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Métapo infos - Page 83

  • Relations Europe / Etats-Unis : de l’alignement stratégique au « découplage » économique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré au jeu de dupes des relations Europe/États-Unis qui allie vassallisation politique et affaiblissement économique. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire et membre fondateur de Geopragma.

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    Relations Europe / Etats-Unis : de l’alignement stratégique au « découplage » économique

    Sur le dossier ukrainien, l’Union Européenne (UE), après quelques velléités de discours nuancé, a vite endossé les raisonnements et la stratégie des Américains ; au Moyen-Orient, après quelques ratages matamores d’Ursula von der Leyen, l’Europe s’est vite retirée du jeu, laissant les Etats-Unis seuls à essayer de calmer les ardeurs guerrières des uns et des autres ; en Afrique, après le départ des troupes françaises, l’Europe n’a plus guère d’influence et s’en remet aux Etats-Unis pour tenter de réduire les tensions internes et contrecarrer les immixtions russes ou chinoises. L’énumération pourrait continuer, et montre que, sur le plan géopolitique, l’UE, tout en revendiquant haut et fort son « autonomie stratégique », s’est totalement alignée sur les Etats-Unis, leader incontesté du « camp occidental ». Ce n’est bien sûr pas nouveau, voilà longtemps que l’Europe confie sa sécurité à une OTAN contrôlée par les Etats-Unis et accepte que ces derniers, grâce à l’extraterritorialité de leur droit, dressent la liste des pays avec lesquels elle-même a ou n’a pas le droit de commercer.

    Dans le domaine économique le contraste est au contraire flagrant entre des Etats-Unis qui connaissent une belle prospérité et une Europe qui essaie difficilement d’éviter une récession. Alors que le PIB des premiers a cru de 2,5 % en 2023, celui de la zone euro a stagné (1) et l’écart continuera à s’accroître en 2024 puisqu’on prévoit des augmentations de, respectivement, 2,1 % et 0,8 %. Le chômage a été ramené à 3,5 % aux USA mais à 6,5 % dans la zone euro (7,5 % en France). L’inflation, aujourd’hui, à peu près identique dans les deux zones, est montée aux USA à 6 % mais à près de 9 % en Europe. Au total, le PIB aura augmenté, depuis 2013, de 17 % dans la zone euro mais de 54 %, soit plus du triple, aux USA ; en conséquence le PIB des USA, qui excédait alors celui de la zone euro de 32 %, le dépasse aujourd’hui de 74 % : l’écart a plus que doublé (2).

    Bien sûr les causes de cette divergence, de ce « découplage » (3), sont multiples. Depuis 2002 la productivité par tête a cru de 43 % aux USA mais de seulement 10 % dans la zone euro. Les Américains, attirés par l’innovation et les ruptures technologiques, acceptent de prendre des risques et trouvent aisément les financements pour leurs projets novateurs ; les Européens, au contraire, font preuve d’un conformisme technologique, financier et social peu propice aux initiatives susceptibles de générer des gains de productivité. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les investissements dans les nouvelles technologies, les dépenses pour la recherche & le développement et le nombre de brevets déposés soient bien supérieurs aux USA qu’en UE, que les magnificient seven (4) américaines n’aient pas d’équivalentes en Europe ou que l’IA générative et le new space aient prospérés plus vite de l’autre côté de l’Atlantique.

    Mais les décisions prises par l’Europe après le déclenchement du conflit en Ukraine expliquent aussi ce « découplage ». En obligeant les entreprises européennes à se retirer de Russie, où elles étaient bien plus nombreuses que les américaines, et en leur interdisant, par des « paquets » successifs de sanctions dont l’efficacité reste à démontrer, de commercer avec ce pays, l’UE leur a imposé des charges considérables dont le financement aurait pu être consacré à des investissements d’avenir et à la transition climatique. Les entreprises européennes ont dû, pour leur approvisionnement en gaz, remplacer la Russie par les Etats-Unis auxquels elles ont multiplié par trois leurs achats, faisant d’eux le premier exportateur mondial de GNL (5) ; elles ont de surcroît dû accepter que ce gaz leur soit vendu à des prix nettement supérieurs à ceux du marché intérieur américain, et de ce fait ont dû affronter la concurrence de leurs homologues en payant leur énergie trois fois plus cher. Compte tenu de l’absurde politique énergétique menée précédemment par l’UE sur la pression de l’Allemagne, reposant sur un mix gaz/ENR (6) excluant le nucléaire, ce bouleversement du mode d’approvisionnement en énergie a contribué fortement à aviver les tensions inflationnistes et dégrader la croissance en Europe. Par ailleurs, les Etats européens ont engagé une politique de réarmement mais la plupart d’entre eux ont préféré acheter du matériel américain plutôt qu’européen (et particulièrement français). Au total, les décisions prises par l’UE et ses membres ont pesé négativement sur les entreprises européennes et positivement sur les entreprises américaines.

