveillantes…

    Dans Sacrées sorcières, Matilda ou encore James et la grosse pêche, les figures d'autorité se révèlent hypocrites : les enfants protagonistes de ces œuvres ne sont pas menacés par des monstres mais par des adultes dont la haine des enfants est déguisée sous le masque de la bienveillance. Dans Sacrées sorcières, le jeune narrateur est d'abord rassuré d'avoir rencontré des «dames splendides» et des «gens merveilleusement gentils», mais la façade s'effrite rapidement : «À bas les enfants !», entend-il chanter par les sorcières.

    Il est extraordinairement ironique de constater que la réécriture qui abolit la négativité, en recouvrant les descriptions de la cruauté et de la bêtise humaines d'un masque bienveillant, s'inscrit dans la continuité de l'hypocrisie des sorcières elles-mêmes, comme s'il fallait éviter que la façade des belles apparences ne s'effrite. Ce faisant, la réécriture s'attaque directement à la liberté que ces petits héros gagnent grâce à la littérature. De Matilda, Dahl écrit : «Les livres la transportaient dans des univers inconnus et lui faisaient rencontrer des personnages hors du commun qui menaient des vies exaltantes. Ainsi navigua-t-elle sur d'antiques voiliers avec Joseph Conrad, explora-t-elle l'Afrique avec Ernest Hemingway et l'Inde avec Rudyard Kipling.» La version expurgée ne permet plus à Matilda d'emprunter ce qu'elle veut à la bibliothèque, ni de livrer les clés de son imaginaire au premier inconnu, fût-il un romancier de génie. L'imaginaire de Matilda devra désormais respecter la parité et délaisser les auteurs associés au colonialisme : «Elle a visité des propriétés du XIXe siècle avec Jane Austen. Elle est allée en Afrique avec Ernest Hemingway et en Californie avec John Steinbeck.» La surveillance des lectures des jeunes filles n'aura été négligée que durant une brève parenthèse, pendant la seconde moitié du XXe siècle : un nouveau conformisme vient prendre le relais de l'ordre moral bourgeois. Parions qu'il est voué au même échec, à condition de susciter les mêmes révoltes. Des révoltes dignes de Matilda !

    Des termes jugés «offensants» à une époque ne le sont pas à une autre. En réécrivant les livres, en fait-on un produit destiné à s'inscrire uniquement sur le temps court ?

    Cette accélération du temps, accompagnée d'une obsolescence programmée des produits culturels, est déterminée par des enjeux commerciaux : Netflix a acquis en 2021 la compagnie qui gère les droits de Roald Dahl. Tandis que Matilda découvrait et conquérait la liberté par la lecture, l'industrie culturelle souhaite transformer les romans de Dahl en un «univers» décliné en produits dérivés. Le lecteur de Charlie et la chocolaterie se rappellera comment Dahl dénonce au vitriol la débilitation des enfants par cette industrie culturelle, incarnée à l'époque par la télévision. Il n'y a pas de pire trahison de l'œuvre de Roald Dahl que la gestion actuelle de ses droits, et la réécriture des romans s'inscrit dans l'offensive idéologique de grande ampleur menée par des firmes comme Disney ou Netflix.

    La réécriture des romans de Dahl a été confiée au collectif Inclusive Minds, l'une des nombreuses officines qui se donnent pour mission d'exercer la tyrannie des minorités. On voit apparaître en français l'expression «lecteurs sensibles», pour traduire l'anglais «sensitivity readers» : il s'agit en fait de censeurs identitaires, que Salman Rushdie vient de dénoncer au sujet de l'affaire qui nous occupe comme une «police des sensibilités». L'industrie culturelle s'appuie sur la police des sensibilités pour acheter la paix auprès des entrepreneurs identitaires. Il s'agit donc d'une censure préventive fondée sur la peur de perdre de l'argent. La réécriture a pour but de neutraliser par avance toute polémique possible, ce qui tourne vite à l'absurde : les couleurs sont effacées quand il s'agit de personnes (James n'est plus «blanc de peur» dans James et la grosse pêche), mais aussi quand il s'agit d'objets : les tracteurs de Fantastique Maître Renard ne sont plus noirs…

