Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jean-claude michéa - Page 17

  • Michéa contre le libéralisme

    A l'occasion de la sortie en collection de poche du livre de Jean-Claude MichéaL'empire du moindre mal, nous reproduisons ici un article de Pierre Bérard, initialement paru dans la revue Eléments (n°128, printemps 2008).

    images.jpg
      Jean-Claude Michéa contre le « moindre mal » du « meilleur des mondes » libéral !

     

    Auteur fondamental, Jean-Claude Michéa s'est toujours opposé à la « servitude libérale ». Son dernier essai s'inscrit dans cette veine, et l'approfondit : L'« empire du moindre mal », c'est notre civilisation. Dont l'état est plutôt morose...

    À l'opposé des «mutins de Panurge», ces légions de faux rebelles que le « système » fabrique à la chaîne pour qu'ils saturent de leurs bavardages l'espace dévolu à la contestation autorisée, Jean-Claude Michéa n'est pas un subversif à gages. Il est inconnu à la télévision et pratiquement impossible à interviewer. Disciple d'Orwell et de Christopher Lasch, il publie avec L'empire du moindre mal un livre brillant et, certes, érudit, mais troussé d'une ironie mordante qui donne à sa lecture un indéniable plaisir.

    La thèse soutenue dans ce livre peut se résumer de manière lapidaire. Contrairement à ce que l'on entend souvent dire, il n'y a pas lieu de distinguer le libéralisme politique et culturel défini comme l'avancée illimitée des droits et la libération permanente des mœurs, qui a les faveurs de la « gauche », du libéralisme économique, qui rallie les suffrages de la «droite ». Si le libéralisme réellement existant présente plusieurs facettes, il est conceptuellement tout d'un bloc, chacun de ses aspects s'articulant logiquement à tous les autres. C'est un ensemble cohérent au point qu'adopter l'un de ses fragments, c'est aussitôt devoir s'accommoder de tous les autres.

    Pour dissiper la persistante confusion intellectuelle qui préside à l'utilisation de ce vocable polysémique, Michéa se livre d'abord à une étude généalogique de la pensée libérale, dont il situe classiquement les prémisses au XVIIe siècle. Les penseurs de cette époque rompent en effet avec l'humanisme de la Renaissance et introduisent de nombreux paradigmes novateurs qui bouleversent l'ancienne représentation du monde. Le premier de ces paradigmes apparaît avec l'invention de la science expérimentale de la nature et la physique galiléenne, «l'un des traits les plus singuliers de l'Occident moderne».

    Généalogie du libéralisme

    Cette véritable révolution théorique donne à la notion de progrès une «assise métaphysique particulièrement solide », qui favorise la croyance selon laquelle l'extension de la méthode galiléenne à l'étude de la nature humaine pourra, à l'avenir, permettre de développer une véritable «physique sociale» et créer ainsi les conditions indispensables, enfin «scientifiques» et «impartiales », pour résoudre le problème du politique. Hobbes et Spinoza sont les premiers, alors, à définir les postulats de cette «science politique» dont Auguste Comte reprit plus tard l'ambitieux dessein. Selon Michéa, il ne fait aucun doute que la révolution galiléenne a forgé une grande partie des outils philosophiques nécessaires au déploiement de l'imaginaire moderne, dont le libéralisme constitue l'énoncé le plus radical.

    Un second paradigme surgit simultanément d'une réflexion sur les guerres de religion qui, pendant des décennies, ont mis le continent à feu et à sang. Par leur ampleur, ces conflits ont causé un traumatisme durable et tous aspirent désormais à la paix civile. Question posée: comment éviter à l'avenir la «guerre de tous contre tous» ? Forme de guerre qui serait, selon l'hypothèse de Hobbes, la guerre «primitive» par excellence. La hantise du «plus-jamais-ça» conduit alors les penseurs à définir les conditions qui permettront au genre humain de bannir définitivement ce type de conflit. Ce refus une fois établi, la seule guerre qui demeure imaginable est la guerre de l'homme contre la nature, guerre de substitution conduite avec les armes de la science et de la technologie. Dans cette perspective, se rendre « comme maître et possesseur de la nature », selon le mot d'ordre prométhéen formulé par Descartes, devient un impératif moral. Transférer dans le travail d'arraisonnement de la nature l'énergie précédemment consacrée à la guerre peut être considéré comme une revanche du marchand, figure jusqu'alors universellement méprisée. Cette évolution vers le «doux commerce», la «vie tranquille» et un «repos historique bien mérité », en sollicite deux autres. En effet, si les «deux principales causes de la folie guerrière sont, d'une part, le désir de gloire des Grands et, de l'autre, la prétention des hommes [...] à détenir la Vérité sur le Bien», il va s'agir dorénavant de «déconstruire» l'idée même de vertu héroïque (et la disposition au sacrifice ultime qu'elle encourage), et de dénoncer l'arrogance de ceux qui s'estiment compétents pour décider du salut des autres pour leur imposer une conception de la « vie bonne » (forcément arbitraire). Le travail de «démolition du héros» (selon l'heureuse expression de Paul Benichou) est mené à terme aussi bien par Port-Royal et l'augustinisme janséniste que par La Rochefoucauld, qui dépouillent la « gloire» de son aura historique en la rabattant sur des explications prosaïques, comme l'amour-propre et l'intérêt privé. Le sublime n'est plus que le masque de l'hypocrisie.

