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  • Le lobby saoudien en France...

    Les éditions Denoël viennent de publier une enquête dirigée par Pierre Conesa et intitulée Le lobby saoudien en France - Comment vendre un pays invendable. Agrégé d'histoire et énarque, Pierre Conesa a fait partie dans les années 90 de la Délégation aux affaires stratégiques du Ministère de la défense. Il est l'auteur de plusieurs essais, dont, notamment, Dr. Saoud et Mr. Djihad - La diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016) et Hollywar - Hollywood, arme de propagande massive (Robert Laffont, 2018).

     

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    " L'Arabie saoudite rivalise avec la Corée du Nord en matière d'atteintes aux droits de l'homme ; d'absence totale de droits de la femme ; d'usage de la torture ; d'intolérance religieuse absolue ; d'interventions militaires extérieures (Bahreïn, Yémen) ; d'absence de liberté de conscience, de la presse et de liberté d'opinion, etc. Une spécificité supplémentaire propre à l'Arabie : la peine de mort pour "blasphème" et l'athéisme assimilé à du terrorisme. Longtemps le régime s'est recroquevillé dans sa superbe indifférence avant que la guerre au Yémen ou l'assassinat de Khashoggi ne l'obligent à soigner son image. La solution a donc consisté à contracter avec toutes les sociétés internationales de relations publiques et les cabinets de lobbying, en particulier aux Etats-Unis et en France. "

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  • Une période d’insécurité systémique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné à RT France par le politologue Stéphane Rozès et consacré à la situation politique et psychologique générale après un an de crise du Covid19,  notamment dans la perspective des présidentielles de 2022.

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    Stéphane Rozès : «Avec la crise pandémique, nous entrons dans une période d’insécurité systémique»

    RT France : La France subit la crise sanitaire depuis plus d’un an, quel bilan tirez-vous de cette période ?

    Stéphane Rozès : Cette pandémie va avoir des effets structurants pour les communautés humaines. Toutes ont fait prévaloir les impératifs de la guerre sanitaire, le “quoi qu’il en coûte” sur la prospérité ou survie économique… C’est un enseignement sur ce qui constitue les peuples, les agit.

    Mais les sociétés occidentales ont montré leurs plus grandes fragilités à travers la remise en cause de l’idée que l’Homme serait “comme maître et possesseur de la nature” pour reprendre la formule de Descartes. Cette idée signifie que c’est l’Homme qui construit son avenir.

    En France, cela se fait via la centralité du Politique, de la Raison et du Progrès. La phrase présidentielle apparemment anodine “le maître du temps, c’est le virus malheureusement” alors que ce devrait être justement lui, l’incarnation de la nation est en fait lourde de conséquences psycho-politiques singulièrement pour notre pays. Il a raison objectivement mais tort politiquement de le dire, comme en son temps le candidat Jospin à la présidentielle disant “l’Etat ne peut pas tout”.

    Notre dépression record dans le monde venait de ce que la globalisation économique, financière et numérique néolibérale semblait échapper au politique et que l’Etat dans ses façons d’être, de faire, et ses politiques se retournait contre la nation. L’avenir devenait contingent, les risques écologiques, géopolitique, le terrorisme islamiste et séparatiste rôdait. Avec les crises pandémiques, nous entrons dans une période d’insécurité systémique.


    RT France : Les pays ont-ils répondu si différemment à la crise ?

    Stéphane Rozès : Oui pour des raisons culturelles. Déjà selon les imaginaires des différentes civilisations. En Orient, il s’agit pour l’Homme, non d’être en surplomb de la nature, de la maitriser, mais d’être en harmonie avec elle. En Chine et au Japon par exemple “nature” veut dire : ce qui est “autonome”. L’homme oriental est moins déstabilisé par ces incursions. En Afrique les attitudes sont, du fait du rapport au cosmos, à l’espace et au temps assez similaires.

    Cela explique la grande propension et acceptabilité en Asie de recourir à des mesures draconiennes qui ne semblent pas imposées par un pouvoir politique, et le recours à l’utilisation de masse de l’outil numérique auquel on peut s’adapter sans interrogations métaphysiques ou démocratiques. Les innovations y sont au service de l’adaptation harmonieuse des sociétés au cours des choses.

    En Afrique, cela explique que la crise pandémique n’a pas eu, contrairement à ce qu’anticipait le Quai d’Orsay, d’effets politiques défavorable pour les gouvernants. Depuis toujours, on vit au sein de la nature.

    En Occident, notamment en Europe, et a fortiori en France, les innovations médicales et numériques doivent être auparavant encadrées par la construction d’une idée du progrès faisant l’objet de débats et décisions politiques car c’est ce qui nous tient ensemble. Au sein même des pays occidentaux, chaque pays a mené sa guerre contre la Covid-19 selon sa singularité historique, culturelle et politique. En France on s’est retourné vers un Etat affaibli qui s’est révélé défaillant avec des gouvernants sans ancrage culturel dans notre nation et donc sans visées stratégiques. L’Allemagne et l’Italie ont recouru à des réponses régionales, les pays du Nord marqués par le protestantisme ont misé sur la discipline individuelle et comme en Outre-Rhin, on y a vu des manifestations de refus de solutions imposées par le haut. L’Angleterre, après un retard, avec sa souveraineté recouvrée a agi avec pragmatisme dans une splendide solitude souveraine à travers une campagne de vaccination très volontariste, de même que son plan ambitieux plan de relance comme les États-Unis, biens supérieurs à ceux de l’Union européenne. Israël s’appuyant sur son modèle a été la plus volontariste et efficace en matière de campagne de vaccination.

    Au total face à la crise sanitaire, les pays qui auront été les plus efficaces ou dont les populations auront le moins souffert psycho-politiquement sont ceux dont la cohérence entre leurs façons d’être et de faire, leurs imaginaires, les institutions et politiques menées auront été le plus en cohérence.

    De ce point de vue, la France fait partie des pays qui auront le plus dysfonctionné.

    Au plan mondial, le fait que la Chine ressorte de cette épreuve planétaire renforcée au moment où son PIB va dépasser celui des Etats-Unis et va asseoir son hégémonie n’a pas seulement des causes économiques mais aussi culturelles. (1)
     

    RT France : Comment expliquer que les citoyens consentent à restreindre leurs libertés ?

    Stéphane Rozès : Ce qui fait que l’on s’assemble en ethnies, peuplade, peuples, nations ou empires est d’affronter collectivement son destin. Face au danger sanitaire, comme lors des guerres, les libertés collectives, celles qui définissent le vivre-ensemble, prévalent sur les libertés individuelles. Le politique prévaut sur les libertés économiques. C’est le politique qui décide d’arrêter l’économie et de faire vivre un temps la société sous réanimation artificielle «quoi qu’il en coute», mais cela met les sociétés dans un état de dépendance à l’égard de l’Etat et momentanément à l’égard du souverain.

    Certains s’étonnent de la façon dont les Français se plient aux différents confinements. Les pays à tradition protestante, comme dans les pays du Nord, sont plus rétifs que les pays à tradition latine comme l’Europe du Sud. En effet, l’individuation est très poussée dans les pays protestants du Nord, là où on noue un rapport direct au salut – propre aux sociétés protestantes – contrairement aux traditions d’Europe du Sud, très marquées pour leur part par la loi sur un plan vertical et ordonné.

