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  • La nouvelle « nouvelle économie »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à la nouvelle économie des entreprises géantes et monopolistiques.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

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    La nouvelle « nouvelle économie »

    Elle faisait les grands titres des journaux économiques dans les années 2000. C’était le temps de « l’entreprise sans usines » (Serge Tchuruk), le temps aussi où des sociétés à peine nées, sans chiffre d’affaires et sans business model, mais avec une belle histoire à raconter aux investisseurs, réunissaient des millions de dollars.

    Cette nouvelle économie est venue se briser sur le krach des valeurs du numérique et de la « tech » au début des années 2000, elle a sombré lors du krach de 2007-2008. Mais voilà que de nouveau le mot, ou la question, s’imposent : l’économie a changé. À l’évidence, les règles jugées acquises ne s’appliquent plus. Et nous manquons à la fois des mots pour désigner la situation, des concepts pour l’analyser, et des lunettes pour regarder en face la réalité d’une économie sortie de son lit. De sorte que nous n’en finirons jamais avec la nouvelle économie — chaque fois nouvelle et si vite dépassée…

    Seule l’Union européenne croit à la concurrence

    Première caractéristique ; la fin de la concurrence comme l’économie classique l’enseigne, comme seules l’Union européenne et sa Commission y croient encore. Pour une part sans cesse croissante des services et de l’industrie, des acteurs en situation de monopole et, plus souvent, d’oligopoles, se partagent les marchés mondiaux, décident des prix et des offres. Peter Thiel l’affirme sans détour ; « la concurrence est l’affaire des perdants ».

    Les gagnants de l’économie d’aujourd’hui ne sont pas en concurrence. Ils créent leur marché, ils inventent leur marché, ou bien ils concentrent les offres pour partager leur marché. Ce qui veut dire en clair qu’ils suppriment le marché comme nous le connaissons, et comme nous faisons encore semblant qu’il existe. Il est grand temps de se le dire ; la concentration des entreprises étouffe la concurrence, et le « quantitative easing » signifie la suppression de la fonction éminente des marchés ; donner un prix au risque et hiérarchiser les risques des investissements. Les marchés ont perdu leur fonction principale, pour devenir les courroies de transmission des banques centrales, anesthésiées qu’ils sont par l’afflux intarissable de monnaie. Mais quel réveil les attend ?

     Quant à la fonction de l’entrepreneur… Au capitalisme monopoliste d’État a succédé le capitalisme monopoliste privé. Il n’est pas sûr que nos sociétés y aient gagné quelque chose. D’autant que ce mouvement s’accentue au moment où la marche en avant du grand marché mondial s’inverse. Fin du « zéro stock, zéro délai, trésorerie zéro » ; disruption majeure des chaînes logistiques qui assuraient la ronde incessante des composants autour du monde — le manque de semi-conducteurs paralyse déjà maints constructeurs, la pénurie d’énergie menace des millions de ménages de précarité énergétique, et certains voient venir la pénurie alimentaire… et en pareilles circonstances, seule l’intervention de l’État peut maintenir les marchés en état de marche, et empêcher qu’ils ne tournent au racket, à l’usure, et aux monopoles.

    Une concentration féodale de l’économie

    Deuxième caractéristique ; la concentration qui se poursuit, et même, s’accélère, repose la question des inégalités en termes de pouvoir, donc de démocratie. Concentration des capitaux, des moyens, et des revenus. Le pape François s’était attiré la commisération des économistes, en dénonçant une théorie du « ruissellement » (« trickle down economics ») justifiant la faible imposition des super-riches en vertu du principe selon lequel leur richesse « ruissellerait » naturellement vers les classes moyennes et les plus démunis. Il avait raison. Rien ne vient vérifier cette théorie, jamais observée nulle part depuis le Moyen Âge et le devoir de munificence imposé aux riches et puissants ; ils doivent dépenser, pour que les autres, artisans, commerçants, paysans profitent de leur richesse!

    Et le succès mondial du travail de Thomas Piketty, malgré ses imperfections de détail, dit l’essentiel ; le sentiment d’inégalité grandit, il s’appuie sur les faits, et il devrait figurer en tête de toute réflexion politique. Car ce n’est plus d’argent qu’il s’agit, mais de pouvoir. Car pour beaucoup de ceux qui se croyaient « classe moyenne », ce n’est plus d’inégalité qu’il s’agit, mais d’injustice, et de pauvreté. Ce n’est pas qu’en France que le pouvoir d’achat redevient la première préoccupation de citoyens de plus en plus exposés à la précarité économique, énergétique, alimentaire bientôt !

    Le mouvement de concentration le plus préoccupant se déroule dans l’industrie et la finance saisies par le numérique. Trois sociétés de gestion, toutes Américaines (Blackrock, State Street, Vanguard ; voir American Affairs, spring 2021), sont en passe de contrôler la plupart des conseils d’administration des très grandes entreprises américaines et européennes. Une poignée d’entreprises contrôle l’alimentation mondiale, que ce soit comme fournisseurs d’intrants, comme propriétaires des gènes des espèces exploitées, ou comme commerçants des matières premières alimentaires. Et dans combien d’autres secteurs industriels, le pouvoir de marché est entièrement passé aux mains de producteurs qui forment ostensiblement des oligopoles.

    La conséquence politique est majeure ; la démocratie libérale reposait sur le tissu d’indépendant, d’artisans, de PME familiales qui créent encore aujourd’hui 80 % des emplois. Ce tissu se déchire. Avec lui, le libéralisme. Et nous devons regarder la réalité en face ; l’économie des monopoles de l’Internet et de la distribution est la moins libérale qui soit. Des monopoles capitalistes privés remplacent les monopoles capitalistes d’État, qui croit au progrès ?

    Un capitalisme totalitaire ?