    « Les structures impersonnelles du marché et du droit »

    Cette évolution démystificatrice fait dire à Michéa que la « modernité occidentale apparaît [...] comme la première civilisation de l'histoire qui ait entrepris de faire de la conservation de soi le premier (voire l'unique) souci de l'individu raisonnable, et l'idéal fondateur de la société qu'il doit former avec ses semblables ». Ce déblayage radical de l'ancienne éthique de la honte et de l'honneur prépare évidemment le terrain à l'irrésistible assomption du « bourgeois », comme le note encore Michéa : «L'essence de l'Homme va commencer à être lue de manière privilégiée à travers le modèle du bourgeois, ce négociant bien commode, que toute l'époque s'accorde maintenant à définir comme prosaïque, paisible et inoffensif». Évolution dont Nietzsche a parfaitement résumé le parcours dans un aphorisme de son livre Aurore 173) où il écrit que dans une société « qui adore la sécurité comme la divinité suprême », le travail constitue nécessairement la «meilleure des polices».

    Quant à l'idée, désormais réputée criminelle, selon laquelle il serait légitime de conserver à la société un socle de valeurs communes lui conférant, dans la perspective du « bien commun », une cohérence culturelle sans laquelle le vivre ensemble pourrait s'avérer problématique, il n'en est plus question pour les modernes, selon qui l'harmonie implique « qu'il n'y ait plus jamais lieu de faire appel à la vertu des sujets ».

    Une fois posés ces linéaments, l'auteur peut exposer le « double mouvement parallèle qui conduit le libéralisme philosophique à proposer l'utopie d'une société rationnelle, plaçant le fondement même de son existence pacifiée dans la seule dynamique des structures impersonnelles du Marché et du Droit», chacune de ces instances étant appelée à fonctionner de manière «mécanique» (sur le modèle des théories physiques) sans qu'il n'y ait plus jamais nécessité de convoquer une morale surplombante ou de faire appel à la vertu des sujets. Michéa concède bien volontiers que le libéralisme du droit, ou libéralisme politique, est historiquement distinct du libéralisme du marché, mais, souligne-t-il, l'un et l'autre sont dans les faits historiquement adossés et avancent de conserve, s'épaulant théoriquement.

    Le postulat inaugural du libéralisme politique est la neutralité axiologique de l'État, simple organisme de régulation et d'harmonisation de libertés individuelles désormais concurrentes. Son outil principal est le droit, dont la mission est d'assurer la primauté du juste sur le bien en se contentant d'ajuster au mieux les passions rivales. Le moins d'État possible donc (c'est l'État veilleur de nuit) et surtout, un «État qui ne pense pas». Ainsi s'opère la transition entre le gouvernement des hommes et la simple «administration des choses» (Saint-Simon).

    Michéa ne manque pas de souligner les nombreuses apories auxquelles conduit un pareil axiome. Car ce qui pourrait paraître judicieux dans l'épure se révèle à l'usage souvent hasardeux. Si chaque individu est, en effet, libre de vivre selon sa propre définition du bonheur, dès lors qu'elle n'entrave pas la liberté de ses semblables, «comment par exemple trancher d'une façon strictement "technique" entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public? Comment trancher entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion? »1. L'évolution continue des mœurs et la reconnaissance qu'exigent impérativement les nouvelles modes comportementales accentuent la pression que les «problèmes de société» exercent sur le cours de la justice au point que celle-ci n'a plus d'autre choix que de s'engager dans la «voie d'une régularisation massive de tous les comportements possibles et imaginables» et à ne trancher qu'en fonction des rapports de force.

    La «libération des mœurs» est devenue synonyme «d'avancée du droit» dans une surenchère incessante dont Philippe Muray sut tenir la chronique bouffonne avec une appétence et un humour auxquels Michéa n'est pas resté indifférent. Au final, qu'en résulte-t-il? Outre la multiplication des «victimes» et leur inexorable concurrence, c'est l'inflation de la chicane et, à terme, l'abolition des libertés. En effet, écrit Michéa, «comme n'importe quelle prise de position politique, religieuse ou morale suppose, si elle est cohérente, la critique des positions adverses, elle sera toujours, en droit, suspecte de nourrir une "phobie" (consciente ou inconsciente) à leur endroit. La "phobophobie" libérale (c'est à dire la "phobie" de tous les propos susceptibles de "nuire à autrui" en osant contredire son point de vue ou critiquer ses manières d'être) ne peut donc aboutir - à travers la multiplication des lois instituant le "délit d'opinion", et sous la menace permanente de procès en diffamation - qu'à la disparition progressive de tout débat politique "sérieux" et, à terme, à l'extinction graduelle de la liberté d'expression elle-même, quelle qu'ait été, au départ, l'intention des pouvoirs libéraux».