    Les différences entre les politiques climatiques menées des deux côtés de l’Atlantique sont également frappantes. Alors que les USA cherchent à favoriser les technologies nouvelles susceptibles de contribuer à terme à la décarbonation de l’économie, l’Europe préfère agir en imposant des interdictions ou contraintes d’usage réduisant le recours aux énergies carbonées. Elle en détermine le calendrier d’application sans se préoccuper de savoir si elle dispose en interne des technologies alternatives, ce qui fait dire à certains (7) que les grands plans européens pourraient s’appeler Buy China Act. Elle pousse le paradoxe jusqu’à présenter son « excellence normative » comme un instrument de soft power. La comparaison entre les grands plans gouvernementaux (IRA (8) et Chips Act (9) aux Etats-Unis, Fit for 55, Green Deal et Net Zero Industry Act (10) en Europe) est éclairante. Les premiers sont décidés rapidement par une administration réactive alors que les seconds ne voient le jour qu’après un délai de prise de conscience, de fastidieuses concertations avec les groupes de pression et la « société civile » et enfin de longues procédures entre les Etats et les instances communautaires du Trilogue. Les dispositifs américains privilégient des aides financières rapides à mobiliser, en particulier les crédits d’impôt, alors que les européens préfèrent l’octroi de subventions qui nécessitent un long processus bureaucratique, l’accord de nombreuses instances puis la mise à disposition de fonds budgétaires dont on connaît la rigidité des procédures. La pression mise en Europe par les pouvoirs publics surprend compte tenu de ce que l’UE n’est à l’origine que de 6,7 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (11) (les USA de 11,2 %) et les diminue d’environ 1,5 % en moyenne par an (les USA de 0,4 %) (12).

    Le « découplage » économique entre les Etats-Unis et l’Europe est donc important. Est-il possible qu’à l’avenir l’écart se stabilise, voire se réduise ? La prospérité des USA recèle une fragilité bien connue : le déficit public. Mais cette fragilité n’est pas propre aux Américains. La planète entière, et particulièrement l’Europe, n’a fait face aux crises économiques récentes qu’en s’endettant massivement, grâce à la politique de quantitative easing menée par les banques centrales, la FED américaine comme la BCE européenne. Surtout, si la dette américaine est plus importante que celle de la zone euro (123 % du PIB contre 90 %) (13), le Trésor américain n’a aucune difficulté à se financer sur les marchés mondiaux parce que le dollar reste la seule monnaie de réserve mondiale ; le mouvement de « dédollarisation » est encore limité et ne profite pas à l’Euro, dont la part dans les réserves des banques centrales varie peu, mais à l’or, dont les banques centrales sont acheteuses nettes depuis 2010.

    Les menaces les plus importantes pèsent autant sur l’Europe que sur les Etats-Unis. Les montagnes de dettes qui conditionnent la prospérité économique de la planète peuvent à tout moment transformer la défaillance d’un acteur économique mineur en crise systémique mondiale. Rien ne garantit qu’on parviendra à maîtriser les conflits en cours, aujourd’hui en Ukraine ou au Moyen Orient, peut-être demain en Asie, susceptibles de s’étendre et de dégénérer, mettant en péril l’économie mondiale. La façon dont les pays gèrent le changement climatique relève davantage de l’affichage à court terme que de la volonté d’affronter réellement les défis à relever.

    Cependant se pose pour les Etats-Unis une question spécifique : leur futur président sera-t-il en mesure de gérer les crises déjà ouvertes et les nouvelles qui surviendront ? Pourra-t-il sauvegarder les conditions de la prospérité économique actuelle des Etats-Unis ? L’on ne peut qu’être inquiets, compte tenu de l’âge et de la personnalité des candidats probables.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 19 février 2024)

     

    Notes :

    1. En rythme annualisé la croissance américaine a été de 3,3 % au dernier trimestre 2023 et la croissance européenne nulle. Le Royaume-Uni est officiellement entré en récession, l’Allemagne ne l’a évitée que de justesse.

    2. Source : FMI reprise dans https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_PIB_nominal

    3. Le terme a plusieurs acceptions. On l’utilise ici pour illustrer le fait que les deux membres du « couple » formé par l’Europe et les Etats-Unis ont des évolutions économiques très différentes, voire divergentes.

    4. Appellation ironique, utilisant le titre originel du film Les sept mercenaires pour parler des Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla, qui tirent la croissance aux USA.

    5. Gaz naturel liquéfié.

    6. Energies renouvelables.

    7. Christian Saint-Etienne et Philippe Villin : https://www.lefigaro.fr/vox/economie/les-agriculteurs-sont-les-lanceurs-d-alerte-sur-le-declin-auto-impose-de-l-europe-20240204

    8. Inflation Reduction Act. Voir mon billet du 5 février 2023 : https://geopragma.fr/ce-que-lira-nous-dit/

    9. Crédit d’impôt en cas d’implantation aux USA d’usines de semi-conducteurs.

    10. Procédures accélérées pour l’octroi de subventions intéressant les technologies vertes produites en Europe.

    11. La France 0,8 %.

    12. https://www.touteleurope.eu/environnement/union-europeenne-chine-etats-unis-qui-emet-le-plus-de-gaz-a- effet-de-serre/

    13. Mais 112 % pour la France.

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  • Le logiciel impérial russe...