    Troisième caractéristique ; le capital acquiert le monopole de la force. C’est le fait révolutionnaire du capitalisme devenu totalitaire. Twitter, Facebook, combien d’autres, peuvent prononcer la mort sociale de tous ceux qui ne se conforment pas aux codes implicites qu’ils ont eux-mêmes établi, ou pire encore, qu’ils n’ont jamais établi, ce qui laisse place à l’arbitraire, et qu’ils font appliquer par des sous-traitants dont il est permis de mettre en doute la faculté d’appréciation. Le mécanisme est bien connu, les régimes totalitaires l’ont employé ; la seule perspective d’être censuré instaure une autocensure préventive, de sorte que même les informations les plus vérifiées, les faits les plus établis, les opinions les plus largement partagées ne seront pas exprimées, dès lors que leur expression enfreint le code imposé par les censeurs des réseaux.

    Ceux qui ont connu les formules obligées de l’empire soviétique, ou de la Chine de Mao, du « tigre de papier » américain aux « chiens de garde » du capitalisme retrouvent avec curiosité les formules obligées sur « la société ouverte et inclusive », sur « les bénéfices du multiculturalisme » et, bien entendu, sur « les hommes sont tous les mêmes ». Inutile de préciser que c’est le moyen choisi pour imposer l’immigration de masse aux peuples qui la refusent, de nier le lien manifeste entre migrations illégales et délinquance, ou d’interdire le débat sur un multiculturalisme dont, pourtant, même Mme Merkel avait constaté l’échec manifeste en Europe.

    Il s’agit là du renversement le plus décisif. Le monopole de la force appartient à l’État dans toute Nation civilisée ; c’était l’un des piliers du droit et des Droits. Il n’en reste rien. Quand un magnat d’Internet et des réseaux, comme Jack Ma, défie le pouvoir en place à Pékin et l’autorité du Parti communiste chinois, il va méditer quelques semaines en résidence forcée sur la fragilité de son empire — d’autres méditeront plus longuement en camp de travail. Quand Twitter suspend le compte du Président en exercice du pays le plus puissant du monde, Donald Trump, c’est le Président qui s’en va, et ni Jeff Bezos, ni Bill Gates, ni Mark Zuckerberg ne tremblent devant la perspective de quelques mois en camp de travail…

    Devant les géants d’Internet, nos dirigeants ont abandonné leur mission de défense des libertés. Après quelques annonces à ce sujet ; même Donald Trump a vite abandonné la partie… Nos démocraties sont en proie à un capitalisme devenu totalitaire, à une économie sortie de ses bases, et à l’avènement d’un constructivisme social absolu. Ce n’est pas ce qui est qui compte, c’est ce qui devrait être. Énoncer la réalité, la regarder en face et en témoigner publiquement, c’est déjà se rendre coupable. Après Marine Le Pen, et tant d’autres avec elle, Éric Zemmour va bientôt s’en rendre compte…

    Pénaliser le débat autour d’un génocide dont la réalité se limite sans doute à celle de massacres intercommunautaires, en Bosnie-Herzégovine, mais dont le proconsul allemand nommé par Washington veut faire un article de foi dont la négation serait passible de prison, afin de marginaliser la résistance serbe ; interdire d’appeler les choses par leur nom, de dire qui est qui, qui fait quoi, et qui est responsable de quoi ; un effort immense pour mettre le spectacle que la société se donne à elle-même en conformité avec les intérêts dominants, pas avec la réalité de ce qu’elle est, refonde l’espace public, la liberté d’expression, et, à la fin, la conscience de soi. La réécriture de l’histoire bat son plein ; et de Shakespeare à Tintin ou au Club des Cinq, l’héritage européen subit la censure des « woke » — et sa destruction de l’intérieur.

    Ceux qui parlent de l’obscurantisme de l’Islam, pas toujours sans raison, ceux qui dénoncent le contrôle social que la Chine exerce sur ses citoyens, à juste titre, ceux qui mettent en cause avant même que les bureaux de vote ne soient ouverts, la sincérité des élections en Russie, devraient être plus attentifs à l’obscurantisme qui gagne les démocraties libérales, sous couvert de big data, d’intelligence artificielle, et de contrôle des réseaux. Car la vraie force de l’Europe, puis de l’Occident a été une conscience aiguë du monde tel qu’il est ; à la suite de Machiavel, et de son invite à considérer «  la réalité effective de la chose », plutôt que l’histoire qui en est racontée, l’Occident a su ne pas se raconter d’histoire. Ce temps-là est fini. Mais quel est ce nouveau voile d’ignorance que la société prétendue de la connaissance étend sur le réel, ceux qui le disent, et ceux qui se vouent à cette vertu oubliée ; la lucidité ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 11 octobre 2021)

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  • La guerre des Léviathan

    Les éditions du Rocher viennent de publier un essai de Robert Redeker intitulé Réseaux sociaux : la guerre des Léviathan.

    Philosophe, Robert Redeker est notamment l'auteur de Egobody (Fayard, 2010), Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015), L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016), L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017) ou dernièrement Les Sentinelles d'humanité (Desclée de Brouwer, 2020).

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    " Ce livre s'applique à exhiber et analyser les conséquences politiques, culturelles, anthropologiques, et métaphysiques, d'une réalité qui projette les hommes dans une ère nouvelle, les réseaux sociaux. Leur montée en puissance est une volte des temps. Léviathan nouveau, ils entrent en guerre, en émissaire des GAFAM, contre le Léviathan traditionnel, l'État, pour exercer un pouvoir planétaire. Leur effet anthropologique tient dans la déprivatisation de l'homme, dont la domotique est l'un des instruments. Ils signent la fin de l'opinion publique, ce socle de la démocratie. L'auteur ausculte également les idéologies qui accompagnent les réseaux sociaux dans cette guerre, en particulier le mythe de la nature. Œuvre de philosophe, ce livre sans équivalent propose au public les analyses et les concepts pour comprendre et critiquer l'univers des réseaux sociaux, ainsi que lui résister. "

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  • Libéralisme contre libéralisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à la montée en puissance du capitalisme totalitaire.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Libéralisme contre libéralisme

    Libéralisme et capitalisme ont eu partie liée. Ce n’est plus le cas. En Europe comme ailleurs, un capitalisme totalitaire devient la première menace qui pèse sur nos démocraties et restreint nos libertés.