    Dahl a été critiqué de son vivant et a même déjà été contraint de réécrire lui-même certains passages de ses romans pour enfants. En 1973, sous la pression de la National Association for the Advancement of Colored People, Dahl a partiellement réécrit Charlie et la chocolaterie. Les Oompa Loompas étaient dans la version de 1964 «une tribu de Pygmées minuscules», que Willy Wonka avait «fait venir d'Afrique» pour travailler dans son usine sans autre rémunération que des fèves de cacao. Sans reconnaître de racisme dans la version originale, Dahl a accepté de faire des Oompa Loompas des créatures issus du «Loompaland» à la «peau blanche rosée».

    On connaît aujourd'hui les préjugés racistes, notamment antisémites, de Roald Dahl. Faut-il donc craindre que son œuvre soit contaminée, ou toxique ? On ne le saura qu'en examinant le texte qu'il a écrit, et de ce point de vue aussi la réécriture est une absurdité, puisqu'elle ne fait que camoufler les vices que certains prêtent à l'œuvre.

    Non seulement la réécriture s'inscrit dans un temps très court, puisqu'il faudra à chaque réédition opérer une mise à jour idéologique ou une mise en conformité avec les dernières normes du conformisme moral, mais elle fait échapper l'œuvre à l'Histoire : les romans de Dahl n'appartiennent plus à leur époque, datée par ses préjugés, mais elle est revue et corrigée à l'aune de nos propres préjugés. Réécrire les œuvres du passé au lieu de les analyser et de les critiquer, cela revient à réécrire l'Histoire en fonction de nos désirs. Ce n'est plus une démarche critique, mais la fuite en avant dans la production d'un délire qui s'oppose au réel, à la façon des mensonges totalitaires.

    Par ailleurs, cette réécriture ne montre-t-elle pas aussi une ignorance et un mépris absolus du processus d'écriture ? Un livre est-il la somme de n'importe quels mots ?

    Ce qui me frappe dans la version réécrite de l'œuvre de Dahl, c'est son caractère impersonnel. Le collectif Inclusive Minds qui a expurgé les textes indique sur son site qu'il travaille à «une représentation plus authentique» et à une «meilleure inclusion» dans les livres pour enfants. Dans le projet du collectif, les personnages de fiction sont censés représenter les lecteurs et leurs différentes identités, en leur ressemblant. Il faut donc gommer tout ce qui pourrait empêcher dans cette optique l'enfant d'aujourd'hui de s'identifier au personnage, et effacer en particulier la différence sexuelle. Ainsi les «père et mère» deviennent «les parents», les «garçons et filles» deviennent «les enfants», etc. Considérons le passage de La Potion magique de Georges Bouillon où la grand-mère de Georges lui demande de manger des chenilles : «Les chenilles rendent intelligent, dit la vieille femme. — Maman lave soigneusement les feuilles de chou, répliqua Georges. — Maman est aussi idiote que toi, affirma Grandma. Le chou n'a aucun goût sans quelques chenilles bouillies, ni sans limaces.» La version réécrite en 2022 remplace évidemment les phrases où il est question de «Maman» par «Papa et Maman». «Papa et Maman lavent les feuilles de chou», dit Georges. «Papa et Maman sont aussi idiots que toi», déclare Grandma. Ce que l'on gagne en inclusion, puisque Papa et Maman se partagent les tâches ménagères aussi bien que les insultes de leur mère et belle-mère, on le perd en acuité psychologique.

