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Points de vue - Page 171

  • Peut-on encore soigner l’âme post-Européenne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la maladie de l'âme post-européenne... Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

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    Merlin, le médecin de l'âme dont auraient besoin les Post-Européens ?...

     

    Peut-on encore soigner l’âme post-Européenne ?

    L’ère de l’après Europe

    Il n’y a pas si longtemps, le philosophe tchèque Jan Patocka, développait dans son livre L’Europe après l’Europe la thèse selon laquelle nous vivions dans le monde de l’« après Europe », que Patocka situe dès la fin de la Première Guerre mondiale. Une Europe dévoyée spirituellement par la « globalisation marchande » et « l’ère planétaire ». S’ interrogeant sur l’héritage européen, Patocka constate avec raison que l’Europe a renié son identité originelle et sa vocation première – celle du « soin de l’âme » – en reprenant ce thème socratique, le sacrifiant à l’adoption généralisée et démesurée du seul calcul de la puissance et des reliquats de sa suprématie déchue.

    Patocka – dans la lignée des intellectuels anti-totalitaristes et libéraux tels que Kundera – élabore ensuite une analyse de l’identité de l’Europe, laquelle serait « étrangère à toute notion réductrice d’appartenance et à toute illusoire spécificité ». Bien sûr, à l’heure de la domination planétaire du marché, il serait bien  opportun de s’interroger s’il demeure encore quelque chose de « l’héritage spirituel européen »  qui pourrait nous permettre de cultiver et prendre soin de son âme, et peut être même de nous ouvrir au monde autrement, tout en ne versant pas dans un eurocentrisme étriqué ou dans un universalisme irénique et béat.

    Il persiste néanmoins une aporie propre à la pensée Patockienne qui semble arraisonnée à l’horizon indépassable de la démocratie libérale : comment se soucier uniquement de l’âme européenne (enfin ce qu’il en reste) en faisant abstraction de son corps collectif que constitue ses milliers de patries charnelles ? Comment ne pas prendre acte de l’état de déliquescence morale, démographique, culturelle et identitaire de ce même corps à l’heure de l’immigration massive, la perte de sens et de la dé-souverainisation généralisée ? Comment renoncer à l’aspiration vers la puissance, seule à même de préserver l’identité propre à cette âme dans son ancrage tellurique et géopolitique qui  fait d’elle une âme-continent ?

    Patries charnelles et esprit européen

    Faut-il rappeler que, même si l’âme constitue l’incarnation de cette « étincelle d’éternité » en tant que fondement de notre philosophie, le corps est consubstantiel  et « représente cette enveloppe charnelle de l’âme ».
    Souvenons-nous de Lucrèce : « Le corps est l’enveloppe de l’âme, qui, de son côté, en est la gardienne et la protectrice » et de Leibniz sur la nature divine du corps : « Chaque corps organique d’un vivant est d’une espèce de machine divine, ou d’un automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels ».

    Ce corps mystique que constituent les patries charnelles de l’Europe qui, depuis l’antiquité gréco-romaine a nos jours, ont été porteuses de cette esprit et de cette spiritualité européenne, à la fois singulière et universelle.
    Et c’est la raison pour laquelle on peut tout à  fait faire preuve d’ouverture spirituelle au monde tout en conservant l’identité  des peuples qui sont à la fois les composantes ethniques et les émanations identitaires subtiles et vulnérables de cette âme européenne.

    Ce corps européen est à la fois  le bouclier et la cage de résonance de cet esprit européen. Charles Péguy l’affirmait : « On n’atteint le spirituel qu’à travers une patrie charnelle; il faut s’incarner ». Souvenons nous que la France est, aux yeux de Péguy, le corps qui reçoit, soigne le mieux la vérité et la justice, entendu qu’un corps peut toujours tomber malade, tuer en lui la fraternité sensible, sombrer dans la terre et le sang du nationalisme ou se dissoudre dans l’abstraction bourgeoise des droits formels.
    D’autre part, cette thèse essentialiste semble aujourd’hui conforter le déni de réalité et le paradigme victimaire occidental, dont se font les portes paroles les élites politiques libérales, tout en trouvant une légitimation dans  le discours multiculturaliste et relativiste.
    Ainsi, Leszek Kolakowski affirme « qu’à la même époque où l’Europe a acquis – peut-être surtout grâce au danger turc – la conscience claire de sa propre identité culturelle, elle a mis en question la supériorité de ses propres valeurs et ouvert le processus de l’autocritique permanente qui est devenue la source de sa puissance ainsi que de ses faiblesses et de sa vulnérabilité ». Si l’on suit ce discours – corroboré par  l’ethnomasochisme et l’idéologie de repentance pleurnicharde du passé colonialiste -, soigner son âme consisterait, pour l’Europe, à persévérer dans son déni de puissance.

    Maladies de l’âme et post-humanité

    Et pourtant, il convient de rappeler que Patocka développe sa thèse à l’aide d’un paradigme de la philosophie antique, « les soins de l’âme » étant la préoccupation première de la philosophie grecque, en tant que « philosophia medicans ».
    Au regard de cette philosophie, prendre soin de l’âme consistait à éviter que les passions prennent le dessus sur la raison, étant susceptibles de nous faire souffrir.