    Les éditions L'Artilleur viennent de publier un essai de Jean-Robert Raviot intitulé Le logiciel impérial russe. Docteur en science politique, Jean-Robert Raviot est professeur de civilisation russe et soviétique à l'Université Paris-Ouest Nanterre La Défense depuis 2000. Au cours des années 1990, il a effectué plusieurs séjours de longue durée en URSS puis en Russie.

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    " L’offensive de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, lancée le 24 février 2022, a surpris, par son ampleur, tous les observateurs du monde russe et post-soviétique.
    Les analyses de ce conflit sont multiples et contradictoires. Plusieurs grilles de lecture reviennent néanmoins : démocratie (ukrainienne) contre autoritarisme (russe), nation (ukrainienne) contre Empire (russo-soviétique), Europe-Occident (Ukraine) contre Eurasie (Russie), émancipation (ukrainienne) contre oppression coloniale (russo-soviétique), société civile (ukrainienne) contre État oppressif (russe)…
    Or, une question est toujours évacuée ou oubliée, c’est celle de l’État. Pour la Russie comme pour tous les pays de son ancien « empire », la construction de l’État et la hantise de son effondrement sont centrales.

    Cet ouvrage vise à resituer ce conflit dans la longue continuité de l’État russe moderne (Empire russe, URSS, Fédération de Russie). Il faut revenir sur la dynamique impériale qui a présidé à sa création et à l’expansion géographique progressive de l’État russe depuis le XVe siècle pour analyser et comprendre le présent. "

     

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  • 6 février 1934 : les patriotes dans la rue, la République en danger ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'émission Passé présent de TV Libertés, diffusée le 21 février 2023 dans laquelle Guillaume Fiquet reçoit Olivier Dard pour évoquer le 6 février 1934 à l'occasion de la sortie de son ouvrage co-écrit avec Jean Philippet et intitulé Février 1934 - L'affrontement (Fayard, 2024).

    Professeur d'histoire contemporaine à l'université Paul Verlaine de Metz, Olivier Dard est, en particulier, l'auteur d'une étude sur l'OAS, Voyage au coeur de l'OAS (Perrin, 2005) et a également publié Charles Maurras - Le maître et l'action (Armand Colin, 2013).

     

                                                 

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  • Tacite, ses vérités sont les nôtres...

    Les éditions Les Belles Lettres viennent de publier un essai de Xavier Darcos intitulé Tacite, ses vérités sont les nôtres.

    Agrégé de lettres classiques et latiniste, Xavier Darcos a été professeur de khâgne à Louis-le-Grand avant de devenir, quelques années plus tard, ministre de l’Éducation nationale. Il est notamment l'auteur d'un Dictionnaire amoureux de la Rome antique (Perrin , 2018).

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    " Vers la fin du Ier siècle, l’historien latin Tacite s’interroge sur le destin du monde. Il fait la revue des mœurs collectives et des caractères privés, révèle les calculs et les manœuvres des acteurs politiques, décrit la folie contagieuse, provoquée par la volonté de puissance, tout en se souvenant d’une cause déjà perdue : l’idéal républicain.

    Les lettrés, les propriétaires terriens et les militaires désintéressés, qui formaient l’élite romaine, ont cédé la place à des courtisans, à des technocrates, à des nouveaux riches. J’ai pris le parti de considérer que la pensée de Tacite a valeur universelle et qu’il s’adresse encore à notre temps. Certes, il évoque une période cruelle où les princes étaient surtout des tueurs ou des scélérats. Il montre comment le pouvoir peut dégénérer en despotisme de palais, en servilité, en affairisme et en bureaucratie.

    Nos manières sont plus policées. Mais ses formules, étincelantes d’intelligence et de pénétration, semblent subitement viser une actualité permanente. Sonnent-elles plus juste à nos oreilles parce qu’elles concernaient une forme de décadence ou de déclin ? Je laisse à chacun le soin d’en juger et de lire entre les lignes. "

     

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  • Le recours aux forêts...

    Nous reproduisons ci-dessous la troisième partie d'un entretien donné par Eric Werner au site de la revue Éléments à l'occasion de la parution de son essai intitulé  Prendre le maquis avec Ernst Jünger - La liberté à l’ère de l’État total (La Nouvelle Librairie, 2023).

    Philosophe politique suisse, alliant clarté et rigueur, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais essentiels comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) De l'extermination (Thaël, 1993 puis Xénia, 2013) ou dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019). Contributeur régulier d'Antipresse, il publie également de courtes chroniques sur l'Avant-blog.

     

    Première partie de l'entretien : L’État est-il notre ami ou notre ennemi ?

