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souverainisme - Page 3

  • Pourquoi opposer l'Europe des régions à celles des nations ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la question des régions, en France comme en Europe...

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    Pourquoi opposer l’Europe des régions à celle des nations ?

    Régionalisme contre colbertisme, le débat ne date pas d’hier. Était-il opportun pour le gouvernement de le relancer, à la va-vite, après deux déculottées électorales ?

    « À la va-vite » est l’expression qui convient, puisqu’il n’est prévu ni référendum ni consultation ou concertation préalables. Personnellement, je n’ai pas d’objection de principe au redécoupage ou au regroupement de certaines régions. Encore faut-il que celles-ci soient considérées comme des entités dont l’identité repose d’abord sur l’histoire et la culture, non comme des territoires technocratiques ou des fiefs électoraux. Or, l’intention affichée par François Hollande de ramener de 22 à 14 le nombre des régions répond surtout à des considérations technocratiques ou électorales. S’y ajoute le désir de réduire le coût du « mille-feuille » administratif, en faisant primer la « cohérence économique » sur les considérations identitaires.

    Cette façon de faire s’apparente à la manière dont la Révolution française avait en 1790-91 créé les départements dans une optique de « rationalisation » dont l’objectif était de démanteler les anciennes provinces. L’argument économiste de la « taille critique » que devraient automatiquement avoir les régions n’est pas plus convaincant. En Allemagne, la taille moyenne des 16 Länder n’excède pas la dimension moyenne des régions françaises actuelles. Certains de ces Länder sont même assez petits, comme la Sarre, le Mecklembourg ou le Schleswig-Holstein, pour ne rien dire de la ville de Brême, qui est un État au même titre que la Bavière ou le Land de Rhénanie-Westphalie. La puissance d’une région ne dépend pas toujours de sa superficie ni de sa population.

    Le seul trait positif du projet gouvernemental est de prévoir la réunification de la Normandie (la folle idée de Laurent Fabius de la rattacher à la Picardie ayant été abandonnée), que le Mouvement normand de Didier Patte réclame depuis plus de quarante ans. On peut aussi approuver le regroupement de la Bourgogne et de la Franche-Comté, voire celui de l’Alsace et de la Lorraine, bien que la première soit tournée vers l’est (le pays de Bâle et le Bade-Wurtemberg), tandis que la seconde regarde plutôt vers la partie septentrionale de l’ancienne Lotharingie. Tout le reste est contestable, voire absurde.

    La région Poitou-Charentes va être mariée avec le Centre et le Limousin, alors qu’il aurait fallu rapprocher le Poitou-Charentes de la Vendée, réunir le Centre et les Pays de la Loire et regrouper l’Auvergne, le Limousin et l’ancien Berry. La fusion du Languedoc-Roussillon avec Midi-Pyrénées, celle de la Picardie et de Champagne-Ardennes sont pareillement injustifiables. Mieux aurait valu faire fusionner Midi-Pyrénées et Aquitaine afin de reconstituer l’ancienne Guyenne et Gascogne. Quant à la décision d’isoler Nantes du reste de la Bretagne, entérinant ainsi l’amputation pratiquée en 1941 par le régime de Vichy, c’est un véritable scandale.

    Vous militez de longue date pour une Europe des régions, mais vous avez aussi beaucoup d’amis chez les partisans d’une France souveraine. Ça doit être chaud, chez vous, les débats ! Pensez-vous qu’une synthèse soit plausible entre ces deux positions, a priori pas vraiment conciliables ?

    Je n’oppose pas l’Europe des régions à celle des nations. Je pense qu’il faut les défendre les unes comme les autres, ce qui se fait sans peine dans une optique fédéraliste fondée sur le principe de subsidiarité. Ce fédéralisme n’a évidemment rien à voir avec celui que l’on attribue à tort à l’Union européenne, laquelle ne repose nullement sur le fédéralisme intégral tel que le comprenaient Alexandre Marc ou Denis de Rougemont, mais sur le centralisme bruxellois. Quant à la « synthèse » dont vous parlez, elle pourrait s’établir à partir d’une réflexion commune sur la notion de souveraineté. Mais il y a deux façons de comprendre la souveraineté : à la façon de Jean Bodin (1529-1596), comme allant de pair avec la nation « une et indivisible », ce qui a d’abord abouti à l’absolutisme monarchique, puis au jacobinisme républicain ; ou bien à la façon de Johannes Althusius (1557-1638), fondateur du fédéralisme, qui répartit la souveraineté à tous les niveaux. Dans le premier cas, l’autorité la plus haute (qu’elle soit parisienne ou bruxelloise) est omnicompétente ; dans le second, c’est la règle de la compétence suffisante qui s’impose.

    Au sein de l’« extrême droite », avec tous les guillemets que ce vocable suppose, l’un des principaux reproches faits à Marine Le Pen demeure son « jacobinisme ». Cette critique est-elle légitime et, si oui, est-elle véritablement si importante en une époque où tout paraît se déliter, les régions comme les nations ?

    Laissons de côté l’extrême droite, à laquelle je n’appartiens pas. Il me paraît en effet évident que Marine Le Pen est très hostile au régionalisme et qu’elle assimile l’Union européenne à l’Europe, ce que je trouve dommage. Le jacobinisme se situe dans la perspective d’un jeu à somme nulle : tout ce qui est accordé aux régions serait enlevé à la « nation ». Je pense au contraire qu’une nation n’est forte que de la vitalité et de la liberté de ses composantes, que l’État et la nation ne sont pas la même chose, que nationalité et citoyenneté ne sont pas forcément synonymes, et que les régions devraient même été dotées d’un véritablement Parlement, à l’instar du Landtag existant dans les Länder, lesquels ne menacent en aucune façon l’unité de l’Allemagne. Cela dit, vous n’avez pas tort de dire qu’à une époque où tout paraît s’effondrer, de telles considérations sont assez inactuelles. Leur inactualité relative pourrait justement permettre d’en discuter calmement.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 18 juin 2014)

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  • "Les Français veulent retrouver une certaine sécurité culturelle"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien de la rédaction d'Eléments avec Pierre Le Vigan, cueilli sur le blog de la revue et consacré au succès du Front national aux élections européennes.