    Un vieux clivage

    Pour deux siècles, Benjamin Constant avait fixé le cadre du débat ; « la liberté politique est la liberté des Anciens, la liberté de l’individu est la liberté des Modernes ». Entre anciens et modernes, entre souverainistes et mondialistes, entre tenants de l’autonomie des Nations à faire leurs lois et à respecter leurs mœurs, et apôtres de l’universalisme du droit et des droits, s’est résumé le débat politique qui nous a si longtemps tenus éveillés. Mais voilà qu’une autre ligne de fracture vient transformer en profondeur le débat. Au vieil affrontement entre le libéralisme politique, celui de la liberté des peuples, exprimé par le principe majoritaire et le suffrage universel accordé à tous les citoyens, et le libéralisme de l’individu, celui des libertés individuelles, exprimé par l’État de droit et les droits de l’Homme, oublieux du citoyen, succède l’affrontement entre le libéralisme et le capitalisme. Un capitalisme sorti des mœurs et des lois, des frontières et des Nations est devenu la plus grande menace qui pèse sur nos libertés publiques comme privées.

    Le capitalisme est sorti de son lit. C’est ce que l’incroyable accumulation de richesse par les géants du numérique américain dit aussi bien que l’ascension, puis la chute, des magnats du numérique et des réseaux en Chine. C’est ce que signifie le privilège insolent du capital, désormais immune du politique, à l’abri du vote comme des décisions gouvernementales, au titre des accords internationaux de libre-échange signés par l’Union européenne qui protègent le capital et son rendement au point de faire porter sur le contribuable le coût de toute décision, par exemple sociale ou environnementale, qui porterait atteinte au rendement attendu d’un investissement. Et c’est ce que nous disent à la fois le grand désordre qui s’étend aux États-Unis, et le grand retour au patriotisme économique qui secoue la Chine et fait rendre gorge à ceux qui ont cru édifier leur fortune sans le peuple, ou contre lui. Qui a dit que l’égalité devait fixer des limites à la liberté économique ?

    Le communisme en a rêvé, les GAFAM l’ont fait

    Que s’est-il passé ? Ni révolution dans la rue, ni coup d’État à sensation, mais un changement de nature de ce que nous appelons encore démocratie sans mesurer à quel point le mot s’est vidé de son sens. C’est le numérique qui a donné au capitalisme ce caractère totalitaire que les limites des Nations, des ressources et des organisations lui interdisaient de prendre. Deux révolutions sont passées sous silence :

    D’abord, le fait que les techniques de traitement de masse de données pratiquement infinies rendent possible la planification intégrale ; ce que les régimes communistes avaient échoué à faire, faute de moyens techniques adéquats, Amazon ou Google peuvent le faire, mais alors que les régimes socialistes affirmaient le faire au bénéfice du peuple Amazon ou Google le font au bénéfice de leurs seuls actionnaires.

    Ensuite, le fait que la maîtrise de l’information acquise du fait de l’Intelligence artificielle et des algorithmes permet de fabriquer l’opinion, de susciter des états de conscience, bref, de modifier la perception du Bien et du Mal dans un sens unique et facile à identifier — à condition de s’en tenir à distance. Le numérique permet au capital de fabriquer la vérité — d’imposer sa vérité. Résumons en quelques mots ; tout ce qui vient de l’État est mal, tout ce qui vient du privé est Bien.

    Les milliardaires du Net font le Bien de l’humanité ; leurs fondations et les ONG qu’ils financent, généralement avec l’argent accumulé dans des paradis fiscaux ou acquis en ruinant les classes moyennes de leur pays d’origine, ne peuvent être mises en cause. La justice n’a rien à voir avec le capital et les revenus ; les pauvres doivent tout à la charité des riches. D’ailleurs qui n’est pas ému par la bonté d’âme des Soros, Gates et cie ? Les exemples criants de manipulations d’opinion sont partout. Citons seulement les coûts écologiques de ces voyages dans l’espace dont les Branson, Musk et cie semblent faire leur nouveau jouet — et dont personne ne dénonce les impacts désastreux. Citons encore la volonté, affichée par Gates, Bezos et quelques autres, de lancer l’exploitation du Groenland et des terres australes, piétinant un consensus que l’on croyait acquis sur la préservation de ces terres vierges et surtout, fragiles.

    Et citons encore l’extraordinaire impunité dont bénéficient des opérateurs modernes d’une censure dont l’arbitraire n’a d’égale que la partialité, mais dont aucun gouvernement, en dehors de la Chine, n’est parvenu à leur imposer les sanctions qui sauveraient cette condition de la démocratie ; la liberté d’opinion. Pour conclure ; nous vivons un nouveau temps des « robber barrons », ces Vanderbilt, Pierpont Morgan et autres bâtisseurs d’empires par le crime et la fraude, mais pardonnés parce qu’ils construisaient des bibliothèques ! Mais à quand la loi sur l’enrichissement sans cause, qui brisera leurs empires ?

    L’économie emportée par un capitalisme intégral est devenue totalitaire. Elle a plus à voir avec la croyance qu’avec l’économie, la société et bien sûr, la politique. Et c’est bien en cela que cette économie du capitalisme est totalitaire ; elle avale tout ce qui n’est pas elle. L’extension du domaine du marché à tout ce qui vit, de la reproduction humaine à la lutte contre les pandémies, comme l’illustre l’indécente fortune accumulée par les big pharma sous prétexte du Covid, est spectaculaire ; comme est spectaculaire la constitution de monopoles privés qui remplacent les monopoles d’État.

    Pour sortir de cette situation qui menace plus encore que les libertés, la vie elle-même, la première solution est de rendre aux populations leurs biens communs, des autoroutes à La Poste et des chemins de fer aux hôpitaux ; à eux d’en devenir associés propriétaires, à eux de décider de leurs conditions d’exploitation et du rendement qu’ils en attendent. La seconde est d’affirmer la priorité de l’indépendance stratégique, et de la décliner dans tous les secteurs où l’intérêt de la Nation est en jeu. La dernière appelle une tout autre dimension. Celle du sacré. Et comment ne pas paraphraser Heidegger ; face à l’être de la technique déchaîné par la cupidité privée, pouvons-nous faire autre chose que créer les conditions pour qu’à nouveau, le sentiment du sacré nous emplisse de respect, de crainte et de retenue ?