     

    MoutonsDePanurge.jpg

    Des alliages provisoires

    Dans son précédent livre2, Jean-Claude Michéa reconnaissait volontiers l'indéniable réussite d'un système qui s'est imposé à la presque totalité des hommes. Il reprenait cependant une intuition de Marcel Mauss développée par Cornelius Castoriadis et suggérant que l'utilitarisme ne pouvait pas être la cause principale de ces succès. Castoriadis écrit en effet ceci: « Le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas pu créer lui-même: des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc. Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d'eux mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables: l'honnêteté, le service de l'État, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique, devenues dérisoires, où seule comptent la quantité d'argent que vous avez empochée, peu importe comment, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la télévision »3. D'où l'analyse de Michéa, qui soutient que c'est parce que les conditions de l'égoïsme libéral n'étaient pas encore réalisées que le marché a pu conserver, un temps, équilibre et efficacité. Tout comme le mécanisme de la pendule est stabilisé par l'inertie du balancier, la dynamique du libéralisme fut longtemps canalisée par le stock de valeurs et d'habitus constitué dans les sociétés « disciplinaires » antérieures et que lui même est par nature incapable d'édifier. Ce stock une fois épuisé, l'échange marchand ne connaît plus de frein et sombre dans l'hubris.

    Le raisonnement de Castoriadis montre que le libéralisme n'est historiquement viable que si les communautés où son règne est expérimenté sont, sociétalement, suffisamment solides et vivantes pour en contenir les aspects dévastateurs. Cette solidité tient autant à l'enracinement des systèmes de limitations culturelles et symboliques depuis longtemps intériorisés qu'aux régulations politiques d'un État qui ne s'était pas encore résolu à n'être qu'une structure d'accompagnement « facilitatrice » des « lois du marché ». C'est ce qui explique, par exemple, que dans la France des années soixante (la France du général de Gaulle) la « croissance » connaisse un rythme soutenu et génère une augmen­tation réelle et générale du bien-être alors que, entre autres données sociologiques très parlantes, le taux de délinquance demeurait à son plancher. La prégnance des anciens modèles comportementaux était encore dominante, et c'est sur cette base qu'ont pu s'accomplir les « Trente Glorieuses ». Dans les années suivantes, quand s'estompe la préoccupation du collectif et que triomphent les ego « émancipés », promus tant par les doctrinaires libertaires que par les slogans publicitaires, tous ces anticorps commencent à se dissoudre4.

    La période actuelle constitue pour Michéa l'aboutissement ultime d'une logique libérale désormais sans ailleurs et donc livrée à sa propre démonie. D'un côté, l'extension indéfinie de la sphère marchande et, de l'autre la multiplication des conflits nés du relativis­me moral. Autant de luttes qui se traduisent par de nouvelles contraintes et l'établissement d'une société de surveillance aux mailles sans cesse plus serrées.

    Contre le style libéral

    Le refus radical que nourrit Jean-Claude Michéa à l'encontre du libéralisme peut sembler, à première vue, épouser des passions françaises assez largement partagées. Il n'en est rien cependant, puisque son refus est justement «radical» tandis que la majorité de nos contemporains, quelles que soient les préventions qu'ils affichent, continuent, imperturbablement, de se mouvoir politiquement dans le référentiel droite-gauche et adoptent, volens nolens, des modes de vie qui les inscrivent dans la dynamique du libéralisme triomphant. Plus que des adhésions formelles, ce sont des styles de vie que le libéralisme requiert et ce consentement, massivement fabriqué par l'industrie de la persuasion, lui est plus précieux que les connivences idéologiques proclamées à grand renfort de tambours. De ce point de vue, c'est une banale évidence, les dissidents ne sont pas légion.

    En se définissant, à la suite d'Orwell, comme « anarchiste tory », Jean-Claude Michéa se situe d'emblée au delà des polarités conformes, polarités caduques que d'innombrables faussaires maintiennent, consciemment ou par paresse, sous perfusion constante afin de différer l'irruption de nouveaux clivages. L' oxymore orwellien a le grand mérite de suggérer un positionnement qui renvoie les « affrontements » mis en scène par le système à leur nature publicitaire (et par conséquent, mystificatrice et anesthésiante) et à leur vérité impolitique5.

