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Entretiens - Page 167

  • « La société postmoderne n’a pour mots d’ordre que rigoler et consommer, gagner du fric et partir en vacances »...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la question de la « déradicalisation » des musulmans installés en France et séduits par le discours islamiste...

     

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    « Nous cherchons les moyens d’exister ; eux, des raisons de vivre et de mourir »

    Le gouvernement annonce la création d’un premier centre de « déradicalisation » destiné à nos jeunes musulmans. Vous y croyez ?

    Déjà, je n’aime pas beaucoup le terme, car la radicalité est tout autre chose que l’extrémisme. Mais passons. Que faut-il entendre par « déradicalisation » ? Qu’on va prendre en main de jeunes djihadistes pour essayer de leur faire comprendre qu’on leur a lavé le cerveau et que ce n’est vraiment pas bien de vouloir tuer tout le monde ? Pourquoi pas, puisque dans certains pays cela a donné quelques résultats. Mais il est clair qu’on n’y parviendra pas avec un programme unique, tant les parcours des uns et des autres ont pu être différents, tant la palette de leurs motivations est variée. Quoi de commun entre le salafiste « quiétiste » passé au djihadisme pour des raisons de frustration et de déclassement social – voyez le beau film de Nabil Ayouch Les chevaux de Dieu (2012) – et le petit bandit de droit commun « converti » dans l’incubateur carcéral, qui a décidé de partir en Syrie sans pour autant renoncer à son goût pour les discothèques, les belles voitures, la vie facile et le whisky ? Entre le jeune sociopathe ravi de trouver une légitimation « sacrée » à ses instincts de destruction et celui qui, pareillement dépourvu de toute formation théologique, rêve seulement d’une aventure guerrière qui le fera passer à la télévision ?

    Les termes employés pour présenter ce projet sont à eux seuls révélateurs. Il n’y est question que de la tarte à la crème des « valeurs républicaines » et de l’urgence de créer des « lieux de recherche et d’accompagnement ». Bref, des lieux pour se « reconstruire », grâce à des « cellules psychologiques » qui sauront mettre le « dialogue citoyen » au service de la normalisation. Faudra-t-il pour cela faire intervenir des psychologues ou des théologiens, des assistantes sociales ou des spécialistes du crime organisé ? Le fond du problème, de toute façon, est ailleurs.

    Et quel est le fond du problème ?

    Le fond du problème, c’est qu’une société qui n’est porteuse d’aucun modèle attractif, d’aucune puissante conviction, d’aucun projet collectif, d’aucun idéal est très mal armée pour ramener dans le droit chemin des individus qui se réclament d’un idéal, fût-il criminel et dévoyé. Qu’une société qui ne donne que des moyens d’exister est très mal armée face à ceux qui cherchent des raisons de vivre, lesquelles ne font qu’un à leurs yeux avec des raisons de mourir. Tel est le véritable contraste. Aux « fous de Dieu » qu’on veut sauver d’eux-mêmes, qu’avons-nous à proposer en matière de « réinsertion » ? De devenir d’honnêtes vigiles ou de gentils livreurs de pizzas qui regarderont docilement « Les Jeux de 20 heures » à la télévision ? Et qu’espère-t-on obtenir avec des « modules de citoyenneté » qui font rire tout le monde, assortis d’invocation rituelles à une « laïcité » qui se borne à interdire les crèches de Noël pour rendre invisible dans la sphère publique ce qu’elle ne tolère, provisoirement, que dans la sphère privée ?

    Certaines des réactions, proprement infantiles, aux attentats du 13 novembre ont été très justement stigmatisées sur le site du Point par Gabriel Matzneff, dans un article (« Trois petits cochons ») qui a fait quelque bruit. Il visait ceux qui s’imaginent que la meilleure réponse à apporter aux terroristes islamistes est de continuer à s’amuser comme de si rien n’était. « Le manque de spiritualité, de courage et de profondeur de cette prétendue “génération Bataclan” me fait horreur », écrivait-il, ajoutant que dans la cour des Invalides, haut lieu de l’Histoire de France, ce ne sont pas des chansons de variétés qu’on aurait dû entendre, mais bien plutôt les accents solennels du Dies irae. L’État libéral se fait gloire de sa neutralité en matière de « vie bonne », et la société postmoderne n’a pour mots d’ordre que rigoler et consommer, gagner du fric et partir en vacances sans « se prendre la tête ». Tant qu’au don de soi, on n’aura à opposer que le souci de soi, tant qu’au sacrifice et à la volonté de se battre, on n’aura à opposer que le confort et le calcul de son meilleur intérêt, il ne faut pas s’étonner que certains tentent de donner un sens à leur vie en s’engageant dans les plus folles aventures.

    À sa façon, c’est aussi ce que Christophe Geffroy, directeur de la revue catholique La Nef, dit dans le dernier numéro de cette publication : « Quel est le mode de vie que nous voulons défendre ? Celui consumériste, matérialiste, hédoniste, qui mène droit au nihilisme et qui n’a rien à offrir d’exaltant et d’alternatif aux futurs djihadistes de nos territoires […] Il y a comme une incohérence chez certains chrétiens à prétendre préserver notre mode de vie quand c’est justement ce que les papes nous exhortent à remettre en cause. »

    Quel rôle donner alors à la religion ?