    Collaborateur des revues Éléments, Krisis et Le Spectacle du monde, Pierre Le Vigan a récemment publié L'effacement du politique (La Barque d'Or, 2014).

     

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    «Avec intelligence, Marine Le Pen parle moins du rejet de l’Europe que de l’Union européenne»

    Eléments : Pensez-vous comme Ségolène Royal que la première place obtenue par le Front national aux élections européennes est un « choc à l'échelle du monde » ? 

    Pierre Le Vigan: C’est bien entendu beaucoup plus que cela : un choc à l’échelle de la Voie lactée ! Plus sérieusement, on a dit cela à propos des 14,4 % de Jean-Marie Le Pen aux présidentielles de 1988, et à propos des 16,8 % et surtout de la seconde place, de la présence donc au deuxième tour du même Jean-Marie Le Pen en 2002. Les 25 % du FN aux européennes de 2014, et sa première place, à 4 % devant l’UMP, constituent un nouveau « choc » et surtout une nouvelle validation de la légitimité démocratique et populaire du Front national. Notons qu’avec Dupont-Aignan, les souverainistes sont à plus de 28 %. Oui, le FN est en tête de toutes les forces politiques et ce n’est pas rien. Il n’est certes pas majoritaire (qui le serait ?), mais, dans un contexte de défiance vis-à-vis de tous les partis politiques, il est celui qui soulève encore quelque espoir. Tout cela vient du positionnement très intelligent de Marine Le Pen (soit elle est intelligente soit elle a la grande intelligence de s’entourer de gens qui le sont – ce qui revient au même). Elle parle moins du rejet de l’Europe que du rejet de l’Union européenne. Elle parle même moins d’un rejet que d’une positivité. Laquelle ? La récupération d’une souveraineté : c’est le maître-mot de Marine Le Pen. Il n’est pas haineux, il n’est pas hargneux. Il est positif, ce mot d’ordre. C’est ce mot de souveraineté. Reprendre nos propres affaires en main. Ce mot d’ordre va bien plus loin que « La France aux Français ». Il n’est pas un mot d’ordre de boutiquier (« à moi mes chaussettes ! »), il est un mot d’ordre de liberté. Il dit : « Les décisions à prendre pour la France appartiennent aux Français ».

        Marine Le Pen a compris que, dans un vieux pays républicain, profondément républicain comme la France, allergique à tout racisme, mais même à tout « racialisme », le seul discours tenable est celui de la souveraineté. Dire qu’elle se trompe de niveau, que c’est au niveau européen et pas au niveau français que la souveraineté est – ou serait – possible,  c’est, pour le coup, très exactement un « point de détail ». Le discours souverainiste doit se tenir là où il s’entend, là où il résonne, or, il résonne auprès du peuple de France, et dans la langue du peuple de France. Ensuite, il sera toujours temps de se rendre compte qu’une Europe carolingienne, protégeant ses frontières, peut-être à construire, à condition de ne pas être les seuls à vouloir rendre la parole et le pouvoir au peuple.

    Eléments : Florian Philippot, vice-président du Front National, a-t-il raison de dire que les Français ont exprimé un « vote d'adhésion à la souveraineté nationale » ?

    Pierre Le Vigan: Florian Philippot est un peu dans la langue de bois. Son talent proprement politique est réel – Dieu sait s’il a pu aider Marine Le Pen depuis deux ans –, mais l’arrivée de nouvelles têtes au FN fera sans doute le plus grand bien à ce parti. Bien entendu, 25 % des votants ont exprimé une aspiration à ressaisir leur destin, mais cela va au-delà de l’adhésion à la souveraineté nationale au sens étroit. Les Français veulent retrouver une certaine sécurité culturelle, ils veulent vivre à nouveau dans un écosystème qui leur convienne, où la langue qui résonne dans l’espace public soit plus souvent le français, et moins souvent l’arabe, le kurde ou l’indi. Les Français aspirent à vivre dans un pays qui ne se fragmente pas, ne se balkanise pas, ou moins qu’à l’heure actuelle. « Notre pays ne se métisse pas, il se fragmente », a relevé Alain Finkielkraut. Les Français veulent que les étrangers cherchent à s’assimiler. Ils ne demandent pas la lune, ils demandent le minimum. Ils sont presque le seul peuple au monde à demander si peu. On (les « élites ») leur dit que ce « si peu » c’est déjà trop. Veut-on les rendre fous ?

    Eléments : La faiblesse du Parti socialiste est sans équivalent depuis un demi-siècle. La gauche va-t-elle disparaître

    Pierre Le Vigan: Le PS a déjà fait des scores du même ordre et s’en est remis. Il a fait 16 % en 2009 alors que la situation était favorable pour lui (il était dans l’opposition), et 14,5 % en 1994, mené par Michel Rocard. Trois ans après, en 1997, le PS gagnait les législatives avec Jospin. Il serait plus intéressant de voir à quel point le PS est abandonné par les classes les plus populaires. C’est d’ailleurs ce qu’a compris Jean-Luc Mélenchon. Ce que par contre il ne comprend pas, c’est que la classe ouvrière n’a jamais confondu internationalisme et cosmopolitisme, négation des patries. Ni la France, ni les ouvriers de France n’ont rien à voir avec la négation des patries à la sauce Terra Nova. Que Jean-Luc Mélenchon n’aime pas le Front national c’est son droit et une France dans laquelle tout le monde aimerait le FN serait sans doute parfaitement emmerdante, mais qu’il croit sincèrement que le FN est purement « d’extrême-droite », voire de nature « fasciste », alors qu’il est « populiste » avant tout, cela me laisse franchement perplexe. Cela l’amène à gaspiller ses énergies, me semble-t-il. Dommage, car le Front de gauche ne dit pas que des bêtises, notamment sur l’Europe et sur l’euro.

    Pierre Le Vigan, propos recueillis par Pascal Eysseric (Blog Eléments, 28 avril 2014)

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  • L'UE est une hydre technocratique manipulée par les lobbies...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Anne-Marie Le Pourhiet au Cercle Poincaré. Professeur de droit public à l'université de Rennes-I et spécialiste du droit constitutionnel, Anne-Marie Le Pourhiet s'est fait connaître par la publication dans la grande presse de tribunes libres percutantes dans lesquelles elle défend avec talent des positions souverainistes orthodoxes.