    Hervé Juvin  (Site officiel d'Hervé Juvin, 15 septembre 2021)

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  • Vers la fin de l'Etat-Léviathan ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Robert Redeker à Breizh Info à l'occasion de la sortie de son essai intitulé Réseaux sociaux, la guerre des Léviathans (Rocher, 2021). Philosophe, Robert Redeker est notamment l'auteur de Egobody (Fayard, 2010), Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015), L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016), L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017) ou dernièrement Les Sentinelles d'humanité (Desclée de Brouwer, 2020).

     

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    Robert Redeker : « Il est possible que nous vivions la fin de l’Etat tel que Hobbes l’avait pensé : l’Etat-Léviathan »

    Pouvez vous faire un rappel historique et philosophique synthétique à nos lecteurs : qu’est-ce que le Léviathan ?

    Robert Redeker : Dans la Bible, le Léviathan est un monstre marin. En philosophie il est un concept forgé par Thomas Hobbes, au XVIIème siècle, pour désigner l’Etat que les hommes instaurent à l’issu d’un contrat d’association dans le but de mettre fin à « la guerre de tous contre tous », l’état de nature dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme ». Autrement dit il n’y a que sous la tutelle de l’Etat, dans la mesure où il supprime la violence, que l’on peut vraiment devenir un homme.  Le Léviathan est la solution trouvée par l’Europe pour sortir de l’anarchie des guerres de religion. La conception de Hobbes est la source de l’Etat moderne.

    Vous dédiez votre livre à Martin Heidegger, « sans qui ce livre n’aurait pu être pensé ». Pourquoi ?

    Robert Redeker : C’est la lecture du plus grand philosophe du XXème siècle, Martin Heidegger, qui m’a appris à penser. Depuis 1975, pas un jour ne se passe sans que je pense à certains de ses textes, que je m’y réfère. Mais je ne suis pas un sectateur, je suis un écolier qui se sert d’outils fabriqués par le maître, et qui explore certains des chemins qu’il a ouverts, sans forcément parvenir aux mêmes conclusions que lui. Heidegger a donné comme maxime à l’ensemble de son œuvre : « Wege, nicht Werke », des chemins, pas des œuvres. Nous pouvons la reprendre à notre compte.

    En quoi les réseaux sociaux forment-ils un Léviathan nouveau, et une menace pour l’Homme selon vous ?

    Robert Redeker : Ils sont une nouvelle forme de pouvoir qui se fait passer pour un contrepouvoir. Ils inventent une nouvelle forme de politique, permettant à des minorités d’exercer une sorte de dictature. En ce sens : dicter leur volonté aux pouvoirs en place pour qu’ils s’y plient, et toute la société à leur suite. Ce n’est pas une dictature directe, mais indirecte : ils dictent aux Etats les mesure qu’ils doivent prendre. Non seulement le wokisme a trouvé dans les réseaux sociaux le véhicule idéal pour exercer le pouvoir partout où il le peut, mais il est structurellement lié aux réseaux sociaux, intimement, quasi généré par eux.. Sans eux il ne serait rien. 

    Vous citiez en 2020 l’affaire Griveaux et le personnage de Greta Thunberg comme deux symboles de ce changement des temps, anthropologique dites vous, lié aux réseaux sociaux. Expliquez-nous ?

    Robert Redeker : Les deux sont une pure création des réseaux sociaux. L’affaire Griveaux n’aurait jamais pu se produire en dehors des réseaux sociaux. Elle est impensable il y a dix ans. La technique créé l’évènement, qui est un spectacle. De même que la technique cinématographique créé le film. Mais, dans le cas des réseaux sociaux,  les spectateurs agissent sur le film, lui donnent une certaine direction, et finalement sont intégrés en lui, font partie de la machinerie. Nous en arrivons au point où l’on peut dire : il n’y a plus de réel en dehors des réseaux sociaux. S’il vivait encore, Jean Baudrillard le dirait, et il n’aurait pas tort. L’analogique laisse subsister le réel en dehors de la technique, tandis que le digital absorbe le réel et le dissout.

    Vous expliquez que les GAFA sont dans une guerre avec les Etats. Mais les Etats ne sont-ils pas finalement les complices, les instruments des GAFA désormais, et vice-versa (on pense aux lois restreignant la liberté d’expression, mais aussi aux collaborations communes avec journalistes, communicants du pouvoir, etc…) ?

    Robert Redeker : Il est possible que nous vivions la fin de l’Etat tel que Hobbes l’avait pensé : l’Etat-Léviathan. Nous serons sans doute amener à regretter ce grand protecteur. Cependant, dans toute guerre il y a des compromis provisoires passés avec l’adversaire, et des ruses. Les GAFA ne veulent pas prendre le pouvoir à l’intérieur des Etats, ils veulent se substituer à eux, devenir le pouvoir de l’avenir. Ils sont les éclaireurs du post-Etat. Selon eux l’Etat est dépassé, il n’y aura pas à le détruire, il va s’écrouler de lui-même. Vous vous souvenez de Lénine : l’Etat n’est pas aboli, il dépérit.

    L’hypercapitalisme des réseaux sociaux est en passe de réaliser le programme de Lénine : le dépérissement de l’Etat.

    Notre époque est au grand déballage, notamment de sa vie privée, de ses chagrins, de ses joies, de ses peines et de son Moi, sur les réseaux sociaux, qui en tirent d’ailleurs algorithmes, outils publicitaires et de contrôle. Ne sont-ce pas les individus qui finalement, à travers le monde, sont devenus les propres acteurs de leur servitude volontaire, ce que Javier Portella appelle « des esclaves heureux de la liberté » ?

    Robert Redeker : Je ne saurais mieux dire. Nous allons vers la société de l’homme sans jardin secret, de l’homme transparent, c’est-à-dire aplati, de l’homme-vitre.

    Vous expliquez que cette guerre des Leviathan mènera à l’abolition de l’homme. Quelle est-elle ? N’est-ce pas profondément pessimiste ? Un renversement est-il encore possible selon vous ?

