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  • « La postmodernité, c’est l’excès inverse de la modernité »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Pierre Le Vigan au site Philitt à l'occasion de la parution de son essai Soudain la postmodernité (La Barque d'Or, 2015).

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Chronique des temps modernes (La Barque d'Or, 2014) et L'effacement du politique (La Barque d'Or, 2014).

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    Pierre Le Vigan : « La postmodernité, c’est l’excès inverse de la modernité »

    PHILITT : Vous avez édité cette année, un ouvrage intitulé Soudain la postmodernité (La Barque d’or). D’où vient ce terme, « postmodernité » ?

    Pierre Le Vigan : Je ne connais pas l’origine exacte du terme. Ce qui est certain, c’est que Jean-François Lyotard a beaucoup contribué à diffuser le thème de la postmodernité. La notion de postmodernité désigne ce qui vient après la modernité, donc ce qui vient après le culte du progrès, le culte de l’homogénéité, de l’égalité, du jacobinisme. La postmodernité est ce qui vient après les grands récits historiques, tels le communisme, la social-démocratie, le fascisme, qui n’ont été qu’une brève parenthèse, et d’une manière générale, redisons-le, après la religion du progrès. Il y a bien sûr des éléments de postmodernité dans les temps actuels, mais il y a aussi des éléments qui relèvent en fait de l’intensification de la modernité. Prenons l’exemple de la théorie du genre : en un sens, on peut croire qu’elle valorise les différences entre les sexes en mettant en lumière leur dimension culturelle, en un autre sens, elle les minimise puisque avant d’appartenir à un sexe, nous serions en quelque sorte sans détermination et choisirions « librement » notre genre. Le genre prétendument choisi serait plus important que la sexuation héritée. Sur le fond, en fait, la théorie du genre pousse à l’extrême et jusqu’à l’absurde le constructivisme. Or, le constructivisme est un élément de la modernité. Il est pourtant bien évident que la France déjà moderne des années 1960 était à des années-lumière de la théorie du genre. Tout dépend donc du niveau où l’on situe l’analyse. S’agit-il de l’histoire des idées ? De leur généalogie ? Ou sommes-nous au contraire dans le domaine de la sociologie historique ? Il faut à chaque fois préciser quel est le niveau d’analyse choisi. Ce qui est certain, c’est que, sous couvert d’apologie des différences, nous vivons, comme le voyait déjà Pasolini il y a plus de quarante ans, dans « un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé » (Écrits corsaires).

    Comment définir, ou du moins comment situer, la « postmodernité » par rapport à la « prémodernité » et à la « modernité » ?

    Votre question me permet de préciser un point. J’ai expliqué que la postmodernité était avant tout la fin des grands récits, et surtout du récit du progrès sous ses différentes formes (qui incluaient par exemple le nazisme, qui était un darwinisme social et racial « progressiste » puisqu’il voulait « améliorer la race »). Sous une autre forme, qui amène à en souligner les aspects néfastes, la postmodernité c’est aussi l’excès inverse de la modernité. C’est le présentisme, c’est la jouissance (je n’ai rien contre, mais elle doit avoir sa place, rien que sa place) contre la raison, c’est le laisser-aller (l’esprit « cool ») contre l’effort, c’est l’informe contre la tenue. Voilà la question que pose la postmodernité : si on ne croit plus au progrès, qu’est ce qui nous fait tenir debout ? Nous : je veux dire nous en tant qu’individus, et il faudrait dire en tant que personne humaine, mais aussi nous en tant que peuple. C’est là qu’intervient la référence à la pré-modernité. Si on prend comme exemple de moment de pré-modernité la période du Moyen Âge, avant le culte du progrès, mais aussi avant le culte de l’homme, et en fait avant le culte de la puissance et surpuissance de l’homme, la pré-modernité faisait se tenir debout les hommes par la religion, et en l’occurrence par le christianisme (je parle bien sûr de l’Europe). Cela amène bien sûr à relever qu’il y eut plusieurs pré-modernités, précédant elles-mêmes plusieurs modernités. Les modernités des pays catholiques et des pays protestants n’ont ainsi pas tout à fait été les mêmes.

    Il est certain que la postmodernité ne peut qu’avoir des points communs avec certains aspects de la pré-
    modernité. On pourrait espérer, au lieu du culte du présent, une attention au présent, au lieu d’un enlisement dans le présent, la recherche d’une transcendance dans l’immanence. Le dépassement de la modernité a bien des aspects positifs. Qui peut regretter le nationalisme agressif entre peuples européens qui a mené aux guerres du XXème siècle ? Mais qui peut sérieusement penser que ce dépassement d’un certain nationalisme doive amener à nier tous les enracinements, toutes les mémoires historiques ? Il faut redécouvrir toutes les communautés, dont certaines ont été broyées par un nationalisme (plus exactement un stato-nationalisme) niveleur mais il ne faut pas pour autant se défaire des constructions nationales qui figurent parmi les réalisations les plus belles du politique en Europe. Autant, par exemple, je suis pour l’autonomie de la Catalogne, autant je suis hostile à sa sécession d’avec l’Espagne.

    Vous écrivez que la seule libre-circulation dont ne veut pas le libéralisme, c’est la libre-circulation des idées (p. 32). Comment expliquer que l’actuel triomphe du libéralisme s’accompagne d’un recours étatique à la censure ?

    L’intolérance actuelle du pouvoir, et plus largement du système face à tout ce qui relève de l’indépendance d’esprit et face à tous les propos non consensuels est d’un niveau assez stupéfiant. L’intolérance des hommes du système est, à beaucoup d’égards, proportionnelle à leur inculture. Il y a aussi un formidable formatage des esprits, qui va du plus haut niveau à tous les cadres intermédiaires de la société. Dans les faits, le libéralisme économique se développe sur fond de libéralisme politique. Ce libéralisme politique est une démocratie purement procédurale qui est de moins en moins démocratique. Le peuple ne peut se prononcer sur les sujets importants et, plus encore, quand il se prononce, on ne tient pas compte de son avis. Ce « règne de l’On » est en fait le règne de l’hyperclasse. Cette dernière mène une guerre de classe contre le peuple. En matière de relations internationales, nous sommes face à un système à tuer les peuples, qui s’appuie sur les États-Unis et ses relais, dont malheureusement la France, parfois même à l’avant-garde de l’atlantisme belliciste et déstabilisateur. Au plan intérieur, institutionnel et politique, nous avons un système à tuer le peuple, basé sur le mépris de celui-ci. Ce sont les deux faces d’un même système.

    « L’écologie poussée jusqu’au bout amène inévitablement à deux rejets. Rejet du libre-échangisme économique, rejet de l’immigration de masse » (p. 31). N’est-il pas pourtant en vogue, dans le monde de l’entreprise et au sein de la politique française, de parler d’« écologie », de « développement durable » ?

    Le développement, c’est une façon de dire « toujours plus ». C’est souvent le cache-sexe de la pure et simple course aux profits. Si on souhaite un développement vraiment durable, il y a des choses à ne pas développer, par exemple le développement de l’automobile. C’est la contradiction du terme « développement durable ». Il faut donc demander aux partisans du développement durable ce qu’ils veulent vraiment développer. S’agit-il des systèmes d’échanges locaux ? Nous serons alors d’accord. S’agit-il des biens collectifs qui échappent à la marchandisation ? Très bien. S’agit-il de développer toujours plus de routes qui éventrent les paysages ? Ou de stupides créations d’aéroports inutiles ? Alors non. Faut-il toujours plus de smartphones ? Toujours plus d’informatisation de tous les processus de décision ? Encore non.

    Prenons l’urbanisme comme exemple. Une ville durable, ce n’est pas forcément une ville qui se « développe », ce peut être une ville qui se stabilise, qui améliore ses équilibres. La notion de développement durable est donc ambiguë. Il faut pousser ses partisans dans leurs retranchements et les amener à reconnaître, s’ils sont de bonne foi, qu’il y a des choses à ne pas développer.

    Quant à l’écologie, tout le monde est pour. C’est comme la santé et la bonne humeur : comment ne pas être pour ? Mais, concrètement, les gens qui se réclament de l’écologie sont pour l’immigration de masse. Alors, que se passe-t-il ? L’écologie s’appliquerait aux petits oiseaux, mais pas aux hommes ? (La critique de l’immigration qui est la nôtre ne saurait occulter ce que nous pensons être les responsabilités énormes de l’Occident dans le chaos au Proche-Orient et donc dans les flux migratoires vers l’Europe, et cela a commencé dès la première guerre du Golfe déclenchée après le rattachement de la « 19ème province », le Koweït à l’Irak, un piège, sous beaucoup d’aspects, tendu à l’Irak).

    Revenons à l’immigration, qui n’est qu’un des aspects des équilibres humains, de l’écologie humaine et de l’éthologie humaine. Le respect des équilibres s’appliquerait à la nature mais pas aux hommes, qui pourtant ne cessent d’agir sur la nature ? L’écologisme des « Verts » n’a ainsi guère de rapport avec l’écologie. La thèse du réchauffement climatique anthropique (dû à l’homme) n’est elle-même pas prouvée. L’écologie officielle sert en fait de nouveau totalitarisme et d’instrument de contrôle social renforcé. Il est pourtant parfaitement exact que l’homme détruit ou abîme son propre environnement mais ce ne sont pas les écologistes, le GIEC ou les gouvernements qui « font de l’écologie » une sauce additionnelle à leur prêchi-prêcha culpabilisateur et moralisateur qui aideront à trouver des solutions. Il leur faudrait d’abord rompre avec le culte du progrès et de la croissance, et avec une vision de l’homme qui est fausse car les écologistes ne croient pas qu’il existe des différences entre les peuples : les écologistes, tout comme nos libéraux et socio-libéraux, pensent que les hommes et les peuples sont parfaitement interchangeables.