    Régis Debray observait récemment que « ce sont bien des croyants qui, en Syrie, combattent résolument Daech sur le terrain, les Kurdes au nom d’une mystique nationale, les combattants du Hezbollah et les forces spéciales iraniennes au nom d’une mystique chiite ». Mais il disait aussi que deux catégories d’êtres humains menacent le monde actuel : ceux qui ont trop de religion et ceux qui n’en ont pas assez. La « religion » est évidemment à prendre au sens large : croyances, convictions fortes, philosophie de l’existence, conception du monde. Mais l’image est juste : le trop vide attire irrésistiblement le trop plein. Comment une société qui ne veut plus affirmer son identité ni savoir d’où elle vient, qui interdit la valorisation de son histoire nationale, mais s’épuise en repentances et autoflagellations historiques, pourrait-elle susciter un désir d’aimer la France chez ceux qui la haïssent ? Normalement, ce serait le rôle de l’école de s’y employer, mais c’est impossible puisque le « roman national » y est désormais proscrit.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 23 décembre 2015)

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  • Laurent Ozon fait le point...

    Nous vous proposons d'écouter un entretien entre Martin Peltier et Laurent Ozon dans le Libre journal de la résistance française diffusé le 9 décembre 2015 sur Radio Courtoisie. Laurent Ozon fait avec brio un large  tour d'horizon de l'actualité et aborde, notamment, la situation politique telle qu'elle ressort des élections régionales. Une analyse intéressante et lucide, comme toujours...

     

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  • La Libye, bombe à retardement pour l'Europe ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien de Philippe Conrad avec Bernard Lugan, au cours de l'émission Passé présent du 15 décembre 2015 sur TV Libertés, consacré à la menace que constitue le chaos libyen...

     

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  • Michéa: “Nous entrons dans la période des catastrophes”...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au mois de décembre 2015 par Jean-Claude Michéa au quotidien italien la Repubblica. L'entretien a été cueilli sur le site Euro-Synergies et sa traduction a été assuré par le site Le Blanc et le Noir. Il est consacré aux errances de la gauche française, à l'occasion de la traduction en italien de son livre Les mystères de la gauche (Climats, 2013).

     

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    Jean-Claude Michéa: “Nous entrons dans la période des catastrophes”

    Repubblica. Le score du Front national aux récentes élections régionales constitue-t-il une surprise ?

    Jean-Claude Michéa. Rien de plus logique, au contraire, que cette progression continuelle du vote FN parmi les classes populaires. Non seulement, en effet, la gauche officielle ne jure plus que par l’économie de marché (la «gauche de la gauche» n’en contestant, pour sa part, que les seuls «excès» néolibéraux), mais – comme Pasolini le soulignait déjà – elle semble mettre son point d’honneur à en célébrer avec enthousiasme toutes les implications morales et culturelles. Pour la plus grande joie, évidemment, d’une Marine Le Pen qui – une fois rejeté le reaganisme de son père – peut donc désormais s’offrir le luxe de citer Marx, Jaurès ou Gramsci !

    Bien entendu, une critique purement nationaliste du capitalisme global ne brille jamais par sa cohérence philosophique. Mais c’est malheureusement la seule – dans le désert intellectuel français – qui soit aujourd’hui en prise avec ce que vivent réellement les classes populaires. Si nous ne savons pas opérer une révolution culturelle analogue à celle de Podemos en Espagne, le FN a donc un boulevard devant lui.

    Comment expliquez-vous une telle évolution de la gauche ?

    Ce qu’on appelle encore la « gauche » est un produit dérivé du pacte défensif noué, à l’aube du XXe siècle (et face au danger alors représenté par la droite nationaliste, cléricale et réactionnaire) entre les courants majoritaires du mouvement socialiste et ces forces libérales et républicaines, qui se réclamaient d’abord des principes de 1789 et de l’héritage des Lumières (lequel inclut aussi – on l’oublie toujours – l’économie politique d’Adam Smith et de Turgot !).

    Comme Rosa Luxemburg l’avait aussitôt relevé dans ses textes sur l’affaire Dreyfus, il s’agissait donc d’une alliance particulièrement ambigüe, qui a certes rendu possibles - jusque dans les années 60 - nombre de combats émancipateurs, mais qui ne pouvait aboutir, une fois éliminés les derniers vestiges de la droite d’Ancien régime, qu’à la défaite d’un des deux partenaires en présence.

    C’est exactement ce qui va se passer à la fin des années 70, lorsque l’intelligentsia de gauche – Michel Foucault et Bernard-Henri Levy en tête – en viendra à se convaincre que le projet socialiste était «totalitaire» par essence. De là le repli progressif de la gauche européenne sur le vieux libéralisme d’Adam Smith et de Milton Friedman, et l’abandon corrélatif de toute idée d’émancipation des travailleurs. Elle en paye aujourd’hui le prix électoral.

    En quoi ce que vous appelez la «métaphysique du Progrès» a-t-elle pu conduire la gauche à accepter le capitalisme?

    L’idéologie progressiste se fonde sur la croyance qu’il existe un «sens de l’Histoire» et donc que tout pas en avant constitue toujours un pas dans la bonne direction. Cette idée s’est révélée globalement efficace tant qu’il ne s’agissait que de combattre l’Ancien régime. Le problème, c’est que le capitalisme – du fait qu’il a pour base cette accumulation du capital qui ne connaît «aucune limite naturelle ni morale» (Marx) – est lui-même un système dynamique que sa logique conduit à coloniser graduellement toutes les régions du globe et toutes les sphères de la vie humaine.