    Robert Redeker : Malheureusement le pessimisme a souvent raison dans l’histoire. De nombreuses formes d’humanité ont été englouties par le devenir. Michel Foucault ne disait pas autre chose en annonçant « la mort de l’homme » tel que l’Occident l’avait constitué depuis l’âge classique. Toute révolution technique est une anthropofacture : une re-formation de l’homme. La particularité de l’univers du numérique tient dans l’effacement de l’intériorité. L’homme qu’il fabrique est l’homme sans intériorité, c’est-à-dire sans vie privée, bref sans âme. Comment résister à cette évolution ? Par l’attention à la vie intérieure, sous la forme de la poésie, de la prière, de la méditation, de la philosophie.

    Robert Redeker, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh Info, 11 septembre 2021)

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  • Réseaux sociaux, démocratie et liberté de penser...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Marco Tarchi au quotidien italien Il Giornale et consacré à la censure mise en place par les nouveaux oligopoles de l'information, dont l'Observatoire du journalisme a assuré la traduction.

    Professeur de sciences politiques à l’Université de Florence et rédacteur en chef de Diorama Letterario, Marco Tarchi a été dès la fin des années 70 un des principaux promoteurs des idées de la Nouvelle Droite en Italie.

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    Réseaux sociaux, démocratie et liberté de penser, un point de vue italien

    Réseaux sociaux, démocratie et liberté de penser, un point de vue italien

    Professeur, après les évènements du Capitole, Twitter a censuré le compte de Donald Trump (profil qui comptait des dizaines de millions de noms). L’opinion publique s’est séparée en deux : certains ont estimé que cette censure était correcte, d’autres l’ont vue comme une attaque contre la liberté et la démocratie. Comment jugez-vous la décision du réseau social de faire taire la voix du président américain ? 

    C’est un signe du danger pour la liberté de penser, de l’oligopole informatif qui s’est constitué autour des multinationales de la toile. Il n’y a pas encore si longtemps, pour faire entendre publiquement sa voix, on pouvait disposer d’une pluralité de canaux d’influence : tv, radios, sites internet, mais aussi journaux, revues, livres. Aucun de ceux-ci n’a disparu mais leur capacité à irradier va chaque jour diminuant au profit des médias sociaux. Qui fréquente ces derniers ne prête plus d’attention en pratique aux autres sources. Si quelque voix est supprimée de Facebook, YouTube, Twitter, Tik Tok et autres, c’est comme si elle n’existait plus. Bien peu seront ceux à la rechercher et l’écouter ailleurs. Nous sommes sous la chape de plomb de la censure, comme l’a écrit un intellectuel subtil, et censuré, Alain de Benoist.

    D’un point de vue « technique », y a t-il le risque que les réseaux sociaux puissent influencer la démocratie et le débat démocratique ? Et si oui, de quelle façon ?

    Certainement. L’observation du grand écrivain et dissident russe Soljenitsyne – un des grandissimes intellectuels non conformistes dont le nom est aujourd’hui oublié par les médias mainstream — s’est confirmée. Il avait tenu un discours, alors célèbre, devant l’université de Harvard après son arrivée son arrivée aux États-Unis et sa longue détention

    dans des camps de concentrations soviétiques. En URSS avait-il déclaré, il n’est pas possible d’exprimer une voix critique. En Occident en théorie c’est possible, mais il suffit que quelqu’un coupe le fil du micro aux intervenants incommodes, et le résultat est identique : la réduction au silence de celui qui ne s’aligne pas sur la volonté du pouvoir.

    La hache de Twitter est tombée aussi sur le quotidien Libero (quotidien conservateur italien, ndt), pour le moment seulement « averti ». Que risquent les médias et en général le monde de l’information en se « fiant » trop aux réseaux sociaux ? 

    L’oligopole dont j’ai parlé, enferme l’information dans un piège : si on renonce aux plateformes télématiques on réduit son audience mais qui s’y expose se risque à la censure. Avoir renoncé à la bataille contre le super pouvoir de la toile, même si c’était difficile, fut une grave erreur de la presse papier. Qui par ailleurs, a souvent censuré à son tour les voix incommodes.

    Si nous devions faire un bilan, à votre avis, l’impact des réseaux sociaux sur le monde de la communication est-il positif ou négatif ? 

    Les deux aspects sont présents. D’un côté le réseau offre la possibilité théorique d’exprimer librement les points de vue les plus divers et de faire circuler des informations autrement difficiles à obtenir. De l’autre, non seulement le réseau n’annule pas la possibilité de censure mais en amplifie les effets (on le voit dans le cas de Trump mais aussi en France dans celui du comique Dieudonné, dont le politiquement incorrect lui avait déjà valu l’exclusion des circuits de théâtre et des lieux publics et qui maintenant s’est vu bannir de YouTube où il avait transféré ses spectacles). Et on trouve d’innombrables épisodes analogues dans diverses parties du monde

    Comment s’est transformée, en pire et en mieux, la communication politique à l’ère des réseaux ?

    En mieux, elle est devenue plus immédiate, directe et possiblement interactive. En pire : elle a accentué la personnalisation dans ses aspects les plus déplorables avec la marginalisation des thèmes vraiment politiques au profit du bavardage sur les détails de la vie privée des participants des différents partis ou des titulaires de charges institutionnelles. Instagram est le véhicule le plus dommageable en ce sens – et a donné plus d’espace aux humeurs des soutiens comme à celles des adversaires. Sans parler de l’ample circulation de fausses nouvelles et commentaires dénués de tout fondement, utilisés pour discréditer « l’ennemi ».

    Dans quelle mesure les réseaux comme Twitter et Facebook ont-ils rendus pire, cette fois, les relations personnelles et en général l’existence humaine ?