    Or, avant de vouloir sauver l’homme et la planète, il faudrait commencer par les comprendre. Les écologistes, tout comme nos gouvernements mondialistes, pensent que les hommes sont tous pareils. Leur vision du monde est une vision de touriste. Pourquoi ne peut-on pas s’installer dans n’importe quel pays, de même que quand on part en voyage on regarde le catalogue ou le site adéquat ou autre et on coche la case « soleil », « bain de mer », etc. Croire que les migrations relèvent de la « liberté » est la dernière des imbécillités. Les migrations ont toujours été essentiellement des actes de guerres. Croit-on que les Allemands des Sudètes ont quitté leur pays en 1945 parce que les paysages bavarois sont plus gais, ou que les dancings de Munich sont d’un standing supérieur à ceux de Pilsen ? C’était parce qu’ils avaient le choix entre l’expulsion ou le massacre. Croit-on que les Juifs ont quittés l’Allemagne en 1933 par simple fascination pour l’Amérique ? Ou bien plutôt parce qu’on (les nazis) voulait les réduire à la misère, à l’humiliation, au suicide ou à la déportation ?

    Vous écrivez que vous avez souvent été considéré « comme un homme de gauche par les gens de droite et comme un homme de droite par les gens de gauche » (p. 85). Est-ce là pur esprit de contradiction ou bien assiste-t-on à un effacement du clivage gauche-droite ?

    Esprit gratuit de contradiction : non. Goût de la complexité, oui. « La complexité est une valeur », écrit Massimo Cacciari. J’aime avant tout les nuances. Quant aux contradictions, il peut être fécond de les creuser si elles permettent d’arriver à une synthèse de plus haut niveau. Je crois au juste milieu non comme médiocre moyenne mais comme médiété. C’est ce qu’Aristote appelait : éviter l’excès et le défaut. Telle est la vertu selon Aristote. Ainsi, le courage n’est ni la témérité (l’excès) ni la lâcheté (le défaut). Mais le stagirite expliquait que l’opposé du courage reste néanmoins la lâcheté – et non la témérité.

    Les notions de droite et de gauche n’ont cessé d’évoluer. C’est un clivage qui a toujours été mouvant. Aujourd’hui, ce qui est très clair, c’est que c’est un rideau de fumée. Droite et gauche sont d’accord sur l’essentiel : l’Europe du libre-échange et du dumping social, le partenariat privilégié avec les États-Unis, l’antirussisme primaire, la société de marché, l’idéologie des droits de l’homme contre le droit des peuples et l’immigrationnisme forcené. C’est en fait une fausse droite qui fait face à une fausse gauche. Les deux en sont au degré zéro de la pensée. Fausse droite et fausse gauche partagent la même croyance que l’Occident peut continuer à fabriquer de l’universel seul dans son coin et à l’imposer au reste du monde.

    Tous les intellectuels qui pensent vraiment finissent par se fâcher avec le système politico-médiatique. Alors, celui-ci les exclut au motif de pensées « putrides », d’arrières-pensées encore plus « nauséabondes », d’appartenance à la « France moisie », de « relents de pétainisme », de statut d’ « ennemis de l’avenir » (Laurent Joffrin) et autres anathèmes. Michel Onfray, Jean Claude Michéa, Alain Finkielkraut, Alain de Benoist et d’autres sont mis dans le même sac, ce qui dispense de les lire. Or, ces intellectuels sont très différents. Ils ont comme seul point commun d’essayer de penser vraiment les problèmes même s’ils arrivent à des conclusions qui ne sont pas conformes à l’irénisme dominant : les richesses des cultures qui « se fécondent mutuellement » en se mélangeant, les « bienfaits de la diversité », les vertus d’un « vivre-ensemble » toujours plus épanouissant, le bonheur de la société « inclusive », etc. Michel Onfray est ainsi accusé d’avoir « viré à droite ». Cela ne devrait pas être une accusation mais une hypothèse non infamante en soi, relevons-le. Mais, au demeurant, c’est faux. Michel Onfray a toujours été un libertaire et il n’a pas changé. C’est toujours au nom des mêmes idées qu’il se heurte désormais aux esprits étroits du système, notamment depuis qu’il a relevé les responsabilités de Bernard-Henri Lévy dans le désastre libyen dont l’une des conséquences est le déferlement migratoire. Les propos de Michel Onfray sont dans le droit fil de sa conception du rôle de l’intellectuel, conception qu’il a notamment développée dans son livre sur Albert Camus, mais aussi dans nombre de chapitres de sa Contre-histoire de la philosophie.

    Plutôt qu’une fausse droite et une fausse gauche, j’aimerais voir une vraie droite et une vraie gauche. Mais je crois aussi que les vraies droites sont toujours quelque peu de gauche à leur façon (voir Bernanos), tandis que les vraies gauches sont en un sens aussi de droite (voir Auguste Blanqui ou Georges Sorel).

    Surtout, la vraie question me parait être de sortir de l’abjection anthropologique qu’est la modernité, et sa version récente l’hypermodernité. Le « chacun dans sa bulle », avec son oreillette et son smartphone me parait être un recul formidable de l’humain, la joignabilité tout azimut me parait une horreur. Je dis : abjection des temps modernes. De quoi s’agit-il ? Ce sont les gens qui sont appareillés d’oreillettes dans les transports en commun, qui restent les yeux figés sur leur téléphone cellulaire ou sur leur tablette numérique, ce sont les gens qui filment un drame ou une brutalité sans jamais intervenir, ce sont les gens qui ne proposent jamais à un clochard en perdition de l’aider à se relever, ce sont les gens qui veulent bien être témoin mais à condition de ne rien risquer (« Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger », disait Pascal. On voit que nous en sommes loin). Ce sont les hommes de la société de l’insignifiance. En sweat-shirt du nom d’une compagnie aérienne d’un émirat pétrolier, ou en capuche de survêtement, parlant fort dans les transports en commun pour faire profiter tout le monde de leurs préoccupations égotistes, ils représentent le summum du mauvais goût. C’est le tsunami de l’abjection. Faut-il préciser qu’un Africain en habit traditionnel lisant le Coran ne me fait pas du tout la même impression ? Serait-ce là le dernier refuge de l’humanité ? Ce n’est pas le seul. Reste une évidence : le coefficient de modernité est exactement équivalent au coefficient d’abjection.

    Cette question de la modernité, postmodernité par rapport aux années soixante et soixante-dix, ou simple hypermodernité, est très liée aux nouvelles formes du capitalisme, analysées par exemple fort bien par Pierre Dardot et Christian Laval. Sortir de l’hypermodernité, ce sera nécessairement aussi sortir du turbocapitalisme. Or, le dépassement du capitalisme ne se fera par les droites telles qu’on les connaît, mais se fera encore moins par la gauche actuelle. Celle-ci est devenue l’avant-garde du turbocapitalisme, elle déblaie le terrain, elle détruit les enracinements, les industries et la classe ouvrière. Elle a détruit les ethos (manière d’être au sens de demeure anthropologique) ouvriers. Elle est pour cela plus efficace qu’aucune extrême-droite n’aurait pu l’être. L’hypermodernité a permis de comprendre ce qu’était la modernité. Marx écrit « L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue. Ainsi l’économie bourgeoise fournit la clef de l’économie antique » (Introduction à la critique de l’économie politique, 1857). Dans le même temps, l’hypergauche actuelle a permis de comprendre ce qu’était la logique de la gauche : faire la table rase de tout être. Nier toutes différences, faire des nouveaux codes (théorie du genre, nouvel antiracisme négateur des races et des cultures) le contraire de l’histoire, en allant plus loin que Rabaut Saint-Etienne avec sa fameuse formule (« L’histoire n’est pas notre code »). Il s’agit en fait de liquider pour l’Europe la possibilité de faire une quelconque histoire.

    La vraie question est donc de comprendre qu’on ne peut dépasser le capitalisme par la gauche (surtout celle de Pierre Bergé). La vraie question est aussi de prendre conscience à la fois que les thèses du GIEC sont biaisées par l’idéologie officielle du réchauffement dû à l’homme, mais que l’homme abîme vraiment la terre, que la pollution est une réalité, la croissance une impasse pour notre environnement, qu’elle détruit et enlaidit. La question est de prendre conscience que, comme dit le pape François, « l’heure est venue d’accepter une décroissance dans quelques parties du monde et d’en finir avec le mythe moderne du progrès matériel sans limite » (encyclique Laudato si’). L’heure est venue de la postcroissance pour une vraie postmodernité qui soit autre chose que l’intensification de la modernité.

    La polémique autour des propos de Michel Onfray sur Alain de Benoist a révélé qu’il existe encore une « gauche du non » (Jacques Sapir, Christophe Guilluy, Jean-Claude Michéa…). Qu’en pensez-vous ?

    Le phénomène va au-delà d’une « gauche du non » (au référendum sur le traité de 2005). Jean-Claude Michéa est un historien des idées, novateur et important. Jacques Sapir est un géopolitologue, un économiste et d’une manière générale un intellectuel atypique comme il y en a peu. Christophe Guilluy est un sociologue qui apporte un éclairage neuf mais n’est pas un intellectuel généraliste. Michel Onfray est un littéraire et un philosophe touche à tout doué et attachant – quoique, cela n’aura échappé à personne, un peu dispersé. Ce qui est important s’agissant de cette « gauche du non » qui est, plus largement, une gauche rebelle aux séductions de l’hypermodernité capitaliste, c’est de comprendre qu’un certain nombre de dissidents du système (certains l’étaient depuis longtemps et d’autres le sont devenus) commencent à se parler. Leurs réponses ne sont sans doute pas les mêmes mais du moins certains comprennent-ils qu’il n’y a pas de questions tabous.