    Deuxième partie de l'entretien : Vivons-nous en dictature ?

    Troisième partie de l'entretien : L’autodéfense, pour quoi faire ?

     

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    Prendre le maquis avec Éric Werner (4/4) Le recours aux forêts

    ÉLÉMENTS : Antigone, figure chère à votre cœur, résiste ; Ernst Jünger, du moins celui de Prendre le maquis, décampe. Qu’est-ce qui change de l’un à l’autre ? Le Moloch totalitaire ou post-totalitaire serait-il si puissant qu’il serait vain d’imaginer pouvoir lui résister, sinon au prix de sa vie, à tout le moins de sa liberté ?

    ÉRIC WERNER. Le Jünger de Prendre le maquis ne ressemble assurément pas à Antigone, sa démarche est différente. Mais ce n’est pas la non-résistance par opposition à la résistance. Le Jünger de Prendre le maquis ne « décampe » pas, comme vous le dites. Il tient simplement compte du rapport de force. Vous parlez du Moloch totalitaire. Pour lui, cela n’a pas de sens d’entrer en confrontation directe avec une entité de ce genre : le rapport de force est trop inégal, Non seulement on n’a aucune chance de l’emporter, mais, comme vous le dites vous-même, on risque d’y laisser sa vie (ou sa liberté). Il faut donc faire autrement : prendre le maquis justement.

    Prendre le maquis relève de la défense. Quel est l’objet de la défense, se demande Clausewitz (De la guerre, Livre VI, chapitre 1) ? Conserver. On cherche à conserver ce qu’on a. C’est le but premier. Or, au nombre des biens qu’on cherche à conserver, il y a justement la vie, et aussi la liberté. Prendre le maquis tend d’abord à ça : à conserver la vie et la liberté. D’abord. Cela étant, la défense n’est pas la passivité. Lorsqu’une occasion se présente de donner des « coups habilement donnés » (Clausewitz, ibid.), on ne la laisse pas échapper. Tout ce qui peut contribuer à affaiblir le Moloch totalitaire, on le fait. Mais on prend le moins de risques possibles : en tout cas pas de risques inutiles.

    Antigone est sur une ligne différente. L’ordre des priorités est ici inversé. Ce qui pour elle est prioritaire, c’est la défaite de Créon. Elle veut cette défaite, et comme cette défaite ne peut s’obtenir qu’au prix de sa propre mort à elle, elle accepte de mourir. Cela ne signifie pas que la vie soit pour elle sans importance. Mais ce n’est pas ça le plus important. Le plus important, c’est la défaite de Créon. À partir de là tout s’enchaîne. Antigone ne fait pas que se défendre. Elle entre en confrontation directe avec Créon : d’abord en commettant des actes de désobéissance civile, ensuite et surtout en prenant la parole devant Créon, pour l’accuser de violer les lois non écrites. Son discours est dévastateur, il ne reste rien de Créon après ce discours. En même temps, comme elle s’y attendait, elle est condamnée à mort. Mais cela se retourne contre Créon, car tout le monde considère qu’il a agi injustement, et qu’au contraire c’est Antigone qui défend la justice. Comme quoi Clausewitz avait raison d’insister sur le rôle des forces morales dans le déroulement d’une guerre. À la fin de la pièce, Créon se retrouve seul, abandonné de tous. Son fils lui-même lui tourne le dos avant de se suicider.

    En ayant ainsi recours aux forces morales, Antigone rééquilibre le rapport de force entre l’individu et l’État total, et même plus que cela, puisque dans ce bras-de-fer entre elle et Créon, c’est elle, en fin de compte, qui l’emporte. Mais c’est une victoire posthume. C’est tout le paradoxe de la pièce de Sophocle. La pièce nous donne à voir à la fois la mort d’Antigone et la défaite de Créon : illustration, s’il en est, de la guerre comme « destruction mutuelle assurée » (mutual assured destruction). Le Moloch totalitaire est en petits morceaux, c’est la fin de l’État total. Mais Antigone n’est plus là pour célébrer sa victoire, elle est à six pieds sous terre.

    La différence entre le Jünger de Prendre le maquis et Antigone ne réside donc pas, on le voit, dans le fait que la seconde résiste et non le premier, mais : 1) dans le fait que la seconde accepte plus facilement de mourir que le premier ; et 2) qu’il lui est dès lors possible de mener un autre type de guerre que simplement défensif. Le but premier n’est plus ici de survivre à l’État total, mais bien de le détruire. Il est tout à fait possible de détruire l’État total. Mais pour le détruire il faut accepter de se sacrifier soi-même. Et c’est ce que fait Antigone : elle se sacrifie. Mais elle ne se sacrifie pas pour rien. Le risque qu’elle prend n’est pas un risque inutile. Elle le prend dans le cadre d’une évaluation du rapport bénéfice-risque : elle a de bonnes chances ainsi de détruire l’État total. Et donc elle le prend : elle prend ce risque. Antigone mène contre l’État total une guerre totale, guerre débouchant dans sa propre mort à elle, mais aussi dans la destruction de l’État total.