    D’une manière très ample. Ils ont accentué jusqu’au paroxysme les tendances narcissiques, qui de manière plus ou moins visibles, constituent le fond de l’âme humaine. Pour apparaître, pour se faire voir, pour gagner les fameux quarts d’heure de notoriété, certains sont prêts à donner le pire d’eux-mêmes, à se laisser aller aux extravagances et aux excès les plus variés. Les pages – alors qualifiées d’« apocalyptiques » — qui avaient été dédiées en 1997 par un polititologue de grande envergure comme Giovanni Sartori aux conséquences néfastes de la dépendance à la vidéo dans son livre « Homo Videns », ont retrouvé une actualité extraordinaire dans le contexte des réseaux : affaiblissement du savoir, triomphe de la vulgarité, succès public des trouvailles les plus stupides ou extravagantes. Dans ce cas aussi nous sommes face à une mutation anthropologique : l’homo digitalis piégé dans les réseaux cultive désormais une ambition suprême et souvent unique : se sentir un leader d’opinion. De nombreux individus qui auparavant suivaient idéologies, programmes, projets exprimés par des partis, des mouvements, des associations et se contentaient d’un rôle de soutiens et de collaborateurs de ces entités collectives, de nos jours visent à se constituer leur propre cercle de fidèles, les mythiques « amis Facebook », peut-être destinés à n’être jamais rencontrés en personne, donnent des leçons urbi et orbi, émettent des excommunications, distillent des insinuations  venimeuses ou insultantes sur tout sujet qui n’est pas à leur goût. La délation et la diffamation se sont ainsi multipliées, en même temps que la crédulité et le manque de sens critique. S’ajoute à tout cela le fait que les heures consacrées dans une journée, à la consultation de messages WhatsApp et autres, se font aux dépens de nombreuses activités plus productives. On lit moins qu’avant, on consacre moins de temps aux rapports avec la famille et à la fréquentation en chair et en os des amis, on fait également moins d’activité physique et sportive. Sur les étudiants de tout ordre et de tout niveau, tout ceci à un effet particulièrement délétère, que presque tous ceux qui se consacrent à l’enseignement, constatent au quotidien. Si quelqu’un ne s’en aperçoit pas c’est parce qu’il passe son temps libre sur les réseaux…

    Professeur Tarchi, vous vous êtes toujours tenu à l’écart du monde des réseaux, vous êtes encore convaincu de votre choix ? 

    Plus que jamais, et tout ce que j’ai dit ici devrait suffire à en expliquer le pourquoi. Je préfère passer mon temps différemment et il ne m’intéresse pas même a minima de partager quelque aspect de ma vie privée avec des personne qui n’en font pas grand cas ou n’en ont rien à faire. Mais, comme nul n’est parfait, j’ai moi aussi une faiblesse à confesser : cela m’amuse quand je suis en vacances ou si je dispose d’un peu de temps libre,  de rendre compte des restaurants, des lieux, des musées que j’ai visités au cours de mes voyages. Voyager est une de mes passions, et j’ai toujours interprété cette vocation comme une chose beaucoup plus importante et intéressante que les excursions touristiques. J’ai donc sur sept années accumulé plus de 1300 recensions sur Tripadvisor. Je les publie de manière anonyme, même si mes amis savent comment les repérer. J’espère qu’elles seront utiles aux autres passionnés de voyage, pour mieux s’orienter et cela me fait plaisir quand quelqu’un exprime un avis favorable sur ce que j’ai écrit ou m’écrit pour approfondir. Je pense que mes expériences dans des pays peu fréquentés comme Arménie, Géorgie, Ukraine, Venezuela, Colombie, Equateur etc sont utiles à d’autres comme d’autres expériences me sont utiles. Comme vous le voyez, je laisse, moi aussi, un peu d’espace au narcissisme, pas seulement quand je parle dans une enceinte universitaire ou dans une salle de conférences. Egalement, je l’oubliais, j’aime recenser des films sur un des sites spécialisés. Quand il était encore possible de fréquenter les salles – ce qui en regard d’un film en streaming sur l’écran d’un notebook donne un plaisir tout autre – j’en vois au moins deux cent par an. Les commenter avec d’autres dans certains cas, me venait spontanément.

    Marco Tarchi (Observatoire du journalisme, 19 janvier 2021)

     

    Professeur, après les évènements du Capitole, Twitter a censuré le compte de Donald Trump (profil qui comptait des dizaines de millions de noms). L’opinion publique s’est séparée en deux : certains ont estimé que cette censure était correcte, d’autres l’ont vue comme une attaque contre la liberté et la démocratie. Comment jugez-vous la décision du réseau social de faire taire la voix du président américain ? 

    C’est un signe du danger pour la liberté de penser, de l’oligopole informatif qui s’est constitué autour des multinationales de la toile. Il n’y a pas encore si longtemps, pour faire entendre publiquement sa voix, on pouvait disposer d’une pluralité de canaux d’influence : tv, radios, sites internet, mais aussi journaux, revues, livres. Aucun de ceux-ci n’a disparu mais leur capacité à irradier va chaque jour diminuant au profit des médias sociaux. Qui fréquente ces derniers ne prête plus d’attention en pratique aux autres sources. Si quelque voix est supprimée de Facebook, YouTube, Twitter, Tik Tok et autres, c’est comme si elle n’existait plus. Bien peu seront ceux à la rechercher et l’écouter ailleurs. Nous sommes sous la chape de plomb de la censure, comme l’a écrit un intellectuel subtil, et censuré, Alain de Benoist.

    D’un point de vue « technique », y a‑t-il le risque que les réseaux sociaux puissent influencer la démocratie et le débat démocratique ? Et si oui, de quelle façon ?

    Certainement. L’observation du grand écrivain et dissident russe Soljenitsyne – un des grandissimes intellectuels non conformistes dont le nom est aujourd’hui oublié par les médias mainstream — s’est confirmée. Il avait tenu un discours, alors célèbre, devant l’université de Harvard après son arrivée son arrivée aux États-Unis et sa longue détention

    dans des camps de concentrations soviétiques. En URSS avait-il déclaré, il n’est pas possible d’exprimer une voix critique. En Occident en théorie c’est possible, mais il suffit que quelqu’un coupe le fil du micro aux intervenants incommodes, et le résultat est identique : la réduction au silence de celui qui ne s’aligne pas sur la volonté du pouvoir.