    C’est sans doute une nouvelle période historique qui s’ouvre. Mentalement, psychologiquement, politiquement, les sociétés occidentales rentrent dans un état d’incertitude généralisée. Au départ, il fallait lutter contre la pandémie pour revenir ensuite à la priorité de la relance économique. Maintenant, avec des crises pandémiques à rebonds, les gouvernants et sociétés doivent faire face à une lutte parallèle, celle contre la pandémie et, en même temps, celle visant à essayer de préserver l’économie telle qu’elle est. C’est ce qui fait la différence d’attitude des Français entre le premier moment du confinement où les choses étaient simples et collectivement bien acceptées et ce moment d’incertitude généralisée.

    Les sociétés dépressives avant la pandémie, comme la France, s’en sortent le plus mal avec des gouvernants qui font non seulement des erreurs – même si tous les gouvernants font des erreurs face à une pandémie difficile – avec le sentiment que, décidément, les gouvernants ne sont pas notre émanation. A l’inverse, au Royaume-Uni, Boris Johnson a pu faire de graves erreurs sur la pandémie mais il n’y a pas d’Anglais qui pensent que Boris Johnson n’est pas l’émanation des Anglais. Or, il y a de tels reproches à l’égard du président Emmanuel Macron.


    RT France : Pourquoi y aurait-il ce reproche puisqu’Emmanuel Macron a été élu et qu’il a obtenu une majorité aux élections législatives en 2017 ?

    Stéphane Rozès : Le président Macron a bien entendu été élu légalement et a été considéré comme légitime pour réformer. Mais le discrédit actuel du président ne tient pas seulement à ses erreurs. La chancelière Merkel vient de demander pardon aux Allemands pour les siennes. En matière pandémique, ces dernières se chiffrent en morts chiffrables. C’est que le président n’a pas semblé maître de ses décisions, or devant le Congrès, sitôt élu, il avait dit : “Le premier mandat que m’ont confié les Français est de restaurer la souveraineté de la nation”, or sa décision d’interdiction un temps d’AstraZeneca, injustifiable du point de vue sanitaire, a semblé être à la remorque de Berlin.

    Le “en même temps” présidentiel n’est pas la marque du pragmatisme qui prévaut dans les pays à la culture anglo-saxonne, il apparaît pour les Français comme un détournement de l’idée d’intérêt général qui est justement le dépassement par le politique des contradictions des Français.

    Le président semble osciller entre la nation qui l’a élu et en même temps un Etat néolibéral, entre la France et en même temps Bruxelles et Berlin, entre l’intérêt général et en même temps des intérêts privés.

    Or, la nation française, pour déployer son génie, doit au contraire se projeter dans un projet politique, sinon elle régresse, elle décline, comme en ce moment. Pour expliquer que nous soyons les plus dépressifs dans les pays développés alors même que notre taux de pauvreté et d’inégalités est le moins dégradé de ces pays, il ne faut non pas y voir des raisons économiques et sociales – comme le pensent les libéraux ou des marxistes vulgaires – mais des raisons culturelles. Pour rassembler le peuple français dans sa diversité, voire ses contradictions sociales, il faut le projeter dans un projet politique commun dans l’espace et le temps.

    Emmanuel Macron s’est fait élire en disant que le principal problème était le système politique et non les Français, proposant de fait de le réformer, avec la mise en place d’un nouveau monde. Sauf que la crise du système politique n’est pas la cause de notre malheur mais l’effet de notre malheur. Notre malheur vient de la contradiction entre une nation française qui a un imaginaire projectif politique et un Etat qui demande, au contraire, à la nation d’intérioriser des règles économiques venant de Bruxelles, au nom de la construction européenne. Et c’est cette contradiction-là qui est la cause du dérèglement du système politique et de notre crise démocratique. Ce n’est pas une crise de la représentativité mais une crise de la représentation, c’est-à-dire une crise de la souveraineté populaire et nationale. »
     

    RT France : Pour vous, la nation a-t-elle conscience de cette rupture-là ?

    Stéphane Rozès : Je dirais plus précisément qu’elle la ressent. Elle n’en a pas vraiment conscience car l’imaginaire français fait que les Français – quelles que soient leurs orientations politiques – pensent que le haut fait le bas. Il y a un problème cognitif chez nous du fait de notre imaginaire. D’où l’incompréhension des Français de comprendre le mal dont ils sont atteints. Comme ils sont cartésiens, ils pensent en que l’esprit est séparé du corps et que l’esprit fait le corps. Ils pensent que c’est l’Etat qui fait la nation. Ils pensent que la raison fait le réel, que le sommet fait la base … Or c’est l’inverse qui nous anime.


    RT France : D’où une certaine résignation chez les Français ?

    Stéphane Rozès : Oui, la capacité au consentement et à la servitude volontaire est très élevée chez nous, jusqu’à ce que tout bascule… S’il y a une alternative, toujours sous forme de dépassement.

    Il y a à la fois une arrogance et une prétention au sommet de l’Etat, chez les classes dirigeantes, de penser que non seulement ils comprennent la France mais aussi qu’ils sont la France. La très grande capacité du peuple français à consentir à un tel état fait qu’il est plus dans un état de dépression que dans la Révolution par exemple. Quand arrive le mouvement des Gilets jaunes, la plupart des dirigeants – que ce soient le président Emmanuel Macron ou ceux qui ont vu dans les Gilets jaunes une aubaine – n’ont pas compris que les Gilets jaunes étaient une jacquerie. Ce n’était pas une Révolution. Emmanuel Macron aurait ainsi dû tout de suite recevoir les Gilets jaunes à l’Élysée. La pancarte des Gilets jaunes “Macron nourris ton peuple” montre par exemple que s’est nouée immédiatement avec cette jacquerie, avec un point de départ fiscal et social, la question de la souveraineté. Macron est ici vu comme le représentant de la nation et non pas le représentant d’une oligarchie que l’on ne maitrise pas. C’est remettre le seigneur à la hauteur de ses devoirs et de ses charges.


    RT France : N’avons-nous pas l’impression, avec cette pandémie, que ce n’est pas la France qui dicte sa politique sanitaire et son destin mais qu’elle subit des décisions extérieures, par exemple Bruxelles pour l’achat de vaccins ou l’Allemagne lorsqu’il s’agit d’arrêter temporairement la vaccination avec l’Astrazeneca ?

    Stéphane Rozès : C’est ce qui déstabilise les Français. D’une part, avant les vaccins, on a vu l’état de notre appareil sanitaire, lié aux règles comptables avec la réduction de lits. Comme si l’Etat était une entreprise qui devait être dans une pensée de zéro stock tels les masques. Les Français, ébahis, ont découvert l’état de délabrement de notre système sanitaire après quelques années de pensées politiques néolibérales au sommet de l’Etat. D’autre part, les Français constatent le fait que la France ne semble plus maîtresse de ses grands choix, aussi importants que soit la politique de santé.