    En l’invitant à se focaliser sur la seule lutte contre le «vieux monde» et les «forces du passé» (d’où, entre autres, l’idée surréaliste – que partagent pourtant la plupart des militants de gauche – selon laquelle le capitalisme serait un système structurellement conservateur et tourné vers le passé), le «progressisme» de la gauche allait donc lui rendre de plus en plus difficile toute approche réellement critique de la modernité libérale. Jusqu’à la conduire à confondre – comme c’est aujourd’hui le cas – l’idée qu’on «n’arrête pas le progrès» avec l’idée qu’on n’arrête pas le capitalisme.

    Comme si, en d’autres termes, la bétonisation continuelle du monde, l’aliénation consumériste, l’industrie génético-chimique de Monsanto ou les délires transhumanistes des maîtres de la Silicon Valley pouvaient constituer la base idéale d’une société libre, égalitaire et conviviale !

    Dans ce contexte, comment la gauche peut-elle encore se différencier de la droite ?

    Une fois la gauche officielle définitivement convaincue que le capitalisme était l’horizon indépassable de notre temps, son programme économique est naturellement devenu de plus en plus indiscernable de celui de la droite libérale (qui elle-même n’a plus grand-chose à voir avec la droite monarchiste et cléricale du XIXe siècle). D’où, depuis trente ans, sa tendance à chercher dans le libéralisme culturel des nouvelles classes moyennes – c’est-à-dire dans le combat permanent de ces «agents dominés de la domination» (André Gorz) contre tous les «tabous» du passé – l’ultime principe de sa différence politique.

    C’était évidemment oublier que le capitalisme constitue un «fait social total». Et si la clé du libéralisme économique c’est bien d’abord – comme le voulait Hayek – le droit pour chacun de «produire, vendre et acheter tout ce qui peut être produit ou vendu» (qu’il s’agisse donc de drogues, d’armes chimiques, d’un service sexuel ou du ventre d’une «mère porteuse»), on doit logiquement en conclure qu’il ne saurait s’accommoder d’aucune limite ni d’aucun «tabou». Il conduit au contraire - selon la formule célèbre de Marx - à noyer progressivement toutes les valeurs humaines «dans les eaux glacées du calcul égoïste».

    Si donc, avec George Orwell, on admet que les classes populaires, à la différence des élites politiques, économiques et culturelles, sont encore massivement attachées aux valeurs morales - notamment celles qui fondent la civilité quotidienne et le sens de l’entraide – on s’explique alors sans difficulté leur peu d’enthousiasme devant cette dérive libérale de la gauche moderne.

    Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille se désintéresser des questions dites «sociétales» (comme, par exemple, de la lutte contre le racisme ou de celle contre l’homophobie). Mais il suffit d’avoir vu Pride – le merveilleux film de Matthew Warchus – pour comprendre qu’une lutte de ce type n’est jamais si efficace que lorsqu’elle parvient à s’articuler réellement à un véritable combat populaire. Or c’est là une articulation dont la gauche moderne a clairement perdu le secret.

    Vous considérez le fait que la gauche ait accepté le capitalisme comme une erreur. Certains pourraient y voir, au contraire, une preuve de réalisme. Pourquoi dans ces conditions jugez-vous nécessaire d’appeler à penser «avec la gauche contre la gauche»?

    La phase finale du capitalisme – écrivait Rosa Luxemburg en 1913 – se traduira par «une période de catastrophes». On ne saurait mieux définir l’époque dans laquelle nous entrons. Catastrophe morale et culturelle, parce qu’aucune communauté ne peut se maintenir durablement sur la seule base du «chacun pour soi» et de l’«intérêt bien compris».

    Catastrophe écologique, parce que l’idée d’une croissance matérielle infinie dans un monde fini est bien l’utopie la plus folle qu’un esprit humain ait jamais conçue (et cela sans même parler des effets de cette croissance sur le climat ou la santé).

    Catastrophe économique et financière, parce que l’accumulation mondialisée du capital (ou, si l’on préfère, la «croissance») est en train de se heurter à ce que Marx appelait sa «borne interne». A savoir la contradiction qui existe entre le fait que la source de toute valeur ajoutée – et donc de tout profit – est le travail vivant, et la tendance contraire du capital, sous l’effet de la concurrence mondiale, à accroître sa productivité en remplaçant sans cesse ce travail vivant par des machines, des logiciels et des robots (le fait que les «industries du futur» ne créent proportionnellement que peu d’emplois confirme amplement l’analyse de Marx).

    Les «néo-libéraux» ont cru un temps pouvoir surmonter cette contradiction en imaginant – au début des années 1980 – une forme de croissance dont l’industrie financière, une fois dérégulée, pourrait désormais constituer le moteur principal. Le résultat, c’est que le volume de la capitalisation boursière mondiale est déjà, aujourd’hui, plus de vingt fois supérieur au PIB planétaire !

    Autant dire que le «problème de la dette» est devenu définitivement insoluble (même en poussant les politiques d’austérité jusqu’au rétablissement de l’esclavage) et que nous avons devant nous la plus grande bulle spéculative de l’histoire, qu’aucun progrès de l’«économie réelle» ne pourra plus, à terme, empêcher d’éclater. On se dirige donc à grands pas vers cette limite historique où, selon la formule célèbre de Rousseau, «le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être».

    Or c’était précisément toute la force de la critique socialiste originelle que d’avoir compris, dès l’aube de la révolution industrielle, qu’un système social orienté par la seule recherche du profit privé finirait inéluctablement par conduire l’humanité dans l’impasse. C’est donc, paradoxalement, au moment même où ce système social commence à se fissurer de toute part sous le poids de ses propres contradictions, que la gauche européenne a choisi de se réconcilier avec lui et d’en tenir pour «archaïque» toute critique un tant soit peu radicale. Il était difficile, en vérité, de miser sur un plus mauvais cheval !