    ÉLÉMENTS : Mieux vaut la fuite que la confrontation, dit Jünger en substance dans Sur les Falaises de marbre. L’important étant de rester en vie. Pas très exaltant comme perspective. Le « non » de Soljénitsyne n’est-il pas plus fécond ?

    ÉRIC WERNER. J’aime beaucoup les Falaises de marbre, pour moi c’est un grand livre, en plus d’une saisissante actualité. Mais il est exact qu’entre les Falaises de marbre et le Waldgang, Jünger a évolué. Les dates sont ici importantes. Sur les Falaises de marbre a été écrit juste avant la Deuxième Guerre mondiale, le Waldgang juste après. « La forme défensive de la guerre n’est pas un simple bouclier, mais un bouclier formé de coups habilement portés », écrit Clausewitz. C’est toute la différence avec les Falaises de marbre. La fuite est certainement une composante du Waldgang, et même une composante importante, mais précisément : une simple composante. La Deuxième Guerre mondiale est passée par là, en particulier l’épisode de la résistance à l’occupation allemande. Jünger y a été très attentif, en témoigne son Journal de guerre. La guerre de partisans avait été théorisée un siècle et demi plus tôt par Clausewitz, à la suite des guerres de Vendée, d’une part, des campagnes napoléoniennes en Espagne et en Russie de l’autre. Ensuite elle avait plus ou moins disparu de l’horizon. La Deuxième Guerre mondiale l’a réactualisée. Le paradigme du recours aux forêts, c’est la guerre de partisans. Cela ne veut pas dire qu’il s’y réduise. Mais c’est le modèle de référence.

    Passons maintenant à Soljénitsyne. Vous parlez du « non » de Soljénitsyne. En fait, Soljénitsyne ne se contente pas de dire non. Il faut relire Le Chêne et le veau. C’est un récit de vie, il recouvre la période prenant place entre le moment où Soljénitsyne a pu quitter le Goulag au début des années 50 et son départ en exil une vingtaine d’années plus tard. C’est au cours de cette période qu’il a rédigé ses œuvres les plus connues, en particulier L’Archipel du Goulag. Or, tout au long de ces années, il lui a fallu en permanence jouer au chat et à la souris avec la police secrète d’État : une véritable guerre, en fait, guerre l’ayant contraint, comme il le dit lui-même, à « prendre le maquis ». Ce sont ses propres mots. Le Chêne et le veau s’ouvre en effet ainsi : « Rien d’étrange à ce que les révolutionnaires tiennent le maquis. Mais les écrivains – voilà l’étrange. » Tout comme le Waldgänger, Soljénitsyne prend donc le maquis. Il n’a probablement jamais eu entre les mains l’ouvrage de Jünger, mais sa démarche est la même que celle du Waldgänger. Il se pense lui-même comme étant en guerre : en guerre contre l’État total. Mais c’est une guerre défensive. La vertu ici privilégiée est la vertu de prudence. La prudence nous oblige parfois à fuir, à nous cacher. En l’espèce, Soljénitsyne cherche à cacher ses manuscrits, à empêcher qu’ils ne tombent entre les mains de la police. Il est donc dans la fuite, mais de temps à autre, quand même, il donne des « coups habilement portés ». La publication en Occident dans les années 70 de L’Archipel du Goulag et sa diffusion à large échelle à travers le monde n’a pas peu contribué, on le sait, à mettre par terre l’ancien État total soviétique. Par ce biais-là, on retrouve Antigone et le rôle des forces morales.

    ÉLÉMENTS : Le Traité du rebelle ou le recours aux forêts, le titre français, ne rend pas compte de la richesse et des résonnances sémantiques du Waldgänger allemand, « celui qui marche en forêt ». À quoi ressemble un tel homme ? Les premiers traducteurs de Jünger n’auraient-il pas dû adopter votre formule : « prendre le maquis », expression très suggestive dans notre langue (voir les maquisards) ?