    Le président Emmanuel Macron, dès qu’arrive la crise, a des paroles fortes sur le retour de la souveraineté sanitaire, industrielle et sur les services publics. Il avait senti que là on touchait des questions symboliques et effectives très sensibles. Mais dans la réalité, nos gouvernants n’ont pas semblé être maîtres de leurs choix. Si les Français sont avec les Italiens très pro-européens, ils ont le sentiment que Bruxelles mène des politiques qui ne correspondent pas à l’idée qu’ils se font de l’Europe, c’est-à-dire une puissance politique, économique et sociale, prolongement de la France. Dès qu’il y a des expressions de contradictions entre notre façon d’être et des décisions prises par la Commission européenne, vient alors notre déclassement. L’idée que la France ne soit plus souveraine dans ses choix est le grand danger pour le Président Macron. Car sur les questions sanitaires il externalise sur l’Europe. En même temps il pointe les erreurs et lenteurs de Bruxelles notamment en matière vaccinale et en même temps il délègue aux institutions européennes notre santé... C’est un choix périlleux.
     

    RT France : La crise sanitaire, sociale et économique, ainsi que la résignation et la lassitude des Français ne peuvent-elles pas conduire à des moyens plus expressifs prochainement, comme de nouvelles jacqueries, dans la mesure où le peuple ne se sentirait plus représenté par des gouvernants qui n’œuvreraient plus pour la France ?

    Stéphane Rozès : Le caractère contradictoire de la période c’est que, depuis un an, les Français ont le sentiment que les gouvernants et le sommet de l’Etat ne sont pas indexés sur la souveraineté nationale et les intérêts du pays. Mais cette découverte et la dépendance psycho-politique qu’entraîne la crise pandémique à l’égard du souverain qui décide sous contraintes bruxelloises et allemandes accroissent les contradictions individuelles et collectives d’un pays qui, à la fois, s’aperçoit que l’Etat est à la dérive tout en en dépendant. Les Français redoutent plus que toute la contingence, le désordre et une incertitude généralisée. Emmanuel Macron est le point de jonction de ces contradictions. Néanmoins, les Français ont compris que l’économie française était sous perfusion et que celui qui tenait le robinet de la perfusion était Emmanuel Macron. Ce qui fait que jusqu’à la présidentielle, Emmanuel Macron est à l’abri d’une jacquerie.

    En revanche, quand la présidentielle commencera, Emmanuel Macron aura un double problème que l’on voit déjà dans les intentions de vote. Il sera privé de la dimension spirituelle et il devra gérer quelque chose de très compliqué : Berlin. Sur le plan de relance européen, la logique est que le coût ne compte pas tant qu’il y a la pandémie. Mais ensuite, il va falloir rembourser. Or, ceux qui travaillent sur cette question savent que les Français vont perdre plus qu’ils n’auront à y gagner, sur les conditions mêmes de la mutualisation des dettes et de remboursement. Aussi, la France, et donc Emmanuel Macron, aura la présidence de l’Union européenne [de janvier à juin 2022]. Il y a un problème de calendrier. Au moment où il se représentera à la présidentielle, il devra assumer des choix de montant et remboursement du plan de relance, annulation ou contreparties de la dette. Emmanuel Macron ne pourra ainsi pas dire lorsque ce plan de relance s’arrêtera, qu’il n’en est pas responsable et que la cause vient de l’Europe. Symboliquement, c’est lui qui aura la présidence de l’UE. Ce sera une situation compliquée pour le président sortant, sauf s’il arrivait à complètement réorienter la politique européenne.
     

    RT France : Ce problème d’agenda ne semble pas encore réellement repéré par les Français et les oppositions ?

    Stéphane Rozès : Il y aura aussi la question pour Emmanuel Macron de qui il trouvera en face en 2022. Il y a deux figures qui se distinguent. Clairement Xavier Bertrand venant de la droite et Arnaud Montebourg venant de la gauche pour contrarier l’alternative Emmanuel Macron contre Marine Le Pen que deux Français sur trois ne veulent pas. Ce choix est différent de 2017. Emmanuel Macron ne peut plus se représenter comme celui qui va révolutionner le système puisqu’il a été le président pendant cinq ans. Ce qui signifie que plus Marine Le Pen est forte, et plus cela sera perçu comme l’effet qu’Emmanuel Macron n’a pas bien présidé la France pendant deux ans. En outre, après une présidentielle cataclysmique, notamment le débat de l’entre-deux tours, Marine Le Pen a entamé une mutation idéologique de rassemblement national, la faisant passer de l’extrême droite de ses origines, raciste, antisémite, à une formation plus gaullienne. La faisant passer du nationalisme à la nation. Dans ce parti, le corpus idéologique et propositionnel comme sur l’Europe, a clairement changé. En revanche, elle n’a pas réussi à mettre en œuvre aussi rapidement le renouvellement de ses cadres et sa capacité de – si elle était élue à la présidence – à agréger d’autres forces pour gouverner gérer les chantiers et les orientations de l’appareil d’Etat sur le plan économique et social. Mais déjà le front républicain est ébréché. 

    La crise pandémique a également entraîné les Français dans une période historique d’inquiétude généralisée et dans ce contexte, il faudra des conditions très particulières pour remplacer Emmanuel Macron avec cette idée qu’il ne faut pas rajouter dans une période d’insécurités systémiques de nouvelles aventures politiques. “On préfère un malheur connu à une promesse de bonheur”, disait le comte de Lampedusa.
     

    RT France : Malgré les problèmes de communication d’Emmanuel Macron et du gouvernement qui en viennent parfois à se contredire en 24 heures, le président actuel ne compte-t-il pas sur l’absence d’une opposition capable, aux yeux des Français, de mieux gérer les affaires du pays ?

    Stéphane Rozès : « Les difficultés objectives, erreurs de fond et de communication du président Emmanuel Macron face à la crise sanitaire sont des éléments qui renforcent la sidération et l’inquiétude des Français.

    Le président Macron a pour l’heure le monopole de la représentation directe entre le souverain – avec toutes ses faiblesses – et le peuple, qui pour sa part cherche ce qui le tient ensemble… Et c’est justement sa figure ou plus exactement sa symbolique, sa dimension spirituelle.

    Mais cela n’aura qu’un temps. Déjà Xavier Bertrand vient de se déclarer et lorsque commencera la présidentielle, les Français remettront chaque présidentiable à égalité. Emmanuel Macron sera alors privé de la dimension symbolique de sa fonction et évalué, comme les autres, au travers de sa capacité à construire un chemin pour la France.

    Stéphane Rozès (RT France, 26 mars 2021)

    Note :

    (1) « Le grand retournement de la globalisation occidentale néolibérale contre l’Occident ». Stéphane Rozès, Revue ‘Défense Nationale’, 2021/3 (N° 838), pages 24 à 30

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  • La politique étrangère de l'Union européenne entre faux-semblants et illusions...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré aux faux-semblants et aux illusions de la politique étrangère européenne.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Visite à Moscou de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères

     

    Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. Navalny, Borrell et compagnie

    Comment ne pas louer l’initiative de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères, et diplomate de haute volée, de se rendre à Moscou vendredi 5 février dernier rencontrer Sergueï Lavrov ?