    Plutôt que la domination de l’epithumia, le siège des désirs présent dans toutes les âmes, il fallait conserver l’hêgemonikon de la raison, seul gardien de l’équilibre et la santé spirituelle et corporelle.
    Diogène Laërce use de la même comparaison : « Comme on parle des infirmités du corps, la goutte, le rhumatisme, il y a aussi dans l’âme l’amour de la gloire, le goût du plaisir et choses semblables. »
    La post-Europe déspiritualisée et colonisée est devenue la demeure des corps déchus et impuissants. Ce que Patocka n’a pas vu, c’est que la post-Europe semble anticiper l’après-anthropologie classique et l’impact corporel du darwinisme social postmoderne, lequel apparait sous les traits de l’ultralibéralisme global qui ne laisse plus aucune place à la sollicitude de l’âme des  peuples.

    C’est sous les traits d’une hybridation généralisée et d’une consommation uniformisante qu’une nouvelle forme d’hominisation globale de l’être humain apparaît avec le globalisme, par la création et la promotion d’un génotype générique, docile consommateur entièrement conditionné par l’idéologie dominante. Cette nouvelle hominisation est à l’opposée de la bio-pluralité des peuples et de la terre qui tend de plus en plus à disparaître. Car, bien sûr, afin de détruire la singularité et l’identité spirituelle, on s’attaquera non seulement aux fondements historiques et philosophiques mais aussi en affaiblissant de l’intérieur les capacités de cette corporéité défensive.
    La post-Europe est à l’image de cette post-humanité expérimentale, qui  – au nom du progrès infini, des chimères transhumanistes, du marché et du capital – réifie le monde et les peuples en valeur d’échanges.

    Ainsi, l’Europe ne renouera avec son âme originelle qu’en prenant conscience de cette maladie de la démesure, de l’hybris économique et marchand, de l’individualisme libéral et hédoniste qui gangrènent et handicapent son corps charnel, ses ressorts virils de défense et d’affirmation souveraine.
    Cette prise de conscience collective a eu lieu a l’Est européen, dans les patries charnelles de Patocka, Kundera, Kolakowski, Czeslaw Milosz qui, conscientes des menaces de cette maladie contaminatrice venue de l’Occident libéral, ont pris soin de leurs âmes mais aussi de leur corps collectif et, de ce faits sont devenues, comme Valery le préconisait, les porteurs d’une nouvelle espérance, les porteurs du renouveau de la « politique de l’esprit », une authentique « puissance de transformation ».

    Jure Georges Vujic (Polémia, 15 octobre 2018)

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  • La faillite de la gauche américaine...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue François-Bernard Huyghe, cueilli sur site Huyghe.fr et consacré à la gauche américaine, engluée dans le multiculturalisme. Spécialiste de la guerre de l'information, François Bernard Huyghe, auteur de nombreux livres, a récemment publié La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015) et Fake news - La grande peur (VA Press, 2018).

     

     

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    La faillite de la gauche américaine

    De quoi la gauche américaine est-elle coupable ? Et qu’est-ce que cela nous enseigne à nous autres Européens ? Après l’élection de Trump, beaucoup ont recouru au principe de causalité diabolique : c’était l’interférence russe, Trump avait triomphé de façon déloyale (il avait osé mentir et faire de la démagogie, ce qui est une première dans l’histoire de la démocratie), ou encore c’était de la faute des « déplorables », alcooliques racistes incultes dont il faudrait que le suffrage censitaire nous délivre un jour. L’indignation humaniste ou les appels à la résistance ont servi à faire oublier que la thèse « nous avons perdu parce que nous sommes les meilleurs » n’est pas très subtile. Un général vaincu une fois est excusable, un chef qui s’est laissé surprendre ne l’est guère, mais un stratège qui veut refaire ce qui a échoué et qui attribue sa défaite à la nature perverse de l’adversaire n’est pas un stratège.

    Et puis, il y a des Américains intelligents qui se souviennent que si l’on est vaincu, c’est parce que l’on perd.
    Nous avons déjà cité Y. Mounk (Le peuple contre la démocratie) qui reproche aux libéraux d’en avoir trop fait en méprisant le besoin d’appartenance des classes populaires, de ne pas avoir su faire fonctionner l’État providence au profit de ceux d’en bas. Mais aussi de n’avoir pas compris le rôle des médias sociaux face aux mass médias libéraux bien-pensants.

    Dans un autre genre, F. Thomas (Pourquoi les riches votent à gauche) reproche au démocrates d’outre-Atlantique d’avoir laissé tomber les travailleurs qui formaient leur électorat traditionnel, donc d’avoir oublié les inégalités socio-économiques au profit de « la classe de la connaissance émergente ». Traduction : ce sont sinon les bobos, du moins les bénéficiaires de la globalisation, partisans d’une société ouverte, multiculturelle, méritocratique. Ceux qui se voient comme créatifs, dans le sens de l’Histoire, et moralement supérieurs puisque réceptifs à toutes les différences, donc prêts à s’allier avec toutes les minorités.