    ÉRIC WERNER. Le Waldgänger, effectivement, est un maquisard, quelqu’un qui prend le maquis. On peut même l’entendre au sens strict. Encore une fois, la Deuxième Guerre mondiale est très présente en arrière-plan. Mais cet arrière-plan reste implicite. À aucun moment, dans le livre, il n’y est explicitement fait référence. À l’évidence, Jünger a voulu écrire un texte de portée générale : non pas exactement atemporel, mais suffisamment distancé pour qu’il soit applicable à toutes sortes de contextes. On ne se trompe donc pas en adoptant la formule « prendre le maquis », mais il faut l’entendre au sens large : d’une part, comme je viens de le dire, parce que les vues de Jünger ont un caractère général, d’autre part parce que si l’on veut qu’elle s’applique à notre époque, il faut l’entendre ainsi. On ne prend pas aujourd’hui le maquis comme on a pu le prendre en France entre 1940 et 1944. Cela arrive parfois, je ne dis pas. Mais rarement. Entre-temps l’environnement social s’est transformé, mais aussi l’environnement culturel, géopolitique, technologique, etc. L’État total lui aussi s’est transformé. Ce n’est pas du tout le même État total que celui d’il y a 60 ou 70 ans. Certains diront qu’il est moins total, personnellement je pense le contraire : il est beaucoup plus total encore. En tout état de cause il est autre. Et donc on ne lui résiste pas en 2024 comme on a pu le faire il y a 60 ou 70 ans. Les modes opératoires ont changé, se sont aussi diversifiés. D’une manière générale, il est très difficile de dire « à quoi ressemble un tel homme ». Le propre du maquisard n’est-il pas de se fondre dans le paysage ? Il ressemble en fait à n’importe qui : à votre collègue de travail, par exemple, ou encore votre voisin de palier. Ne parlons pas même de ceux qui exploitent les possibilités de la langue pour protéger la vérité contre la censure. C’est aussi une manière de prendre le maquis (il est vrai assez ancienne).

    Quant aux raisons qui font qu’à un moment donné on est amené à basculer dans cette direction, je ne dirais pas qu’elles aient beaucoup changé depuis l’époque où Jünger a écrit son livre. Jünger les résume en disant que le Waldgänger veut échapper à l’automatisme : je ne suis pas un simple numéro. Mais est-ce même un choix ? Ceux qui prennent le maquis répondent à une injonction intérieure. « Fais ce que dois advienne que pourra. » Quelque part, on n’a pas le choix.

    ÉLÉMENTS : Pas plus pour Jünger que pour vous, gagner la forêt ne s’apparente à un réflexe de fuite. Difficile de vous suivre. N’est-ce pas au contraire la réactualisation du vieux thème : la « fuga mundi », la fuite de ceux qui attendent la fin du monde, tout de suite, hic et nunc, et son assomption immédiate ? On pense aussi à Alceste. La forêt, refuge d’Alceste et des promeneurs solitaires ?

    ÉRIC WERNER. Vous insistez ! Le recours aux forêts relève du calcul stratégique. On y a recours parce que c’est la moins mauvaise solution. L’autre solution serait de faire comme Antigone, d’entrer en confrontation directe avec Créon. Mais on signe ainsi son propre arrêt de mort. On fuit donc, si vous voulez, mais on ne saurait ici parler de « réflexe de fuite ». L’expression qui convient est plutôt celle de retraite flexible. On se retire donc, c’est vrai, mais dans l’ordre, méthodiquement. Quant à la fuga mundi, elle ne relève ni du réflexe, ni de la retraite flexible. C’est autre chose encore. La fuga mundi existe déjà chez les Anciens (Horace, les stoïciens), mais c’est surtout dans le christianisme qu’elle a été thématisée, en particulier le christianisme augustinien, qui tient la société des hommes pour entièrement corrompue et habitée par le mal. Il est donc bon d’en sortir. Vous citez Alceste, on en a effectivement une illustration avec Alceste. Alceste est un chrétien jansinisant qui croit au péché originel, et donc désespère des hommes et de la société. Il fuit donc le monde en se retirant dans son « désert » (autrement dit son château, loin de Paris). C’est un peu aussi le cas de Rousseau lorsqu’il herborise et se promène dans la nature. Lui non plus n’aime pas trop la société de son temps et donc la fuit. Mais se promener dans la nature est une chose, prendre le maquis une autre. Rousseau a peut-être pris le maquis à un moment donné, lorsqu’il s’est vu contraint, après la publication de l’Émile, de quitter la France pour se réfugier sur les terres du roi de Prusse, dans la Principauté de Neuchâtel. Mais cela n’est arrivé qu’une fois. Il y a malgré tout un lien entre le recours aux forêts et la fuga mundi, c’est celui qu’indique Jünger au chapitre 16 du Traité du rebelle lorsqu’il dit que le recours aux forêts doit toujours être précédé d’un « temps de réflexion ». Car, effectivement, y recourir est une décision importante. On ne peut pas la prendre à la légère. On se met donc momentanément à l’écart, éventuellement même on s’isole. Mais cela ne signifie pas « fuir le monde ». La fuite hors du monde est réellement ce qu’elle dit être : fuite hors du monde. On a coupé tout lien avec ses semblables, on n’est plus en rapport qu’avec soi-même, éventuellement aussi avec Dieu. Il faut peut-être avoir passé par là quand on prend le maquis. Mais, justement, ce n’est qu’un point de passage. C’est une pause que l’on s’accorde : rien d’autre.

    ÉLÉMENTS : Que devient la sociabilité naturelle de l’homme en forêt ? N’est-ce pas d’abord une fuite en dehors du social ?