    Il s’agissait d’apaiser les tensions nées de l’affaire Navalny, de troquer l’ingérence ouverte pour le dialogue respectueux, d’enjoindre le président russe de ne pas perdre totalement confiance en la capacité d’autonomie de pensée et d’action de l’Europe, et de rechercher les voies d’une coopération fructueuse notamment énergétique avec l’UE. Couplée à une interview du président Macron à The Atlantic Council -temple du neoconservatisme américain-, dans laquelle il appelait courageusement à l’autonomie stratégique du Vieux Continent, à la rénovation impérieuse de la relation avec Moscou et à un partage des taches avec l’OTAN pour raisons de subsidiarité et de divergence structurelle d’intérêts entre Washington et Bruxelles, ce déplacement de J. Borrell à Moscou semblait une judicieuse décision, peut-être l’occasion enfin d’un rétablissement in extremis de l’UE sur la carte d’un monde nouveau où elle fait de plus en plus figure de simple appendice continental de la puissance américaine.  

    Evidemment, une autre interprétation de cette visite courrait chez ceux qui voient des manœuvres partout : l’Europe, définitivement asservie à Washington, dont le nouveau président au même moment, appelait martialement à considérer la Russie et la Chine comme de définitifs adversaires, jouait, en envoyant J. Borrell à Moscou, la comédie d’une prétendue ultime tentative de conciliation sur « l’affaire Navalny », sur fond d’urgence sanitaire et de soudain attrait européen pour le vaccin Sputnik V. Un calcul évidemment voué à l’échec, car on n’a aucune chance d’orienter une décision de politique intérieure russe contre un service qu’on leur demande ! Sergueï Lavrov dialoguera donc aimablement mais sans se faire d’illusions, avec l’envoyé européen, mais Moscou n’en expulsera pas moins trois ambassadeurs (allemand, polonais et suédois) pris la main dans le sac pour soutien à la déstabilisation au milieu des manifestants pro Navalny. Depuis quand est-ce le travail d’un ambassadeur de faire de l’ingérence active dans des affaires intérieures d’un pays ? Le pouvoir russe dérive peut-être vers l’autoritarisme et l’autarcie (nous avons tout fait pour), mais certainement pas vers la naïveté. 

    Sincère ou cynique, l’opportunité de cette visite a fait long feu. On aura finalement la servitude atlantique coutumière des Européens et l’activisme des pions américains implantés par Washington via « l’élargissement » au cœur de notre édifice communautaire comme autant de chevaux de Troie. La presse occidentale et singulièrement française hurle en chœur au « piège russe » comme à l’humiliation de l’Europe, et les Baltes réclament désormais carrément la tête du Haut représentant Borrell. Quant au « virage Biden » qui n’en est pas un, il annonce sans équivoque la permanence remarquable d’une stratégie américaine qui vise toujours à fragmenter et affaiblir l’Europe pour l’empêcher à tout jamais de s’autonomiser stratégiquement et de se rapprocher de Moscou. Navalny n’est qu’un nouveau leurre, un épouvantail pour repolariser l’antagonisme Europe-Russie, déclencher les automatismes mentaux de l’anti-russisme primaire et ranimer la flamme des sanctions. 

    Le vrai dossier est ailleurs : comment s’assurer de la docilité des Européens (sur la Russie et sur l’Iran et la renégociation du JCPOA*) ? Sur qui miser ? Sur l’Allemagne bien sûr ! C’est pourquoi North Stream 2 se fera, contre le lâchage définitif de Paris par Berlin sur les enjeux de la défense et de l’autonomie stratégique européenne, lubies françaises promises à l’étiolement à moins de décisions fortes et courageuses de Paris notamment vis-à-vis de l’OTAN.

    Car le « couple franco-allemand » n’est pas « en crise ». Il n’a historiquement fonctionné que sur la base initiale passagère d’une amputation militaro-politique consentie de la puissance allemande et d’une France épique à laquelle on laissa jouer les médiateurs durant la Guerre froide. C’était il y a longtemps. Ce n’est plus de saison depuis la réunification de 1989. La « crise » actuelle entre Paris et Berlin est celle d’une relation devenue bien trop asymétrique et douloureuse pour jouer plus longtemps la comédie du bonheur. Dans ce drôle de « trouple », dont le troisième larron est l’Amérique, l’un des membres, lyrique, présomptueux mais surtout impécunieux, est méprisé et dévalorisé par l’autre qui lui impose ses volontés et sa domination économique au nom du droit du plus fort sous le regard enjôleur du troisième, qui voit à cette discorde un éminent intérêt.  

    En conséquence, l’axe naturel de déploiement de la puissance et de l’influence française futures doit être recherché avec les puissances militaires et industrielles du sud de l’Europe : Espagne, Italie, Grèce. L’Allemagne ralliera. Ou pas. La France doit se tourner vers ces autres partenaires en matière de coopération industrielle de défense et cesser d’attendre de l’Allemagne ce que celle-ci ne lui donnera jamais : une convergence de raison mais aussi de cœur et d’ambition sur la nécessité d’une Europe-puissance qui assume l’écart voire la dissonance vis-à-vis des oukases américains. 

    Or, l’Allemagne ne le fera jamais, pour au moins deux raisons :

    • Elle se considère, par sa puissance économique et industrielle, le champion économique et politique naturel de l’UE ;
    • Elle tient en conséquence pour parfaitement illégitime la prétention française à un quelconque « leadership européen » politique, notamment au prétexte de notre puissance militaire résiduelle qu’elle ne supporte pas car elle ne peut faire le poids en ce domaine. D’où notamment les grandes difficultés présentes et futures de la coopération industrielle de défense franco-allemande, comme en témoignent notamment les aléas du programme SCAF**… Nous n’en sommes qu’au début. 

    Berlin colle donc à Washington en matière sécuritaire et stratégique, clamant servilement que l’OTAN demeure la seule structure naturelle légitime de la sécurité et de la défense européennes.

    Ne voulant pas que Paris se rapproche de Moscou, ce qui déplairait à Washington, la Chancelière Merkel coopère volontiers avec la Turquie contre Paris et Athènes, mais conserve une relation pragmatique avec la Russie (dépendance énergétique et mauvais calculs sur le nucléaire obligent). Une « résistance » qui lui fournit un levier précieux sur Washington pour préserver d’autres intérêts et qu’elle compense par les gages ou les coups de main donnés au Maître américain sur les enjeux secondaires pour elle que sont les affaire Skripal ou Navalny, la question ukrainienne et autres boules puantes envoyées au président Poutine pour faire enfin vaciller son insupportable popularité.  

    Il faut cesser de prendre les Russes pour des lapins de 6 semaines (pas plus que les Iraniens d’ailleurs). Ils ne supportent pas l’ingérence de près ou de loin, ni les leçons devenues inaudibles d’un Occident en pleine crise démocratique, politique et morale. La Russie de toute façon ne prend plus la France au sérieux depuis déjà quelques temps au gré des déclarations encourageantes… suivies de reculs piteux ou de désaveux. Pour paraphraser Cocteau, les mots d’amour, c’est bien, c’est beau. Mais ce sont les preuves d’amour qui comptent, donnent confiance et envie.  