    Dans ces conditions, il va de soi que Michéa se veuille réfractaire à une « gauche » qu'il étrille autant que possible. S'il n'est pas « de gauche », il se réclame, en revanche, du socialisme inaugural et sait fort bien, comme l'a établi Marc Crapez6, que ce socialisme français s'est fondu dans la «gauche» pour s'y abolir à la fin du XIXe siècle. Ce qui distinguait ce socialisme «utopique» (syntagme dépréciatif que lui accolèrent les tenants du «matérialisme dialectique ») était un double refus de l'Ancien Régime et de la modernité bourgeoise. Spontanément opposés à cette modernité bourgeoise, les socialistes de cette époque affirmaient le primat du social et refusaient d'envisager l'individu comme une monade détachée du corps organique de la communauté. C'est aussi pourquoi, contre Marx et ses épigones, ils se refusaient à définir l'économie comme étant toujours et partout déterminante «en dernière instance ». Quoiqu'ils n'aient jamais conceptualisé ce qui leur paraissait comme une évidence, ils pensaient l'économie comme une réalité incorporée (« encastrée » selon l'expression de Polanyi) dans la texture sociale, toujours prééminente. Opposés tout aussi bien à l'Ancien Régime, ils ne rêvaient pas de «contre-révolution» et ne cherchaient pas à se réfugier dans l'utopie d'une restauration de la transcendance comme point d'appui de l'ordre social. Suffisamment «modernes» pour se défier de l'hétéronomie des sociétés antérieures, ils affirmaient le principe d'autonomie selon lequel les citoyens seuls ont mission de penser, sans le secours abusif du ciel, les formes d'un « être-ensemble» qui respecte l'héritage sans jamais se laisser envoûter par ses sortilèges.

    De la philia des Anciens à la common decency des prolétaires londoniens qui inspirèrent Orwell, il y a un fil d'Ariane et comme un réservoir inexploré de valeurs. C'est dans ce trésor que Jean-Claude Michéa nous propose de puiser les armes théoriques du combat nécessaire contre l'horreur libérale.

    Pierre BÉRARD

     

    1. «Jean-Claude Michéa et la servitude libérale», propos recueillis par Élisabeth lévy; in Le Point, 6 septembre 2007.

    2. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002, 185 p.

    3. Cornelius Castoriadis, La montée de l'insignifiance, Seuil, 1996. Cf. en particulier le chapitre intitulé «le délabrement de l'Occident», p. 68.

    4. Jean-Claude Michéa ne se prive pas de dénoncer l'imposture de Mai 68. Cet épisode constitue selon lui un moment clef pour avoir "fait table rase» des derniers obstacles à la marchandisation généralisée. Principale victime de cette «terrible confusion», le peuple, qui n'aura connu d'autre changement que le «remplacement du vieux despotisme de l'avenue Foch par la tyrannie, indéniablement plus décorative, de la place des Vosges et du Marais».

    5. Selon Carl Schmitt, cité par Michéa p. 16-17, il n'y a pas de politique libérale sui generis, mais seulement une critique libérale de la politique.

    6. Marc Crapez, Naissance de la gauche, suivi de Précis d'une droite dominée, Michalon, 1998.

     

    o Jean-Claude Michéa, L'empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Champs Flammarion, 2010, 8€.

     

     

     

    Lien permanent Catégories : Textes 1 commentaire Pin it!
  • L'empire du moindre mal

    L'empire du moindre mal, le dernier essai de Jean-Claude Michéa, initialement paru aux éditions Climats en 2008, sort en poche dans la collection Champs chez Flammarion. C'est l'occasion pour ceux qui ne l'auraient pas encore fait de découvrir cet auteur essentiel dont la clarté, la justesse et la subtilité des analyses sont remarquables.

    jean-claude michéa,michéa

     

    " L'ambition du libéralisme est d'instituer la moins mauvaise société possible, celle qui doit protéger l'humanité de sa folie idéologique. Pour ses partisans, c'est la volonté d'instituer le règne du Bien qui est à l'origine de tous les maux accablant le genre humain. C'est en ce sens que le libéralisme doit être compris, et se comprend lui-même, comme la politique du moindre mal. Il fait donc preuve d'un pessimisme profond quant à l'aptitude des hommes à édifier un monde décent. Cette critique de la « tyrannie du Bien » a un prix. N'exigeant rien de ses membres, cette société fonctionne d'autant mieux quand chaque individu se consacre à ses désirs particuliers sans céder à la tentation morale. Comment expliquer alors que cette doctrine, à mesure que son ombre s'étend sur la terre, reprenne, un à un, tous les traits de son plus vieil ennemi, le meilleur des mondes, jusqu'à se donner, à son tour, pour objectif final la création d'un homme nouveau ? Ce livre décrit ce processus, et son aboutissement, tant dans sa version économiste, centrée sur le Marché et traditionnellement privilégiée par la « Droite », que dans sa version culturelle, centrée sur le Droit, et dont la défense est désormais la seule raison d'être de la « Gauche ». Il saisit admirablement la logique libérale dans le déploiement de son unité originelle tout en élaborant les fondements d'une société décente coïncidant avec la défense de l'humanité elle-même. D'une densité et d'une ambition exceptionnelles, il redonne toute sa place à la figure de l'homme révolté à un moment où beaucoup la souhaiteraient voir disparaître."

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • Jean-Claude Michéa : Orwell, la gauche, l’anti-totalitarisme et la common decency

    Le Magazine littéraire a publié dans son numéro de décembre 2009 un entretien de Jean-Claude Michéa avec Elisabeth Lévy sur Georges Orwell. Nous reproduisons ici ce texte mis en ligne par la revue du Mauss permanente.