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  • Etat d'urgence : l'exception ou la norme ?...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré au débat sur l'état d'urgence...

     

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    « État d’urgence : quand une mesure d’exception peut devenir la norme… »

    La France est en état d’urgence. Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Est-ce un « état normal » ou un « état d’exception » ?

    Au même titre que l’état de siège (art. 36 de la Constitution) ou que les pleins pouvoirs conférés au chef de l’État (art. 16), l’état d’urgence relève de l’état d’exception. Prévu par une loi du 3 avril 1955, il n’avait été décrété qu’à deux reprises depuis la fin de la guerre d’Algérie : en 1984, en Nouvelle-Calédonie, et en 2005, pour faire face aux émeutes des banlieues. Sa caractéristique majeure est de suspendre, au nom du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif, donc sans le contrôle d’un juge, un certain nombre de libertés publiques : principe de sûreté, droit de séjour, intimité de la vie privée, liberté de la presse et de la radio, liberté de circulation, liberté d’expression, liberté d’association, de réunion, de manifestation, etc. Bref, c’est la mise en œuvre du principe de Montesquieu : « Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté » (De l’esprit des lois). Nécessité fait loi.

    Derrière l’« état d’urgence », d’autres mesures semblent se mettre en place, toutes plus liberticides les unes que les autres. Faut-il craindre un « Patriot Act » à la française ?

    C’est évidemment le problème central. Dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord écrivait : « Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler acceptable. » L’expérience montre en effet que l’opinion publique accepte volontiers la suppression des libertés quand elle est présentée comme le prix à payer pour plus de sécurité : en cas de crise, les postures martiales sont plébiscitées. La raison majeure est que la plupart des gens ont la conviction que les mesures d’exception s’appliqueront aux autres – ceux que nous combattons – mais pas à eux. Croyance en large partie illusoire.

    En temps normal, la justice pénale qualifie une action passée et formule une peine pour l’avenir. En déplaçant la responsabilité vers l’intentionnalité ou la « dangerosité » (notions éminemment floues), en mettant en place une justice visant non plus à sanctionner les actes mais les intentions des suspects présumés, voire à sanctionner « toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics », le risque est grand, non seulement de criminaliser les mouvements sociaux, mais d’accélérer la mise en place d’une société de surveillance plaçant sous contrôle permanent l’ensemble des citoyens, afin de prémunir le pouvoir en place contre de possibles opposants. La vidéosurveillance, le fichage des populations, l’espionnage des particuliers, l’assimilation des pratiques contestataires à une « menace » ouvrent des perspectives qui ne sont pas rassurantes. Les mêmes dispositions qui prévoient la fermeture des sites Internet « faisant l’apologie du terrorisme », par exemple, pourraient tout aussi bien être utilisées pour en fermer d’autres tout différents – à commencer par Boulevard Voltaire.

    L’expérience montre, en outre, que les textes votés en période de crise ont tendance à devenir permanents. Il y a donc de bonnes chances que les mesures prises au nom de l’état d’urgence soient conservées lorsque la menace aura disparu. L’exception deviendrait ainsi la règle. Le gouvernement, qui a déjà indiqué que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence entraîneront une « dérogation à certains droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme », veut d’ailleurs faire inscrire dans la Constitution la possible prolongation des mesures d’exception après la fin de l’état d’urgence. Cela revient à brouiller la distinction entre situation normale et situation extraordinaire, et à favoriser l’instauration d’une dictature légale permanente.

    Mais entre la politique et le droit, comment fixer le statut de l’état d’exception ?

    Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau affirme que « tout État libre où les grandes crises n’ont pas été prévues est à chaque orage en danger de périr ». Mais dans le Contrat social, il disait aussi que « c’est une prévoyance très nécessaire de sentir qu’on ne peut tout prévoir ». Or, si l’on peut prévoir en théorie le cas d’exception, on ne peut en prévoir la forme. Par définition, les normes ne s’appliquent qu’à l’état normal. L’état d’exception implique donc la suspension des normes. Tout le paradoxe tient au fait qu’on peut le définir comme une suspension du droit prévue par le droit. Mais que dire d’un système juridique qui prévoit sa propre suspension ? L’état d’exception peut-il, du point de vue du droit, se réduire à une situation juridiquement qualifiée par des normes de droit ? Telles sont les questions qui ne cessent, depuis deux siècles, de susciter des débats passionnés chez les politologues et les juristes.

    Que l’état d’exception implique la suspension des normes impersonnelles montre en fait que le droit n’est d’aucune utilité pour distinguer ou qualifier par avance une situation exceptionnelle. Face à l’indétermination de la règle de droit, c’est au pouvoir politique qu’il revient de trancher et de créer les conditions d’application du droit. Le politique prime ainsi le juridique : contrairement à ce que croient les tenants de l’« État de droit », le rapport de droit ne peut pas toujours se substituer au rapport de force. Carl Schmitt fait d’ailleurs de l’état d’exception (Ausnahmezustand) un critère de la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de (ou sur) la situation d’exception. » Schmitt ajoute que c’est à partir de l’exception qu’il faut penser la règle, et non pas l’inverse. Cela ouvre des aperçus vertigineux.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 18 décembre 2015)

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  • « La civilisation moderne n’est plus qu’une forme sophistiquée de barbarie »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Thibault Isabel au site Philitt. Rédacteur en chef de la revue Krisis, Thibault Isabel a déjà publié, aux éditions de La Méduse, un ouvrage passionnant consacré au cinéma, La fin de siècle du cinéma américain, ainsi que plusieurs essais ou recueils d'articles de philosophie politique, dont le dernier est intitulé A bout de souffle (La Méduse, 2012). Ces ouvrages peuvent être commandés sur le site personnel de l'auteur..