    Quant à l’Europe, son grégarisme parait indécrottable et son aveuglement stratégique criminel tant ses salves de sanctions, prises et aggravées au coup de sifflet américain, non seulement n’aboutissent qu’à durcir les pouvoirs ciblés (c’est d’ailleurs leur objectif réel sinon comme expliquer ce pathétique entêtement dans l’échec ?) mais font s’appauvrir en Russie, et mourir de faim ou de maladie en Syrie ou en Iran, des dizaines de milliers de personnes depuis trop longtemps punies par nous, sans états d’âme, de faire corps autour de leur chef d’Etat au lieu de le déposer pour avoir le droit de manger et de vivre. Dans cette imposture morale, l’Occident perd non seulement son temps et son crédit, mais aussi son âme. 

    Caroline Galactéros (Geopragma, 8 février 2021)

     

    Notes de Métapo Infos :

    * Accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d'action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action). Signé initialement le 14 juillet 2015 par  la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Union européenne, l'Iran et les États-Unis. Dénoncé par ce dernier pays le 8 mai 2018.

    ** Projet franco-allemand de système de combat aérien du futur.

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  • Thérapie de choc !...

    Les éditions de La Nouvelle Librairie viennent de publier un court essai de Robert Ménard intitulé Thérapie de choc. Journaliste et homme politique, Robert Ménard est le cofondateur de Reporters sans frontières et de Boulevard Voltaire. Il est maire de Béziers depuis 2014.

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    " Un remède de cheval. C’est de cela dont la France a besoin. Parce que nous n’avons plus le temps. Le temps est notre adversaire. Les années qui s’écoulent voient le fantôme de notre France chérie s’éloigner. Je n’ai pas envie de cette fin. Je vois bien que tout nous y conduit. Ce programme annoncé me dégoûte. Je préfère le dire maintenant. Nous avons besoin d’un aventurier de droite qui a le devoir sacré d’être mal élevé. Je suis persuadé que tout commencera quand nous aurons retrouvé le courage de dire ce que l’on voit. Cela nécessite un cuir épais. Ce sera un saut vers l’autre rive. Le Destin décidera de cette épopée. À nous d’en écrire les premières et les plus belles pages ! "

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  • La France, pays du tiers-monde ?...

    Le numéro 39 du mensuel conservateur L'Incorrect est arrivé en kiosque. On peut découvrir à l'intérieur un bon dossier consacré à la tiers-mondisation de la France, des entretiens avec, notamment, Pierre Vermeren, Karl Zéro, Jean-François Colosimo ou Thierry Wolton, et les rubriques habituelles "Politique", "Monde" "Essais", "Culture", "Envers et contre-cool" et "La fabrique du fabo"...

    Le sommaire complet est disponible ici.

     

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  • Les grands défis et enjeux géostratégiques du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien accordé par Caroline Galactéros à Valeurs Actuelles, consacré aux enjeux et aux défis géostratégiques de l'année 2021 dans le monde complexe et incertain qui nous entoure, que nous avons cueilli sur Geopragma.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Les grands défis et enjeux géostratégiques de 2021… et du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient

    Alexandre del Valle : La rivalité croissante-économique, technologique et stratégique- entre les deux superpuissances du nouveau monde multipolaire, la Chine et les Etats-Unis, est-elle une tendance lourde, que la crise sanitaire n’a fait que révéler un peu plus ?

    Caroline Galactéros : En effet, l’affrontement de tête entre Washington et Pékin, qui structure la nouvelle donne stratégique planétaire, va bon train sur le front commercial, mais aussi sur tous les autres terrains (militaire, sécuritaire, diplomatique, normatif, politique, numérique, spatial, etc…). La planète entière est devenue le terrain de jeu de ce pugilat géant, en gants de boxe ou à fleurets mouchetés : l’Europe bien sûr, l’Eurasie, mais aussi l’Afrique (où Pékin nous taille des croupières), l’Amérique latine, la zone indo-pacifique (bien au-delà de la seule mer de Chine), et naturellement le Moyen-Orient. Le président chinois Xi Jing Ping a d’ailleurs saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable et plus puissante qu’un droit de véto, à la manœuvre américaine de « pression maximale » qui ne fait que renforcer les factions dures à Téhéran. La Chine a en effet volé au secours de Téhéran en nouant cet été un accord de partenariat stratégique de 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports) assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », est passé quasi inaperçu en Europe. Ses implications sont pourtant cardinales : s’il est mis en œuvre, toute provocation militaire occidentale orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale, reviendra à défier directement la Chine… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Un parapluie atomique d’un nouveau genre… Pékin se paie d’ailleurs aussi le luxe de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomène d’un équilibre stratégique renouvelé.

    ADV : Quel est votre regard sur l’outsider chinois depuis la crise sanitaire ? Doit-on combattre l’exemple anti-démocratique chinois qui séduit de plus en plus de pays du monde en voie de polarisation, donc de désoccidentalisation ?

    CG : 2020 aura été l’année d’une accélération de la « guerre des capitalismes » qui fait rage désormais entre le capitalisme libéral occidental et son adversaire déclaré, le capitalisme politique chinois. Au grand dam de l’Occident, Pékin est en passe de résoudre la contradiction propre au système capitaliste occidental, qui détruit de l’intérieur la liberté des individus à force de l’exacerber, pour proposer une synthèse efficace et séduisante pour bien des pays, entre nation, développement collectif et prospérité individuelle. C’est du dirigisme, c’est une pratique autoritaire du pouvoir, c’est une restriction manifeste des « droits de l’homme », c’est le contrôle social direct grandissant des populations, oui. Mais c’est aussi la parade du pouvoir de Pékin à la déstabilisation extérieure ou au débordement intérieur par la multitude, c’est une réponse à la nécessité de sortir encore de la pauvreté des centaines de millions de personnes, et c’est le moyen de projeter puissance et influence à l’échelle du monde au bénéfice ultime des dirigeants mais aussi du peuple chinois. Au lieu de crier à la dictature, nous ferions mieux d’observer cette synthèse très attentivement et d’analyser sa force d’attraction. Les modèles de puissance et de résilience collective au mondialisme (tout en l’exploitant à son avantage) ont bougé depuis 30 ans. L’ethnocentrisme occidental et le moralisme dogmatique ne passent plus la rampe et brouillent le regard.

    ADV : Sur le terrain des accords de libre-échanges en Asie, peut-on dire que la Chine a rempli le vide provoqué par le relatif désengagement américain sous l’ère Trump ? 

    CG : Dans cette guerre « hors limites », et sans même parler ici de l’enjeu cardinal du contrôle – étatique ou via des GAFAM ou BATX (dans la version chinoise) complaisants – des données personnelles de centaines de millions de consommateurs-clients, Pékin vient de prendre magistralement l’avantage sur Washington avec la conclusion, le 15 novembre, du RECP (Regional Comprehensive Economic Partnership) avec quinze pays d’Asie. Cet accord constitue une bascule stratégique colossale et inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial) conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale gigantesque se superpose en partie au TPP (Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et le Vietnam. Un TPP dont les Etats-Unis s’étaient en effet follement retirés en 2017. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington.  Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27 parlements… Seule la Grande-Bretagne, libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…

    ADV : Passons à notre voisin continental : les relations Occident – Russie sont-elles irréparablement endommagées ? L’Europe est-elle condamnée à rester une “impuissance volontaire”, prise en tenailles entre Chine, empire américain et Turquie néo-ottomane ?