    Michea.jpg
    Orwell, la gauche, l’anti-totalitarisme et la common decency

    Orwell est en quelque sorte le père de la pensée antitotalitaire. Maintenant que l’antitotalitarisme est hégémonique et que, conjugué avec le règne sans partage du marché, il prétend accoucher de la fin de l’histoire, n’est-il pas dépassé par ses idées devenues folles ? Autrement dit, Orwell n’est-il pas un penseur pour le XXème siècle ?

    Je ne partage pas du tout votre optimisme. En réalité, ce qui est devenu hégémonique, depuis la promotion médiatique des « nouveaux philosophes » », c’est essentiellement l’usage libéral du concept de totalitarisme. Soit, en d’autres termes, une version extraordinairement appauvrie de la vieille doctrine des « droits de l’homme » - généralement réduite, pour les besoins de la cause, à l’improbable « lutte citoyenne » contre « toutes les formes de discrimination » - et qui, en suggérant une image convenue de « l’empire du mal », a surtout servi à légitimer le repli massif du clergé intellectuel sur les dogmes fondateurs du libéralisme économique, politique et culturel. Or ce qu’Orwell s’efforçait de saisir sous le terme alors naissant de « totalitarisme » est autrement plus original et profond (on ne devrait d’ailleurs jamais oublier que ses théorisations n’ont pas été forgées dans la tour d’ivoire d’un campus universitaire mais bel et bien à l’épreuve du feu, c’est-à-dire à partir de l’expérience directe - dans le Barcelone de 1937- du stalinisme réellement existant et de la terrible chasse à l’homme dont lui-même et ses camarades du POUM avaient fait l’objet dès leur retour du front d’Aragon). Au-delà des mécanismes classiques de la terreur policière, il a en effet très vite compris qu’aucune organisation totalitaire ne pourrait durablement fonctionner sans le développement d’un nouveau type d’ « intellectuel » (il incluait sous ce nom, à la suite de Burnham, tous ceux qui sont préposés à l’encadrement technique, managérial et culturel du capitalisme avancé) et de sa pratique spécifique : l’Idéologie. Non pas au sens marxiste du terme (un discours qui rationalise inconsciemment des intérêts de classe) et encore moins au sens libéral (toute espèce de conviction morale ou philosophique visant à exercer ses effets au-delà de la sphère privée). Mais au sens d’un régime mental inédit (du moins à cette échelle), plongeant ses racines dans l’amour du pouvoir, et de nature à induire chez ses zélés pratiquants une anesthésie générale du sens moral. C’est, en dernière instance, cette absence totale de scrupules qui explique, selon Orwell les autres traits de l’Idéologie : d’une part une perte stupéfiante du sens de la réalité (« il ment comme un témoin oculaire » aimaient à plaisanter les soviétiques) de l’autre celle de tout sens esthétique et de tout sentiment de la langue écrite et parlée (si la « LTI » de Victor Klemperer représente , de ce point de vue, le pendant national-socialiste du « duckspeak » stalinien, il est cependant nécessaire de noter qu’Orwell décelait certaines prémisses de cette corruption moderne du langage dans le jargon des « experts » et des journalistes de son époque). Or non seulement, comme chacun peut le constater, ce nouveau type humain a survécu sans dommage à la chute du mur de Berlin mais il devrait être évident, à l’ère du « politiquement correct », de la consommation dirigée et du nouveau « management » capitaliste, qu’il se porte comme un charme, au point d’avoir été cloné de façon industrielle. C’est là, du reste, un phénomène qu’Orwell avait clairement anticipé : « D’après tout ce que je sais - écrivait-il ainsi en 1945 - il se peut que lorsqu’Animal Farm sera publié, mon jugement sur l’Union soviétique soit devenu l’opinion généralement admise. Mais à quoi cela servira-t-il ? Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment ». Dans ces conditions, on peut raisonnablement s’interroger sur la solidité réelle de cette supposée « hégémonie » du discours « antitotalitaire ». Si Orwell a raison, il est même possible que le retour inévitable (selon la loi des cycles idéologiques) d’un certain degré de critique anticapitaliste s’accompagne à nouveau d’une remise en question du concept de « totalitarisme » - conformément au principe particulièrement stupide qui veut que les ennemis de nos ennemis soient nécessairement nos amis (l’« islamophobie » pourrait, dans cette hypothèse, constituer l’un des substituts les plus présentables du vieil « antisoviétisme primaire »). Si tel était le cas, il faudra en conclure que nos élites intellectuelles - à l’image de ces émigrés retrouvant leurs privilèges après la chute de l’Empire - n’auront rien appris ni rien oublié. Tel est souvent le prix à payer - remarquait d’ailleurs Orwell - pour le rêve d’une société « dans laquelle ce serait enfin l’intellectuel qui tiendrait le fouet »).

