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Entretiens - Page 144

  • A propos des sondages et de l'opinion publique...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque, en cette période d'élections, la question des sondages et de la "mesure" de l'opinion publique... Philosophe et essayiste, Alain de Benoist vient de publier Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017).

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    Alain de Benoist : Sondages - « l’opinion publique » est toujours fantomatique !

    C’est devenu un lieu commun de dénoncer la « dictature des sondages », d’autant qu’ils sont toujours plus nombreux. Mais de plus en plus souvent, le candidat arrivé gagnant à l’élection n’est pas celui qui avait été donné vainqueur. « Dictature » toute relative, donc ?

    Depuis leur apparition aux États-Unis au milieu des années 1930, et en France en 1965, à l’initiative de Jean Stoetzel, les critiques des sondages sont toujours les mêmes. L’une des plus communes correspond à ce que vous dites, en l’occurrence qu’il arrive aux sondages de se tromper. On l’a bien vu, naguère, avec l’élection présidentielle de 1995 (Balladur était donné gagnant par rapport à Chirac) ou celle de 2002 (Chirac devait affronter Jospin au second tour) et plus récemment avec le Brexit ou l’élection de Donald Trump. Observons, quand même, qu’il leur arrive aussi de ne pas se tromper – et que c’est même le cas le plus fréquent. Les sondages disent, en fait, très souvent la vérité, même s’ils peuvent aussi être manipulés, soit que les questions sont biaisées, soit que les réponses sont interprétées de façon tendancieuse.

    Une autre critique, très ancienne elle aussi, porte sur les effets politiques des sondages. Beaucoup soutiennent qu’en faisant connaître l’opinion publique à l’opinion publique, on la transforme. C’est le côté performatif des sondages : ils rendraient vrai ce qu’ils annoncent et « fabriqueraient » ainsi le scrutin, certains sondés penchant automatiquement vers le vainqueur du sondage précédent. On remarque tout de suite que cette critique est contradictoire par rapport à la précédente : si les sondages « fabriquent » les résultats, on comprend mal qu’ils puissent se tromper, et s’ils se trompent, c’est qu’ils ne les « fabriquent » pas. En réalité, la publication des sondages peut aussi bien amplifier la mobilisation en faveur du mieux placé que susciter l’attitude inverse (« faire mentir les sondages »).

    Mais comment fonctionnent exactement les sondages ?

    Les instituts de sondage ont aujourd’hui pour la plupart abandonné la méthode dite aléatoire (on tire les sondés au sort) pour se rallier à la méthode des quotas, qui se fonde sur des échantillons de population jugés représentatifs. On présume que les résultats seront d’autant plus fiables qu’un plus grand nombre de personnes seront interrogées. Dans les faits, un sondage portant sur 1.000 ou 2.000 personnes bien choisies est censé donner des résultats extrapolables à l’ensemble de la population. Des techniques dites de « redressement » visent à donner du poids aux catégories sous-représentées dans l’échantillon retenu ou à compenser le phénomène de l’« électeur honteux » (celui qui n’ose pas dire aux sondeurs quelles sont ses préférences réelles).

    Ces méthodes statistiques sont généralement fiables. Cependant, même lorsque l’échantillon est représentatif, il y a toujours une marge d’erreur – généralement de 2 à 3 %.

    Lorsque cette marge est égale ou supérieure à l’écart séparant les favoris (ce qui est très souvent le cas), les sondages n’indiquent plus rien : il est mathématiquement faux, par exemple, de dire qu’un candidat va l’emporter sur un autre par 51 % contre 49 %. La vérité est qu’on n’en sait rien !

    Dans le meilleur des cas, un sondage ne donne qu’une photographie d’un rapport de force ou d’un état de l’opinion à un moment donné : par exemple, le résultat des élections si celles-ci avaient lieu le jour même. Cette photographie n’est en aucun cas une prédiction. Elle est même d’autant plus éloignée du résultat final qu’elle se situe plus largement en amont du scrutin, d’abord parce que les intentions de vote peuvent fluctuer, ensuite parce que, plus on est éloigné de l’élection, plus le nombre de « non-réponses » est élevé. Or, c’est une énorme erreur d’assimiler ceux qui n’ont pas encore fait leur choix à de futurs abstentionnistes, car il y a aussi une évolution du niveau de mobilisation électorale.