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    Entretien avec Anne-Marie Le Pourhiet sur l'Union européenne - « Renationaliser le pouvoir de décision pour le repolitiser »

    Les élections des députés européens approchent. Les dernières échéances ont montré un fort désintérêt des citoyens de presque tous les pays pour ce suffrage, et certains sondages annoncent une majorité eurosceptique au Parlement européen. Dans cette hypothèse, quelle influence pourrait avoir cette « chambre introuvable » eurosceptique sur le fonctionnement, voire la réforme, de l'Union européenne ?

        Vous savez, je suis constitutionnaliste et non politologue et encore moins voyante, je serais donc bien incapable de vous dire ce que serait et ferait exactement cette chambre à majorité eurosceptique. Mais la logique voudrait qu’elle refuse d’adopter une grande partie de la législation envahissante que propose la Commission en invoquant systématiquement les principes de proportionnalité et de subsidiarité auxquels est consacré un protocole additif au traité de Lisbonne. Défendre l’autonomie des États et saboter les prétentions fédéralistes de l’Union devrait être le premier souci d’une telle chambre.

    Sauf que la nouveauté des élections européennes de 2014, introduite par le traité de Lisbonne, c'est que les têtes de liste des partis européens sont désormais transnationales, désignées au niveau de l'Union, et celle dont le parti sortira premier du scrutin aura de grandes chances d'être élue, à la majorité absolue de la nouvelle chambre, à la tête de la Commission européenne. Le traité de Lisbonne réalise-t-il ainsi l'aspiration que Jacques Delors exprimait en 1990 - rejetée avec vigueur par Margaret Thatcher à la Chambre des Communes, avec son fameux « No ! No ! No ! » - de créer un régime parlementaire fédéral en Europe, où l'exécutif procéderait du législatif et serait responsable devant lui ?

        Que le traité de Lisbonne ait des prétentions constitutionnelles n’a rien d’étonnant puisqu’il est la copie conforme du traité constitutionnel que les Français avaient rejeté et que Nicolas Sarkozy a cependant fait ratifier par les parlementaires, de gauche et de droite, réunis pour contourner le verdict populaire. Le divorce ne peut que s’accroître entre des institutions à prétention fédérale et des peuples rétifs à la supranationalité. Élire des listes anti-fédéralistes aux européennes est donc une bonne stratégie pour essayer de torpiller le système de l’intérieur.

    Ces élections européennes, instaurées en 1979, ont eu pour vocation de démocratiser le fonctionnement de l'UE, en instaurant un corps représentatif émanant directement des citoyens des États-membres. Or l'idée même de « démocratie européenne » est discutée, notamment par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, en Allemagne, qui, dans sa décision du 30 juin 2009, estime qu'en l'absence de peuple européen, il ne saurait y avoir de démocratie européenne possible. Dépourvue de demos, l'UE n'a-t-elle pas vocation à n'être qu'une organisation internationale ?

        Je vous rappelle que le Conseil constitutionnel lui-même a affirmé clairement, dans sa décision du 30 décembre 1976 (n°76-71 DC) relative à l’élection au suffrage universel direct de ceux que l’on appelait encore à l’époque les  « représentants des peuples des États-membres des communautés européennes », qu’ « aucune disposition de nature constitutionnelle n’autorise des transferts de tout ou partie de la souveraineté nationale à quelque organisation internationale que ce soit », que l’élection des eurodéputés au suffrage universel direct n’est pas « de nature à modifier la nature de cette assemblée qui demeure composée de représentants de chacun des peuples de ces États », que «  la souveraineté qui est définie à l’article 3 de la Constitution de la République française, tant dans son fondement que dans son exercice, ne peut être que nationale et que seuls peuvent être regardés comme participant à l’exercice de cette souveraineté les représentants du peuple français élus dans le cadre des institutions de la République ». Le Conseil conclut que « l’acte du 20 septembre 1976 est relatif à l’élection des membres d’une assemblée qui n’appartient pas à l’ordre institutionnel de la République française et qui ne participe pas à l’exercice de la souveraineté nationale ». Dans sa décision du 19 novembre 2004 (n° 2005-505 DC) relative au traité constitutionnel, il a encore rappelé que le parlement européen « n’est pas l’émanation de la souveraineté nationale ».

     Il n’empêche que les révisions constitutionnelles ad hoc auxquelles nous procédons avant la ratification de chaque nouveau traité obscurcissent la situation juridique et que le Conseil est contraint de rédiger des motivations complexes. Dans la même décision, après avoir constaté que les stipulations du traité constitutionnel concernant son entrée en vigueur, sa révision et sa possibilité de dénonciation lui conservent « le caractère d’un traité international » et que sa dénomination (constitution pour l’Europe) est « sans incidence sur l’existence de la constitution française et sa place au sommet de l’ordre juridique interne », il affirme cependant que « l’article 88-1 de la Constitution française, issu de la révision de 1992, consacre l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international ». C’est peu dire que le raisonnement est confus et que sa cohérence laisse à désirer. La Constitution française reste donc au sommet d’un ordre juridique interne auquel un traité international intègre cependant un ordre juridique externe distinct de l’ordre juridique international mais dont les normes priment sur le droit interne ! Allez comprendre !

    En tout état de cause, il eût fallu s’entendre effectivement, depuis longtemps, sur le fait que l’Europe ne devait pas dépasser le stade d’une confédération et d’un marché, mais nul n’a été capable d’arrêter le délire mégalomaniaque qui inspire cette machine infernale.

    — À ce propos, les évolutions récentes de la construction européenne laissent transparaître l'ascendant qu'a l'Allemagne sur le fonctionnement présent et futur de l'Union européenne. Pour autant, avec la décision de la Cour de Karlsruhe mentionnée plus haut, le juge constitutionnel allemand a clairement identifié les domaines où tout nouvel approfondissement de l'intégration européenne requerrait préalablement une réforme substantielle – et improbable - de la Loi fondamentale allemande. L'idée de construire les « États-Unis d'Europe », si elle existe encore, est-elle vouée à mourir à Karlsruhe ?