    Un troisième livre apporte quelques lueurs complémentaires : La gauche identitaire de M. Lilla. Il se penche sur l’hystérie morale qui envahit son camp. Sa thèse est qu’après les grands changements de l’ère Roosevelt (la solidarité pour le bien commun comme programme) et de l’ère Reagan (exaltation de la réussite individuelle), l’Amérique est rentrée, au moins à gauche, dans un période post-politique. Comprenez que l’on ne fait plus de projets de réforme de la société par le pouvoir de l’État ou que l’on ne pense plus les rapports politiques comme affrontements d’intérêts et de valeurs, mais comme des problèmes moraux (et nous ajouterions anthropologiques : les ouverts contre les brutes). Pour Lilla, la gauche américaine révoltée dans les années 60/ 70 contre une Amérique ultra-conformiste, inégalitaire et impérialiste, n’a pas seulement abandonné les classes laborieuses. Elle ne s’est pas seulement choisi d’autres alliés (Noirs, hispaniques, femmes, homosexuels) pour accomplir les principes égalitaires diversitaires d’une société qu’elle approuvait globalement (ou du moins la gauche éduquée recrutée sur les grands campus).
    À l’individualisme reaganien qui exaltait l’homo economicus sans entraves étatiques, elle a répondu par un bizarre culte du Moi.
    Ce fut la lutte pour l’accomplissement de soi ou pour la libération des entraves - sexuelles, culturelles, morales, nationales, sociales...- qui empêchait chacun de se construire librement, hors de toute filiation et de tout déterminisme. Le pathos de l’authenticité et et bientôt de l’Autre l’autonomie s’est accompagné d’une dénonciation des dominants, dont l’inévitable quinquagénaire blanc hétérosexuel, rendus responsables d’une situation qu’il s’agissait de déconstruire (tout est culture et oppression, rien n’est nature et filiation).

    Avec deux dérives dans ce mouvement de libération / dénonciation tous azimuts. La dérive communautaire : l’individualise anthropologique conduit à ne plus considérer les citoyens que comme des composés multi-appartenance (Noir, homo, etc.) parce que multi-souffrance. La dérive politique : puisqu’il ne s’agit plus que de dénoncer des méchancetés, on ne comprend plus la notion de Bien commun et moins encore celle de projet politique (avec ce que cela comporte de conquête de l’opinion, de force symbolique, mais aussi d’alliance de catégories et d’intérêts.

    Pour reprendre la meilleure métaphore de Lilla : c’est « le modèle Facebook de l’identité : le moi comme page d’accueil que j’élabore à l’instar d’une marque personnelle, lié aux autres à travers des associations que je peux « liker » ou pas à volonté... Le modèle Facebook de l’identité a également inspiré un modèle Facebook de l’engagement politique...le modèle Facebook est entièrement consacré au moi, mon moi chéri, et non à nos histoires communes, ni bien commun, ni même aux idées. Les jeunes gens de gauche - par contraste avec ceux de droite - sont moisn enclins de nos jours à relier leurs engagements à un ensemble d’idées politiques. Ils sont beaucoup plus enclins à dire qu’ils sont engagés politiquement en tant que X, concernés par les autres X, et concernés par les problèmes concernant la Xitude »
    Le triomphe de l’identitaire sur le social est celui de la supériorité morale sur l’affrontement politique.

    Dans les trois livres de déploration et de remords, l’idée que la gauche américaine a démissionné, donc que plus elle paraît triompher comme idéologie ou comme pensée spontanée des médias et des élites, plus elle abandonne à son adversaire le terrain de la citoyenneté et de la solidarité. C’est sans doute une idée vraie et à laquelle réfléchir chez nous.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 13 octobre 2018)

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  • Racailles d'en haut...

    Nous reproduisons ci-dessous un billet d'humeur de Xavier Eman, cueilli sur son site A moy que chault ! et consacré aux mauvais coups portés à notre pays par la voyoucratie de la France d'en haut... Animateur du site d'information Paris Vox et collaborateur de la revue Éléments, Xavier Eman a récemment publié un recueil de ses chroniques mordantes intitulé Une fin du monde sans importance (Krisis, 2016).

     

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    Racailles d'en haut

    Pendant que les juges, métamorphosés en militants politiques hargneux,  criminalisent l’auto-défense et embastillent les réfractaires, les députés, eux, dilapident le patrimoine industriel et commercial du pays...  En effet, la semaine dernière,  le Palais Bourbon a ouvert la voie à la privatisation de deux des entreprises nationales les plus rentables : la Française des jeux  (181 millions d'euros  de bénéfices en 2017) et Aéroports de Paris (541 millions de bénéfices la même année). Un Palais Bourbon d'ailleurs aux trois quarts vide pour ces votes, seuls 46 députés ayant participé au scrutin concernant La Française des Jeux  (39 pour,  7 contre) et 60 (48 pour, 12  contre) pour celui touchant à ADP. Un absentéisme qui ne lasse pas de choquer, surtout sur un sujet aussi important et sensible, les entreprises dans lesquelles l'Etat est majoritaire étant, rappelons-le, le bien de tous les français. On pourra particulièrement regretter que ce désintérêt choquant touche toutes les tendances politiques, y compris les députés nationaux qui auraient  pourtant pu trouver là l'occasion d'un tribune pour se faire entendre et rappeler à leur électeurs qu'ils n'ont pas tous sombrés dans un coma végétatif avancé.

    Quoiqu'il en soit, la libéralisation à marche forcée voulue par Emmanuel Macron se poursuit, fidèle à la vieille technique consistant à vendre (aux copains ?) les entreprise les plus lucratives et à ne garder à la charge de l'Etat que les structures chroniquement déficitaires. Une opération qui n'est pas sans rappeler le précédent de la privatisation des autoroutes en 1986 qui a transformé le réseau autoroutier national en une rente somptuaire pour quelques actionnaires et un système de racket toujours plus coûteux pour l'ensemble des automobilistes français.