    La sorcière est contrainte par la censure à entretenir exactement la même relation avec sa fille et son gendre, alors qu'elle détestait chacun d'une manière spécifique. L'histoire perd tout son sel si les relations deviennent interchangeables. Le domaine spécifique de la littérature de fiction, c'est le particulier et non le général. Un roman peut atteindre l'universel à travers la description d'une situation singulière, mais s'il vise le général il rate sa cible à coup sûr. Roald Dahl a minutieusement choisi les mots qui décrivent le mieux les situations spécifiques qu'il a imaginées, avec son humour cruel. Ces modifications n'aideront personne à mieux s'identifier aux personnages (il n'y a jamais eu besoin de ressembler aux héros à qui l'on s'identifie), mais elles sonnent si creux qu'elles font la preuve par l'absurde que les personnages ne servent pas à représenter les lecteurs. Le lecteur, qu'il soit enfant ou adulte, préférera toujours un personnage différent de lui mais spécifique, singulier, plutôt qu'une abstraction conceptuelle censée représenter de façon plus inclusive des identités plus ouvertes.

    On peut aussi établir un rapprochement avec la récente version de ChatGPT : au jeu du conformisme, de la pauvreté syntaxique et du vocabulaire univoque, l'intelligence artificielle risque, à terme, de nous battre. La liberté de ton n'est-elle pas aussi un rempart face à l'IA ?

    Là où ChatGPT fabrique du même, en recyclant des discours préalablement digérés, l'œuvre littéraire confronte à l'autre. Cette altérité peut bousculer, mais le vrai respect de l'enfant n'est pas d'éviter de le heurter, c'est de respecter la singularité de son intelligence. Au lieu de l'enfermer dans le conformisme, il faut lui donner à lire les livres qui lui permettront de sortir de lui-même pour qu'il s'ouvre à de nouvelles perspectives, qu'il découvre des formes culturelles et artistiques complexes et ambiguës ne servant aucune cause et ne se réduisant à aucun message, mais qui lui permettront d'enrichir ses moyens d'appréhender le monde.

    L'œuvre de Roald Dahl répond magnifiquement par anticipation à l'entreprise de nivellement linguistique et de censure idéologique dont elle est victime, et en cela elle confirme son statut d'œuvre littéraire. Les Oompa Loompas de Charlie et la chocolaterie nous adressent un message plein de nostalgie mais aussi d'espoir :

    «Que faisiez-vous, étant petits
    Pour vous vitaminer l'esprit ?
    C'est oublié ? Faut-il le dire
    Tout haut ? LES… ENFANTS… SAVAIENT… LIRE !»

    Hubert Heckmann (Figaro Vox, 22 février 2023)

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  • Les Anneaux de pouvoir : il faut sauver la Terre du Milieu !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Marc Obregon cueilli sur le site de L'Incorrect et consacré à la série intitulée Les anneaux de pouvoir, "inspirée" par l’œuvre de Tolkien et diffusée par Amazon. Les craintes exprimées par David Engels dans un entretien voilà quelques mois étaient pleinement justifiées...

     

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    Les Anneaux de pouvoir : il faut sauver la Terre du Milieu

    On n’en rêvait pas, Jeff Bezos l’a fait : la Terre du Milieu version Amazon sera donc parcourue de rastas, d’hobbitesses girl power et de naines noires avec l’accent de Brooklyn. Ce contre quoi Peter Jackson s’était courageusement battu tout au long de la production du Seigneur des Anneaux. Non-content d’être les témoins impuissants de cette mise à sac de l’héritage tolkienien, il faudrait encore l’applaudir. C’est du moins ce que pense Olivier Lamm dans une tribune délirante publiée sur le site de Libération. Nous ne lui ferons pas ce plaisir.

    On peut tout de même rappeler une chose à Libération : les récits légendaires et mythologiques sont, par définition, enracinés dans une terre et dépendants d’un socle ethnique. La mythologie créée par Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux est certes un formidable syncrétisme mais elle puise essentiellement dans des récits folkloriques du nord de l’Europe : le monde germanique et le monde scandinave, pour ne pas les citer. Aujourd’hui, l’idéologie woke et l’occidentalisme impérialiste américain voudraient à tout prix nous faire oublier une chose, ce qui explique sans doute leur hystérie hybridiste récente : un peuple et ses mythes sont le fruit d’une très longue et très patiente décoction dans les athanors de l’histoire et d’une terre.