       Par rapport au Conseil constitutionnel français, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est obligée d’être beaucoup plus rigoureuse car les justiciables qui la saisissent produisent des recours rédigés par des juristes pointus, dont les arguments ne peuvent être évacués par des pirouettes. En outre la Constitution allemande consacre une forme de supra-constitutionnalité interdisant de réviser les principes posés à l’article 20, essentiellement le principe démocratique de souveraineté du peuple. La Cour est donc en effet condamnée à se montrer sévère et à déterminer un seuil au-delà duquel il ne serait plus possible de renforcer la supranationalité européenne dans le cadre de la loi fondamentale existante.

    Dès après sa réélection, Angela Merkel annonçait vouloir une réforme des traités européens pour 2015, notamment en faveur d'un renforcement de la gouvernance de la zone euro. David Cameron a quant à lui instauré une forme d'ultimatum à la réforme de l'Union européenne en fixant à 2017 le référendum d'appartenance du Royaume-Uni à l'UE. François Hollande préfère, de son côté, jouer la montre. Face à ces aspirations centrifuges des trois grandes puissances européennes, quelles devraient être, selon vous, les priorités d'une refonte de l'UE ?

        Les aspirations de Hollande et de Merkel ne me semblent pas « centrifuges », contrairement à celles de Cameron. Je dois dire que nous devons une fière chandelle aux conservateurs britanniques et que je ne peux m’empêcher de penser avec satisfaction : « Messieurs les Anglais, tirez-vous les premiers ! ». C’est aussi à eux, et à la conférence de Brighton qu’ils avaient convoquée, que l’on doit le protocole n°15 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme introduisant expressément dans son préambule le respect du « principe de subsidiarité » et de la « marge nationale d’appréciation » que la Cour de Strasbourg a une fâcheuse tendance à piétiner.

        La priorité d’une refonte de l’Union consiste à changer complètement le mode de définition des compétences de l’union en s’inspirant d’un modèle confédéral et d’une répartition centrifuge et  statique à l’américaine plutôt que d’une répartition centripète et dynamique à l’allemande. Il faut impérativement renationaliser le pouvoir de décision pour le repolitiser et faire reculer cette hydre technocratique manipulée par des lobbies.

    Mais les adversaires d'une réforme de l'Union en faveur des États arguent souvent du caractère irréversible de la construction européenne. Le traité de Maastricht était d'ailleurs écrit dans cet esprit, alors que celui de Lisbonne ouvre une brèche avec l'article 50 du Traité sur l'Union européenne (TUE) qui permet le « retrait volontaire » d'un État-membre de l'Union. Que l'on parle de rapatriement de compétences ou d' « Europe à la carte » avec des coopérations renforcées entre certains États, comment pourrait-on concrètement, et juridiquement, mettre en œuvre cet éventuel détricotage de l'UE actuelle ?

        C’est d’une simplicité biblique ! Vous prenez les traités actuels, vous raturez partout et surtout vous réécrivez les dispositions essentielles définissant les « objectifs » de l’Union en des termes filandreux et sans fin, car ce sont partout ces objectifs qui justifient les compétences, rendant par là-même celles-ci illimitées. Il faut revoir tout cela « au karcher ». C’est très facile, il suffit de le vouloir.

    À l'occasion de l'adoption du pacte de stabilité, vous aviez dénoncé un texte qui, par le biais de la « règle d'or » budgétaire que certains voulaient inscrire dans la Constitution, importait en France la préférence allemande pour la règle. Votre position se fondait alors sur les différences de nature qui existent entre les modèles constitutionnels français et allemand ; ce dernier étant centré sur une Loi fondamentale précise et, dans une certaine mesure, exhaustive. Quels risques cette tendance fait-elle courir sur la lettre et l'esprit de la Constitution de la Ve République, et sur l'équilibre institutionnel qu'elle consacre ?

        Hélas, ce risque est depuis longtemps consommé. Voyez les révisions constitutionnelles qui se sont accumulées depuis les années 1990 et qui ont multiplié les dispositions lourdingues et indigestes dont certaines incompréhensibles avec des renvois à un arsenal complémentaire de lois organiques et ordinaires en cascade, c’est un hamburger juridique inspiré des façons de légiférer germaniques et européennes. Ceci s’observe dans des révisions qui ne sont pourtant pas directement « commandées » par l’Europe elle-même, comme celle de 2003 sur l’organisation décentralisée (encore que la Charte européenne de l’autonomie locale ait inspiré l’ensemble)  ou celle de 2008 sur la modernisation des institutions.  C’est une mode, un travers calamiteux, une véritable « addiction » à la norme, un « maldroit »  que je compare volontiers à la « malbouffe » nutritionnelle et qui débouche sur la même obésité. Voyez la proposition de loi constitutionnelle socialiste sur la ratification de la Charte européenne des langues régionales, c’est une parfaite caricature de cette pathologie.

    D'ailleurs, l'Union européenne semble se construire et se légitimer par la norme justement, que ce soit par l'orthodoxie budgétaire dans la gouvernance de la zone euro ou par l'inflation normative qui résulte de l'activisme de la Commission et du Parlement. En quoi est-ce un problème que le projet européen, à défaut d'avoir un objectif et une forme clairs, repose au moins sur un appareil juridique « solide » ?


        Solide ? Ce n’est sûrement pas l’accumulation de normes tatillonnes, envahissantes et illégitimes qui rend un système juridique solide. Envoyez un obèse aux jeux olympiques, vous allez voir son degré de performance et de compétitivité !

    Certes. Mais dans le cas de la France, cette « importation » de la préférence allemande pour la règle n'a-t-elle pas au moins l'intérêt d'être un rempart contre les errements d'une classe politique française accaparée par la compétition politicienne, elle-même permise par diverses évolutions du régime de 1958 ?