    CG : Rien n’est irréparable mais le temps a passé, la Russie a évolué et compris qu’elle n’était ni désirée ni attendue. Aujourd’hui, Moscou ne croit plus en l’Europe. Quant à la France, elle parle beaucoup mais n’agit pas. Trop de d’espérances, trop d’illusions sans doute, et bien trop de déceptions.  La Russie n’a plus le choix et pivote décisivement vers l’Est et la Chine par dépit et nécessité.

    Nous avions pourtant en commun tant de choses, et a minima, la commune crainte d’un engloutissement / dépècement chinois. Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes, il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE (Union économique eurasiatique) dans les projets des Nouvelles Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord très inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands pas avec l’OBOR et au sein de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï) pour contrôler l’Asie centrale, pré-carré russe, puis se projeter vers l’UE. Moscou sait combien l’étreinte chinoise peut se transformer en un « baiser de la mort » si l’UE et la Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. C’est une évidence géopolitique, et il suffit de lire les stratèges anglo-saxons pour comprendre le piège dans lequel nous nous sommes laissés enfermés à notre corps consentant depuis bien trop longtemps. L’Europe est une courtisane sans grande ambition. Servile, soumise, paresseuse, ignorante de ses intérêts profonds qui auraient dû la porter à considérer la Russie comme un morceau d’Europe et d’Occident, un atout d’équilibre face à la domination américaine et un bouclier contre la vampirisation chinoise.

    ADV : Nous voilà revenus aux fondamentaux de la géopolitique de Mackinder et Spykman, du Russe Danilevski à l’Américain à Brezinski : L’Eurasie et le Heartland, “pivot géographique de l’Histoire”…

    CG : L’Eurasie est en tout cas sans équivoque l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme. C’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devrions donc nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes. Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont en effet les deux plus grandes économies mondiales : l’UE et la Chine. Pour ne parler que de l’UEE -pendant de l’UE-, c’est un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) rassemble quant à elle 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% de la production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du XXIème siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique. 

    ADV : Un rapprochement avec la Russie a-t-il vocation à être durablement bloqué par les sanctions contre une Russie (à cause de l’Ukraine) et la question de l’opposition “persécutée” par le pouvoir de Vladimir Poutine que beaucoup qualifient de « Démocrature » ?

    CG : Si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendait compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recèle, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine, et constituerait une masse stratégico-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces. Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est quasi absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement.  L’UE veut certes bien collaborer avec l‘Asie centrale, mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible. 

    On me retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée et surtout sans le règlement de « la grande affaire » fondamentale qui agite les chancelleries occidentales : le sort de l’opposant Alexei Navalny ? C’est ridicule ! Ce sont des « freins » largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse, pour justifier les sanctions interminables, pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Ce sont aussi des prétextes que l’on se trouve pour se défausser de notre seule responsabilité véritable : reprendre enfin notre sort en main ! Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience de l’urgence vitale qu’il y a à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.

    L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit donc devenir LA priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles culturelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.

    ADV : Passons au changement de pouvoir aux Etats-Unis. Le bilan de la présidence Trump est-il aussi horrible qu’on le dit ?  L’arrivée de Joe Biden est-elle une bonne nouvelle pour la France et l’UE ?

    CG : Trump a été un président honni comme probablement aucun de ses prédécesseurs par « l’Establishment » au sens large qu’il avait défié par sa victoire et dont il a révélé sans tabou les turpitudes. En dépit de la curée politico-médiatique haineuse et sans trêve qui aura pourri toute sa présidence, avec un « Etat profond » à la manœuvre et des médias hystériques, il a réussi à remettre l’économie américaine en très bonne posture, à mener à bien (quoi qu’on en pense sur le fond), la grande manœuvre anti-iranienne de consolidation du front sunnite pétrolier contre Téhéran, sans pour autant céder à la guerre (en dépit de tous les efforts des bellicistes “néocons” emmenés par le très dangereux John Bolton). Sans la pandémie et son approche désinvolte et toute concentrée sur la nécessité de ne pas enrayer le moteur économique du pays, il aurait remporté un second mandat, ayant même réussi à séduire des franges de l’électorat noir et latino et à gagner près de 75 millions de voix (4 millions de voix de plus qu’en 2016) dans ce contexte de cabale permanente et jusqu’au-boutiste contre lui. 

    Avec Biden, on est repartis comme en l’an 40…. De mon point de vue, Joe Biden, quelles que soient ses qualités, est évidemment une très mauvaise nouvelle pour l’Europe et la France, qui voient se refermer la fenêtre d’opportunité inespérée que le discours trumpien – ouvertement humiliant et sans équivoque – nous avait offert pour enfin sortir de l’enfance stratégique, nous réveiller, faire nous aussi notre « Shift towards Asia » et nous projeter vers notre espace naturel de croissance économique et de densité géopolitique et sécuritaire que constitue l’Eurasie. Une projection qui passe évidemment par une complète révision de notre relation avec la Russie mais qui pourra seule nous permettre d’échapper à la double dévoration sino-américaine qui nous attend.

    Ce sursaut salutaire, qui, aujourd’hui, en France ou en Europe, est capable d’en donner l’impulsion ? Je ne sais pas. Mais il est certain qu’avec Biden, ce n’est pas « un ami » que l’on a retrouvé (Les Etats n’ont pas d’amis) mais notre « doudou » ! Joe Biden est notre bon papa américain qui est enfin revenu pour nous protéger et nous rassurer. Atteints d’un syndrome de Stockholm géant, nous nous sentions depuis quatre ans stupidement orphelins de la férule américaine en gants de velours. Le problème est que ce président ne nous apportera rien d’autre qu’une excuse pour rester à jamais piégés dans une servitude consentie. Bref, je crains fort que nous ne sortions plus, sinon au forceps et sous l’impulsion d’un visionnaire courageux, de notre vassalité stratégique suicidaire vis-à-vis de Washington. L’Allemagne a d’ailleurs pris les devants des retrouvailles avec le puissant « oncle d’Amérique », et ce faisant, elle prend aussi le lead de l’Europe, là encore avec l’aval américain. C’est « le chouchou » de Washington et elle fera tout, y compris contre nous, pour le rester en donnant des gages… jusqu’à vendre des sous-marins à la Turquie ou affirmer que l’OTAN est à jamais l’alpha et l’oméga de la défense européenne. On est très loin de la « mort cérébrale » de l’Alliance ! Avec Biden c’est donc la méthode, non le fond qui va changer, et Berlin a clairement saisi la balle au bond, en réaffirmant sans états d ’âme sa soumission consentie aux oukases américains, enfonçant un dernier clou dans le cercueil de « l’Europe puissance », trop heureuse de rabattre leur caquet à ces Français qui rêvent mollement de ruer dans les brancards, de recouvrer leur souveraineté et osent même prétendre à l’ascendant politique sur elle, première puissance économique de l’Union. Le « couple franco-allemand » est un rêve de midinette française. L’alliance de la carpe et du lapin.

    ADV : L’accusation de tentative de “coup d’Etat” imputée au camp Trump est-elle sérieuse ? Trump a-t-il fracturé l’Amérique ?