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    Thibault Isabel : « La civilisation moderne n’est plus qu’une forme sophistiquée de barbarie »

    PHILITT : La conduite saine du débat public en France est devenue quasiment impossible. Le pluralisme n’existe plus et les opinions jugées scandaleuses sont systématiquement diabolisées. Comment interprétez-vous cette forme de violence, qui pourrait paraître anachronique ? Une société civilisée n’est-elle pas plutôt celle qui ne craint pas la diversité des opinions ?

    Thibault Isabel : Tout dépend du modèle de civilisation que vous avez en tête. Du point de vue des civilisations modernes, l’État doit pacifier les mœurs. Dans la vie privée, c’est-à-dire dans l’intimité la plus stricte, vous avez le droit de faire ce que vous voulez, et nul ne peut vous adresser le moindre reproche. Mais, dans la sphère publique, vous devez autant que possible vous abstenir d’adopter des comportements clivants, d’afficher des préférences trop marquées, de brusquer les autres. Telle est la contrepartie de votre tranquillité privée. Comme dit l’adage : « Chacun chez soi, chacun pour soi, et les bons comptes feront les bons amis. » Bien sûr, vous pouvez vous exprimer dans ce qui reste d’arène médiatique (que les Grecs appelaient l’« agora »). Mais vous ne votez que dans la solitude de l’isoloir, à l’abri des regards indiscrets ! Le monde moderne fait en sorte de ramener le vote à un choix purement individuel, presque à un choix de consommation, qui ne concerne que vous.

    Au fond, notre époque se méfie de la liberté d’expression, qui attise les rivalités et les haines, et lui préfère la liberté de conscience, qui n’engage que les individus, seuls face à eux-mêmes. L’État a fait depuis longtemps le pari d’aseptiser notre environnement public, pour limiter les heurts entre individus et communautés. On pourrait multiplier les exemples de ce genre, comme le refus du scrutin proportionnel, la méfiance à l’égard des corps intermédiaires, la pénalisation du « politiquement incorrect », voire la tendance croissante des gouvernants à légiférer sur ce qu’il est bon de croire ou de penser en matière de vérité historique. Mais tout cela n’est en quelque sorte que la face émergée de l’iceberg. Le phénomène se manifeste à un niveau bien plus profond, dans les infrastructures anthropologiques de nos mentalités collectives.

    Le modèle antique, grec notamment, était d’une tout autre nature. On adorait les joutes verbales et les concours d’éloquence autant que le pugilat. Débattre et se battre, c’est la même chose, comme le rappelle l’étymologie. La culture du débat a donc disparu parallèlement à la culture du combat, au cours des derniers siècles. Mais cette évolution a surtout transformé notre manière d’être, en nous rendant beaucoup plus timorés. À mesure que le monde se pacifie, les joyeuses altercations d’autrefois prennent une allure traumatisante. S’opposer ne relève plus du jeu, mais du crime ; l’adversaire n’est plus un rival, mais un diable. On règle les problèmes en les dissimulant sous le tapis, au lieu de les prendre à bras le corps. Ceux qui sortent des sentiers battus sont ostracisés ou persécutés. Tout le système les prend en grippe.

    Nos démocraties actuelles souffrent d’une obsession liberticide pour la pacification et l’unité. On ne doit certes jamais laisser les pulsions humaines dépourvues d’encadrement, sous peine d’ouvrir la porte au chaos ; mais l’excès d’ordre est tout aussi nuisible : on y perd son âme vigoureuse de citoyen.

    Le sens commun a tendance à penser que la civilisation correspond à la disparition progressive de la violence. Vous dénoncez quant à vous cette croyance comme une illusion. Dans quelle mesure la civilisation implique-t-elle nécessairement l’usage de procédés violents ?

    Toute civilisation s’efforce jusqu’à un certain point de pacifier les mœurs : c’est d’autant plus vrai des civilisations modernes, qui s’articulent presque exclusivement autour de cet impératif. Pour nous sortir de l’anarchie du monde sauvage, l’État nous impose des lois, qui vont réguler la vie sociale. La violence interindividuelle se trouve dès lors proscrite. Si mon voisin m’insupporte, je n’ai plus désormais la liberté de le tuer. En tout cas, si je le tue, j’aurai à rendre des comptes à l’État, et je finirai en prison. Mais le processus de civilisation n’éradique pas pour autant la violence, qui est consubstantielle à la nature (et donc aussi à la nature humaine). L’État se contente de déplacer la violence, depuis la sphère interindividuelle vers la sphère collective. Il s’arroge ce que Max Weber appelait le « monopole de la violence légitime ». Je n’ai pas le droit de m’en prendre à mon voisin, quand bien même il me rendrait la vie insupportable ; mais l’État en a le droit, lui, si mon voisin est jugé coupable au terme d’un procès. Le condamné terminera alors ses jours derrière les verrous ou sur l’échafaud.

    Le monopole étatique de la violence nous préserve de certains vices antiques, mais favorise aussi certaines dérives des sociétés contemporaines. Autrefois, on avait surtout à craindre un mauvais usage de la violence par les individus. Aujourd’hui, il faut plutôt craindre un mauvais usage de la violence par l’État. Nous risquons moins d’être victimes d’un meurtre ; mais nous devons davantage prendre garde aux débordements sécuritaires du pouvoir, à la censure et à la limitation des libertés publiques.