    ÉRIC WERNER. Il n’y a pas de fuite en dehors du social, ou si fuite il y a, c’est celle du social lui-même : le social, effectivement, fuyant en dehors du social, se néantisant lui-même, sous l’effet, d’une part, de la mondialisation marchande, et de l’autre des coups de marteau de l’État total. L’atomisation sociale n’est pas un vain mot. Les structures s’atomisent donc, partent en petits morceaux. L’État subsiste, certes, mais pas l’État-nation. Le sentiment d’appartenance collectif a disparu. La famille elle aussi a disparu, du moins la famille traditionnelle. Mais la famille traditionnelle n’a jamais été vraiment remplacée. L’État lui-même se réduit de plus en plus à n’être qu’une instance répressive, repliée sur le monopole de la violence physique légitime. Et donc l’individu se retrouve seul : seul face à l’État. La sociabilité naturelle n’est pas en cause, l’homme reste un animal sociable. Sauf que l’offre, en quelque sorte,  ne répond plus à la demande. À partir de là, que faire ? L’individu a plusieurs solutions. Il peut d’abord faire comme Alceste, se retirer au désert : c’est une première solution. Ou alors comme Antigone, offrir la bataille à Créon (au risque d’y laisser sa peau) : c’en est une autre. Il peut tout simplement aussi s’aligner, l’éventail des possibilités est ici assez large. C’est tout le domaine de la servitude volontaire. L’individu devient alors passif, apathique. Il s’étiole lentement, mais sûrement. Reste le recours aux forêts. En principe, c’est pour un temps seulement. Un jour ou l’autre la cité renaîtra de ses cendres, pas forcément la même qu’auparavant, d’ailleurs : une autre peut-être. Sauf que personne ne sait au juste quand ni comment. Toutes les options sont sur la table.

    ÉLÉMENTS : Dans La défaite de l’Occident, Emmanuel Todd montre que l’atomisation sociale a pour effet premier d’affaiblir l’individu, littéralement de le « rapetisser » : « Privé du soutien des croyances collectives et de l’idéal du moi qu’elles imposaient, l’individu rapetisse » (La défaite de l’Occident, Gallimard, 2023, p. 263). Par hypothèse, le recours aux forêts ne saurait être le fait que d’un individu fort. Comme résoudre cette contradiction ?

    ÉRIC WERNER. L’individu rapetisse, dit Emmanuel Todd. C’est certainement le cas de beaucoup d’individus, de la plupart même, peut-être. Mais de loin pas de tous. D’abord, certains individus sont grands par eux-mêmes. Ils ont leur propre idéal du moi. Ils n’ont donc pas besoin du soutien des croyances collectives. Quand ces dernières disparaissent, ils n’en subissent donc aucune conséquence. On pourrait aller plus loin encore. Non seulement ils n’en sont pas affectés négativement, mais cela les stimule. Ils deviennent plus grands encore qu’ils ne l’étaient auparavant. L’atomisation sociale a ainsi pour effet de grandir ceux qui sont déjà grands et de rapetisser ceux qui sont déjà petits. Ensuite il ne faut pas négliger le rôle des livres et de la culture. Eux se substituent très bien, le cas échéant, aux croyances collectives. En continuant d’avoir une activité intellectuelle minimum, de lire des livres en papier, en maintenant par ailleurs vivant en soi l’héritage culturel, on a de bonnes chances d’échapper au rapetissement général. La contradiction n’est donc qu’apparente. Il n’y a pas de contradiction.

    ÉLÉMENTS : Le concept de recours aux forêts est-il politique ? Impolitique ?

    ÉRIC WERNER. Il est à la fois politique et impolitique : politique, puisque le recours aux forêts apparaît quand il n’y a plus de cité, en réponse à la disparition de la cité. Quand on parle de la disparition de la cité, on parle donc encore de la cité. Mais aussi impolitique, puisqu’il n’y a plus de cité. On peut aussi retourner le problème. Ce qui donne son sens au recours aux forêts, c’est la non-résignation à la disparition de la cité. On voudrait bien, d’une manière ou d’une autre, la voir réapparaître. Sous cet angle également le recours aux forêts est à la fois politique et impolitique. Il est politique, puisque le but poursuivi est la réapparition de la cité. Mais impolitique, puisque, par hypothèse, le but en question n’a pas encore été atteint. On pourrait aussi dire que le seul moyen encore de faire de la politique quand il n’y a plus de cité, c’est le recours aux forêts. Il n’y en a pas d’autre.

    ÉLÉMENTS : Quelles relations entre le recours aux forêts et le survivalisme ?