    La Terre du Milieu est précisément le fantasme romantique (et à ce titre la fantasy est un genre anglo-saxon et dix-neuvièmiste par essence) de ce substrat ethnico-légendaire nord-européen. Car la fantasy n’est pas, comme le dit Olivier Lamm, « née au XXè siècle dans la presse pulp et dans l’édition pour enfants ». En réalité, elle est apparue dès le milieu du XIXè siècle dans le sillage de la poésie romantique et de la réhabilitation du patrimoine culturel préchrétien. Vouloir y importer tout un fatras interracial post-moderne et donc non seulement contre-productif mais tout à fait artificiel. Cela ne répond – est-il besoin de le démontrer – qu’à une logique commerciale typique des grands studios hollywoodiens, pressés de s’amender de leurs « fautes » passées et de prendre le grand virage inclusiviste plus vite que les autres. En nous faisant croire au passage qu’ils ont changé – alors qu’ils sont les mêmes, en pire.

    Rings of Power, la nouvelle série d’Amazon consacrée au pillage sans vergogne des appendices du Seigneur des Anneaux est d’ailleurs ridicule à plus d’un titre : à chaque fois qu’un figurant noir apparaît (ou mieux : un premier rôle), on sent le cadre qui se resserre, comme pour disqualifier d’avance tous les doutes et toutes les moqueries possibles. Outre qu’il est ridicule et vain de s’abaisser à une telle logique mercantile de quotas, ces acteurs « racisés » posent plusieurs problèmes réels.

    La cohérence d’une œuvre ? On s’en fout

    D’abord, celui de la cohérence d’un monde voulu extrêmement vraisemblable par Tolkien : pourquoi y aurait-il des noirs dans le nord montagnard des Terres du milieu, ou dans les plaines au climat très continental du Rohan ? On peut rappeler à Libération une vérité physiologique : la couleur de peau noire est obtenue par la mélanine qui est causée elle-même par une forte exposition au soleil. Peu de chances que les nains de la Moria ou que les elfes de la Lothlorien soient dotés d’une telle pigmentation étant donné leur milieu naturel. La vraisemblance et la rigueur avec laquelle Tolkien a édifié son œuvre sont donc piétinées.

    Et n’y voyez aucun racisme : par exemple, je ne connais pas un seul fan de fantasy qui ira se plaindre de voir des acteurs noirs dans une adaptation de Donjons et Dragons. Cette franchise est précisément faite pour ça, pour adapter les clichés de la fantasy aux standards de la pop culture. Il en est de même pour la Sword and sorcery, popularisée par Robert E. Howard et qui se situe dans une Pangée imaginaire, pendant « l’âge hyborien », et où toutes les civilisations sont donc mitoyennes. Aucun souci donc, même pour le fan de fantasy le plus sourcilleux, si les adaptations de Conan incluent des origines ethniques de toutes sortes. C’est précisément l’intention de l’auteur. Mais Tolkien, non. N’en déplaise aux ayatollahs de l’inclusivisme, les seuls noirs décrits par Tolkien dans le Seigneur des Anneaux sont les « suderons » : ils vivent – en toute logique – dans le sud des Terres du Milieu et ils sont en conséquence totalement assujettis au Grand Œil. C’est comme ça. Ce n’est pas du racisme, c’est la vraisemblance d’une œuvre. Tolkien, c’est une œuvre élaborée pendant toute une vie, ce n’est pas un « lore » griffonné vite fait sur une nappe de restaurant. Et une telle œuvre ne se saborde pas pour des raisons idéologiques.