    Racailles en épitoges d'hermine ou racailles en costumes, il n'y a décidément pas que dans les cités que la France est agressée et dépouillée...

    Xavier Eman (A moy que chault ! , 12 octobre 2018)

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  • Quand l'argent pue...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Dimitry Orlov, cueilli sur De Defensa et consacré à l'indispensable dédollarisation du monde. De nationalité américaine, mais d'origine russe, ingénieur, Dimitry Orlov, qui a centré sa réflexion sur les causes du déclin, voire de l'effondrement, des civilisations, est l'auteur d'un essai traduit en français et intitulé Les cinq stades de l'effondrement (Le Retour aux sources, 2016).

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    Quand l'argent pue

    L’expression “pecunia non olet”(l’argent n’a pas d’odeur) aurait été pondue (sans jeu de mots) par l’empereur romain Vespasien qui régna de 69 à 79 après J.-C. Elle signifie généralement que la valeur de l’argent reste la même quelle que soit la façon dont il a été obtenu. (Eh bien, dites-le à une équipe de blanchiment d’argent !) Vespasien avait raison : la monnaie romaine était principalement utilisée sous forme de pièces d’argent qui tiraient leur valeur de leur teneur en argent plutôt que de toute autre chose.

    Mais déjà à l’époque, l’argent romain commençait à puer un peu : en 64 après J.-C., l’empereur Néron a dégradé les deniers de 25% en y mélangeant du cuivre. Ce processus a suivi son cours au IIIe siècle après J.-C., alors qu’un denier typique était composé de plus de 50 % de cuivre. Puis l’empereur Caracalla a introduit une pièce de deux deniers qui pesait 1,5 fois plus – une dépréciation supplémentaire de 25%. Il ne fait aucun doute que les légionnaires romains chargés de protéger les frontières de Rome contre les barbares de plus en plus nombreux, et qui étaient payés avec cet argent de moins en moins précieux, pensaient qu’il puait vraiment, et agissaient en conséquence, comme les barbares.

    Défilement rapide jusqu’à aujourd’hui, quand la pièce de monnaie impériale est devenue le dollar américain. Contrairement à la monnaie romaine, qui a perdu 75% de son argent en trois siècles, le dollar américain a perdu 96% de sa valeur, pour chaque dollar émis en 1900. Il a été, pendant un certain temps, convertible en or, mais cela a pris fin en 1970 après un recours massif aux réserves d’or des États-Unis. Depuis lors, sa valeur n’est plus attachée à rien mais elle reste soutenue par plusieurs forces. D’abord et avant tout, l’inertie pure et simple – la majeure partie du commerce international est réglée en dollars américains – est suivie de la menace de violence contre quiconque tente de fuir le système du dollar américain (comme l’Irak et la Libye, par exemple).

    Mais ces forces sont appelées à s’affaiblir avec le temps. Comme les États-Unis représentent une part de plus en plus petite de l’économie mondiale et que d’autres acteurs commencent à revendiquer une part de plus en plus grande du commerce mondial, l’inertie se dissipe. Et menacer de violence la Russie, la Chine et même l’Iran n’est pas particulièrement efficace parce que tous ces pays sont parfaitement capables de menacer les États-Unis en retour.

    Le dollar américain pue à bien d’autres égards. Le plus important est la situation financière terminale des États-Unis dans son ensemble : c’est, selon toutes les estimations raisonnables, un pays en faillite qui ne peut survivre qu’en s’endettant à un rythme de plus en plus rapide. Il n’y a aucune prétention que les dettes seront jamais remboursées ; les seuls moyens d’en sortir sont la dévaluation ou la défaillance (ou une combinaison des deux). Même le simple report de la dette deviendra impossible si les taux d’intérêt reviennent à leur moyenne historique. Comme Poutine l’a dit lors de la récente conférence internationale de Vladivostok, à laquelle ont participé les dirigeants de toutes les grandes nations asiatiques, c’est “un problème sans solution”.

    Les exigences juridiques et réglementaires de plus en plus onéreuses en matière de transactions en dollars américains viennent au deuxième rang. Toute transaction, quelle qu’en soit la taille, qui utilise des dollars américains relève automatiquement de la juridiction américaine. De son côté, le gouvernement américain a utilisé ce détournement de compétences à son avantage en punissant ses rivaux économiques et géopolitiques. Le scandale le plus récent concerne les sanctions que les États-Unis ont jugé bon d’imposer aux Chinois pour avoir acheté des systèmes d’armes à des entreprises russes déjà sanctionnées. La Chine n’a pas le droit d’acheter des armes fabriquées aux États-Unis, alors il ne s’agit même pas ici de faire mal à des concurrents, mais plutôt de faire du mal à tout le monde afin d’empêcher la Russie de prendre la première place en terme de ventes d’armes (elle est actuellement numéro deux après les États-Unis). Ajoutez à cela la menace omniprésente de voir ses fonds en dollars américains gelés à tout moment sur n’importe quel prétexte inventé, et il y a toutes les raisons de cesser d’utiliser le dollar américain. Mais comment ?