    Il y a un autre élément de reclassement entre les intellectuels : la question de la pauvreté spirituelle de notre temps émerge tout comme la question de la nécessaire préservation des cultures qui consiste à ne pas les noyer dans un grand mélange informe.

    Face à la postmodernité, pensez-vous qu’il faille adopter un positionnement conservateur ? Réactionnaire ?

    Réactionnaire n’est pas un gros mot. On a le droit, voire le devoir de réagir face à certains processus. Mais réagir ne suffit jamais. Conservateur ? Tout dépend de ce qu’il convient de conserver. Certainement pas le système capitaliste et productiviste. Certainement pas le nouvel ordre mondial dominé par les États-Unis. Certainement pas les orientations internationales de la France depuis trente ans et le retour dans l’Otan. Certainement pas l’Union européenne telle qu’elle est. Il faut conserver le meilleur de la France. Mais existe-t-il encore ? Bien plutôt, il faut le retrouver, le réinventer. En retrouver l’esprit plus que les formes, par nature périssables. Pour conserver le meilleur, il faut révolutionner l’existant. C’est la formule du conservatisme révolutionnaire. Elle me convient bien.

    Pierre Le Vigan, propos recueillis par Thomas Julien (Philitt, 7 décembre 2015)

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  • « Une occasion historique de clarifier les termes du débat politique » ...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec François-Xavier Bellamy publié dans le Figaro et cueilli sur son site personnel, dans lequel il évoque la question du libéralisme.

    Agrégé de philosophie, François-Xavier Bellamy a publié Les déshérités ou l'urgence de transmettre (Plon, 2014).

     

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    « Une occasion historique de clarifier les termes du débat politique »

    Emmanuel Macron affirme que « le libéralisme est de gauche ». S’agit-il d’une captation idéologique ou d’une mise au point philosophique ?

    Ce n’est clairement pas une captation idéologique, puisqu’il y a une vraie tradition libérale de gauche ; mais c’est une mise au point, en ce sens qu’Emmanuel Macron valide par là le déplacement des plaques tectoniques du débat intellectuel et politique entamé avec la chute du mur de Berlin. Dans un monde bipolaire, le libéralisme était anti-communiste, et donc de droite. Aujourd’hui, après avoir porté des réformes de société très libérales sans les assumer comme telles, la gauche au gouvernement accepte enfin de revendiquer un libéralisme cohérent.

    Comment définir ce libéralisme de gauche ? S’agit-il du développement des droits individuels ?

    On pourrait définir ce libéralisme de gauche par la volonté de déconstruire tout ce qui précède le choix des individus. Dans un entretien au Nouvel Obs, Manuel Valls présentait comme l’objectif final d’une politique de gauche « l’émancipation de l’individu. » Emmanuel Macron le rejoint, par exemple lorsque qu’il critique le concept de « tabou. » Sous ce nom, la gauche dénonce tous les interdits qu’elle veut briser ; il s’agit donc de défaire les héritages culturels, familiaux, spirituels, et même naturels, dans lesquels elle ne voit, selon les mots de Vincent Peillon à l’Assemblée nationale, que des déterminismes auxquels il convient d’arracher l’individu. C’est tout le sens d’un certain usage du concept de laïcité.

    Une part de la droite semble partager cette vision…

    De ce fait cette conception de la liberté a largement irrigué le paysage politique, et la droite s’est longtemps soumise à cette entreprise de déconstruction qui se présentait comme un progrès.

    La mandature Hollande peut-elle être qualifiée de libérale ?

    On peut dire qu’elle aura été marquée par la contradiction qui a longtemps marqué la gauche française, cette tension entre un libéralisme sociétal affirmé et la multiplication des freins à l’initiative individuelle en matière économique. Avec 57% du PIB consacré à la dépense publique, la France est aujourd’hui encore très loin du libéralisme global qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux…

    Si la gauche est libérale, que peut être la droite ?

    Le piège serait pour la droite de se crisper maintenant dans un conservatisme étroit, au motif que la gauche revendique la liberté. La situation actuelle offre une chance historique de clarifier les termes même du débat public. Ce que la gauche nous propose, quand elle nous parle de liberté, c’est, dans tous les domaines, l’atomisation individualiste ; et derrière la revendication de « droits » nouveaux, l’égoïsme décomplexé. Pour Emmanuel Macron, « tous les jeunes doivent rêver d’être milliardaires » ; proposons d’autres rêves à la génération qui vient, des rêves qui donnent toute sa consistance à l’idée de liberté ! La droite doit se saisir de ce travail, et, au lieu de la solitude du consommateur, proposer une société d’acteurs libres, engagés et responsables.

    Certains libéraux affirment que le libéralisme est forcément révolutionnaire et qu’il est antinomique avec toute forme de conservation.  Existe –t-il une perspective « libérale-conservatrice » ?

    La vraie révolution aujourd’hui consiste sans aucun doute à reconnaître, dans la crise d’adolescence collective que nous semblons traverser, que notre liberté n’est pas immédiate, et qu’elle suppose l’humilité qui reconnaît et reçoit l’enracinement qui la fait croître. La liberté se nourrit d’un héritage, d’une langue, d’une éthique, dont le discrédit – qui a pourtant été opéré depuis cinquante ans au nom de l’émancipation individuelle – ne peut mener qu’à une aliénation définitive.

    La liberté de penser, d’agir, de juger ne sont pas des productions spontanées ; elles sont le résultat du travail patient de la culture. Dans la folie de sa déconstruction, où nous croyons trouver notre affranchissement,  nous ne faisons que permettre la standardisation à grande échelle des comportements, des opinions, et des personnes. Inspirée par ce libéralisme individualiste, une mondialisation débridée rejoint les idéologies les plus coercitives pour produire de l’uniformité, de l’indifférenciation et de l’indifférence à grande échelle.

    Le clivage droite/gauche est-il encore pertinent ?

    La cohérence retrouvée de la gauche redonne à la droite sa pleine nécessité. La liberté au nom de laquelle une grande partie de la gauche revendique aujourd’hui la PMA, la GPA, l’euthanasie ou le suicide assisté se veut totale et irresponsable. La droite doit maintenant, en renouant avec son héritage intellectuel, montrer combien il est nécessaire de préserver les conditions éthiques d’une société authentiquement humaine, et pour cela de recevoir et de transmettre l’héritage culturel qui peut seul fonder notre avenir. Ainsi sera refondée pour les individus la perspective de relations réelles, par lesquelles ils puissent échapper à la solitude de l’intérêt pour vivre l’expérience d’une liberté totale, parce que responsable.

    Que vous inspire le poids intellectuel et médiatique grandissant d’une gauche non libérale  dont témoigne notamment le phénomène Michel Onfray ?

    Dans cette recomposition idéologique, au-delà de toutes les étiquettes, il faut évidemment s’attendre à des convergences nouvelles.

    Le but ultime du libéralisme est-il la disparation de la politique ?

    Le libéralisme, en effet, a été dans l’histoire ce que Schmitt appelait « le mouvement ultime de dépolitisation et de neutralisation » de la société. En ce sens, les réformes sociétales de la gauche libérale, tout comme la vision économique défendue par Emmanuel Macron, tendent en même temps à la dérégulation, et à la déconstruction de l’Etat ramené au rôle de gestionnaire technique des interactions sociales. Mais il est clair, là encore, qu’il ne peut y avoir de liberté véritable sans qu’elle soit sous-tendue par une loi commune, dont l’ordre protège, éclaire et consolide les choix individuels.  Quand la politique fait défaut – et c’est l’honneur d’une partie de la gauche de n’avoir cessé de le rappeler, c’est toujours le plus faible et le plus fragile dans la société qui en paie le prix.

    François-Xavier Bellamy, propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers (Le Figaro, 30 septembre 2015)

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  • Le fleuve de gauche est revenu dans son lit libéral...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une chronique d'Éric Zemmour sur RTL, datée du 29 septembre 2015 et consacrée aux relations étroites qui unissent la gauche et le libéralisme...

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  • Jean-Pierre Le Goff : "Comment être à la fois conservateur, moderne et social" ...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Pierre Le Goff, cueilli sur son site Politique autrement et consacré à la question du conservatisme. Sociologue, Jean-Pierre Le Goff a publié de nombreux essais, comme La gauche à l'épreuve 1968-2011 (Perrin, 2011) ou La fin du village (Gallimard, 2012).

     

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    Jean-Pierre Le Goff : "Comment être à la fois conservateur, moderne et social"

    Q : Que signifie pour vous le terme de conservatisme ou de conservateur ?

