Étrangers dans leur propre et étrange pays
Chaque jour qui passe, les Occidentaux sont confrontés à de nouvelles preuves que leur monde est un monde de discorde et de déconnexion constantes. Des concepts étranges ont envahi leurs terres comme des mauvaises herbes envahissantes, menaçant de rendre leur mode de vie superflu dans le meilleur des cas, de le détruire dans le pire des cas. Les enseignements philosophiques de penseurs européens disparus depuis longtemps sont peut-être leur dernier espoir.
A la recherche d'un peu de lecture pour passer un week-end torrentiel, je suis tombé par hasard sur un livre de mon humble collection intitulé “Conversations avec Isaiah Berlin”. Depuis que, comme d’autres, je réfléchis au sort de la civilisation occidentale qui traverse une période tumultueuse de bouleversements sociaux et politiques, quelques mots d’une page que j'avais ouverte au hasard m’ont presque fait tomber de mon fauteuil.
« La solitude ne veut pas dire que vous vivez loin des autres. Cela veut dire que les gens ne comprennent pas ce que vous dites. »
Eureka ! Le dilemme du multiculturalisme forcé était ainsi résumé en deux phrases.
Berlin citait un ami, originaire des Balkans, qui s'était réfugié au Royaume-Uni une quarantaine d'années auparavant. Bien que l’émigré parlât un anglais parfait, c’était insuffisant pour l’assimiler pleinement à sa nouvelle culture. Il y avait tout simplement trop d’autres facteurs de séparation qui l’empêchaient d'être compris au niveau le plus fondamental par ses hôtes gracieux. Ce n’était pas sa faute, ni celle de ses hôtes ; c’était “comme ça”.
La citation décrit succinctement le dilemme auquel est confronté l'homme occidental, car on s'attend à ce qu'il absorbe, – sans qu’il ait son mot à dire dans cette affaire, – des millions de personnes venant de pays lointains aux origines très distinctes et différentes. Bien qu'il soit devenu politiquement très incorrect de soulever la question, des personnes ayant des religions, des cultures, des manières et des langues radicalement différentes peuvent-elles trouver un véritable sentiment d’“appartenance” parmi ceux qui pourraient être considérés comme des “étrangers de sang” ?
La conversation dans le livre évolua vers le philosophe allemand Johann Gottfried Herder (1704-1803), qui aurait anticipé d’autres pensées, dont celles de Fichte, de Hegel, de Otto von Bismarck, et bien d'autres. Alors, qu'est-ce qu’un homme qui a vécu il y a plus de 200 ans pourrait enseigner aux hommes modernes en ces temps turbulents ? Beaucoup de choses, semble-t-il.
Herder a été l'un des premiers penseurs à reconnaître que l'appartenance à une communauté ou à une tribu est un besoin humain fondamental, tout aussi vital que l’alimentation, la boisson et le logement. Et il s’avère que l’appartenance à part entière à la tribu a ses devoirs et ses privilèges.
Comme l'explique Berlin, « Pour [Herder] “appartenir” signifie que les gens comprennent ce que vous dites sans que vous ayez à vous lancer dans des explications, que vos gestes, vos paroles, tout ce qui entre dans la communication est saisi sans médiation nécessaire par les membres de votre société. »
Ayant vécu à Moscou pendant de nombreuses années, j'ai rapidement reconnu ce “don” chez le peuple russe. La société est tellement homogénéisée par de nombreux facteurs, dont la littérature, l'histoire, les coutumes et les traditions, que de parfaits étrangers dans cette société sont capables d'engager librement la conversation entre eux comme s'ils étaient amis d’enfance. Et d'une certaine façon, ils le sont. Le dialogue est rempli de références à la littérature nationale, à l'histoire et à quelques anecdotes salées qui ne nécessitent aucune explication (ou excuses). En même temps, les expressions, les maniérismes et les habitudes idiomatiques font partie intégrante de l’“expérience russe”. On n’a jamais entendu parler en Russie de l’effet paralysant du politiquement correct ; les Russes se moquent d'eux-mêmes, – et des autres, – sans le moindre préjugé. Ce degré élevé de compréhension et de cohésion entre des personnes d'origine similaire, – qu'elles soient citoyennes de Russie, de Chine, d'Israël ou du Mexique, – permet le bon fonctionnement d'une société où la communication entre les personnes se fait naturellement et facilement.