    La “dédollarisation” est actuellement un sujet de discussion très brûlant dans le monde entier. Bon nombre de pays, de manière bilatérale, notamment la Russie et la Chine, la Russie et la Turquie et plusieurs autres, sont déterminés à commencer à négocier dans leur propre monnaie, contournant ainsi le dollar américain. Mais il y a 180 monnaies en circulation dans le monde qui sont reconnues par l’ONU, et cela crée un petit problème. Tant que tout le monde transige avec le dollar américain, il en résulte un système en étoile avec le dollar américain en son centre. Pour commercer, tout le monde convertit sa devise en dollars, puis la reconvertit à nouveau en monnaie locale. Comme il est généralement plus coûteux d’acheter des dollars que de vendre des dollars, il existe une sorte de “taxe sur le dollar” que tout le monde doit payer, tandis que les États-Unis peuvent gagner de l’argent simplement en mettant des dollars américains à disposition. Ça n’a pas l’air très juste.

    D’un autre côté, il y a certains avantages à utiliser le dollar américain. Tout d’abord, il est très liquide : si vous avez besoin de trouver une grosse somme de dollars à la hâte, il suffit généralement d’un seul appel téléphonique, alors que pour certaines devises mineures, cela peut prendre un temps et des efforts considérables pour trouver la somme nécessaire. Deuxièmement, il a été relativement stable, avec une volatilité relativement faible par rapport à d’autres devises, ce qui rend la détention de dollars moins risquée que celle d’autres devises plus volatiles. Enfin, pour une entreprise qui fait des affaires à l’échelle internationale, la tenue d’une seule liste de prix, en dollars, représente beaucoup moins d’efforts que la tenue de listes de prix distinctes dans chaque monnaie nationale.

    Toutefois, il va de soi que si les avantages de continuer à utiliser le dollar américain dans le commerce international sont limités, les inconvénients potentiels sont incalculables : si les États-Unis et le système du dollar faisaient faillite de manière catastrophique, les dommages causés aux relations commerciales de chacun seraient également catastrophiques. De plus en plus de pays prennent conscience de ce fait et établissent des swaps de devises et d’autres moyens pour faciliter le commerce international dans leur propre monnaie. Le problème ici est la complexité même d’un tel système. Avec la disparition du dollar américain, le diagramme en réseau des monnaies du monde devient plus complexe, car il y a 180 nœuds au lieu de quelques-uns seulement.

    Une alternative est de laisser la Chine prendre le relais. C’est déjà la deuxième plus grande économie du monde après les États-Unis, et la plus grande économie du monde par sa parité de pouvoir d’achat (les Chinois gagnent moins d’argent dans l’absolu mais ont un meilleur pouvoir d’achat que les Américains). La situation financière de la Chine est presque un miroir opposé à celle des États-Unis : c’est exactement le contraire de la faillite, avec d’importants excédents et réserves de changes avec en bonus, des réserves d’or en expansion constante. Mais la Chine a tendance à être un acteur prudent et préfère les approches graduelles, ce qui rend peu probable un remplacement suffisamment rapide du dollar (USD) par le yuan (CNY).

    Lorsqu’il s’agit de questions susceptibles d’influer sur la stabilité de l’ensemble du système financier mondial, la prudence et les précautions sont de bon augure. D’un autre côté, vous vous demandez peut-être de quelle stabilité il s’agit. L’actuel résident intellectuellement déficient de la Maison-Blanche aime se réveiller le matin et déclencher une autre guerre commerciale. Il a doté diverses autres personnes au sein du gouvernement américain de l’autorité d’imposer à elles seules des sanctions financières à des pays, des entreprises et des particuliers partout dans le monde. Le déficit budgétaire fédéral américain s’élève à 1 000 milliards de dollars par an, et ce alors que l’économie est censée bien se porter. Mais ce n’est bien sûr pas le cas : il y a près de 100 millions de chômeurs de longue durée ; l’inflation (si l’on inclut le logement, l’éducation et la médecine) est effrénée ; le pays est parsemé de municipalités et d’États insolvables, etc. L’inégalité de la richesse aux États-Unis atteint les niveaux où les pays ont tendance à exploser politiquement. Peut-être plus important encore, la qualité des élites dirigeantes aux États-Unis, qui était assez élevée il y a quelques générations à peine, est maintenant devenue abyssalement faible. Ce n’est pas seulement Trump qui est intellectuellement inquiétant ; c’est aussi le cas de tous les autres. Ils feront tout ce qu’ils peuvent pour perpétuer la fiction selon laquelle les États-Unis sont toujours riches et puissants – jusqu’à ce que les lumières s’éteignent.

    Pourtant, il serait imprudent de paniquer, parce qu’en cas de panique, tout le monde s’effondrerait d’un coup. La bonne approche de la dédollarisation consiste à y travailler avec diligence, tous les jours, en poursuivant une stratégie qui minimisera ses pertes. L’effondrement du système du dollar américain ne sera pas une occasion de se faire de l’argent pour la plupart des gens dans le monde. Au lieu de cela, il faut choisir entre perdre un peu ou tout perdre, et je conseillerais la première solution. (...)

    Dimitry Orlov (De Defensa, 24 septembre 2018)

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  • Quand l'idéologie de la déconstruction implose...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexis Carré, cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'effondrement des sciences sociales à l'université sous les coups du multiculturalisme et de l'idéologie victimaire. L'auteur est doctorant en philosophie politique à l’École normale supérieure.