    Jean-Pierre Le Goff : Aujourd’hui, les mots se dissolvent dans le flux continuel de la communication et jouent de plus en plus le rôle de marqueurs symboliques. Le « conservatisme » n’y échappe pas. Il fait partie de ces mots-valises qui jouent le rôle de repoussoir permettant de se situer a contrario dans le bon camp. La gauche l’assimile facilement à la « réaction », à l’« extrême droite ». Pour une partie de la droite, le mot est synonyme d’immobilisme, de repli frileux, d’opposition à toute réforme. Contre cette confusion, il faut revenir sur ses origines, son évolution et la signification nouvelle qu’il peut prendre aujourd’hui.
    À l’origine, le conservatisme correspond à un courant de pensée qui s’est constitué en réaction à la Révolution française et à la modernité. Cela ne m’empêche pas pour autant de le prendre en compte librement, en faisant la part des choses entre les aspects réactionnaires au sens propre du terme – à savoir la condamnation globale, voire la diabolisation de la Révolution française et de la modernité, avec l’illusion d’un possible retour en arrière –, et l’éclairage critique qu’il apporte sur la condition de l’homme moderne et la vie en société. À sa façon, ce courant de pensée rappelle que l’histoire ne commence pas à la Révolution française ; il souligne les limites et les ambiguïtés du projet moderne d’émancipation dans sa prétention à ériger la raison et l’individu en références ultimes, faisant fi des héritages culturels passés ; il remet en question la croyance en un progrès nécessairement positif de l’humanité et une conception de l’homme « naturellement bon », le mal n’étant que l’effet du conditionnement d’une mauvaise société et d’un pouvoir oppresseur.
    Dans le courant du XIXe et du XXe siècle, le courant conservateur s’est développé et renouvelé en menant une critique de la révolution industrielle, de l’urbanisation et de la massification qui, là aussi, met en lumière des aspects bien réels de la modernité, sans qu’on soit obligé pour autant d’épouser les problématiques globales dans lesquelles cette critique s’insère et les engagements politiques qui ont pu l’accompagner. Le conservatisme n’en a pas moins mis en question l’idée même de « révolution » en tant qu’elle implique une rupture radicale et la construction d’un monde et d’un homme nouveau en faisant table rase du passé. Les totalitarismes ont poussé jusqu’au bout ces idées avec les ravages que l’on connaît.
    Que nous le voulions ou non, ce courant de pensée conservateur fait partie de notre héritage et nous pouvons en tirer profit, pour autant que nous opérions un discernement entre ce qui peut apparaître comme ses « branches mortes » et son apport de vérité dans son interprétation des évolutions de la société et du monde. Telle est du moins ma façon d’envisager mon rapport au conservatisme. Elle s’inscrit dans la problématique de la modernité et des Lumières en considérant que la rupture avec la tradition, loin d’être une tare, est au contraire être une condition favorable à l’enrichissement de la réflexion. Comme Hannah Arendt l’a souligné, c’est précisément parce que nous vivons dans un monde qui n’est plus structuré par une autorité et une tradition qui s’imposeraient d’elles-mêmes, qu’il nous est possible d’entretenir un rapport plus libre, plus lucide à cette tradition. Dans les conditions de la modernité et face aux évolutions problématiques de la démocratie, le conservatisme peut être considéré comme une des manifestations de l’esprit de liberté pour qui l’autonomie de jugement demeure une exigence et qui trouve dans le passé des ressources qui nous aident à mieux comprendre et affronter les défis du présent.

    Q : Le conservatisme développe une vision pessimiste, il est associé à un discours de déploration qui n’offre guère d’alternative… N’est-ce pas là l’une des principales raisons pour laquelle l’appellation de « conservateur » est si peu revendiquée en France ?

    Jean-Pierre Le Goff : Le pessimisme est un des traits du conservatisme qui s’oppose à un optimisme naïf qui considère que l’histoire marche toujours dans le sens du progrès, en amalgamant en un tout progrès des sciences, des techniques et progrès culturel et moral. Le totalitarisme et les barbaries du siècle passé et présent ont, pour le moins, mis à mal un tel optimisme. L’histoire nous apprend que les civilisations naissent, se développent, passent par des périodes de crise et sont mortelles. On est ainsi en droit de s’interroger sur l’état de la dynamique de la modernité au sein même de l’Europe et considérer que nous vivons une période particulièrement critique de notre histoire. La démocratie a ses propres ambivalences et son développement n’a rien d’une marche inéluctable, quand bien même ce développement passerait par des crises conçues comme inhérentes à l’idée même de démocratie, ou comme des phases transitoires d’une expansion historique continue. Nous ne sommes pas maîtres de l’histoire et nous n’en détenons pas les clés d’interprétation. S’il y a bien de l’irréversible et des tendances lourdes, tout n’est pas joué d’avance ; l’histoire est ambivalente et tragique, elle demeure ouverte sur des possibles dans des conditions données, et il importe de savoir dans quel monde nous voulons vivre. Ce pessimisme n’est donc pas synonyme de retrait et d’inaction, il est au contraire « actif », un stimulant de la réflexion et de l’action pour qui se soucie des désordres du monde.
    Ce pessimisme concerne également une conception de l’être humain qui reconnaît en lui une part sauvage, irréductible, d’agressivité et de destruction. Pour reprendre, les propos de Freud dans Malaise dans la civilisation qui retrouve, à sa façon, une conception qui est bien antérieure à la psychanalyse : « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. […] Cette tendance à l’agression que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts [1]. » Cette tendance n’a pas disparu, malgré les efforts d’un nouveau moralisme pour la dénier ou l’éradiquer. Le conservatisme me paraît faire preuve de lucidité salutaire face au règne des bons sentiments et à une vision angélique de l’être humain et des droits de l’homme.
    Mais, il faut aussi le reconnaître, le conservatisme a ses penchants négatifs lorsqu’il méconnaît l’ambivalence de la démocratie et ses acquis, lorsqu’il flirte avec l’idée d’un âge d’or et d’un retour en arrière. Replié sur lui-même, il tend à idéaliser le passé et verse dans l’amertume et la déploration sans fin. Il peut devenir une posture morale et esthétique qui juge d’en haut le monde moderne, souvent du reste avec talent et des constats critiques judicieux. Plus sommairement, il peut se nourrir des traits négatifs de la modernité qu’il dénonce, s’enfermer dans un face à face délétère avec le progressisme bien pensant où les postures comptent plus que l’échange des arguments. Le conservatisme devient alors incohérent et flirte avec le nouvel air du temps. On peut dénoncer la société du spectacle et les médias tout en rêvant d’en être, en faisant jouer sa posture comme élément de distinction. Il devient alors le vis-à-vis obligé de ses adversaires qui s’en servent comme un repoussoir caricatural pour mieux éviter toute confrontation sur le fond. En fait, les conservateurs d’aujourd’hui sont proches des « antimodernes » qu’a bien caractérisés Antoine Compagnon, lorsqu’il parle de « modernes à contrecœur », « déchirés [2] » et « déçus [3] ».

    Q : Si la critique du progressisme n’est pas nouvelle, elle semble trouver aujourd’hui en France une vigueur nouvelle – critique des contradictions de la démocratie, du libéralisme sociétal, du « droit-de-l’hommisme », de l’égalitarisme – ce que certains associent de façon négative à l’émergence d’une pensée « réactionnaire ». N’est-ce pas là plutôt le signe d’une certaine crise du progressisme ?

    Jean-Pierre Le Goff : Il faut d’abord prendre la mesure des bouleversements qui se sont opérés dans le dernier siècle, face à un optimisme de façade qui tend à dénier la décomposition historique que nous connaissons. Le développement économique, scientifique et technique s’est accompagné de changements sociétaux qui ont mis en question tout une culture humaniste. La Grande Guerre, qui marque l’entrée dans le XXe siècle, et les totalitarismes qui l’ont suivie n’ont pas seulement mis à mal l’idée d’une marche inéluctable de l’histoire vers toujours plus de progrès – dans laquelle communisme et socialisme s’inscrivaient, chacun à leur manière –, ils ont fait peser un doute profond sur les capacités émancipatrices de notre propre culture, comme si les guerres et les totalitarismes du XXe siècle avaient tout dévasté sur leur passage et empêchaient désormais toute réappropriation. Le christianisme, les conceptions des Lumières, l’idée de progrès issue de la Révolution française et du XIXe siècle… sont entrés en crise. C’est tout un creuset anthropologique et culturel, une façon d’être, de se situer par rapport au monde, aux autres, à la collectivité qui se sont érodés et ont été mis en cause. Portée au départ par des « avant-gardes » révolutionnaires et artistiques minoritaires, la rupture avec cet héritage culturel s’est progressivement répandue dans la société.
    Dans la seconde moitié du XXe siècle, les sociétés démocratiques ont franchi une nouvelle étape de leur histoire, marquée à la fois par le développement de la production, de la consommation et, dans le dernier quart du siècle, par les « désillusions du progrès [4] » et les préoccupations écologiques. Ce tournant s’est accompagné d’une relecture particulièrement critique de notre propre histoire et une érosion de la dynamique des sociétés démocratiques européennes. Une partie des démocraties européennes s’est ainsi déconnectée de l’histoire, le passé étant considéré sans ressources, obsolète, et l’avenir chaotique et indiscernable. Notre héritage culturel et politique passé n’a pas seulement donné lieu à une relecture réflexive et critique dans un souci de vérité, mais il a été l’objet d’un règlement de compte historique qui l’a rendu responsable de tous les maux de l’humanité. Il s’est ainsi opéré un grand retournement. La remise en cause salutaire de l’ethnocentrisme a basculé vers la perte de confiance en ses propres ressources et la mésestime de soi. Au sein de certains pays européens, particulièrement en France, s’est développé une mauvaise conscience liée à une focalisation sur les pages sombres de notre histoire qui a abouti à une vision pénitentielle qui n’en finit pas.
    Le paradoxe de la construction de l’Union européenne est qu’elle s’est développée dans un moment où son héritage premier qui la spécifie comme civilisation s’est trouvé mis à mal. Le défunt traité établissant une Constitution pour l’Europe élaboré en 2004 faisait non seulement peu de cas des nations qui se sont construites suite aux empires, il se référait de façon éthérée dans son préambule à des références certes louables (« dignité humaine », « liberté », « égalité », « solidarité », « démocratie », « État de droit »…) mais sans ancrage historique. Les principales sources et les grands moments qui ont façonné l’Europe et la distinguent des autres civilisations n’étaient même pas mentionnées : culture grecque et romaine, juive et chrétienne, sécularisation et importance des Lumières qui ont fait de l’Europe le « continent de la vie interrogée »... Cette difficulté à assumer sa spécificité historique est allée de pair avec l’importance accordée à l’économie, et plus précisément à une politique économique particulière, néo-libérale, qui acquérait de fait un statut constitutionnel dans le défunt Traité. Cette politique économique se trouvait ainsi promue comme l’une des normes fondamentales de la démocratie, au même titre que les libertés publiques fondamentales et les règles juridiques qui encadrent l’organisation et le fonctionnement des institutions. L’économisme est devenu la grille de lecture dominante de pays européens déboussolés qui ne parviennent plus à réinsérer l’économie dans un creuset historique et culturel qui puissent faire sens pour les peuples.