     

    Je ne voudrais pas vous peiner, mais Orwell ne nous apprend-il pas qu’il faut préférer le moindre mal au mal tout court, comme le montre son patriotisme résolu pendant la guerre ?

    Vers la fin de sa vie Orwell a effectivement écrit, dans l’un de ses carnets d’hôpital, qu’en politique « il ne s’agit jamais que de choisir le moindre de deux maux ». Mais c’est uniquement parce qu’il faisait alors allusion à son positionnement personnel durant la deuxième guerre mondiale et donc à ces situations historiques extrêmes « auxquelles on ne peut trouver d’issue qu’en se comportant en forcené ou en dément » (tout en ajoutant que même dans de telles situations « il faut réussir à maintenir inviolée une part de soi-même »). On est donc très loin du discours tenu par les libéraux. Pour ces derniers, en effet, ce qui a toujours fondé leur appel à une politique du moindre mal, ce n’est pas tant l’existence toujours possible de telles situations historiques (et l’époque des guerres civiles de religion en était assurément une). C’est, plus fondamentalement, la nature même de l’homme, dont il faudrait toujours attendre le pire, pour peu qu’il refuse d’écouter la seule voix de son intérêt bien compris. Une telle hypothèse métaphysique est évidemment aux antipodes des idées d’Orwell sur la décence « naturelle » des travailleurs et des simples gens, telle qu’il l’avait découverte à Wigan et sur le front espagnol. Le péché philosophique originel des libéraux c’est, en somme, d’avoir transformé en vérité anthropologique universelle ce qui n’était éventuellement que la vérité provisoire d’une situation particulière ; oubliant du même coup que si l’homme est de toute évidence capable du pire, il est tout autant capable du meilleur, dès lors que le contexte et les circonstances ne s’y opposent pas radicalement. Et le socialisme d’Orwell (la « société décente ») reposait justement sur cette conviction profonde qu’il était encore possible d’édifier un contexte politique, social et culturel susceptible d’encourager en permanence les individus à donner, autant qu’il est possible, le meilleur d’eux-mêmes. On peut certes trouver utopique le projet d’une telle société. Mais il n’y aurait aucun sens à présenter celle ci comme un « moindre mal ».

     


    Orwell établit une distinction entre la gauche et le socialisme. Et vous avez fort bien montré comment la gauche, par sa naissance même comme parti du mouvement, était logiquement devenue la meilleure alliée du capitalisme (ce qui signifie d’ailleurs qu’il n’y a plus de grande différence entre elle et la droite et que ces catégories ne sont guère utiles). Êtes vous, avec Orwell, le défenseur d’une gauche non moderne ou d’un socialisme conservateur, bref d’un anarchisme tory ? Ne sont-ce pas des oxymores ?

    Ce ne sont des oxymores qu’à l’intérieur du dispositif idéologique légué par les courants dominants de la philosophie des Lumières (il faut donc en exclure cette tradition du républicanisme « néo-romain » dont Orwell - Crick l’a souligné - était souvent assez proche). Pour les élites intellectuelles du XVIIIe siècle, en effet, il s’agissait avant tout de tracer une ligne de démarcation infranchissable entre les partisans du « Progrès » et de la « Raison » (ce qu’on appellerait bientôt la « Modernité ») et les tenants d’un passé ténébreux, que les progressistes les plus radicaux assimilaient en bloc à l’absurde système « féodal » et à son cortège de superstitions populaires, de coutumes ridicules et de préjugés inacceptables. L’ambiguïté d’un tel dispositif - dans lequel Engels voyait le « règne idéalisé de la bourgeoisie » - saute immédiatement aux yeux. D’une part il a conduit à ancrer le libéralisme - moteur principal de la philosophie des Lumières - dans le camp des « forces de progrès » (on sait d’ailleurs que Constant, Bastiat et Tocqueville siégeaient à la gauche, voire à l’extrême gauche, du Parlement). De l’autre, il a contribué à rendre d’avance illisible la critique socialiste originelle puisque celle-ci allait précisément naître d’une révolte contre l’inhumanité de l’industrialisation libérale et l’injustice de son Droit abstrait (ce qui explique, au passage, qu’un Marx - à la différence d’une Marie-George Buffet ou d’un Olivier Besancenot - n’aurait jamais songé à se revendiquer de la Gauche : comme la plupart des socialistes de son temps, il défendait encore la précieuse indépendance du mouvement des travailleurs, tant à l’égard de la droite monarchiste qu’à celui de la gauche libérale, quitte à appuyer parfois cette dernière pour des raisons purement tactiques et provisoires). Pour autant, cette atopie singulière du socialisme naissant ne signifie pas que ses partisans entendaient revenir au monde d’avant la Révolution. Mais leur dénonciation de ce dernier était infiniment plus subtile que celle des idéologues de gauche. Dans leurs critiques de l’Ancien Régime, ils prenaient toujours soin, en effet, de distinguer ce qui relevait du principe hiérarchique (un socialiste est par définition hostile à toute forme d’oligarchie, quand bien même elle se fonderait sur la prétention de certains à être « plus égaux que les autres ») et ce qui relevait du principe « communautaire » (la gemeinwezen de Marx) et de ses conditions morales et culturelles (un socialiste s’oppose par essence à ce qu’Engels appelait « la désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier »). Pour les premiers socialistes il était donc clair qu’une société dans laquelle les individus n’auraient plus rien d’autre en commun que leur aptitude rationnelle à conclure des marchés intéressés ne pouvait pas constituer une communauté digne de ce nom (on remarquera, au passage, que la Gauche contemporaine aurait presque fini par nous faire oublier l’étymologie même des mots « communisme » et « socialisme »). Tout cela, naturellement, Orwell le sentait et le vivait de façon viscérale. Et c’est avant tout cet aspect du « passé » (celui qui fonde, en définitive, une grande partie du sens et du charme de l’existence humaine) qu’il désirait protéger et développer, jusqu’à en faire l’horizon nécessaire - ce n’est qu’un paradoxe apparent - de toute vie privée réussie. Et quitte, selon son habitude, à multiplier les provocations philosophiques destinées à éveiller les intellectuels de gauche de leur éternel sommeil dogmatique. C’est ainsi, par exemple, qu’il confia un jour à Kay Ekevall que « ce dont avait besoin l’Angleterre, c’était de suivre le genre de politique prônée par le G.K.’Weekly de Chesterton : une forme d’anticapitalisme et de « joyeuse Angleterre » agraire et médiévale ». C’est à coup sûr dans ce cadre précis qu’il convient d’interpréter sa dernière volonté d’être inhumé selon le rite anglican. Il ne croyait évidemment pas en Dieu mais il n’en pensait pas moins que « le véritable problème était de trouver un moyen de restaurer l’attitude religieuse, tout en considérant que la mort est définitive ». Non qu’à ses yeux le sens moral trouve son fondement réel dans la religion, mais simplement parce qu’il était convaincu - et bien des révoltes populaires lui donnent raison sur ce point - que la religion pouvait aussi fonctionner, à l’occasion, comme l’un des habillages culturels les plus efficaces de la common decency.