    ÉRIC WERNER. Le survivalisme s’occupe de l’intendance. Il faut bien survivre quand on a recours aux forêts. C’est même le but (plus exactement un des buts). Les auteurs d’ouvrages survivalistes traitent des attitudes et comportements à adopter en cas de catastrophe écologique et/ou d’effondrement économique, des précautions à prendre, etc. Ils montrent aussi comment anticiper ces événements. Le plus souvent ces auteurs nous conseillent de partir à la campagne. Il faut quitter les villes, à la fois parce que ce ne sont pas des endroits sûrs et parce qu’il est difficile d’y cultiver des fruits et des légumes. Etc. On a donc intérêt, en tant maquisard, à lire ces livres, cela fait partie de la préparation matérielle. Car s’il y a la préparation morale (« prendre un temps de réflexion »), il y a aussi la préparation matérielle. Pour le reste, prendre le maquis est une démarche politique, ce que n’est en principe pas le survivalisme. Mais je dis « en principe ». Les ouvrages survivalistes doivent parfois être lus entre les lignes. La police politique ne s’y trompe d’ailleurs pas. Elle suit tout cela de près. Les stages de survie devraient dès lors tous commencer par une première heure où l’on expliquerait aux stagiaires comment s’y prendre pour ne pas trop la perturber, lui faire perdre trop complètement le sommeil.

    ÉLÉMENTS : Celui qui part en forêt est léger, il n’a que son barda sur les épaules. Cela pose la question de ce que vous appelez « les biens propres et les biens matériels ». Qu’est–ce que le minimum vital ?

    ÉRIC WERNER. Je ne dirais pas que celui qui part en forêt est « léger ». Partir en forêt, au sens où l’entend Jünger, ce n’est pas simplement partir en balade ! Mais puisqu’il en est question, un mot quand même à ce sujet. En 2020-21, lors de la pandémie, le gouvernement français a mis à ban l’ensemble des forêts et des montagnes du pays : il n’était dès lors plus possible de partir en balade. On a aujourd’hui oublié cet épisode : à tort. C’était évidemment un test : on voulait savoir si c’était faisable. On a maintenant la réponse : oui, c’est tout à fait faisable. On pourra donc très bien un jour ou l’autre le refaire. C’est même une certitude. Dans le même ordre d’idées, on pourrait s’interroger sur l’actuelle politique de réintroduction du loup en Europe, une espèce archi-protégée, on le sait. Les autorités nient que le loup fasse peser la moindre menace sur la sécurité publique. En attendant, les populations de loups doublent tous les trois ou quatre ans. Comme chacun sait, l’insécurité n’existe pas, il n’y a que le sentiment d’insécurité. J’en reviens maintenant à votre question : « Qu’est-ce que le minimum vital » ? Le minimum vital, je dirais, c’est d’abord la liberté d’aller et de venir. Idéalement parlant, si les autorités voulaient tout contrôler, il leur faudrait imposer un confinement généralisé. Elles n’ont pas encore osé sauter le pas, mais à l’évidence elles y pensent très fort.

    ÉLÉMENTS : Prendre le maquis, c’est faire l’expérience de la liberté, dites-vous ; c’est se rencontrer (« La grande surprise des forêts est la rencontre avec soi-même », dit Jünger). Fort bien ! Mais ce sont là encore et toujours des expériences personnelles. N’est-ce pas ce que la société – totalitaire ou pas – attend de nous ? Cultiver notre jardin et s’adonner à un idéal de développement personnel ? Tout, sauf la révolte ?

    ÉRIC WERNER. Prendre le maquis est clairement une démarche politique. Sauf que la personne privée doit elle-même s’impliquer dans la démarche : s’y impliquer corps et âme. On ne peut pas en ce sens séparer le public du privé. Si l’on prend le maquis, on emmène tout avec soi : tout, sans rien laisser derrière. On a vu par ailleurs que prendre le maquis ne s’improvise pas. Il faut s’y être préparé mentalement : « prendre un temps de réflexion », comme le dit Jünger. On ne peut donc pas non plus séparer vita activa et vita contemplativa. Les deux s’entremêlent, la première se nourrissant de la seconde (mais l’inverse aussi, parfois). Il faut en revanche distinguer entre l’individu et le citoyen : encore une fois, parce que le recours aux forêts naît de la disparition de la cité. La citoyenneté disparaît donc en même temps. Mais le but, à terme, n’en est pas moins de la faire réapparaître. On prend donc le maquis en tant qu’individu non-citoyen, mais avec pour but de redevenir citoyen. L’expérience de la liberté se transcende elle-même dans la recherche d’un retour à la citoyenneté. Mais cela passe par la destruction de l’Etat total.

    ÉLÉMENTS : Le bonheur serait-il au fond du bois ?

    ÉRIC WERNER. On ne prend pas le maquis pour être heureux. On prend le maquis, comme je l’ai dit, pour répondre à une injonction intérieure : parce qu’on ne peut pas faire autrement. On n’a pas le choix. Il est très possible en revanche que cela crée du bonheur. Quand on se sent en accord avec soi-même, nécessairement cela crée du bonheur. Les circonstances aussi parfois s’en mêlent. La vie, en fait. Il nous incombe de faire le premier pas, personne d’autre ne peut le faire à notre place. Ensuite, c’est la vie qui prend le relais.

    Eric Werner, propos recueillis par François Bousquet (Site de la revue Éléments, 13 février 2024)

     

     

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