    Q : Dans vos écrits, vous êtes particulièrement critique sur la modernisation et le management tels qu’ils se sont développés depuis les années 1980. N’est-ce pas là la manifestation d’un certain conservatisme qui peut rejoindre la défense des intérêts corporatistes et refuse les réformes ?

    Jean-Pierre Le Goff : Il s’agit avant tout de comprendre que le « néolibéralisme », la « modernisation » ou encore les « réformes » se sont développés depuis un quart de siècle dans le cadre global de cette déculturation historique. Celle-ci constitue une situation nouvelle, en rupture avec le libéralisme traditionnel et les modernisations antérieures. À l’origine, le libéralisme est inséparable de la lutte pour la liberté politique et, sur le plan économique, il s’est accompagné de l’idée selon laquelle le marché libre, le libre jeu des intérêts et de la concurrence, entrainaient la prospérité des nations. Quoiqu’on puisse penser de cette conception économique dont je ne partage pas l’optimisme et le caractère utopique, ce libéralisme est né dans une situation historique particulière et il était lié à une visée éducative des individus dans le cadre d’une collectivité historique [5]. Qu’en est-il aujourd’hui de ce libéralisme des origines, avec une mondialisation marquée par la spéculation et une logique de court terme, qui étend considérablement le champ de la concurrence avec des pays hétérogènes, passant outre aux différences du coût du travail, à l’histoire économique et sociale propre à chaque pays ?
    Répondre à cette question suppose de sortir de l’économisme et d’une optique technocratique et gestionnaire, pour prendre en compte les bouleversements culturels – en termes d’idées, de valeurs, de représentations et de comportements qui imprègnent la société – qui se sont opérés dans les années 1970 et 1980. Et plutôt que de dénoncer le « capitalisme » ou la « dictature des marchés », il faut poser la question autrement : que s’est-il passé dans le dernier quart du XXe siècle pour que le marché, et avec lui l’entreprise, soient érigés en nouveaux pôles de légitimité sociale et en modèles pour l’ensemble des activités ? Ce qui amène à s’interroger sur les raisons d’un aveuglement qui ont conduit une partie des élites à adhérer si facilement à une conception angélique de la libre concurrence et de la mondialisation. Autrement dit, qu’en est il de nos ressources politiques et morales, intellectuelles et culturelles qui ont constitué autant de garde fous contre le libre jeu de la concurrence et l’hégémonie du modèle marchand ?
    Ce nouveau libéralisme et l’économisme qu’il implique dans l’abord des questions de société ont été accompagnés d’une modernisation d’un nouveau genre qui a pratiqué la « fuite en avant » dans tous les domaines, rompant ainsi avec les modernisations antérieures. Après la défaite de juin 1940, la passion modernisatrice de l’après-guerre entendait tirer un trait sur la France de l’avant-guerre, repliée sur elle-même, par une vision d’avenir marquée du sceau du développement économique, scientifique et technique. Cette vision modernisatrice n’en impliquait pas pour autant une dépréciation de l’histoire de France et de sa culture, bien au contraire. L’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958 s’est inscrite dans cette modernisation entamée par la IVe République en lui redonnant un nouveau souffle. En fait, le général de Gaulle incarnait une « alliance singulière entre vision classique et moderne » : la modernisation était l’instrument par lequel la France, identité historique séculaire, pouvait rester égale à elle-même en jouant de nouveau un rôle historique dans le monde [6].
    Ce « roman national » qui maintenait le lien entre le passé, le présent et l’avenir du pays, se trouve aujourd’hui en morceaux. Dans une situation où ce continuum historique est rompu, où le passé est déprécié, réduit au « devoir de mémoire » et à la dimension patrimoniale, où l’avenir paraît indiscernable, ouvert sur de possibles régressions, le présent est existentiellement flottant, il devient autoréférentiel et le vide qui le sous-tend est alors comblé par un activisme dans tous les domaines de la vie individuelle et collective. Le slogan « le changement, c’est maintenant » exprime bien cette absolutisation du présent en état de sollicitation perpétuelle. Dans cette temporalité devenue folle, individus et collectivités sont constamment sommés de rattraper un retard qui paraît sans fin. Les grands médias audio-visuels fonctionnant en boucle, les nouvelles techniques d’information et de communication renforcent et démultiplient ce phénomène mais ils ne l’ont pas créé.
    Désarticulée de l’histoire, la politique a elle-même versé dans l’activisme managérial et « communicationnel », faute de projet plus structurant. Cette façon de faire est particulièrement manifeste dans la succession des réformes menées par les différents gouvernements. Celles-ci s’inscrivent dans ce moment de déculturation où la politique est dominée par une optique étroitement gestionnaire et comptable qui, étant dépourvue de creuset humaniste et de vision historique, apparaît non pas comme un moyen mais comme un fin. Cette déculturation et cette fuite en avant concernent l’école qui s’est trouvée de plus en plus soumise à une logique d’adaptation de courte vue, aux pressions des idéologies et des modes dans les domaines de la pédagogie et des mœurs, comme dans celui des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui exercent une véritable fascination. Pour le modernisme ambiant, la finalité conservatrice de l’école apparaît désormais comme une survivance d’un autre âge, alors qu’elle est un élément essentiel de la transmission, du maintien et du renouvellement d’un monde commun. Ses missions ne se réduisent pas à l’apprentissage de compétences de base, pour importantes qu’elles soient, elles relèvent en même temps de la transmission d’une culture à travers un corpus structuré de connaissances qui ne sont pas seulement scientifiques et techniques, mais aussi historiques, avec une importance particulière accordée à la littérature, aux arts et à la philosophie qui sont indispensables à la compréhension du monde et à l’autonomie de jugement. Pour ces raisons, l’école ne se confond pas avec l’espace public ; elle doit se protéger des communautarismes et des groupes de pression qui font valoir leurs idéologies et leurs intérêts. Dans ce cadre, la défense de la laïcité issue de notre tradition républicaine trouve son bien fondé.
    La fuite en avant moderniste s’étend également aux mentalités et aux modes de vie emportés dans un changement perpétuel, sans finalité autre que celles de la survie et de la concurrence dans un monde chaotique. Si le monde et notre héritage culturel ne sont pas immuables, on ne saurait faire valoir comme modèle a contrario un mouvement permanent, indéfini, et un multiculturalisme invertébré, à moins de considérer que notre faculté de penser et de juger est désormais hors de propos. C’est précisément ces idées que diffusent les rhéteurs de la postmodernité qui commentent indéfiniment les évolutions et veulent à tout prix apparaître dans le camp d’un « progrès » devenu synonyme de « changement » sans but ni sens. Pour une partie des élites, l’important c’est d’« en être », en faisant du surf sur les évolutions et en essayant de tirer parti d’une telle situation. Face à cette insignifiance, les questions fondamentales : « Qu’est-ce qui est vrai ? », « Qu’est-ce qui est juste ? », « Qu’est-ce que je peux en penser ? » sont devenues des exigence à la fois conservatrices et très actuelles, à l’heure d’une « réactivité » et d’un zapping permanent qui ne permettent plus la distance et brouillent le discernement.
    Une partie du pays en a assez, non pas de la modernité, mais de la fuite en avant moderniste dans une logique de remise en cause et d’accélération permanentes. Telles me paraissent être les points aveugles d’un nouveau management et d’un pouvoir informe qui n’ont cessé de déstabiliser les individus et les collectifs, de générer l’angoisse au sein de la société, rendant ainsi plus difficile une reconstruction qui est tout autant économique et sociale que politique et culturelle.

    Q : Pourquoi la gauche a-t-elle tendance à tout réduire à la lutte contre les inégalités et à la nécessité d’adapter sans cesse l’homme et la société aux évolutions considérées comme naturellement porteuses de progrès ?