        Oh la-la ! Vous m’entraînez dans la sociologie politique. Allez voir le dernier film de Roberto Ando « Viva la libertà » qui ressasse l’éternel problème de la classe politique italienne, sans toutefois faire encore autre chose que de s’indigner et d’en appeler de façon incantatoire à  la repolitisation et au réenchantement… Les belles paroles et les leçons de morale ne suffisent pas à révolutionner les hommes et leurs mœurs ! Les Italiens comme les Français ont sûrement la classe politique qu’ils méritent : elle est sans doute à leur image. Il n’y pas de société politique corrompue sans société civile corruptrice. Mais je ne pense pas  que la solution à cette « catastrophe » (selon le terme du film) consiste à accepter de se soumettre à la schlague allemande. Je n’oublierai jamais la lettre péremptoire adressée en pleine crise financière par le commissaire européen Olli Rehn à Guglio Tremonti (ministre italien de l'économie et des finances de 2008 à 2011) et le priant de répondre « in english »…. L’horreur absolue, une gifle à la démocratie, mais Rome s’est couchée ! Et à quel terrible spectacle avons-nous assisté lorsque le Premier ministre grec a proposé d’organiser un référendum sur la mise sous tutelle de son pays … On venait tuer la démocratie à domicile ! Pierre-André Taguieff a écrit en 2001 sur l’Union une phrase dure mais vraie: «  L’Europe est un empire gouverné par des super-oligarques, caste d’imposteurs suprêmes célébrant le culte de la démocratie après en avoir confisqué le nom et interdit la pratique » (« Les ravages de la mondialisation heureuse », in Peut-on encore débattre en France ? Plon – Le Figaro, 2001).

    Pour terminer l'entretien et élargir le propos, éloignons-nous (quoique) de l'Union européenne et parlons du Conseil de l'Europe, et de sa célèbre charte sur les langues régionales et minoritaires. D'aucuns décrient une atteinte d'une rare gravité contre le modèle républicain français. Qu'en pensez-vous ?


        Je ne peux que vous renvoyer à mon article récemment publié dans Marianne le 31 janvier 2014. Mon point de vue est clair : cette charte et ses promoteurs sont anti-républicains.

    Vous avez parfois dénoncé la dimension anglo-saxonne qui tend à caractériser de plus en plus le droit européen, incompatible selon vous avec le droit continental, et a fortiori avec le droit républicain français. En quoi consiste cette incompatibilité ? Quelles conséquences produit cette différence de nature entre les différents droits applicables en France ?

        Outre les vieilles différences de système juridique entre la common law et le droit continental, il y a surtout une différence culturelle colossale entre le multiculturalisme anglo-saxon et le modèle républicain français. Lorsque nous organisons des colloques juridiques communs entre l'université de Rennes 1, celle de Louvain-la-Neuve en Belgique et celle d'Ottawa, au Canada, je me rends compte que nous sommes tous francophones mais que les Belges et les Canadiens ne raisonnent pas comme nous. C’est frappant. Tous les conflits qui traversent actuellement la société française résultent de cette confrontation entre le modèle républicain et le multiculturalisme (féminisme compris) anglo-saxon. Et vous remarquerez que tous ces conflits atterrissent dans la Constitution puisque c’est elle qui fonde notre contrat social et notre « tradition républicaine » (cf. révisions sur la Nouvelle-Calédonie, l’organisation décentralisée version fédéralisme asymétrique, parité, Europe, langues régionales, etc …). C’est incontestablement notre « identité constitutionnelle » qui est en jeu. 

    Vous avez mentionné plus tôt la Cour européenne des Droits de l'Homme, parlons-en. Ses juges sont réputés pour les controverses politiques que créent leurs jugements dans certains États, et plus généralement pour l'interprétation extensive qu'ils auraient de leur office. La justice ayant pour but de faire appliquer les lois qu'une société se donne, et en l'absence de société européenne, quelle est la légitimité d'une justice européenne s'appliquant uniformément à des pays de cultures et de traditions différentes ? Quelle place et quel crédit accorder à la supranationalité normative ?

        Vous savez, Jean Foyer, quand il était garde des sceaux du général de Gaulle, avait compris que si le texte de la Convention européenne des droits de l’homme ne soulevait aucune objection en lui-même, c’est l’existence d’une Cour chargée de l’interpréter qui allait poser de graves problèmes de souveraineté. Il avait donc mis le général de Gaulle en garde contre le risque qu’il y avait à placer ainsi la France sous tutelle de juges européens. Au Conseil des ministres suivant, après que Couve de Murville eut exposé l’intérêt de ratifier la Convention, le Général conclut, en s’adressant à son garde des Sceaux: « J’ai lu votre note. Vous m’avez convaincu. La Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée ». Il lui avait précédemment enseigné : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit ». Et il avait raison. Le droit n’est légitime que s’il traduit la volonté populaire, la « supranationalité » normative n’est évidemment pas légitime dès lors qu’elle échappe au contrôle des représentants de la nation.

    Anne-Marie Le Pourhiet (Cercle Poincaré, 2 mars 2014)

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  • Michéa face à la stratégie Godwin...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le philosophe Jean-Claude Michéa, publié dans l'hebdomadaire Marianne (n°871, du 20 décembre 2013 au 3 janvier 2014) et consacré aux attaques par les chiens de garde du système dont il fait l'objet depuis plusieurs mois...

     

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    Michéa face à la stratégie Godwin

    Marianne : Un hebdomadaire faisait sa une, il y a quelques semaines, sur les «néocons», vous bombardant comme l'idéologue le plus emblématique d'une véritable lame de fond identitaire, souverainiste et protectionniste, et amalgamant votre nom à celui de Marine Le Pen, soi-disant admirative de vos écrits. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

    Jean-Claude Michéa : N'exagérons rien ! Le magazine de François Pinault a d'ailleurs bien pris soin - sans doute pour brouiller un peu plus les pistes - d'inclure également, dans sa liste noire des «néoconservateurs à la française», des personnalités telles que Régis Debray, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Benoît Hamon ou Yves Cochet. Liste dont l'absurdité devrait sauter aux yeux puisque la nébuleuse «néoconservatrice», telle qu'elle a pris naissance aux Etats-Unis, est plutôt connue pour son soutien constant aux politiques de Reagan et de Bush père et fils - trois présidents qu'il est difficile de tenir pour de farouches contempteurs du capitalisme ! Naturellement, la pratique qui consiste à inverser délibérément le sens des mots afin de rendre plausibles les amalgames les plus fantaisistes n'a rien de nouveau.