    La hache de Twitter est tombée aussi sur le quotidien Libero (quotidien conservateur italien, ndt), pour le moment seulement « averti ». Que risquent les médias et en général le monde de l’information en se « fiant » trop aux réseaux sociaux ? 

    L’oligopole dont j’ai parlé, enferme l’information dans un piège : si on renonce aux plateformes télématiques on réduit son audience mais qui s’y expose se risque à la censure. Avoir renoncé à la bataille contre le super pouvoir de la toile, même si c’était difficile, fut une grave erreur de la presse papier. Qui par ailleurs, a souvent censuré à son tour les voix incommodes.

    Si nous devions faire un bilan, à votre avis, l’impact des réseaux sociaux sur le monde de la communication est-il positif ou négatif ? 

    Les deux aspects sont présents. D’un côté le réseau offre la possibilité théorique d’exprimer librement les points de vue les plus divers et de faire circuler des informations autrement difficiles à obtenir. De l’autre, non seulement le réseau n’annule pas la possibilité de censure mais en amplifie les effets (on le voit dans le cas de Trump mais aussi en France dans celui du comique Dieudonné, dont le politiquement incorrect lui avait déjà valu l’exclusion des circuits de théâtre et des lieux publics et qui maintenant s’est vu bannir de YouTube où il avait transféré ses spectacles). Et on trouve d’innombrables épisodes analogues dans diverses parties du monde

    Comment s’est transformée, en pire et en mieux, la communication politique à l’ère des réseaux ?

    En mieux, elle est devenue plus immédiate, directe et possiblement interactive. En pire : elle a accentué la personnalisation dans ses aspects les plus déplorables avec la marginalisation des thèmes vraiment politiques au profit du bavardage sur les détails de la vie privée des participants des différents partis ou des titulaires de charges institutionnelles. Instagram est le véhicule le plus dommageable en ce sens – et a donné plus d’espace aux humeurs des soutiens comme à celles des adversaires. Sans parler de l’ample circulation de fausses nouvelles et commentaires dénués de tout fondement, utilisés pour discréditer « l’ennemi ».

    Dans quelle mesure les réseaux comme Twitter et Facebook ont-ils rendus pire, cette fois, les relations personnelles et en général l’existence humaine ?

    D’une manière très ample. Ils ont accentué jusqu’au paroxysme les tendances narcissiques, qui de manière plus ou moins visibles, constituent le fond de l’âme humaine. Pour apparaître, pour se faire voir, pour gagner les fameux quarts d’heure de notoriété, certains sont prêts à donner le pire d’eux-mêmes, à se laisser aller aux extravagances et aux excès les plus variés. Les pages – alors qualifiées d’« apocalyptiques » — qui avaient été dédiées en 1997 par un polititologue de grande envergure comme Giovanni Sartori aux conséquences néfastes de la dépendance à la vidéo dans son livre « Homo Videns », ont retrouvé une actualité extraordinaire dans le contexte des réseaux : affaiblissement du savoir, triomphe de la vulgarité, succès public des trouvailles les plus stupides ou extravagantes. Dans ce cas aussi nous sommes face à une mutation anthropologique : l’homo digitalis piégé dans les réseaux cultive désormais une ambition suprême et souvent unique : se sentir un leader d’opinion. De nombreux individus qui auparavant suivaient idéologies, programmes, projets exprimés par des partis, des mouvements, des associations et se contentaient d’un rôle de soutiens et de collaborateurs de ces entités collectives, de nos jours visent à se constituer leur propre cercle de fidèles, les mythiques « amis Facebook », peut-être destinés à n’être jamais rencontrés en personne, donnent des leçons urbi et orbi, émettent des excommunications, distillent des insinuations  venimeuses ou insultantes sur tout sujet qui n’est pas à leur goût. La délation et la diffamation se sont ainsi multipliées, en même temps que la crédulité et le manque de sens critique. S’ajoute à tout cela le fait que les heures consacrées dans une journée, à la consultation de messages WhatsApp et autres, se font aux dépens de nombreuses activités plus productives. On lit moins qu’avant, on consacre moins de temps aux rapports avec la famille et à la fréquentation en chair et en os des amis, on fait également moins d’activité physique et sportive. Sur les étudiants de tout ordre et de tout niveau, tout ceci à un effet particulièrement délétère, que presque tous ceux qui se consacrent à l’enseignement, constatent au quotidien. Si quelqu’un ne s’en aperçoit pas c’est parce qu’il passe son temps libre sur les réseaux…

    Professeur Tarchi, vous vous êtes toujours tenu à l’écart du monde des réseaux, vous êtes encore convaincu de votre choix ? 

    Plus que jamais, et tout ce que j’ai dit ici devrait suffire à en expliquer le pourquoi. Je préfère passer mon temps différemment et il ne m’intéresse pas même a minima de partager quelque aspect de ma vie privée avec des personne qui n’en font pas grand cas ou n’en ont rien à faire. Mais, comme nul n’est parfait, j’ai moi aussi une faiblesse à confesser : cela m’amuse quand je suis en vacances ou si je dispose d’un peu de temps libre,  de rendre compte des restaurants, des lieux, des musées que j’ai visités au cours de mes voyages. Voyager est une de mes passions, et j’ai toujours interprété cette vocation comme une chose beaucoup plus importante et intéressante que les excursions touristiques. J’ai donc sur sept années accumulé plus de 1300 recensions sur Tripadvisor. Je les publie de manière anonyme, même si mes amis savent comment les repérer. J’espère qu’elles seront utiles aux autres passionnés de voyage, pour mieux s’orienter et cela me fait plaisir quand quelqu’un exprime un avis favorable sur ce que j’ai écrit ou m’écrit pour approfondir. Je pense que mes expériences dans des pays peu fréquentés comme Arménie, Géorgie, Ukraine, Venezuela, Colombie, Equateur etc sont utiles à d’autres comme d’autres expériences me sont utiles. Comme vous le voyez, je laisse, moi aussi, un peu d’espace au narcissisme, pas seulement quand je parle dans une enceinte universitaire ou dans une salle de conférences. Egalement, je l’oubliais, j’aime recenser des films sur un des sites spécialisés. Quand il était encore possible de fréquenter les salles – ce qui en regard d’un film en streaming sur l’écran d’un notebook donne un plaisir tout autre – j’en vois au moins deux cent par an. Les commenter avec d’autres dans certains cas, me venait spontanément.