     

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    Une «culture du viol» chez les chiens ? La gauche identitaire au piège de ses propres obsessions

    Des voix de plus en plus nombreuses à gauche voudraient faire de la défense des minorités opprimées le nouvel horizon indépassable de notre temps. Dans le cadre d'un tel projet d'hégémonie culturelle, il n'est pas compliqué de voir en quoi la gauche identitaire a besoin de l'université pour survivre et se développer. À une époque où l'accès aux classes supérieures est de plus en plus étroitement conditionné par l'obtention d'un diplôme universitaire, l'influence de cette institution sur les esprits qui nous gouvernent n'a certainement jamais été aussi grande. Et, si cela ne suffisait pas, la durée des études supérieures augmente elle aussi, et avec elle notre exposition aux discours et aux modes qui prévalent dans ce milieu. Or, nous n'avons presque que des raisons de nous en inquiéter. L'idée édifiante selon laquelle l'université serait un lieu, et même le lieu par excellence, d'apprentissage de l'esprit critique souffre en effet de bien des démentis à l'ère de l'éducation de masse et des classements internationaux. Et c'est la rigueur même des savoirs qu'elle transmet qui est aujourd'hui remise en cause par des expériences telles que celle effectuée par Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Poghossian.

    Une mise en cause de la rigueur universitaire des études victimaires

    Lindsay et Boghossian s'étaient déjà rendus célèbres il y a un an en faisant publier un premier canular: Le pénis conceptuel comme une construction sociale dans la revue Cogent Social Science. Un certain nombre de critiques avaient alors considéré que la portée de la démonstration demeurait limitée du fait que la revue n'était pas de premier ordre et qu'il était difficile de diagnostiquer l'état de tout un champ de recherche sur la base d'une seule bévue éditoriale. C'est donc avec l'aide d'Helen Pluckrose qu'ils ont cette fois-ci soumis 20 articles à l'approbation d'une pluralité de revues reconnues. Comme on le sait, 7 de ces articles furent acceptés, et 7 autres avaient une possibilité de l'être également au moment où les trois universitaires ont été obligés d'interrompre leur expérience du fait de l'emballement médiatique engendré par l'une de leurs publications.

    Au-delà du caractère spectaculaire de l'entreprise, leur démarche invite à s'interroger sur les causes de cet engouement pour ce qu'ils appellent les «grievance studies», et qu'on pourrait traduire par «études plaintives» ou «victimaires», c'est-à-dire centrées sur les individus ou les groupes qui se disent victimes d'un tort dont le système organisant la société serait responsable. Cette désignation qui leur est propre regroupe en réalité une variété de disciplines et de niches allant de la théorie critique raciale aux études de blanchité en passant par les théories queer, féministe ou postcoloniale. Malgré leur prestige grandissant, la légitimité de ces nouveaux champs de recherche est souvent débattue du fait de leur politisation et des pressions qu'ils font peser sur les procédures qui gouvernent la production des savoirs. La question est de déterminer si ces manquements à la déontologie universitaire sont dus aux défauts individuels des chercheurs qui se consacrent à ces études ou bien si le cadre conceptuel qu'ils utilisent ne porte pas une part de responsabilité dans leurs erreurs.

    Des racines européennes

    Inspirée par la théorie française post-marxiste (Foucault, Deleuze, Derrida etc.) et par l'école de Francfort, cette pensée victimaire s'est élaborée à partir d'une réappropriation intellectuelle et militante de la déconstruction et de la théorie critique au service des minorités opprimées. Si elle comporte parmi ses défenseurs des universitaires établis comme Judith Butler, Kimberlé Crenshaw ou Kwame Appiah, elle repose également sur un vivier particulièrement actif de militants associatifs, de journalistes et d'adeptes des réseaux sociaux (pour ne citer que quelques noms: Ta-Nehisi Coates, Linda Sarsour, Tamika Mallory, Anita Sarkeesian etc.) chargés de mobiliser les communautés concernées autour d'un certain nombre de revendications.

    Le mode d'action de ces activistes, malgré la multiplicité des chapelles que nous avons évoquées, comporte toujours ces deux dimensions: la lutte pour la reconnaissance et la critique de la domination. Or ces deux concepts, qui au premier abord semblent être tout à fait respectables, s'articulent ensemble dans une relation qui rend impossible la recherche de la vérité. Ce n'est donc pas par paresse intellectuelle, ou quelque autre cause remédiable, que ces revues prestigieuses ont pu se laisser ainsi berner par ces trois chercheurs, mais parce que l'idéologie qui les anime les y prédispose.

    La remise en cause des ressorts mêmes de la discussion publique

    L'idée de critique de la domination ne consiste pas à opposer au discours de légitimité du pouvoir un autre discours de légitimité mais à attaquer les catégories sur lesquelles tout pouvoir est censé se fonder. En s'attaquant par exemple à la distinction entre folie et salubrité, culpabilité et innocence, ignorance et connaissance, l'héritier de Foucault prétend remplir une fonction à la fois épistémologique et sociale. Dans un entretien récent, Geoffroy de Lagasnerie déclarait: «Dire la vérité de ces institutions et les mettre en question sont une seule et même chose.» L'intention sous-jacente à cette critique est en effet d'atteindre, derrière la fausseté des concepts sur lesquels elle repose, l'autorité du psychiatre, du juge ou du professeur sur le malade, le prévenu ou l'élève, afin que celui-ci puisse leur résister. Ce faisant, on part du principe que tout pouvoir s'exerce nécessairement aux dépens de celui qui le subit, réduisant l'activité de soigner, de juger ou d'enseigner à leur dimension disciplinaire. Cette discipline formant un système de contrôle social suppose évidemment un bénéficiaire dans la personne du dominant et du groupe privilégié auquel il appartient.