    Clemenceau et Staline avaient ouvert la voie - le premier en forgeant, en 1906, la notion de «complot anarcho-monarchiste» et le second, dans les années 30, celui d'«hitléro-trotskisme». Ce qui est nouveau, en revanche, c'est l'agenda idéologique qui préside à ce type d'amalgame. Au XXe siècle, en effet, les évangélistes du capital se contentaient généralement de dénoncer la «main de Moscou» dans toute critique - fût-elle simplement keynésienne - de l'économie de marché. Or, une telle stratégie est devenue sans objet une fois l'empire soviétique disparu et actée la conversion définitive des gauches occidentales au culte du libéralisme économique et culturel. De ce point de vue, c'est certainement la publication, en 2002, du Rappel à l'ordre, de Daniel Lindenberg (ouvrage qui entendait déjà dresser la liste des «nouveaux réactionnaires»), qui symbolise au mieux la nouvelle donne idéologique. Ce petit livre, écrit à la demande de Pierre Rosanvallon (alors l'un des membres les plus actifs du Siècle, le principal club de rencontre, depuis 1944, de la classe dirigeante française), est en effet le premier à avoir su exposer de manière aussi pédagogique l'idée selon laquelle le refus «d'acquiescer à l'économie de marché» et l'attachement corrélatif aux «images d'Epinal de l'illibéralisme [sic]» constituait le signe irréfutable du retour des «idées de Charles Maurras». C'est, bien sûr, dans le cadre de cette stratégie (que j'appellerais volontiers, en référence au point du même nom, la stratégie Godwin) qu'il faut interpréter la récente initiative du Point (magazine dont la direction compte d'ailleurs dans ses rangs certains des membres les plus éminents du Siècle). Tous ceux qui pensent encore que la logique folle de la croissance illimitée (ou de l'accumulation sans fin du capital) est en train d'épuiser la planète et de détruire le principe même de toute socialité ne devraient donc nourrir aucune illusion. Si, comme Bernard-Henri Lévy en avait jadis exprimé le vœu, le seul «débat de notre temps» doit être «celui du fascisme et de l'antifascisme», c'est bien d'abord au prétexte de leur caractère «conservateur», «réactionnaire» ou «national-nostalgique», que les contestations radicales futures seront de plus en plus diabolisées par les innombrables serviteurs - médiatiques, «cybernautiques» ou mandarinaux - de l'élite au pouvoir.

    De plus en plus de figures de la droite dure, d'Eric Zemmour à Alain de Benoist, le directeur de la revue «pour la civilisation européenne», Eléments, se réclament de vous depuis deux ou trois ans. Comment expliquez-vous cet intérêt, au-delà du simple bénéfice de voir vos écrits désosser idéologiquement la gauche molle ? Cela relève-t-il clairement d'une interprétation abusive de vos thèses ?

    J.-C.M. : Une partie de ce que vous appelez «la droite dure» a effectivement pris l'habitude de placer sa nouvelle critique du libéralisme sous le patronage privilégié de ses anciens ennemis, qu'il s'agisse de Jaurès, de Marx ou de Guy Debord [lire le dossier de décembre de l'excellente revue Fakir, justement intitulé «Quand Marine Le Pen cause comme nous»]. On doit certes s'interroger sur le degré de sincérité de ces hommages récurrents. Mais que cette droite puisse me citer aux côtés de ces grandes figures de la tradition radicale n'a donc, en soi, rien d'illogique. Je serais plus inquiet, en vérité, si ma critique du libéralisme culturel rencontrait l'approbation enthousiaste d'une Laurence Parisot ou d'un Pierre Gattaz. Il s'agit donc seulement de déterminer dans quelle mesure ce nouvel antilibéralisme de droite recoupe, ou non, une partie de la critique socialiste.

    Passons très vite sur le cas des véritables «néoconservateurs à la française», c'est-à-dire cette fraction de la droite classique qui, selon le mot du critique américain Russell Jacoby, «vénère le marché tout en maudissant la culture qu'il engendre». On comprend sans peine que ces «néoconservateurs» puissent apprécier certaines de mes critiques du libéralisme culturel (notamment dans le domaine de l'école). Le problème, c'est que leur vision schizophrénique du monde leur interdit d'utiliser ces critiques de façon cohérente. Si le libéralisme se définit d'abord comme le droit pour chacun de «vivre comme il l'entend» et donc «de produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou vendu» (Friedrich Hayek), il s'ensuit logiquement que chacun doit être entièrement libre de faire ce qu'il veut de son argent (par exemple, de le placer dans un paradis fiscal ou de spéculer sur les produits alimentaires), de son corps (par exemple, de le prostituer, de le voiler intégralement ou d'en louer temporairement l'usage à un couple stérile), ou de son temps (par exemple, de travailler le dimanche). Faute de saisir cette dialectique permanente du libéralisme économique et du libéralisme culturel, le «néoconservateur à la française» (qu'il lise Valeurs actuelles ou écoute Eric Brunet) est donc semblable à ces adolescents qui sermonnent leur entourage sur la nécessité de préserver la planète mais qui laissent derrière eux toutes les lumières allumées (analyse qui vaut, bien sûr, pour tous ceux, à gauche, qui vénèrent le libéralisme culturel, tout en prétendant maudire ses fondements marchands).