    Vous avez souvent pris position en faveur des républiques antiques, contre les républiques modernes. Qu’est-ce qui vous déplaît dans la modernité politique ? Et pourquoi le rapport moderne à la violence vous semble-t-il insatisfaisant ?

    La modernité a évidemment beaucoup de qualités remarquables : la justice à charge et à décharge, la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, etc. Nous sommes parvenus à modérer l’excès d’impulsivité des civilisations antiques. Reste malgré tout à savoir si nous ne sommes pas allés trop loin !

    La civilisation moderne substitue un régime juridico-légal, fondé sur le droit, à un régime d’honneur, fondé sur la morale. La différence ne réside pas dans l’utilisation de la violence, qui est commune aux deux régimes ; la différence réside dans le caractère étatique ou interindividuel de la pression civilisatrice. Même les sociétés les plus anciennes étaient régulées. Néanmoins, leur système de civilisation reposait encore très peu sur la contrainte extérieure d’un État, puisque les structures politiques étaient locales et embryonnaires. L’homme était tout au plus régulé, à l’extérieur, par l’influence de sa communauté, et, à l’intérieur, par lui-même. L’un des inconvénients de ce système était d’encourager la violence des individus : quand vous devez vous auto-discipliner, il est clair que vous vous régulez moins que si la police vous surveille en permanence. L’avantage du système, en revanche, était de responsabiliser chacun d’une manière plus forte qu’aujourd’hui : la motivation et l’enthousiasme trouvaient à s’exprimer quotidiennement dans l’existence collective.

    C’est ce qui explique l’admirable vitalité des républiques antiques, si chère à la tradition européenne de l’humanisme civique. Nos républiques actuelles sont sclérosées par l’indifférence des citoyens, qui ne se sentent plus impliqués dans la vie publique. L’État représente pour nous quelque chose de lointain, d’impersonnel, d’anonyme : « le plus froid des monstres froids », comme disait Nietzsche. Et c’est ce qu’il est ! L’impersonnalité lointaine et anonyme de l’État moderne garantit sa neutralité dans l’exercice du monopole de la violence. Quand la violence interindividuelle était moins canalisée par les lois, moins encadrée par la répression policière, l’État offrait au citoyen davantage de prise directe sur les décisions de la cité. Le pouvoir n’était pas providentiel, mais mobilisateur. Il n’était pas transcendant, mais immanent. Il n’était pas bureaucratique, mais incarné.

    La modernité a pacifié les mœurs, en limitant les ardeurs citoyennes, toujours susceptibles de provoquer des tensions. Bien des comportements et des idées se sont donc trouvés bannis. Le goût de la dispute et du débat, l’apologie de l’héroïsme, le gouvernement de soi-même et l’exigence morale (plutôt que la soumission docile à la loi) sont tous des facteurs potentiels de violence ou de sédition, des facteurs de danger. Mais, s’ils ont leurs mauvais côtés, ils ont aussi leurs vertus. Et, en les éliminant de la civilisation humaine, la modernité nous a privés d’une part de notre énergie.

    Dans À bout de souffle, vous faites remarquer que, de manière assez paradoxale, les politiques sécuritaires se développent souvent à mesure que les démocraties se libéralisent. L’idéologie libérale produit-elle nécessairement de la violence ?

    Il n’existe que deux modes de régulation du comportement : soit par la morale, comme dans les sociétés peu étatisées de l’Antiquité, soit par la loi, comme dans les sociétés modernes hyper-administrées. On voit là deux modèles distincts de civilisation (tandis que la barbarie se caractérise quant à elle par l’absence de régulation, et donc aussi par le refus ou l’incapacité d’encadrer les pulsions).

    Le libéralisme a cette particularité de nous affranchir de la morale. C’est sa raison d’être : il nous libère des impératifs éthiques. Nos rapports avec autrui ne sont plus régis par le bien ou le bon, mais par le calcul d’intérêt, ainsi que l’affirme la fameuse « théorie des choix rationnels ». Seulement, si l’intérêt nous guide plutôt que la morale, la vie sociale risque fort de devenir assez vite une foire d’empoigne. Face au reflux de la morale, il faut accréditer le règne des lois. Plus on libéralise les mœurs, plus on doit en même temps sécuriser la sphère sociale. La police est tenue d’intervenir pour départager les individus, car leur conduite n’est plus policée d’elle-même par le devoir. La violence d’État se substitue à la violence des hommes.

    L’État sécuritaire s’impose par conséquent pour garantir les libertés privées, dans un monde où l’on se détourne du devoir public. Cette disposition d’esprit débouche sur une société plus apaisée et moins exigeante. D’un point de vue strictement utilitaire, mieux vaut laisser libre cours à l’égoïsme des hommes, sans chercher à discipliner leur désir ; on se contentera plutôt d’enrégimenter la population sous l’action protectrice et maternante d’un pouvoir policier. En revanche, lorsqu’on compte sur le perfectionnement moral des citoyens, on les sollicite d’une manière épuisante, et l’on risque surtout de propager le chaos social en cas d’échec. Car le modèle ancien de la vertu est très difficile à établir, à tel point qu’il était presque condamné à disparaître au fil de l’histoire. La violence est toujours mieux contrôlée en pratique lorsqu’elle est surveillée ; les lois sont plus efficaces que l’élévation progressive des mœurs. Mais si l’efficacité apporte quantitativement davantage de bienfaits, d’un point de vue matériel, elle affadit qualitativement le caractère sur un plan existentiel. Le citoyen moderne jouit de plus de confort, grâce à l’État ; mais il a moins la possibilité d’épanouir sa vertu. On l’abandonne en quelque sorte à sa propre immaturité individuelle, à sa propre absence de morale et de structuration, pour le civiliser d’une façon artificielle, à travers la violence des contraintes juridiques et de la répression sécuritaire. La civilisation moderne n’est plus à certains égards qu’une forme sophistiquée de barbarie. Elle est à la fois excessive dans l’exigence extérieure d’ordre, et laxiste dans l’exigence intérieure de responsabilité.