    CG : Ce qui s’est passé au Capitole n’est en tout cas pas une tentative de coup d’Etat. Le contresens politique et médiatique délibéré entonné sur tous les canaux d’information là-bas comme ici, est tellement énorme et rabâché comme une évidence qu’on finit par le croire pour ne pas devoir accuser nos journalistes de complaisance avérée ou d’aveuglement gravissime. Pour ma part, j’y vois la révolte d’un électorat qui a subitement compris qu’il devait rentrer dans sa boîte et ne s’y est pas résolu. Les insurgés du Capitole sont en fait nos gilets jaunes. Ils auront souffert le même déni et le même mépris. Cette intrusion aura incarné la très profonde crise de la démocratie américaine, c’est-à-dire de la représentativité du système politique existant qui est en lambeaux. Le divorce entre les élites et le peuple est profond et Trump s’en est fait le héraut. Ce n’est pas lui qui a fracturé la société américaine. Les fractures sont anciennes, grandissantes mais désormais béantes. Le « coup d’Etat », c’est en revanche le refus même du DOJ (Department of Justice) d’examiner les recours pour fraude, c’est le double « impeachment », ce fut l’interminable « Russia Gate », c’est l’exploitation sans vergogne du système institutionnel et médiatique et du juridicisme américains par les Démocrates pour étouffer à tout prix, via Trump, une menace populaire montante, perçue comme illégitime et dangereuse par les élites qui confisquent le pouvoir depuis des décennies dans ce pays.

    ADV : Voit-on se confirmer la “vraie” nouvelle fracture idéologique qui oppose non plus gauche et droite mais “Patriotes” (terme cher à Trump) et mondialistes”, clivage visible aussi en Europe occidentale ?

    CG : Les Européens, et singulièrement les gouvernants et médias français qui avalent cette pâtée ridicule sans une once d’esprit critique, hurlent avec les loups et assènent délibérément des contresens, montrent leur servitude mais aussi leur peur panique de voir cela leur arriver et bousculer leurs Landernau établis. Ils sont plus inquiets que jamais devant les éruptions démocratiques populaires au sein de l’UE, car elles menacent leurs positions acquises. C’est pourquoi ils vouent aux mêmes Gémonies que Trump ses avatars européens (hongrois, polonais ou tchèque), qui, comme lui, écoutent leurs peuples et essaient de faire entendre leurs voix. L’anathème contre le « populisme » est infiniment plus confortable que d’admettre que ce sont là des réflexes de survie des peuples européens qui ne veulent pas succomber à l’arasement identitaire et culturel et à la décadence politique et stratégique. Des peuples qui ne veulent pas d’avantage être noyés dans la « Cancel culture » ravageuse qui est en train d’instaurer, à coups d’excommunications rageuses et au nom de la morale et du progrès, une bien-pensance débilitante qui détruit les individus en prétendant protéger leur liberté narcissique débridée et en faisant sauter les ultimes verrous du bon sens et de la nature, au profit d’une terrifiante dictature des minorités et de tous leurs fantasmes déconstructeurs.

    ADV : Enfin, quelles perspectives pour le Moyen-Orient en 2021 ? Le possible retour des Etats-Unis de Biden dans l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, dont Trump s’était retiré, et le rapprochement entre Israël et plusieurs Etats arabes dans le cadre des accords d’Abraham sont-elles des bonnes nouvelles ? 

    CG : L’année a débuté de façon à mon sens dangereuse avec l’assassinat en Irak, le 2 janvier 2020, du général iranien Qassem Soleimani, chef de la force al Qods des Gardiens de la Révolution. Figure héroïque et fer de lance de la politique d’influence régionale de l’Iran, il est assassiné alors même qu’il était chargé de transmettre via Bagdad un message d’apaisement à Ryad, notamment à propos de la sinistre et folle guerre du Yémen initiée par le prince Héritier Mohamed Ben Salman (MBS). Il fallait donc qu’il meurt, puisque la paix ou même le simple apaisement ne semble résolument pas une option séduisante à ceux que le conflit nourrit, et à leur puissant parrain d’outre Atlantique qui vit de et par la guerre, inépuisable source d’influence et de prospérité. Sans parler du fait qu’il fallait sans plus attendre, mettre un frein à l’influence iranienne en Irak que le général Soleimani consolidait activement via les milices chiites locales.

    A l’autre bout de l’année, les « Accords d’Abraham », patronnés par Washington et signés en septembre 2020 entre Israël et son « protégé/obligé » saoudien d’une part, les EAU et Bahreïn désormais rejoints par le Soudan et le Maroc d’autre part, au nom de la normalisation des pays de la région avec l’Etat Hébreu, donnent une idée de la vaste manœuvre d’enveloppement et de récupération stratégique imaginée à Tel Aviv et à Washington. Judicieuse réunion de toutes les monarchies pétrolières sunnites contre l’Iran accusé de tous les maux, mais, bien au-delà de la question nucléaire, avant tout redouté en Israël pour sa ressemblance et non sa différence avec l’Etat hébreu en termes de profondeur culturelle et civilisationnelle, mais aussi de niveau intellectuel industriel, technologique. Bref, pour Tel Aviv, le jour où le marché iranien sera ouvert au monde, ce sera un concurrent redoutable dans le coeur de Washington. Tout n’est évidemment pas à jeter dans cette « manip » des Accords d’Abraham, notamment l’influence croissante des EAU qui sont sans doute les partenaires les plus avisés du coin. Mais la ficelle est grosse, la marginalisation définitive de la question palestinienne en est clairement l’un des effets indirects attendus, et la poursuite de la déstabilisation active des Etats récalcitrants (Liban Syrie, Libye) l’une des compensations manifestes. Même le Qatar semble désormais tenté de rejoindre cet attelage hétéroclite présenté comme « progressiste et moderne », ne serait-ce que pour porter financièrement secours au Hamas à Gaza …avec la bénédiction d’Israël. Il reste néanmoins probable que cette « coordination » sous tutelle n’apaisera pas la lutte pour le leadership du monde sunnite qui oppose Ryad à Ankara, mais aussi à Téhéran, Aman, Doha ou Casablanca, tout en faisant les affaires de Washington que la fragmentation régionale sert par construction. On voit par ailleurs que l’échec des interventions américaines directes ou par « proxys » occidentaux en Irak, Libye, Syrie, qui a permis à la Russie de revenir dans la région depuis 2015, doit être contrecarré en jetant la Turquie dans les pattes de Moscou en Libye, en Syrie et dans le sud Caucase notamment, et qu’il s’agit donc aussi, en polarisant au maximum l’affrontement avec l’Iran, de reprendre la main dans la région contre la Russie, mais aussi contre la Chine dont les diplomaties subtiles et très actives deviennent préoccupantes pour Washington.

    ADV : Vous connaissez bien la Russie et le Caucase : que répondre à ceux qui estiment qu’en Libye et dans le Caucase, la Russie s’est humiliée devant Erdogan qui aurait freiné Haftar à Tripoli et aidé l’Azerbaïdjan à vaincre les Arméniens du Haut Karabakh en plein « étranger proche russe » … 

    CG : Je ne crois pas qu’il faille psychologiser ainsi l’interprétation des événements. La Russie a fait son grand retour sur la scène internationale depuis 2015 et a démontré qu’en dépit de toute la diabolisation, les permanentes manœuvres et les pressions de tous ordres dont elle fait l’objet, elle est toujours une puissance globale dotée d’un pouvoir incarné et populaire, qui se bat pour sa stabilité, son développement et son influence sur l’ensemble de la planète.  