    Tout autre est la critique du libéralisme par les héritiers modernes de l'extrême droite du XIXe siècle. Sous ce dernier nom, j'entends à la fois les ultras qui rêvaient de restaurer l'Ancien Régime et les partisans de ce «socialisme national» - né des effets croisés de la défaite de Sedan et de l'écrasement de la Commune - qui, dès qu'il rencontre les conditions historiques de ce que George Mosse nommait la «brutalisation», risque toujours de basculer dans le «national-socialisme» et le «fascisme». Or, ici, l'horreur absolue que doivent susciter les crimes abominables accomplis au nom de ces deux dernières doctrines a conduit à oublier un fait majeur de l'histoire des idées. Oubli dont les moines soldats du libéralisme tirent aujourd'hui le plus grand bénéfice. C'est le fait que les fondateurs du socialisme partageaient consciemment avec les différentes droites antilibérales du temps un postulat anthropologique commun. Celui selon lequel l'être humain n'est pas, comme l'exigeait le libéralisme des Lumières, un individu «indépendant par nature» et guidé par son seul «intérêt souverain», mais, au contraire, un «animal politique» dont l'essence ne peut se déployer que dans le cadre toujours déjà donné d'une communauté historique. Bien entendu, en dehors de ce refus partagé des «robinsonnades» libérales (le mot est de Marx), tout, ou presque, séparait l'idéal socialiste d'une société sans classe dans laquelle - selon le vœu de Proudhon - «la liberté de chacun rencontrera dans la liberté d'autrui non plus une limite mais un auxiliaire», des conceptions alors défendues par la droite monarchiste et le «socialisme national». La première, parce que son intérêt proclamé pour les anciennes solidarités communautaires masquait d'abord son désir d'en conserver les seules formes hiérarchiques (le «principe d'autorité» de Proudhon). Le second, parce qu'en dissolvant tout sentiment d'appartenance à une histoire commune dans sa froide contrefaçon «nationaliste» il conduisait à sacrifier l'idéal d'autonomie ouvrière sur l'autel ambigu de l'«union sacrée». Comme si, en d'autres termes, un métallurgiste lorrain ou un pêcheur breton avaient plus de points communs avec un riche banquier parisien qu'avec leurs propres homologues grecs ou anglais.

    Pensez-vous que la réconciliation de la gauche moderne avec les dogmes de l'anthropologie libérale soit irréversible ?

    J.-C.M. : Ce sont hélas eux qui expliquent qu'on ne puisse trouver beaucoup d'esprits, à gauche, encore capables de critiquer - comme jadis Engels - la dynamique aveugle qui conduit peu à peu le marché capitaliste à «désagréger l'humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière» (ou - version saint-simonienne - à transformer la société en «une agrégation d'individus sans liens, sans relations et n'ayant pour mobiles que l'impulsion de l'égoïsme»). Et qui expliquent donc aussi pourquoi, de nos jours, ce sont des intellectuels issus de la droite anticapitaliste qui parviennent le plus souvent (sous des formes, on s'en doute, souvent très ambiguës et parfois même ouvertement antisémites) à proposer - à l'image, effectivement, d'un Alain de Benoist - certaines des critiques les plus lucides de l'individualisme libéral, de ses fondements anthropologiques et de ses conséquences morales et culturelles désastreuses sur la vie quotidienne des gens ordinaires. Critiques qui constituaient, il y a trente ans encore, l'un des axes majeurs des contestations radicales du capitalisme mais qui ont aujourd'hui presque entièrement disparu du discours de la gauche.

    Cette situation paradoxale - qui n'est, encore une fois, que la contrepartie logique de la conversion de la gauche à l'idée que le capitalisme est «l'horizon indépassable de notre temps» - n'a évidemment rien pour enthousiasmer les partisans d'une sortie aussi «civilisée» que possible du système capitaliste. Elle risque même de conférer une apparence de sérieux à cette stratégie Godwin qui est devenue l'idéologie du Siècle. Car, si le vide idéologique créé par les renoncements successifs de la gauche ne devait plus être rempli que par les seuls penseurs issus de la droite radicale (quels que soient leurs mérites individuels), ce serait, en effet, un jeu d'enfant pour les Godwin boys de convaincre les nouvelles générations (déjà privées par les réformes libérales de l'école de toute culture historique un peu solide) que ce qui constituait jadis l'essence même du socialisme ouvrier ne représente, en fait, qu'une idéologie «nauséabonde» et «réactionnaire». Il suffirait, en somme, de marteler avec encore un peu plus d'aplomb que toute volonté de protéger les peuples de la folie du capitalisme globalisé ne peut être, par essence, que «barrésienne, avec juste ce qu'il faut de xénophobie» (Pascal Lamy, dans le Point du 19 janvier 2012). Dans cette hypothèse glaçante, les ultimes héritiers de la tradition révolutionnaire devraient donc apprendre très vite à vivre sous les lois d'un monde paradoxal (mais dont Orwell, avec sa double intuition d'une «novlangue» et d'une «police de la pensée», avait su anticiper le principe). Celui où, d'un côté, et pour la première fois dans l'histoire moderne, toute opposition officielle à la dynamique aveugle du capital aurait définitivement disparu, mais dans lequel, simultanément, les nuisances de cette dynamique seraient devenues plus manifestes que jamais. Sombre hypothèse, assurément. Mais qui a prétendu que la révolution serait un dîner de gala ?

    Jean-Claude Michéa, propos recueillis par Aude Lancelin (Marianne, 4 janvier 2013)

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  • Zemmour répond au Point...

    Dans une chronique vigoureuse, datée du 29 novembre 2013, Eric Zemmour répond au magazine Le Point et à son dossier sur les "nouveaux conservateurs à la française"...

     


    "Non, les conservateurs, ce sont eux !" par rtl-fr

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  • Le Point découvre un complot néocons...

    Nous reproduisons ci-dessous une analyse de François Bernard Huyghe, cueilli sur son site huyghe.fr et consacré au dossier du magazine Le Point de cette semaine. Quand Franz-Olivier Giesbert (FOG) et ses petits camarades se livrent à une subtile opération de brouillage idéologique...

     

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    Le Point découvre un complot néocons

    Curieuse stratégie sémantique du Point qui, cette semaine, dénonce sur sa couverture "Les néocons", gens dont on nous révèle qu'ils "détestent" l'Europe, le libéralisme et la mondialisation, qu'ils représentent "le triomphe de l'idéologie du repli" et qu'ils on des "réseaux à gauche et à droite". La photo de la même couverture montre un château de sable, dont la dérisoire fragilité, rassure ceux que le titre aurait affolés et qui songeraient déjà à émigrer avant qu'on n'ouvre des Guantanamo en France.
     