    Pour rebondir sur l’actualité, comment expliquer que les sociétés compassionnelles que sont devenues les sociétés occidentales soient incapables de « penser » une autre violence que celle qui les frappe ? D’un côté, sentiment hypertrophié de la violence subie ; de l’autre, sentiment atrophié de la violence pratiquée, notamment en Orient.

    Votre remarque est très juste. Il existe en effet une exacerbation victimaire de la souffrance, en Occident, qui découle du nouveau régime anthropologique dans lequel nous sommes entrés avec l’essor de la modernité. Nous craignons démesurément la violence, à laquelle nous ne sommes plus habitués depuis que l’État en assume le monopole légitime. Toute expression trop directe des passions nous tétanise, nous effraie. Nous nous méfions de ce qui émeut et divise.

    Dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, on avait beaucoup moins peur qu’aujourd’hui du danger, justement parce qu’il était quotidien. La rapine, la lutte, la chasse aux animaux ou même la chasse à l’homme faisaient partie des nécessités de l’existence et étaient inscrites dans les structures mêmes de la société. Cette familiarité à l’égard du danger se manifestait volontiers à travers un certain sadisme. Au XVIe siècle, à la Saint-Jean, on avait coutume de brûler vif une ou deux douzaines de chats, en guise de réjouissance populaire. Au contraire, la moindre vue de ce qui pourrait rappeler la violence nous devient désormais insupportable. Nous nous gaussons de notre absence de cruauté, que nous percevons comme un progrès moral ; toutefois, reconnaissons qu’il nous est devenu pénible d’observer un spectacle qui évoque la mort, même dépourvu de cruauté, de sorte que notre répugnance est peut-être moins due à notre charité qu’à notre pusillanimité. Accepterions-nous encore qu’un porc soit servi entier à table, rose et saignant, lors d’un banquet, et que sa dépouille soit découpée devant tous les convives : d’abord la tête, puis les pieds, etc. ? Nous préférons de nos jours, dans notre « bienveillance », que l’animal soit préparé dans l’arrière-salle d’une boucherie, puis servi sous une forme qui nous permette d’oublier qu’il était un être vivant.

    Le problème, c’est que toutes les populations du monde n’ont pas le même rapport à la violence. Si nous souffrons d’un excès de civilisation, qui nous rend angoissés et craintifs, voire parfois irresponsables à force de fermer les yeux sur le tragique des choses, d’autres souffrent d’un  manque de civilisation, qui les rend impulsifs et dépourvus d’empathie (ce qui relève d’une autre forme d’irresponsabilité). Cette divergence prend également une dimension sociale, à l’intérieur même de nos nations développées. L’intensité de la répression pulsionnelle que s’imposent les individus est en règle générale plus forte dans les milieux aisés, où l’on est habitué à des exigences professionnelles rigoureuses, mieux aptes à favoriser l’établissement de comportements régulés. La surveillance de la police est étroite dans les quartiers tranquilles, et la sécurité bien assurée, de telle sorte que la plupart des Occidentaux éprouvent une grande sensibilité face à la violence, qui ne fait pas partie de leur univers mental. De plus, l’accès à un certain confort rend prudent, tandis que la misère incite à la prise de risques. Il se trouve malheureusement que les inégalités sociales se creusent, depuis la fin du XXe siècle. On voit se constituer des poches urbaines ghettoïsées, où se concentrent des communautés qui n’ont rien à espérer de la vie et pour qui la violence n’est guère plus qu’un jeu. Cela provoque une confrontation entre deux mondes que tout oppose : un monde qui craint les altercations et un autre qui n’en a cure, au point même de les rechercher parfois, pour s’amuser.

    Une des particularités du monde moderne, écrivez-vous, est qu’il tend à dissimuler les morts, tandis que les sociétés traditionnelles les intégraient à la vie de la communauté. Pourquoi cette évolution ?

    L’historien Philippe Ariès parlait de la « mort inversée » des modernes, qui ont expulsé le tragique hors du cours normal de la société pour ne pas en perturber le rythme. Nous ne craignons pas il est vrai de laisser les personnes âgées terminer leur vie dans de froides chambres d’hôpital, et les cérémonies funéraires se déroulent maintenant dans des cimetières isolés. On n’imagine plus des pleureuses gémir à grand fracas au milieu des rues pour avertir toute la population du départ de celui qui s’est éteint, comme on klaxonne pour célébrer un mariage. Quant à laisser une chaise et une assiette vides à destination des défunts lors des fêtes, voilà qui paraîtrait plus morbide encore ; on sait que cette coutume était pourtant courante dans le passé, notamment chez les peuples celtes.

    Le christianisme moderne sanctifie la vie (au sens de la survie biologique) : chez les peuples chrétiens, la mort apparaît sous un jour particulièrement détestable et effrayant, qu’il s’agit même de conjurer par une « vie après le trépas », dans la paix éternelle de Dieu. Le paganisme antique envisageait au contraire la mort comme la condition de possibilité de la vie, au même titre que la vie est la condition de possibilité de la mort. Tout dans la nature relève d’un grand cycle : la fleur doit s’épuiser et mourir pour que son pollen se répande et féconde la terre. D’où le culte des morts, qui revient à honorer à la fois l’origine et la destination de la vie. D’où aussi l’acceptation de la violence dans la nature, qui explique pourquoi la vie ne peut qu’être une conséquence de la mort : c’est la même nature innocente qui engendre quand elle détruit, et qui détruit quand elle engendre. Accepter la violence et accepter la mort vont symboliquement de pair.