    La question du mythe

    Enfin, et de façon sûrement plus intéressante, ce grossier ravaudage racialiste pose un problème plus profond qui est celui de la nature même du mythe. Qu’est-ce qu’un mythe ? Un mythe est le récit collectif né de l’observation des changements dans un milieu donné, qu’il soit cosmique ou « sublunaire ». Le mythe change donc radicalement en fonction de ce milieu : on ne développera pas les mêmes mythes sur les versants du Kilimandjaro que dans la bise glacée d’un fjord norvégien. On pourrait même dire que si les monothéismes se sont développés dans des milieux désertiques, c’est parce que précisément les représentations métaphysiques du monde y étaient influencées par un décor minimaliste, réduit à une simple ligne d’horizon et à ces cieux tout-puissants – mais c’est une autre histoire.

    Un mythe est enraciné dans une terre – et c’est ce que les Américains, peuple de colons, peuple hybride par excellence, ont du mal à comprendre – sans doute en premier lieu parce qu’ils ont génocidé le peuple autochtone – seul détenteur des mythes originels de cette partie du globe. Lorsque Libération se désole que les méchants fans de fantasy racistes vouent une « obsession de fidélité au foklore », nous lui répondons que cette fidélité nous prémunit précisément d’un imaginaire lissé, cosmopolite, sans saveur, où tout est mis à égalité, sur l’autel du mercantilisme éhonté des grands studios et des plateformes de streaming. Le mythe, c’est le sang des peuples.

    La « panique immorale de l’Occident » dénoncée par Libération ne vient donc pas des défenseurs de son intégrité mais bien de ses contempteurs à deux vitesses. De ceux qui ont hâte d’enterrer les vraies luttes – notamment de classe – sous le strass des revendications d’arrière-garde. D’ailleurs, même les « minorités visibles » commencent à dire leur ras-le-bol face à leur sur-représentation complètement hors-sujet dans la fiction. Un noir, n’en déplaise aux showrunners de Netflix et consorts, n’a pas forcément envie de se voir représenté dans une fiction d’inspiration nordique. Tout comme, si un jour un producteur africain s’empare de mythes locaux pour bâtir une série populaire, je ne prendrais strictement aucun plaisir à y voir figurer des babtous.

    Vers une fantasy queer et multiraciale ?

    De toute façon, le vrai débat n’est pas là, puisque ce que nous impose l’idéologie woke n’est pas la fraternité, la complicité entre les peuples, mais bien un égalitarisme forcené qui voudrait tout placer au même niveau. L’exemple le plus probant, c’est la représentation de la femme dans Rings of Power : ainsi, on se contentera de faire de Galadriel un garçon manqué ultra-antipathique, une vraie pimbêche qui ne pense qu’à guerroyer – en bref qu’à être l’égale des hommes… Tolkien, dans son infinie clairvoyance, avait bien compris que le pouvoir des femmes était bien plus large que ces petites aspirations martiales. D’ailleurs toutes les femmes qu’il décrit sont surpuissantes – y compris Galadriel dont le renoncement à l’Anneau unique constitue sans doute une des scènes-clés du livre – mal comprises.

    Olivier Lamm a donc encore tout faux lorsqu’il évoque notre habitude à voir « des femmes passives qui n’attendent que d’être sauvées ou embrassées. ». Car, ultime horreur, les fans de fantasy que nous sommes n’apprécieraient pas non plus de voir autre chose que des mœurs « hétéro-normés ». On y vient donc. Si l’on suit jusqu’au bout le programme d’ingénierie sociale du néo-impérialisme américain, nos futurs blockbusters pour enfants incluront bientôt des héroïnes trans et des héros queer. C’est tellement important d’initier nos enfants aux valeurs saines de la vaginoplastie. Et Olivier Lamm, pour conclure, de dire qu’il a hâte de voir à l’écran une adaptation de la Dark Trilogy, un roman de « fantasy jamaïcaine queer ». Grand bien lui fasse. Perso, lorsque j’ai envie de rêver, je suis plus team Tinúviel que team RuPaul. Chacun ses goûts.

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