    Des noms ? Outre les inévitables et médiatisés Zemmour ou Polony, sont convoqués au tribunal Chevénement, Marine Le Pen, Montebourg,  Guaino, Debray, Buisson, Michéa, Dupont-Aignan, Cochet, c'est-à-dire des gens qui s'inscrivent sur un arc allant de l'extrême-droite à l'extrême-gauche de l'éventail politique mais à qui le journal prête une triple phobie commune (libéralisme, mondialisation, Bruxelles). Cela les mettrait dangereusement en contradiction avec le sens de l'histoire : leur vrai ancêtre, révèle le Point, est Maginot, constructeur de la ligne du même nom et que symbolisait le château de sable (passons sur le fait que le très modéré général Maginot, ministre de Millerand ou de Tardieu puisse difficilement être considéré comme un ultra-réac en rupture avec les valeurs de son époque). 
    Par ailleurs, si l'on prend le critère du "contre", pourquoi ne pas intégrer Abdelhakim Dekhar qui a attaqué BFM, Libération et la Société Générale - symboles incontestables de la même trilogie libéralisme, EU, mondialisation - dans la liste ? Ou Besancenot ? Ou les bonnets rouges ?

    Cela rappelle un peu l'affaire dite des "nouveaux réactionnaires", un pamphlet ("Le rappel à l'ordre") de D. Lindenberg publié il y a onze ans et qui, d’Alain Finkielkraut à Jacques Julliard, de Philippe Sollers à André Glucksmann, de Michel Houelbeck à Alain Minc, de Luc Ferry à Pascal Bruckner, d'Alain Badiou à P. A. Taguieff, dressait la liste des auteurs coupables du même crime contre l'esprit. Crime dont l'auteur semblait penser qu'il consisterait à trahir leur mission d'intellectuels en prenant fait et cause contre le voile islamique, en s'inquiétant des émeutes de banlieue ou en réclamant de la discipline à l'école. 

    Bien entendu, les critères de Lindenberg (ne dénonçant que des intellectuels et s'appuyant sur des critères plus "sociétaux" pour définir le crime) ne sont pas ceux du Point, plus droitiers. Les premiers conspirateurs (ceux du "rappel à l'Ordre") sont plutôt des anti bobos se réclamant de la République, les seconds, ceux du Point, sont décrits comme des nuls en économie, frileusement repliés sur la Nation. L'hebdomadaire se place surtout du point de vue d'un supposé réalisme économique, même s''il doit concéder qu'il se trouve aussi des économistes sérieux pour contester les bienfaits de l'euro et du lasser-passer. 
    Le Point a parfaitement le droit de chanter les bienfaits du libre-échange, de la commission européenne et de la mondialisation heureuse. Et de considérer tous ceux qui pensent autrement comment destinés aux poubelles de l'histoire (mais en ce cas, pourquoi nous peindre leurs rapprochements supposés comme redoutables ?). On peut moins apprécier  la technique du "Machin à rencontré Truc qui a voté Chose qui, comme lui, est hostile à l'Otan..". Passons... Si l'hebdomadaire s'était borné à s'en prendre aux souverainistes ou au eurosceptiques, et à leur prêter des niaiseries et des connivences, en titrant "tous nuls en économie", il n'y aurait rien à redire, nous resterions dans le cadre du débat, primaire, mais du débat.

    Notre embarras vient l'emploi du terme "néocons" qui a une connotation historique précise : la guerre d'Irak . À l'époque, tout le monde (y compris l'auteur de ses lignes) écrivait sur ces idéologues qui avaient poussé G.W. Bush à  renverser le régime de Bagdad (en attendant, espéraient-ils de s'en prendre à la Syrie, à l'Iran). Passons sur le fait que probablement 100% de ceux qu'épingle le Point aient été opposés à cette guerre.
    Le problème est que les néocons américains sont des partisans affirmés de la mondialisation et du libre-échange planétaire. Quant à l'U.E. c'est une institution dont ils ne cessent de faire l'éloge, le seul reproche qu'ils aient fait  à lui faire  étant que certains États européens (qui n'ont pas suivi en Irak)  profitent  de la protection militaire américaine mais refusent de s'engager dans des conflits qui intéresse le camp des démocraties.
    L’essentiel du discours néo-conservateur est un  mélange de scepticisme et d’idéalisme.  Scepticisme à l'égard du multilatéralisme des concessions, des solutions diplomatiques. Les néocons sont  persuadés de l’excellence des principes de liberté incarnés par l’Amérique et, en ce sens, ils ont bien davantage le culte des droits de l’homme que d’autres situées plus à leur gauche. Surtout, ce sont des wilsoniens musclés : ils pensent qu’ils ont le devoir de faire un usage moral du pouvoir militaire pour combattre ce qu'ils appellent les quatre fascismes : nationaliste, nazi, (brun), communiste (rouge) et islamiste (vert). Quand des néocons emploient des formules aussi niaise que «An end to Evil» (il faut mettre fin au mal, titre d’un best-seller de Richard Perle), ils sont moins utopistes qu’optimistes. 

    Ils croient que les dictatures ne demandent qu’à s’effondrer et les peuples qu’à adopter la démocratie, une fois débarrassés de leurs tyrans. Ils croient que l’adversaire n’est jamais fort que de votre propre faiblesse. Ils croient que l’Histoire leur a donné raison sous Reagan et sous G.W. Bush. Ils croient que l’audace paie toujours et le compromis jamais. Ils croient que leur modèle étant le meilleur tout homme doté de raison et à qui on donne la liberté de l’information et du choix, finira par l’adopter avec reconnaissance.Ils croient qu'il faut affirmer toujours des valeurs universelles démocratiques et lutter contre tous les relativismes.
     Ajoutons que les néoconservateurs ont dit du bien de Sarkozy au moment de la Libye, de Hollande au moment du Mali et de Fabius au moment de la négociation avec l'Iran. Tandis que, pour la presse néoconservatrice Chevénement est un paléo-stalinien et Marine Le Pen, une dangereuse chauvine populiste.

    À ce compte, en jouant sur le sens du mot "liberal" outre-Atlantique, où il est à peu près équivalent de "gauchiste" ou de "soixante-huitard" chez nous, pourquoi ne pas titre "les néo-libéraux attaquent",  pour présenter  un numéro sur Christine Taubira, Nicolas Demoran et Cécile Duflot ?

    François-Bernard Huyghe (huyghe.fr, 29 novembre 2013)

     

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