    Nous craignons la mort à notre époque parce que notre existence s’est dévitalisée. Nous avons désappris la violence, lorsque l’État moderne nous a ordonné de le faire. Or, la mort est ce qu’il y a de plus violent au monde : nous sommes donc obligés de la refouler pour trouver encore le courage de vivre, alors que les héros d’Homère s’en nourrissaient pour se couvrir de gloire.

    La violence brute est une mauvaise chose, bien sûr. Tout ce qui est brutal est médiocre. La vie doit être cultivée et raffinée, sans quoi elle est barbare. Il faut privilégier les formes sublimées de la violence, comme la création artistique ou philosophique, l’ambition, le sport ou la participation aux débats publics. Mais il faut prendre garde aussi, en disciplinant la violence, de ne pas l’abolir. La violence sublimée est une force positive de vie. Une fois métamorphosée et mûrie, elle ne détruit plus capricieusement ce qui nous entoure, mais contribue plutôt à nous élever nous-mêmes.

    Dans Le Paradoxe de la civilisation, vous expliquez, en vous appuyant sur les sagesses chinoises, que l’homme civilisé est celui qui a réconcilié en lui la nature et la culture. La modernité compromet-elle l’homme civilisé en voulant nier le naturel ?

    On avait coutume de dire en Chine : « La culture tient à la nature, la nature tient à la culture, comme sa bigarrure tient au tigre. Arrachez ses poils à la peau d’un tigre ou d’un léopard, et il ne vous reste que la peau d’un chien ou d’un mouton. » Confucius lui-même mettait déjà ses contemporains en garde contre la tentation de dresser l’une contre l’autre des forces qui gagneraient en fait à s’infuser mutuellement : « Quand le naturel l’emporte sur la culture, cela donne un sauvage ; quand la culture l’emporte sur le naturel, cela donne un pédant. L’exact équilibre du naturel et de la culture produit l’honnête homme. »

    L’Occident moderne, influencé à la fois par le christianisme paulinien et le rationalisme des Lumières, a voulu construire une civilisation qui nous arrache au corps et à la nature. Mais si l’homme a besoin de tendre vers le ciel, il doit aussi préserver les racines qui le relient à la terre. Nous ne devons pas livrer notre humanité à ses instincts naturels, sous peine de plonger dans la barbarie ; mais, si nous négligeons nos passions, nous nous dessécherons dans une culture atrophiée.

    De même, l’harmonie procède selon vous d’un jeu d’équilibre entre des forces contraires. La modernité semble avoir choisi une conception monolithique du bien et du mal contre l’harmonie. En quoi est-ce un risque ?

    L’harmonie traditionnelle envisage la morale d’une façon équilibrée. Il faut tenir compte à la fois de la nature et de la culture, du corps et de l’esprit, de la violence et de la paix. À l’inverse, le dualisme chrétien, qui s’est prolongé dans l’idéalisme sécularisé des Lumières, privilégie les logiques antithétiques : il choisit alors la culture contre la nature, l’esprit contre le corps et la paix contre la violence. Mais il refoule du même coup tout un pan de ce que nous sommes, et tout un pan de ce qu’est la vie. Si bien que ce refoulé sera un jour condamné à surgir de nouveau, sous une forme morbide.

    Nous sommes entrés dans une civilisation de l’excès. Notre placidité collective engendre en nous – et autour de nous – un besoin croissant de stimulation frénétique, comme si nous voulions réveiller nos consciences éteintes et notre inaptitude au débat à grands coups de polémiques stériles et hystérisées. Le dialogue public est devenu tellement insipide et ennuyeux que nous recherchons avidement la moindre source d’agitation : nous passons notre temps à stigmatiser les dérapages verbaux d’insupportables trublions médiatiques, qui n’ont de cesse pourtant de nous fasciner par devers nous. C’est alors la surenchère à l’insulte ou à la caricature, au point que l’aseptisation du débat dominant conduit à la radicalisation tout aussi pathologique de ses marges ! Ce constat s’applique d’ailleurs à tous les champs de la vie sociale, qui sont perpétuellement tiraillés entre des excès contradictoires. Notre peur aveugle de la violence entretient ainsi des poches souterraines de barbarie, où prolifère le goût du désordre et de l’agression : nous ne supportons plus la vue d’un cadavre, mais prenons un plaisir morbide à regarder des reportages sur les tueurs en série ou les massacres de masse. Et notre soif sécuritaire de contrôle engendre des mouvements compensatoires de rébellion, d’insubordination, voire d’atomisation urbaine, qui menacent de plus en plus gravement l’ordre public.

    Les contraires s’aimantent. Loin de s’opposer, ils se rejoignent. Mais à force de se maudire, de s’exclure et de se diaboliser, ils cèdent l’un et l’autre à ce qu’il y a de plus extrême en eux. La modération nous sauve de nous-mêmes ; elle rétablit l’équilibre fragile de l’harmonie et nous épargne de périlleux retours de balancier. C’est une antique loi de la nature que nous devrions rapprendre des Grecs et des Chinois si nous espérons faire durer un peu notre vieille civilisation fatiguée.

    Thibault Isabel, propos recueillis par Matthieu Giroux (Philitt, 16 décembre 2015)

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