S'il était vivant aujourd'hui, Herder aurait certainement des jugements sévères pour des pays comme le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Suède et la France sur leur philosophie de “société ouverte”, popularisée d'abord par Karl Popper et mise en œuvre par le financier George Soros. Sa critique n’aurait rien à voir avec le nationalisme ou quelque sorte de xénophobie (en fait, Herder condamnait les nationalistes de toutes couleurs) mais parce que cette conception de “société ouverte” détruit l’“électricité collective” essentielle à la survie d'une nation. Berlin a utilisé l'exemple d'un natif d'un Portugais essayant de vivre comme un Allemand.
« La façon dont les Portugais mangent, boivent, marchent, parlent... et leurs lois, leur religion, leur langue, tout ce que nous identifions comme “typiquement portugais”, se réfèrent à un certain modèle, une “Portugaisuité” qui ne correspond pas au comportement allemand correspondant. Il se peut que la conception portugaise du droit ou de l'histoire et la conception allemande de ces choses se ressemblent, mais elles appartiennent à des modes de vie fondamentalement différents. »
Essayez d'imaginer Berlin et Herder exprimer des pensées similaires en ces jours de conformisme politique devenu fou. Pourtant, ce qu'ils disent n’a rien de plus radical que le bon sens le plus élémentaire, facilement retrouvé par tous ceux qui ont fait le tour du continent, peu importe le nombre de voyages effectués. Si les Européens vivant à quelques centaines de kilomètres les uns des autres ont du mal à respecter les coutumes et les traditions, sans parler de la langue, de leurs voisins les plus proches, comment pouvons-nous raisonnablement nous attendre à un afflux massif de migrants (illégaux) d'Amérique du Sud et du Moyen-Orient aux États-Unis et dans l’UE sans problèmes sérieux ? La réponse est simplement que nous ne le pouvons pas. Le tourisme est une chose, l'immigration clandestine massive en est une autre.
Il faut souligner que ce dont Herder et Berlin discutaient n'était pas du “racisme” au sens de la xénophobie, qui n'existe vraiment qu’à l'intérieur des esprits les plus arriérés et les plus primitifs. En fait, dans la majorité des centres cosmopolites (où le multiculturalisme est un phénomène naturel, non forcé et en constante évolution), c’est un phénomène marginal. A Moscou, par exemple, des dizaines de milliers d’étrangers visitent la capitale russe chaque jour sans incident. Pendant la Coupe du Monde de la FIFA 2018, des millions de supporteurs du monde entier ont pris d'assaut la Russie, qui a organisé avec succès 64 matches dans onze villes russes.
Peu d'étrangers ont vraiment peur les uns des autres, sauf en temps de guerre ; la plupart des gens sont ouverts d’esprit et saisissent avec empressement l’occasion de rencontrer des gens de cultures éloignées et diverses. Ce dont les gens ont vraiment peur, cependant, c'est d'être contraints d'accepter, – littéralement du jour au lendemain et sans aucun choix démocratique en la matière, – une invasion d'illégaux qui ne partagent aucune de leurs propres valeurs, coutumes et traditions. Il n'est pas xénophobe de l'admettre, même si ceux qui ont leurs propres arrière-pensées pour faire avancer un programme aussi désastreux crieront au racisme dans tous les médias.
Ce que les philosophes d’antan comprenaient, c’est que les cultures autochtones se flétriront rapidement et succomberont lorsque les gens deviendront des étrangers les uns pour les autres. Dans une grande partie du monde occidental, on considère aujourd'hui que le fait même de reconnaître les différences entre les personnes, et même entre les sexes, équivaut au racisme. Pour survivre à ce tumulte de la folie actuelle, les peuples du monde occidental doivent consulter leurs philosophes d’antan, – Johann Gottfried Herder pour commencer, – qui n'étaient ni racistes ni nationalistes, mais simplement ouverts d'esprit quant à ce que signifie une véritable communauté et ce qu’elle peut contenir et supporter.
Robert Bridge (De Defensa, 29 juillet 2019)