    Alors que la gauche socialiste et la droite libérale se disputaient le même objet — il fallait organiser le travail pour l'une, le libérer pour la seconde —, la gauche identitaire s'attaque aux concepts mêmes qui nous servent à saisir la réalité. L'objectif n'est plus de corriger une compréhension de la justice qui serait erronée chez ses interlocuteurs mais de recourir à des récits communautaires qui dispensent du besoin et nient même l'existence d'une conception commune de la justice. Ce même Geoffroy de Lagasnerie ajoute ainsi dans l'entretien déjà cité: «Si vous construisez un mouvement politique en invoquant le concept de “citoyen”, vous attirez toujours ceux qui se pensent comme universels — la classe moyenne blanche.»

    À qui doit-on s'adresser dans ce cas? Ce type d'argument révèle la faible valeur, et pire, la faible ambition argumentative ou rhétorique de ces théories. Leur rôle n'est pas de convaincre d'autres individus mais de définir les signes par l'adoption desquels ses membres exprimeront leur appartenance au groupe. Cette manière de comprendre le monde ne va être d'aucune utilité dans l'économie des rapports entre les individus qui en sont membres et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers vont se voir soumis à des injonctions dont le but est de supprimer toute possibilité de discussion.

    Le caractère subversif de la reconnaissance

    La lutte pour la reconnaissance change en effet profondément les paramètres du discours, que celui-ci soit académique ou politique. Puisque les revendications des dominés ne sont plus médiatisées par une compréhension de la justice commune, c'est de leur souffrance elle-même qu'ils tirent la légitimité de leurs revendications. En l'absence d'action délibérée et revendiquée de la société en vue d'infliger de telles souffrances, ils ne peuvent comprendre la souffrance qu'ils ressentent sans un récit démystificateur qui prétend dévoiler les mécanismes de pouvoir invisibles à l'œil inexercé. Cette souffrance qui trouve son sens dans la mise en récit identitaire est indissociablement produite et exprimée par cette dernière. Se voir et se sentir victime du racisme d'État n'est pas une condition spontanée comme celle de se voir et se sentir victime d'une répression par une dictature militaire. Une telle compréhension de soi nécessite d'adhérer à une explication bien particulière de la structure de la société dont on est membre.

    L'identité que fonde cette explication justifie la demande d'une reconnaissance de la souffrance subie. La règle commune n'est pas injuste parce que j'en démontre l'injustice ; l'injustice est démontrée par le fait que j'en souffre et qu'elle est donc conçue pour le bénéfice de ceux qui n'en souffrent pas.

    Un jeu à somme nulle

    Cette compréhension du monde finit par dicter une politique centrée sur des rapports de force et des jeux à somme nulle. Son objectif est moins de faire comprendre que de faire céder. Des arguments opposés peuvent engendrer un concept qui surmonte leur contradiction ou un compromis qui organise leur opposition pacifique. Alors que chacun se reconnaît dans ces solutions théoriques ou pratiques au problème, la demande de reconnaissance n'admet qu'une capitulation complète. Celui qui me reconnaît comme victime, admet par là même que son argument reposant sur une règle commune à lui et moi dissimulait en réalité sa volonté de perpétuer une situation d'oppression.

    S'il est peu adapté à une conversation académique authentique, un tel discours unilatéral exploite des faiblesses morales et intellectuelles bien réelles. Lorsque nous sommes en désaccord avec quelqu'un, la recherche d'un principe sur lequel s'accorder à nouveau est incertaine et laborieuse, chacun a par ailleurs de bonnes raisons de douter de sa propre position. Alors qu'un argument est toujours discutable et dépend de l'intelligence de celui qui le défend, la grande efficacité de la posture victimaire sur beaucoup de gens de bonne volonté tient au contraire à ce qu'une souffrance authentiquement ressentie est un état de fait, même si le récit qui l'a produite s'avère erroné. Faire la démonstration de cette erreur requiert des capacités que certains n'ont pas et que d'autres n'ont pas envie de mettre en œuvre, tâche un peu vaine quand l'interlocuteur organise de toute façon l'impossibilité de la discussion.

    L'agressivité de telles demandes explique certainement le peu de succès politique de cette stratégie qui ne s'épanouit que là où elle peut s'exprimer sans contradicteurs. C'est pourquoi l'influence galopante qu'elle acquiert partout où les institutions lui permettent d'exercer un pouvoir vertical sur l'opinion publique devrait être un réel motif d'inquiétude.

    Une stratégie d'infiltration institutionnelle mise en échec

    Aux États-Unis, Mark Lilla, Yascha Mounk, William Galston et dernièrement Francis Fukuyama ont déploré les effets néfastes de ces mouvements sur les capacités électorales des partis de gauche. Mais il n'est pas certain que les victoires électorales soient un objectif immédiat de la gauche identitaire tant le pouvoir dévolu aux élus est de toute façon bien souvent délégué à des administrateurs et des experts qui prendront à leur place les décisions affectant la vie de leurs électeurs.

    Les commissions d'admission dans les universités prestigieuses, les comités d'éthique, les conseils d'administration des grandes associations caritatives, les directions des grands médias sont des lieux où le pouvoir de ces nouveaux militants peut s'exercer à l'abri et à l'encontre de la majorité, là où leur poste dépend, non pas d'électeurs qu'il faut convaincre, mais de pairs qui le sont déjà. Toutefois cette forme d'entrisme n'est pas sans conséquence pour ceux qui le subissent. Il est par exemple impossible de nier le rôle au moins partiel qu'a joué ce phénomène dans le divorce entre ces lieux de représentation et la société, qui ne se reconnaît plus en eux.