     

    D’accord, chez Orwell, l’expérience existentielle précède et domine l’élaboration théorique. Il ne part pas des idées mais des individus concrets et de leurs vies concrètes pour penser le monde commun. Mais, justement, la common decency est une disposition personnelle plutôt qu’une construction collective. Le pari sur la persistance de cette disposition n’est-il pas un peu hasardeux – peut-être vivons nous une mutation anthropologique qui consacrerait la victoire de l’individu rationnel des libéraux sur l’homme décent d’Orwell ? Est-il raisonnable, aujourd’hui, de prétendre édifier la maison commune sur une morale partagée ?


    Orwell est incontestablement un moraliste, si l’on entend par ce mot celui qui - à l’image d’un Spinoza ou d’un Nietzsche - s’efforce en permanence de chercher l’homme derrière l’idée. Pour lui aucune société socialiste n’était envisageable sans cette part d’implication personnelle du sujet dans ses actes qui est le principe ultime de toute décence et de toute honnêteté intellectuelle ; et il est certain qu’au XXe siècle peu d’intellectuels auront autant payé de leur personne pour essayer d’accorder leur vie à leurs idées (de là l’admiration que lui vouait, par exemple, un Henry Miller, pourtant si éloigné de ses convictions socialistes). Cette exigence éthique est le fondement le plus stable du double combat qu’il a conduit en permanence contre l’indifférentisme moral des libéraux et contre « l’esprit réduit à l’état de gramophone » qui caractérise les intellectuels totalitaires. Cependant, il convient d’ajouter aussitôt que la common decency - condition première de toute révolte authentique - ne représentait pour Orwell que le point de départ nécessaire d’une politique socialiste. Il faut certes « s’appuyer sur elle » - écrivait-il - mais aussi et surtout lui assurer un « développement infini » sous peine de se retrouver piégé, d’une manière ou d’une autre, dans l’univers délétère du « communautarisme » et du nationalisme (rappelons qu’Orwell, à la différence des intellectuels de gauche d’aujourd’hui, savait encore parfaitement distinguer ce dernier de l’attachement à son pays natal et du dévouement patriotique). Ce qui est ici en jeu c’est donc, une fois de plus, l’éternelle dialectique du particulier et de l’universel (et, en ce sens, toute théorisation socialiste doit quelque chose à Hegel, même si Orwell, en bon anglais, manifestait une solide indifférence pour l’œuvre de ce celui-ci). Comme le prouve l’expérience des grandes révoltes populaires (mais tout aussi bien l’histoire de l’art), c’est en effet toujours à partir d’une tradition culturelle particulière qu’il apparaît possible d’accéder à des valeurs véritablement universelles, c’est-à-dire à des valeurs susceptibles de parler à tous. Celles-ci ne constituent jamais un point de départ acquis d’avance et dont la condition première serait la ruine de tous les enracinements particuliers (un peu comme si, par exemple, l’amour des langues étrangères ne pouvait surgir que de l’indifférence au génie de la sienne propre). Elles se présentent toujours, au contraire, comme l’aboutissement d’un dur labeur historique - nourri, entre autres, de l’expérience des situations affrontées en commun - et qui doit finir par dégager tout ce qui, à l’intérieur d’une tradition culturelle donnée, se révèle effectivement universalisable et donc digne d’être repris (moyennant un travail complexe de traduction philosophique) dans la culture universelle de l’humanité. Il ne fait aucun doute qu’Orwell aurait beaucoup apprécié la définition de l’écrivain portugais Miguel Torga : « l’universel c’est le local moins les murs ». Aux antipodes des catéchismes modernes, elle permet en effet de distinguer, une fois pour toutes, l’humanisme véritable (horizon de tout projet socialiste) de cette présente uniformisation touristique et marchande de la planète pour laquelle Orwell éprouvait à juste titre une sainte horreur.