    Jean-Pierre Le Goff : Dans sa décomposition actuelle, la gauche bricole un curieux mélange de fuite en avant et de restes morcelés de son ancienne doctrine ; la lutte contre les inégalités est un marqueur d’identité auquel elle se raccroche. Outre le fait qu’il s’agit de prendre en compte de façon pragmatique les effets réels des politiques de lutte contre le chômage de masse et la précarité, l’« égalité » est devenue un mot fourre-tout qui joue de plus en plus un rôle symbolique de démarcation avec la droite. Là aussi, il faut opérer un retour aux sources pour mieux comprendre le glissement qui s’est opéré.
    La liberté est la première des valeurs inscrites dans la devise républicaine et l’égalité est d’abord juridique et politique : elle implique l’égalité des citoyens devant la loi et l’élection de leurs représentants par le suffrage universel. La conception de la citoyenneté républicaine met en avant une exigence, celle du dépassement des intérêts particuliers et des appartenances particulières pour se penser membre de la cité. Cette conception a un caractère d’idéalité qui ne peut complètement coïncider avec les faits, mais elle n’en constitue pas moins un « idéal régulateur » face au repli sur les particularismes individuels, sociaux ou religieux. La lutte contre les inégalités économiques s’inscrit dans le cadre d’une « justice sociale » et vise à créer les conditions favorables à cette citoyenneté. C’est en s’inscrivant dans cette perspective que la lutte contre les inégalités prend son sens et ne verse pas dans l’égalitarisme et le ressentiment. Dans cette optique, il s’agit d’améliorer les conditions économiques et sociales, de développer l’éducation, particulièrement en direction des catégories les plus défavorisées, afin d’accroître cette liberté et de former des élites issues du peuple. Les paroles de Carlo Rosselli, socialiste, antifasciste italien, assassiné en 1937, constituent le meilleur de la tradition de la gauche et du mouvement ouvrier : « Le socialisme, disait-il, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres [7]. » La dynamique historique qu’ont pu représenter le mouvement ouvrier et le socialisme n’est plus, mais cette idée d’une liberté concernant les couches populaires est une exigence à laquelle je demeure attaché. Celle-ci n’a rien à voir avec les revendications du « droit à la réussite pour tous » et des « droits à » de la part des individus ou des groupes communautaires, revendications qui ont été promues de façon démagogique par une gauche en crise d’identité.
    Plus globalement, la gauche reste encore largement prisonnière d’une lecture réductrice de la société : le domaine économique et social demeure le fondement de la réalité, le point focal à partir duquel elle interprète les phénomènes. Les questions anthropologiques n’échappent pas à cette problématique. Elles sont encore envisagées le plus souvent comme des phénomènes superstructurels ou des « constructions sociales de la réalité » marqués du sceau des inégalités et de la domination, qu’il faut adapter aux évolutions considérées comme naturellement porteuses de progrès, avec ce même point aveugle de certitude : la gauche est nécessairement dans le camp du progrès et du Bien. Dans l’ensemble, la gauche manque de liberté d’esprit pour aborder ces questions : peu ou prou, il faut relier ces phénomènes à la sphère marchande, aux inégalités, à la domination… pour qu’ils acquièrent une légitimité suffisante et que la gauche puisse s’y retrouver avec des repères sécurisants face la droite, alors que ces questions engagent une conception de la condition humaine dont on ne peut faire abstraction et qui ne recoupe pas les clivages partisans. Les difficultés théoriques de la gauche dans l’abord de ces questions se conjuguent avec la crainte d’être catalogué dans le mauvais camp. On vit dans un « entre-soi » où l’on tient à conserver à tout prix à une image progressiste, de gauche, en ayant peur d’avoir « mauvaise réputation », d’être catalogué comme un « nouveau réactionnaire » ou un suppôt de l’extrême droite. La confusion intellectuelle et le relativisme de bon ton se conjuguent avec une forme de lâcheté face à la pression et aux anathèmes d’un milieu restreint mais influent qui occupe des positions de pouvoir dans les médias et la communication. Dans ces conditions, il s’agit de faire valoir la liberté de pensée et l’autonomie de jugement face à une gauche repliée sur elle-même et sectaire, incapable de comprendre ce qui lui arrive, pratiquant l’invective et se servant de l’extrême droite pour masquer sa propre inconsistance et dénier la réalité. Resituée dans un temps long, cette dégradation me paraît typique de la fin d’un cycle historique, celui du mouvement ouvrier issu du XIXe siècle et du pôle qu’il pu représenter dans la société.

    Q : Peut-on dire que le concept de « gauchisme culturel » que vous avez développé et critiqué, s’oppose à la conception d’une gauche positivement conservatrice ?

    Jean-Pierre Le Goff : En effet, le gauchisme culturel s’oppose au conservatisme qu’il assimile à la réaction et à l’extrême droite de façon des plus caricaturales. Ce gauchisme culturel paraît pacifique et non violent, dans la mesure où il entend « changer les mentalités » par les moyens de l’éducation, de la communication moderne et par la loi. Mais il n’en véhicule pas moins l’idée de rupture avec le « vieux monde » et de « révolution culturelle », en étant persuadé qu’il est porteur de valeurs et de comportements correspondant à la fois au nouvel état de la société et à une certaine idée du Bien. Plus fondamentalement, il s’inscrit dans un courant déstructurant présent au sein des sociétés démocratiques qui met à mal toute une conception de la condition humaine et un sens commun qui lui était attaché.
    Les origines, le contenu et la genèse de ce gauchisme sont inséparables du basculement opéré par le mouvement de mai 68. En France, cet événement multiforme marque un moment de pause et de catharsis dans une société qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’est trouvée transformée en peu de temps par la modernisation des Trente glorieuses [8]. Mai 68 a fait apparaître au grand jour la jeunesse adolescente comme nouvel acteur social, il a mis en question les finalités du progrès, mis en cause le moralisme et le paternalisme, les bureaucraties en place, les pouvoirs et les institutions sclérosés… En ce sens, il n’appartient à personne et l’on ne reviendra pas en arrière. Ce qui m’apparaît avant tout en question est ce que j’ai appelé son « héritage impossible » qui comporte une remise en cause radicale des symboles de l’autorité, une conception de l’autonomie érigée en absolu, une vision noire de notre histoire… Cet héritage impossible a été transmis de génération à génération, passant par une dynamique contestataire et transgressive pour aboutir à un nouveau conformisme et à une forme de nihilisme d’affaissement [9].
    Les années qui ont suivi mai 68 ont d’abord été marquées par un règlement de compte d’une génération contestataire, celle des « baby boomers », contre l’héritage culturel et politique qui lui avait été transmis, tant bien que mal, dans une société marquée par le développement sans précédent de la production, de la consommation et des loisirs. Les gauchistes de l’époque qui prétendaient faire table rase du passé n’en étaient pas moins des héritiers, des héritiers rebelles mais des héritiers « quand même ». Ils se sont révoltés contre les cultures juive et chrétienne, humaniste et républicaine, mais ils avaient été éduqués dans leur creuset. Toute rupture se voulant radicale est marquée par une référence (fût-elle en négatif) à ce qui est légué par les générations antérieures. N’oublions pas, au demeurant, que Rimbaud, élevé au rang d’icône de la révolte et de l’artiste maudit, n’en a pas moins été d’abord un lycéen brillant qui a obtenu des premiers prix des concours académiques de vers et de discours en latin.
    Les générations post-soixante-huitardes ont grandi et ont été formées dans une période critique où les éducateurs et les enseignants assumaient mal leur rôle de transmission d’un héritage avec lequel ils étaient eux-mêmes en rupture. À cette rupture dans la transmission est venu s’ajouter un retournement de la situation avec la fin des Trente glorieuses, le développement du chômage de masse et les préoccupations écologiques. Le premier « fossé des générations » des années 1960-1970 a été suivi d’un second pour qui mai 68 est devenu un sorte de mythe fondateur dans un contexte bien différent. Une culture post soixante-huitarde abâtardie dont le gauchisme culturel est l’héritier, s’est progressivement distillée et installée dans la jeunesse.
    Aujourd’hui, les figures du « révolté » et du « rebelle », de l’« artiste maudit » et du « génie méconnu » sont devenues des modèles de référence dans la société du spectacle, aboutissant à un résultat paradoxal : celui d’un nouveau conformisme de la révolte et de la transgression banalisées qui s’étalent dans les milieux médiatiques et branchés. Dans le même temps, les thèmes de la souffrance et de la victime ayant des droits ont pris le dessus.
    Au fil de plusieurs générations, tout un public adolescent et post-adolescent a baigné dans une sous-culture historique et idéologique pour qui l’absolutisme, l’esclavagisme, le colonialisme, Pétain et la collaboration, la Shoah… constituent le résumé de l’histoire de la France, de l’Europe et de l’Occident. En contrepoint, les autres cultures du monde exercent leur fascination sous un angle des plus angéliques. Cette sous-culture gauchiste est entretenue et diffusée par des politiques et des journalistes militants, des groupes de pression minoritaires qui font valoir leur statut de victimes pour s’ériger en justiciers du passé, faire prévaloir leur idéologie et leurs intérêts particuliers. Ils encouragent le ressentiment et pratiquent la délation, le lynchage médiatique et les plaintes en justice. De cette façon, ils ont réussi à paralyser une partie de la gauche et l’empêchent de penser librement, en même temps qu’ils laissent le champ libre à l’exploitation populiste des problèmes qu’ils dénient, en faisant de l’extrême droite leur adversaire attitré. Aujourd’hui, ce gauchisme culturel me paraît être parvenu à un point limite. Son agitation et son influence dans certains milieux intellectuels et médiatiques peuvent laisser croire qu’il occupe toujours une place prépondérante alors qu’une bonne partie de la population le rejette ou l’ignore. Au sein de la société, après l’hégémonie culturelle de l’héritage impossible de mai 68, nous assistons à un mouvement de balancier avec des aspects traditionalistes et réactionnaires bien réels, sans qu’on puisse réduire ce mouvement à ces aspects.
    Ce qui me frappe le plus, c’est la légèreté et la précipitation avec lesquelles la gauche convertie au gauchisme culturel aborde les questions sociétales au nom de l’égalité sans se rendre compte que cette dernière a changé de registre. La « passion de l’égalité » propre à la démocratie a franchi une nouvelle étape en s’appliquant désormais à des domaines qui relèvent de l’anthropologie. Une donnée de base de la condition humaine reconnue comme telle depuis des millénaires a été mise en question : la division sexuelle et la façon dont les êtres humains conçoivent la transmission de la vie et de la filiation. On s’excusera du peu… En se voulant à l’avant-garde d’une évolution des mœurs problématique, la gauche a ouvert en toute irresponsabilité une boîte de Pandore. Désormais, avec la nouvelle conception de la lutte contre les inégalités, les différences liées à la condition humaine et les aléas de la vie peuvent être considérés comme des signes insupportables d’inégalité et de discrimination. Cette revendication bien particulière de l’égalité a partie liée avec un fantasme de toute puissance qui considère que les problèmes anthropologiques sont une sorte de matière qu’on pourrait modeler à loisir et sans dommage, en fonction des désirs de chacun et des minorités qui font valoir leur statut de victimes ayant des droits. À l’inverse, parce qu’elles mettent en jeu ce qui fait l’humain, ces questions anthropologiques me paraissent devoir être considérées avec prudence et le plus grand soin, pour empêcher que le monde humain se défasse. Le « principe de précaution » – qui est devenu un leitmotiv concernant des espèces en voie de disparition ou de certaines recherches et expérimentations scientifiques et techniques – est mis hors champ concernant l’humain, au nom d’une passion de l’égalité sans limite. Dans ces domaines, le conservatisme est une forme de sagesse, de prudence et de résistance face à un nouvel hubris qui se veut décomplexé dans un climat de confusion intellectuelle et éthique.