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  • Vérité, haine et censure...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré à la loi Avia, qui est destinée à renforcer la censure sur les réseaux sociaux... Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015), Fake news - La grande peur (VA Press, 2018), Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019) avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, et dernièrement L'art de la guerre idéologique (Cerf, 2019).

     

     

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    Vérité, haine et censure

    Le Parlement est en train d’adopter la loi Avia contre les « contenus haineux » en ligne, quelque mois après la loi dite contre les fake news ou « infox ». La justification avancée dans les deux cas est qu’il faut protéger la démocratie contre une double influence : celle des informations fausses, éventuellement fabriquées et amplifiées par des services étrangers ou des professionnels de la manipulation, et d’autre part, contre des discours « de haine » qui inciteraient à la violence envers certaines catégories de personnes ou les stigmatiseraient. Bien entendu, personne n’a envie de voir circuler des photos truquées répandues par des armées de robot, ni des appels au meurtre et notre législation prévoit des sanction pour la fabrication de faux, les injures, les propos racistes, le harcèlement...
    Les nouvelles lois témoignent d’une singulière évolution : au début des années 2000 (lors des révolutions de couleur ou du Printemps arabe) Internet, et a fortiori les réseaux sociaux, étaient censés ne menacer que les dictatures, puisqu’ils permettaient au peuple de s’exprimer et aux vérités censurées de toucher les internautes du monde entier. Or voici que le jugement se renverse. Les messages qui nient les fait éventuellement la science ou qui inventent des complots ou des scandales font peur. Et ceux qui incitent à l’extrémisme ou désignent telle catégorie de gens (qu’il s’agisse des LGBT ou des rouquins) comme mauvais par nature sont accusés de nous dresser les uns contre les autres. Sans réalité commune à laquelle se référer et sans respect minimum, nos sociétés verraient le lien social se déchirer : est-ce vraiment de la faute de quelques milliers de trolls ?
    Il y a un peu de naïveté à attribuer ainsi un pouvoir de persuasion quasi mécanique à des assertions fausses ou une force d’incitation irrésistible à des images. Outre la loi, c’est faire bon marché des milliards de messages en sens contraire qui circulent sur les réseaux sociaux, des modérateurs et de systèmes de contrôle des plateformes, des médias classiques qui se dotent tous de rubriques de surveillance et de désintoxication, des milliers d’ONG qui font de même et de l’action spontanée des internautes qui n’aiment rien tant que ridiculiser un « fake » ou s’indigner d’un propos extrémiste. Pourquoi serait-ce si peu efficace et pourquoi deux lois (qui risque de donner des idées à des pays autoritaires) le seraient-elles ?
    Elles ont subi des critiques de fond : ainsi l’ONG la Quadrature du Net ou encore un article de J. Turley professeur à l’université G. Washington qui dénonce «  une des plus grandes menaces mondiales contre la liberté d’expression ».

    Ce type de lois de censure posent deux questions. Il y a d’abord celle du « pour quoi ? ». De la définition que l’on choisira (ou que l’État choisira) de la vérité ou de la haine peuvent dépendre d’énormes conséquences pour la liberté. Si nul ne doute que fabriquer des documents truqués soit répréhensible, la frontière risque d’être vite franchie entre faux et théorie douteuse, prévisions anticonformistes, opinion minoritaires, expression de doutes, opinion hétérodoxe etc. Après tout il y a eu des époques où ceux qui croyaient que la terre n’était pas plate ou que Saddam Hussein n’avait pas d’armes de destruction massive étaient traités de faussaires. Et -sauf appel explicite à prendre les armes -qu’est-ce qui « incite » à la haine : une critique théologique, une jugement sur les crimes historiques d’un peuple, le fait d’attribuer tel caractère ou de faire tel reproche à telle partie de la population ? Il suffit de songer au génocide arménien et à sa négation, à la frontière entre antisémitisme et antisionisme, ou à la définition d’islamophobie ou de racisme anti-blanc pour réaliser que la censure réclamée sera une arme pour disqualifier des groupes adverses . Il suffit de qualifier leur argumentation d’intention de nuire ou de tuer. Ceux qui auront le monopole du Vrai et du Bien auront celui du silence pour autrui.

    Derrière la question du critère (pour quoi ?) se profile surtout celle du comment. Dans la cas de la loi infox, le juge des référés pourra demander aux plate formes (qui le font déjà avec leurs algorithmes et leurs milliers de modérateurs) de retirer les « faux ». Idem dans le cas des discours de haine chacun pourra signaler les contenus, que les GAFAM retirent déjà par millions que ce soit par conviction sincère ou par intérêt commercial pour leur image. En clair cela veut dire deux choses :
    - dans un monde où l’information circule instantanément, seuls les grands du Net ont la capacité technique de retirer des contenus (ou des comptes) : le juge ou l’État ne peuvent que leur demander de le faire plus vite sous peine d’amende. Façon de feindre d’organiser des événements qui le dépassent. Il y a une énorme différence entre un compte supprimé par un algorithme et le procès de Zola.
    - cette dépendance de l’opérateur technique et non de l’institution démocratique va ouvrir la voie aux stratégies du tricheur. Le groupe le plus organisé pour censurer ses adversaires (par exemple en cliquant en meute sur le bouton de dénonciation de contenus haineux ou suspects) a de bonne chances d’obtenir satisfaction : par sécurité les GAFA menacés de sanctions préféreront céder sans trop argumenter, et le processus d’intériorisation de la censure sur des sujets tabous se développera.
    Les lois qui confèrent le pouvoir de dire le faux et le méchant, donc de décider ce qui doit être indicible, sont déjà dangereuses entre les mains du juge. Ici elles vont, de fait, être confiées à des opérateurs techniques qu’aucun peuple n’a élus. Est-ce un progrès pour la démocratie ?

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 9 janvier 2020)

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