    Obnubilée par les rapports de domination, la gauche identitaire souhaitait utiliser ces derniers afin de servir les groupes qu'elle se proposait de défendre. Cette instrumentalisation a nui à la crédibilité des autorités dont elle tâchait de s'emparer. Cela vaut particulièrement pour l'université, où la monoculture intellectuelle qui s'y est développée au nom de la diversité a considérablement appauvri les départements de sciences sociales et d'humanités. Elle amenuise chaque jour leur capacité à informer et leurs étudiants et le monde extérieur sur les enjeux qu'ils partagent. Comme ce canular le prouve, il devient impossible pour des chercheurs certainement dévoués à leur domaine d'étude, de faire la différence entre un charabia aléatoirement rassemblé et un authentique travail d'analyse. La déconstruction a vécu. Trop occupée à démontrer le caractère artificiel des normes de production du savoir, elle s'est mise hors d'état de produire une connaissance que des chercheurs étrangers à ses formes d'activisme politique pourraient vouloir préserver.

    Alexis Carré (Figaro Vox, 8 octobre 2018)

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  • J'y ai droit !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Xavier Eman, cueilli sur son site A moy que chault ! et consacré à la multiplication des droits dans notre société. Animateur du site d'information Paris Vox et collaborateur de la revue Éléments, Xavier Eman a récemment publié un recueil de ses chroniques mordantes intitulé Une fin du monde sans importance (Krisis, 2016).

     

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    J'y ai droit !

    La vie, c’est très injuste, on nait beau ou laid, intelligent ou limité, en bonne santé ou souffreteux,  dans une famille riche ou pauvre, un milieu cultivé ou ignare… Puis on grandit dans un environnement favorable ou hostile, avec des parents aimants, indifférents ou cruels, un entourage empathique ou odieux, des camarades enrichissants ou des sinistres connards, des expériences heureuses ou pénibles… etc. Que l’ordre social – et donc L’État – ait pour mission de tenter de corriger ou de compenser un certain nombre de ces inégalités est une évidence absolue. Soutien aux plus faibles, sécurité et protection, aides sociales, scolarité gratuite, accès à la culture, etc… Mais il ne peut – et évidemment ne doit – chercher à se substituer à la nature, et c’est là la frontière entre une politique de « justice sociale » et une course en avant « d’expérimentations sociétales ». Ainsi, de la même façon que certains couples hétérosexuels sont stériles, deux hommes ou deux femmes ne peuvent pas avoir d’enfants entre eux. C’est sans doute très triste pour les personnes concernées – parfois peut-être même tragiques – mais c’est ainsi. C’est la vie, avec ses limites, ses contraintes et son lot de fatalités. Vouloir dépasser et contrecarrer celles-ci est non seulement vain mais potentiellement dramatique et même criminel quand, par exemple, cela met en cause des enfants – à qui l’on a évidemment, de fait, rien demandé - qui vont naître dans des conditions artificielles et vivre dans des contextes qui ne sont pas faits pour eux. Ici on nie les droits des enfants au profit du « droit à l’enfant », concept absurde et délirant qui ouvre la porte à toutes les absurdités et les fantasmagories. Car si on admet le « droit à l’enfant », pourquoi ne pas imaginer le « droit à la femme » ou le « droit à l’homme », disons le « droit au conjoint » ? N’est-ce pas une situation terrible et douloureuse que le célibat forcé ? Une personne seule ne souffre-t-elle pas autant du « manque » d’un autre à ses côtés qu’un couple homosexuel de l’absence d’un enfant ? Est-il normal que dans une société progressiste et démocratique, certains soient laissés sur le bas-côté de l’autoroute du couple et de la famille ? N’est-il pas quelque part « fasciste » que les beaux gosses et les belles nanas séduisent plus et baisent davantage que les vilains et les grosses ? Ne faudrait-il pas là aussi légiférer ? N’est-ce pas urgent même, tant le nombre de personnes concernées est aujourd’hui important ?  De la même façon qu’on envisage d’acheter des ventres, pourquoi ne pourrait-on pas acheter des corps entiers dans le tiers-monde, des compagnes et des compagnons payés pour venir compenser l’extrême préjudice qu’est la « solitude » ? C’est d’ailleurs déjà en partie le cas, entre les pays de l’Est et l’Afrique… Et la pratique précédant toujours sa reconnaissance étatique, il ne reste donc plus qu’à la légaliser, la généraliser, la codifier, l’encourager aussi…

    Le drame de notre temps est de confondre la recherche d’une égalité de moyens (on donne un cadre institutionnel et des droits communs à tous) à celle d’une égalité de situation (tout le monde doit pourvoir obtenir la même chose que l’autre, tous les désirs doivent être comblés par la création de droits « spécifiques » à chaque cas particulier…). En récusant l’ordre naturel et en refusant les aspects tragiques, irréfragables et irrémédiables de l’existence, on construit un monde de geignards névrosés et toujours insatisfaits, prenant n’importe quel prurit de leur ego pour un « droit » que la « société » doit venir valider et assurer. Un monde infantile et bruyant, frustré et envieux, plaintif et gueulard. Un monde proprement irrespirable.

    Xavier Eman (A moy que chault ! ,  26 septembre 2018)

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