    - Q : Le conservatisme peut-il être de droite autant que de gauche ?

    Jean-Pierre Le Goff : Aujourd’hui, dans les conditions historiques et idéologiques que je viens de décrire, c’est un courant de pensée pluriel qui n’est pas réductible à un camp ; il me paraît transversal à la droite et à la gauche, même si la droite a pu être son représentant pendant longtemps et si la gauche s’est toujours présentée comme le camp du progrès contre la réaction assimilée au conservatisme. L’écologie qui s’interroge sur l’avenir de la planète et n’appartient pas à un camp politique, est à sa façon conservatrice. Bien plus, tout un courant écologique fondamentaliste est réactionnaire, voire nihiliste, dans sa façon de remettre en cause la prééminence de l’homme sur la nature et ce qui fait précisément la spécificité de l’humain qui n’est pas, contrairement à ce qui est asséné, une « espèce comme les autres ». Il est également un domaine sur lequel une partie de la gauche peut apparaître « conservatrice », c’est celui de la défense d’un modèle social lié à l’État providence qui s’est constitué dans la période dite des Trente glorieuses et qui connaît de sérieuses difficultés aujourd’hui. S’il n’est pas intangible, le modèle social français est le fruit d’une histoire et de conquêtes sociales dont on ne peut faire abstraction en prônant ouvertement une « révolution culturelle » qui le mettrait à bas, comme le fait une partie de la droite libérale. Là aussi, il s’agit de faire la part des choses, de façon pragmatique et non idéologique, à gauche comme à droite, entre ce qui relève des idéologies et des dogmes et d’une adaptation nécessaire d’un modèle auquel je demeure attaché.
    L’économie de marché a ses lois propres, mais elle s’insère aussi dans un creuset anthropologique et historique. L’économisme dominant passe outre cette dimension essentielle à la vie en société et à la politique. Un pays n’est pas une entreprise et la culture n’est pas une sorte de « pâte à modeler » ou de « supplément d’âme » à une société conçue comme une mécanique gérable et adaptable à volonté ; elle est précisément ce qui donne sens à la vie en société.
    Cette approche conservatrice qui s’inscrit dans la modernité trouve plus globalement sa pertinence face à un nouvel individualisme désaffilié et autocentré, à une déculturation politique et culturelle. Il s’agit très directement de savoir si nous avons encore des motifs pour croire que nos repères culturels et politiques, transmis tant bien que mal à travers les générations, peuvent encore nous inspirer et nous guider, si notre pays peut encore apporter quelque chose de spécifique à l’Europe et au monde. C’est précisément sur ce point que les choses sont devenues floues pour beaucoup, non seulement parce qu’elles seraient plus « complexes » qu’auparavant, mais, plus simplement et plus fondamentalement, parce que beaucoup ne savent plus trop quoi penser et transmettre.
    C’est dans ce cadre, qu’être conservateur peut trouver une signification nouvelle en mettant en question l’insignifiance, en faisant valoir l’importance d’un recul réflexif et critique, inséparable d’une relecture et d’une réappropriation éclairée de notre passé. Il s’agit de sortir du faux choix, sous forme de chantage, dans lequel tout un courant de la gauche, mais aussi de la droite moderniste, enferme l’alternative et le débat entre un passé, un héritage culturel figé et dépassé qui n’auraient plus rien de substantiel à nous apporter, et un présent et un avenir perpétuellement mobiles et fluides auxquels nous n’aurions plus qu’à nous adapter.
    Tout un courant intellectuel gauchiste et moderniste réduit bêtement les notions d’« identité » et de « culture » à une conception essentialiste qui nous ramènerait du côté du traditionalisme, de Maurras, de Pétain, de l’extrême droite… L’identité d’un peuple n’est pas une substance immuable qui ne changerait pas avec le temps, mais on ne saurait faire valoir comme modèle a contrario un mouvement permanent et indéfini, sauf à considérer le monde commun comme un chaos et à abdiquer toute prétention à le rendre signifiant. L’idée d’« identité narrative » développée par Paul Ricœur ouvre d’autres perspectives en soulignant l’importance du récit qu’un pays se forge de sa propre histoire. Cette identité n’est pas celle d’une « structure fixe, mais bien celle mobile, révisable, d’une histoire racontée et mêlée à celle des autres cultures [10] ». Cette identité narrative ne signifie pas pour autant un multiculturalisme invertébré et soumis à une recomposition constante ; elle suppose une interprétation qui implique des choix, structure les événements, leur donne une signification et met en valeur des potentialités inexploitées du passé. La France et les pays de l’Union européens n’échappent pas aujourd’hui à cette nécessité.
    Le passé n’est pas un patrimoine muséifié, il ne comporte pas seulement en lui du révolu, il contient des ressources et ce que Paul Ricœur appelle des « potentialités inaccomplies », pourvu que nous sachions les redécouvrir et nous approprier le meilleur de nos traditions. En ce sens, être conservateur ne signifie pas être « traditionaliste » ou « réactionnaire », contrairement à ce que voudraient nous faire croire une gauche bien pensante et une droite moderniste. Un pays qui rend insignifiant son passé se condamne à ne plus inventer un avenir discernable porteur des espérances d’émancipation ; un pays qui ne croit plus en lui-même est ouvert à toutes les servitudes. Dans ce cadre, conservatisme et progrès ne me paraissent pas contradictoires, ils constituent les deux pôles d’une modernité éclairée qui rejette le faux dilemme entre traditionalisme et fuite en avant. En fin de compte, il importe avant tout de savoir ce à quoi l’on tient et ce que l’on veut transmettre pour entreprendre un travail de reconstruction. Pour paraphraser la formulation de Kolakowski, je dirai qu’il est possible d’être à la fois conservateur, moderne et social, dans la mesure où aujourd’hui ces orientations ne me paraissent pas antinomiques.

    Jean-Pierre Le Goff, propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart (décembre 2014)

     

    Notes

    [1Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, 1988, p. 64 et 65.

    [2Antoine COMPAGNON, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005, p. 7.

    [3Ibid, p. 446.

    [4Raymond ARON, Les désillusions du progrès, Gallimard, 1969.

    [5Michel GUENAIRE, Les deux libéralismes, Perrin 2011, et Il faut terminer la révolution libérale, Flammarion 2009.

    [6Edgard PISANI, « De Gaulle et la modernisation de la France », Cahier de Politique Autrement, octobre 1998.

    [7Carlo ROSSELLI, cité par Monique CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, Plon, 2003, p. 13-14.

    [8Cf. « Mai 68 : La France entre deux mondes », Le Débat, n° 149, mars-avril 2008.

    [9Cf. Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 1998, 2002, 2006 et 2015.

    [10Paul RICŒUR, « Identité narrative et communauté historique », Cahier de Politique Autrement, octobre 1994.

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  • La hantise des tenants du « pédagogisme » ? Le « roman national » ! ...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la réforme des programmes scolaires...

     

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    La hantise des tenants du « pédagogisme » ? Le « roman national » !

    La dernière réforme scolaire, associée à un énième projet de refonte des programmes, vaut en ce moment à Najat Vallaud-Belkacem une volée de bois vert. Outre l’abandon programmé du grec et du latin, la grande victime est l’enseignement de l’histoire. Il fut pourtant un temps où la gauche aimait l’histoire ; la sienne, tout au moins… Pourquoi cet acharnement ?

    De quoi l’histoire est-elle le nom ? Elle est le nom du monde d’avant. Ceux qui veulent faire du passé table rase, ceux qui prétendent faire apparaître un « homme nouveau » n’aiment pas le monde d’avant. Pourquoi ? Parce qu’il témoigne d’un autre système de pensée, d’un autre modèle d’organisation politique, d’autres valeurs que celles dont ils se réclament. Aux premiers siècles de notre ère, les moines chrétiens battaient les campagnes pour abattre et mutiler les statues païennes, scier les colonnades, détruire et incendier les temples, pour la même raison que les djihadistes s’en prennent aujourd’hui aux chefs-d’œuvre de la culture pré-islamique : faire disparaître les témoignages du monde d’avant. Cet iconoclasme n’épargne pas l’Histoire.

    Ceux qui se réclament aujourd’hui de la « République » ont apparemment oublié que les auteurs de la Révolution française avaient constamment à l’esprit l’exemple de Sparte et de Rome. Relisons Rousseau : « Quand on lit l’histoire ancienne, on se croit transporté dans un autre univers et parmi d’autres êtres. Qu’ont de commun les Français, les Anglais, les Russes avec les Romains et les Grecs ? […] Les fortes âmes de ceux-ci paraissent aux autres des exagérations de l’Histoire. Comment eux qui se sentent si petits penseraient-ils qu’il y ait eu de si grands hommes ? Ils existèrent pourtant » (Considérations sur le gouvernement de Pologne).