    Quant à l’émergence tonitruante de la Turquie comme puissance déstabilisatrice aux ambitions débridées, ce n’est pas un phénomène sui generis. Le président Erdogan ne pourrait se permettre un dixième de ses foucades et provocations sans le blanc-seing direct ou complaisant de Washington. L’irruption turque dans les affaires mondiales manifeste l’indifférence américaine pour la stabilité de l’Europe et son hostilité paléolithique pour Moscou. Les Etats-Unis utilisent et continueront d’utiliser Ankara comme « proxy » en Syrie, en Libye, dans le sud Caucase et en Asie centrale contre Moscou, en Méditerranée orientale contre les Européens, qu’il s’agit depuis toujours de diviser et d’empêcher de pouvoir jamais atteindre une quelconque forme de puissance collective.

    ADV : Quel est le jeu de l’Allemagne dans cet échiquier mondial de plus en plus polycentrique ?

    CG : Dans ce marché de dupes, Berlin est en convergence tactique (et évidemment stratégique) avec Washington contre Paris, et nous savonne aimablement la planche en se désolidarisant ouvertement de nos postures et gesticulations sur la souhaitable « souveraineté européenne » afin d’assurer la finalisation de Northstream2 en dépit de l’hostilité américaine. La Chancelière allemande fait sans vergogne payer à l’Europe la note du chantage migratoire turc tout en vendant des sous-marins au néo sultan qui exulte d’une telle inconscience. Pourquoi d’ailleurs s’en priver puisque nous ne disons rien ? Le Président Erdogan joue donc sur tous les tableaux car il se sait indispensable à chacun. Il achète des anti-missiles S400 à Moscou et fait fi du courroux américain. La Russie en joue, elle aussi, et manie habilement la carotte et le bâton envers Ankara, selon les zones et les sujets, y compris dans le Haut Karabakh en dépit des apparences. Chacun a besoin de l’autre notamment en Syrie, même si la poche d’Idlib devient bien étroite pour le jeu d’influence des uns et des autres. Sans doute Joe Biden goûtera-il moins que Trump la grossièreté du président turc et ses crises mégalomaniaques. Mais ne nous y trompons pas. Au-delà de probables « condamnations » médiatiques – que nous boirons comme du petit lait, naïfs chatons que nous sommes-, cela ne devrait malheureusement pas modifier en profondeur l’attitude américaine envers la Turquie, puissance majeure du flanc sud de l’Alliance atlantique et très utile caillou dans la chaussure russe, ni envers l’Europe, éternelle vassale appelée à prendre « ses responsabilités », c’est-à-dire, à tout sauf à l’autonomie ne serait-ce que mentale. Être « des Européens responsables » signifiera toujours, pour Washington, être des Européens dociles, obéissants et inconditionnellement alignés sur les prescriptions et intérêts ultimes de l’Amérique.

    ADV : Et celui de la France ? 

    CG : Quant à la France, que son suivisme abscons a plongée dans un discrédit global lourd depuis le milieu des années 2000 (quelles que soient nos épisodiques gesticulations martiales pour nous rassurer), elle est désormais clairement hors-jeu au Moyen Orient. Plus personne ne la prend au sérieux ni ne supporte ses leçons de morale hors sol. Notre incapacité à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente nous coupe les ailes, sape notre crédibilité résiduelle et nous rend parfaitement incapables de constituer un contrepoids utile pour les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et dont la diabolisation ne sert en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.

    Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur la repentance et les affres de la Françafrique. On continue sur l’Algérie. On expie bruyamment. On ne sait pas vraiment quoi à vrai dire… Mais on se vautre dans les délices masochistes du renoncement. On laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même à Ankara. Il ne sert à rien de geindre sur « l’entrisme » de ceux-là en Afrique, quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre diplomatie et aussi d’ailleurs remettre la tête à l’endroit de nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !) qui nous paralyse et nous expulse du jeu mondial. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos initiatives souvent maladroites ou sans consistance, mais aussi parfois courageuses. « Tendre l’autre joue » n’est tout simplement pas possible sur la scène du monde. On s’y fait vite piétiner. Pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le jeu ». Il faut montrer les dents avec des « munitions », donc une vision, une volonté et des moyens affectés aux priorités régaliennes.

    ADV : Quel enseignement tirez-vous de la crise sanitaire qui va être également une grave crise économique en 2021 et même socio-politique ? Quel bilan pour la France ?

    CG : Je ne peux éluder ce qui fait cauchemarder les peuples et les dirigeants du monde entier et singulièrement ceux d’Occident depuis un an : la pandémie du COVID 19. Le premier enseignement est que fut initialement démontrée l’inanité de la solidarité et de la lucidité européennes, avec un lamentable retard à l’allumage dans la coordination des politiques. On laissa piteusement tomber les Italiens, on se vola des cargaisons de masques, bref le chacun pour soi a la vie dure, surtout quand certains Etats ferment intelligemment leurs frontières et que d’autres les laissent béantes « par principe ». J’en conclue tout d’abord que ce sont les Etats les plus décisifs, les plus « agiles », les plus pragmatiques et les plus capables de contraindre des franges de leurs populations – tout en maintenant leur économie active – qui s’en sortent le mieux économiquement et même sanitairement. En France, le bilan est lourd. Nous aurons démontré urbi et orbi non seulement la faillite de notre système de soins, autrefois excellent et toujours très généreux mais exsangue, mais plus encore celle de l’armature étatique et administrative de notre pays, embolisée par une bureaucratie en roue libre qui n’obéit plus. Il faut dire que l’autorité est un gros mot, l’esprit d’Etat un fossile et l’obéissance une vertu démonétisée du fait de la certitude de l’impunité en ce domaine comme en bien d’autres.

    L’amateurisme politique, l’incurie logistique, et l’arrogance satisfaite de nos gestionnaires au petit pied, rien ne nous aura été épargné. Notre pays est moralement et économiquement à terre. Dès que nous serons sortis de la phase critique de la pandémie qui fait écran et permet au pouvoir de remplir à seaux le tonneau des Danaïdes au nom de l’urgence sanitaire, la déroute économique et sociale et le déclassement seront massifs. Les Français, à force d’infantilisation et de matraquage médiatique angoissant, en ont perdu leur latin et moutonnent en grommelant. Nos « responsables », dans un déni sidérant, se gargarisent indécemment de leur prétendue bonne gestion. Le réel est définitivement déconnecté de la perception, grâce à une communication quasi totalitaire et à un entêté « tout va très bien Madame la Marquise ! » qui veut rassurer le Français désabusé. Il sait pourtant bien, lui, que tout va très mal, mais il cherche protection jusque dans l’illusion et le renoncement. La politique ce n’est pas de la « com », de l’image, encore moins de la gestion à la petite semaine et au doigt mouillé. C’est une vision, du courage, l’acceptation du risque et de l’impopularité, de la planification, de la logistique implacable… et de l’autorité ancrée dans l’exemplarité. Pas du caporalisme ni de l’infantilisation de masse. De l’autorité, qui produit de la confiance et oblige chacun à l’effort.

    Caroline Glactéros, propos recueillis par Alexandre del Valle (Geopragma, 22 janvier 2021)

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