    Dans le fond, Orwell aspire à une société d’adultes capables d’intégrer à leurs désirs l’existence de l’autre et d’accepter des limites. Il semble qu’aujourd’hui la plupart des gens souhaitent au contraire jouir d’une enfance éternelle. Si Orwell a quelque chose à nous dire, reste-t-il quelqu’un pour l’entendre ?

    Il est assez facile de faire tenir ensemble la dénonciation orwellienne de l’égoïsme libéral et ses appels réitérés à une vie adulte et responsable (ces appels l’avaient d’ailleurs conduit à réviser en partie son jugement sur Kipling). « Dans leur grande masse - écrivait-il - les hommes ne sont pas à proprement parler égoïstes. Arrivés à l’âge de trente ans, ils abandonnent leur ambition personnelle et vivent essentiellement pour les autres ». Cette observation pertinente (quoiqu’on pense de l’âge retenu) invite à conclure qu’égoïsme et immaturité vont nécessairement de pair, que le premier n’a rien de naturel - contrairement à ce qu’imaginent les libéraux - et que chez un adulte il ne représente généralement que le solde non réglé d’une histoire d’enfance. Une telle conviction explique sans doute qu’on ne trouve aucune trace chez Orwell d’un quelconque culte politique de la jeunesse (à travers l’exemple de la « ligue anti-sexe », dans 1984, il souligne même le rôle sinistre qu’elle a pu jouer dans l’embrigadement totalitaire). Mais elle a en outre l’avantage d’éclairer un aspect majeur du développement des sociétés capitalistes contemporaines. En présentant comme une construction « idéologique » arbitraire toute référence à une autorité symbolique - c’est-à-dire tout montage normatif qui ne serait pas celui du Marché ou du Droit - les libéraux ont en effet ouvert la voie à une bien étrange confusion : celle qui tend désormais à assimiler toute défense de la fonction paternelle à une simple réhabilitation masquée de la vieille domination masculine et patriarcale (effectivement incompatible avec l’idée d’égalité). Or il demeure toujours vrai que l’éducation d’un être humain suppose nécessairement l’intervention d’un « Tiers » (quelque soit le sujet appelé à occuper cette place) dont le rôle symbolique est de permettre cette prise de distance vitale avec la Mère sans laquelle aucun sujet humain ne pourrait « grandir » ni donc accéder à l’autonomie véritable et à la maturité. En invitant à jeter le « Père » avec l’eau du bain, l’idéologie libérale (comme l’éducation qui lui est associée) a donc certainement remporté l’une de ses victoires politiques les plus éclatantes (et l’on sait, malheureusement, le rôle décisif que la culture de gauche a joué dans cette victoire). Elle a en effet rendu plausible, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’avènement d’un monde dans lequel - la volonté de toute puissance infantile n’ayant pu rencontrer ses limites indispensables - la maturité serait enfin devenue un idéal inaccessible (et, du reste, privé de sens) et l’égoïsme la loi du grand nombre y compris après trente ans. L’avènement d’un monde, en d’autres termes, dans lequel le capitalisme se trouverait théoriquement en mesure de reproduire à l’infini (mais à quel prix ?) le nouveau type anthropologique - un Narcisse égoïste dominé par sa volonté de puissance - qui est la clé ultime de tous ses montages métaphysiques. Certes, nous sommes encore assurément très loin d’un tel monde (à supposer même qu’il puisse tout simplement fonctionner). Mais s’il est vrai, comme l’écrivait George Trow que « lorsqu’il n’y a plus d’adultes, commence le règne des experts », il existe déjà suffisamment de signes pour laisser présager qu’une mutation aussi inquiétante est bel et bien en cours. Dans l’un de ses rares accès de pessimisme (c’était, il est vrai, en 1939), Orwell avait écrit qu’il se pourrait un jour « qu’on crée une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes ». Souhaitons que, pour une fois au moins, il se soit vraiment trompé. 

     Jean-Claude Michéa (Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Le magazine littéraire, décembre 2009)

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!