    Comme Christiane Taubira, Najat Vallaud-Belkacem est de toute évidence une idéologue. Mais ramener la réforme à sa personne ne mène pas loin, sinon à des invectives, c’est-à-dire à rien du tout. Elle inscrit en fait ses pas dans le sillage de ceux qui l’ont précédée, à commencer par les gouvernements de droite, du « collège unique » de René Haby (1975) à la suppression de la formation des maîtres (2008). Sa réforme est d’ailleurs clairement d’inspiration libérale, car il n’y a rien de plus conforme à l’idéologie libérale que de considérer l’élève comme un individu appelé à « construire lui-même ses savoirs ». Il ne faut par ailleurs pas s’y tromper : les parents sont très souvent complices d’une conception économiste et utilitariste de l’école. Najat Vallaud-Belkacem a beau répéter pieusement que le goût du grec et du latin est le fait d’une « élite », les élites bourgeoises ne jurent aujourd’hui que par la langue anglaise et par l’économie.

    Plus inquiétant encore, à en croire Éric Zemmour, l’enseignement de l’histoire pourrait bientôt se résumer à celui du « bien » contre le « mal ». À quand l’overdose ?

    La hantise des tenants du « pédagogisme », ils le disent eux-mêmes, c’est le « roman national ». Certes, l’histoire et la mémoire sont deux choses bien distinctes. Mais dans l’enseignement scolaire, les deux se confondent inévitablement : pour un jeune Français, apprendre l’histoire de France, c’est apprendre qu’il n’est pas seulement le fils de son temps, mais l’héritier d’une longue lignée d’hommes et de femmes qui se référaient à d’autres valeurs que celles qu’on lui enseigne aujourd’hui. Il risque alors de les comparer, et peut-être de finir par penser que « c’était mieux avant ». Voilà ce que l’on veut éviter. Occulter la continuité permet de gommer la nécessité de transmettre.

    Il y a pour cela trois moyens : ne plus enseigner l’histoire, la démanteler ou la noyer dans le flou de « l’interdisciplinaire », n’en retenir que les événements dévalorisants. L’esclavage, la traite négrière, la colonisation, les persécutions antijuives (« Shoah ») sont désormais prétextes à d’incessantes repentances par lesquelles les pouvoirs publics veulent suggérer à quel point nous sommes coupables (on remarquera au passage que, parmi les pages noires, on n’évoque ni la dévastation du Palatinat par les troupes de Louis XIV ni le génocide vendéen). La transformation des programmes d’histoire en cours de morale, oblative et lacrymale, développe ainsi une « forme de culpabilité nationale », révélatrice d’une France ouverte à tout sauf à elle-même, d’un pays « qui ne sait pas trop où il va et ne sait donc pas dire d’où il vient » (Pierre Nora).

    Le résultat a bien été décrit par l’écrivain tchèque Milan Hübl, mort en 1989 : « Pour liquider les peuples, on commence par leur enlever leur mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Puis quelqu’un d’autre écrit d’autres livres, leur donne une autre culture, leur invente une autre histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite. »

    Autrefois, une réforme scolaire de gauche se voyait contrée par des trublions de droite, et une réforme de droite par des opposants de gauche. Mais là, l’opposition semble unanime. Qu’est-ce qui est en train de changer ?

    Le fait nouveau, c’est le grand divorce de la « gauche » et des intellectuels. La droite, qui n’a jamais beaucoup aimé les intellectuels, a longtemps cru qu’« intellectuel de gauche » était un pléonasme. Aujourd’hui, nous avons un Premier ministre, Manuel Valls, qui s’en prend publiquement à Michel Onfray et à Emmanuel Todd. Le premier riposte en le traitant de « crétin », le second en se demandant s’il est « vraiment bête ». Najat Vallaud-Belkacem traite de « pseudo-intellectuels » tous ceux qui ont dénoncé son projet de réforme : Pascal Bruckner, Pierre Nora, Jacques Julliard, Régis Debray, Danièle Sallenave et tant d’autres. Au même moment, dans Libération, un collectif d’intellectuels de gauche, et non des moindres (José Bové, Sylviane Agacinski, Yvette Roudy, Martine Segalen, Nathalie Heinich, Marie-Josèphe Bonnet, etc.), publie un manifeste « Pour l’arrêt immédiat de la gestation pour autrui ». Le divorce, décidément, est consommé.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 21 mai 2015)

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  • La trahison de la gauche française...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexandre Latsa, cueilli sur le site d'information russe Sputnik et consacré à la recomposition politique que peut entrainer la trahison du peuple par la gauche française.

     

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    La trahison de la gauche française

    Le Parti socialiste existe toujours… sur le papier, titrait récemment Slate alors que la direction du parti socialiste venait de rappeler «qu'aucun débat médiatique ne se fera durant cette campagne».

     

    On voit mal comment il pourrait en être autrement alors que les contradictions systémiques qui frappent le parti socialiste sont dues aux mêmes contraintes que celles qui frappent la « droite » française ou du moins ses plateformes de gouvernance, RPR autrefois et maintenant l'UMP.

    Les partis de la gouvernance française, à droite et à gauche, ont peu à peu perdu leurs fonds idéologiques, tout a été dissous au cours des quinze dernières années dans deux objectifs qui sont devenus des obsessions pour la droite et la gauche traditionnelles: les processus autoritaires d'intégration européenne et d'implémentation de la monnaie unique.

    Dans cette grande soumission au « système » de Bruxelles, qui s'est donc historiquement couplée avec une « libéralisation » du marché du travail et une plus grande concurrence (intra-européenne mais aussi à l'échelle mondiale) la gauche française a fini de trahir son héritage politique historique.

     

    En abandonnant les travailleurs face à la dérèglementation transnationale, en contribuant activement à la destruction de l'état français, en oubliant tout patriotisme économique, le parti socialiste prend sans doute une trajectoire historique similaire à celle du parti communiste. C'est à partir des années 70 que le PCF, (parti communiste français) en reniant ses racines staliniennes, a fini par disparaitre idéologiquement mais aussi électoralement.

     

    Il semble probable qu'un destin électoral similaire attende le parti socialiste. Ses leaders actuels semblent manquer d'idées et leur obsession de conquête électorale du centre a totalement vidé le parti de tous ses principes. Il n'a plus d'ambition idéologique en faveur du peuple français, ni la volonté de constituer un authentique projet pour défendre les travailleurs. C'est cette situation qui a provoqué récemment une révolte molle dans la gauche de la gauche.

    Cette situation est l'aboutissement d'une longue évolution qui a commencé quand la nouvelle gauche sociétale a pris le pouvoir dans les esprits, après mai 68. Depuis, deux facteurs sociologiques et économiques lourds ont fini par détruire les ambitions anciennes de la gauche française, et l'électeur de gauche n'est plus ce qu'il était.

     

    D'abord il y a eu la disparition du « populo » français dans l'esprit de nombreux nouveaux électeurs et dirigeants de la nouvelle gauche: les bourgeois-bohème avec leurs attentes sociétales libertaires. Ces habitants du centre des villes qui dirigent le parti ne ressemblent plus beaucoup aux ouvriers, paysans et employés qui historiquement constituent le socle du « peuple » français. C'est tellement vrai que pour l'élite socialiste des beaux quartiers, le mot "populisme" est devenu une grossièreté, voire une injure. On est loin du populisme social du 19° siècle aux USA ou des « Narodniki » russes de l'époque tsariste.

     

    Ensuite, il y a eu la forte immigration que le pays a connue sur les dernières décennies, qui a entrainé la disparition des périphéries urbaines pauvres, les fameuses banlieues rouges, qui constituaient les socles de l'électorat ouvrier de gauche. Si les nouveaux français, issus de l'immigration, votent jusqu'à maintenant plus à gauche qu'à droite, c'est bien souvent par crainte de dérives stigmatisantes et sécuritaires. Cependant nombre de ces nouveaux français (musulmans ou pas) ont des traditions culturelles plutôt conservatrices, et voient d'un œil méfiant les dérives sociétales mises en avant par une partie de la nouvelle gauche.

    Beaucoup d' ouvriers, paysans, employés et beaucoup de chômeurs ont déjà quitté la nouvelle gauche pour voter FN ou à droite tandis que la « nouvelle gauche » semble vouloir se focaliser sur une lutte à mort avec ce qui reste de la droite traditionnelle pour gagner la guerre du centre. Autour de ce grand centre, sur sa droite comme sur sa gauche, l'espace est donc de plus en plus occupé par un parti qui devient de plus en plus un authentique parti de gauche: le Front National qui tend même à laisser l'initiative sécuritaire à une aile de la droite de gouvernance.

     

    Si les dynamiques actuelles devaient se confirmer, le fossé devait s'accroitre au sein de la gauche, au sein d'une élite partagée entre des centristes-sociaux et des ayatollahs de la théorie du genre. Dans ce cas, nul doute que cette nouvelle gauche pourrait perdre le soutien d'une bonne partie des français d'origine immigrée, qui l'ont pourtant massivement soutenue lors des précédentes échéances électorales.

     

    Cette tendance lourde pourrait, pourquoi-pas, entrainer une recomposition bien inattendue de la vie politique française qui verrait un Front National s'ancrer de plus en plus à gauche, des blocs centristes sociaux-libéraux et européistes se coaliser pour avoir accès a la gouvernance et un mouvement souverainiste, protectionniste et étatiste faire son apparition.

     

    En 2022?

    Alexandre Latsa (Sputnik, 14 mai 2015)

     
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