    En outre, si précis qu’il soit, un sondage n’équivaudra jamais à une élection – et ne pourra donc jamais la remplacer –, car l’élection implique une démarche publique, tandis que les sondeurs ne recueillent que des opinions privées. C’est ce qu’observait Jean-Pierre Dupuy, il y a déjà plus de vingt ans : « Le discours sur la scientificité des sondages laisse entendre que le vote est une procédure rationnelle. Croire cela, c’est se tromper de genre. L’élection est un immense rituel, chargé de sacré, ce que ne pourront jamais être les sondages. »

    Il est évident que la sphère médiatique a longtemps participé de l’opinion. Mais on l’a dit aussi des sondages. Quel est leur rôle par rapport à l’opinion publique ?

    L’opinion publique est, à bien des égards, un fantôme. On se souvient, notamment, du célèbre article de Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », publié en 1973 dans Les Temps modernes. Il ne faut pas perdre de vue que les sondages ont recours à deux types de questions différentes, qu’il ne faut pas confondre. Les unes portent sur des opinions, tandis que les autres visent à saisir des intentions de comportement. Or, les secondes n’ont qu’une valeur prédictive très faible, à la fois parce que beaucoup de gens sont mis en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se posaient pas, et parce qu’il y a toujours une marge entre les attitudes et les comportements. Les sondages d’opinion ne sont pas moins problématiques dans la mesure où ils cherchent à faire émerger des jugements, des valeurs ou des représentations qui sont, par définition, changeants. Ils indiquent comment se répartissent les choix, pas ce que pensent les gens.

    Comment pourrait-on, d’ailleurs, définir et mesurer l’« opinion publique » sur la seule base d’une somme d’opinions individuelles privées ? Une collectivité est toujours plus que la somme de ses parties. En se bornant à agréger des réponses individuelles, on a toutes les chances de donner de l’opinion publique une représentation qui ne correspond pas une expression collective organisée.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 27 février 2017)

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  • Guilluy : "Le FN est le parti de la fin de la classe moyenne"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Christophe Guilluy à l'Express et consacré à la disparition de la classe moyenne et à l'émergence des nouvelles classes populaires de la France périphérique. Géographe, Christophe Guilluy est l'auteur de plusieurs essais marquants comme Fractures françaises (Bourin, 2010), La France périphérique (Flammarion, 2014) ou, dernièrement, Le crépuscule de la France d'en haut (Flammarion, 2016).

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    "Le FN est le parti de la fin de la classe moyenne"

    Dans La France périphérique (1), vous prononciez la mort clinique du concept de "classe moyenne" et plaidiez pour que l'on s'affranchisse sans délai de cette classification... Pourquoi? 

    Je vous le confirme: nous vivons le temps de la disparition de la classe moyenne. En France, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis. C'est là le grand événement politique, sociologique, culturel des dernières décennies, et nous faisons comme si cette classe moyenne existait toujours. Je vois bien l'intérêt: continuer d'y ranger artificiellement "deux Français sur trois" - pour reprendre la fameuse estimation de Giscard - permet de prétendre que les politiques menées depuis trente ans n'ont finalement pas trop échoué... Comme si, bon an mal an, elles avaient profité à la majorité, et dysfonctionné seulement "à la marge", en banlieues ou chez les ruraux, par exemple.  

     

    Or la réalité nous dit exactement l'inverse: quand on regarde les niveaux de vie, les taux de chômage, les taux de précarisation et la nouvelle géographie sociale - qui maintient les plus modestes les plus éloignés des zones qui créent l'emploi -, on constate une distorsion de plus en plus importante de ce que j'appelle les nouvelles catégories populaires. 

    Le concept de classe moyenne brouille les cartes: professions intellectuelles à Paris, nous appartiendrions à la classe moyenne, et l'ouvrier d'Hénin-Beaumont aussi? Soyons sérieux! D'ailleurs, ce concept marche tellement mal que vous avez désormais des sociologues qui parlent de classes moyennes inférieures, et même de classes moyennes "inférieures-inférieures"... 

    Quelles sont ces nouvelles catégories populaires dont vous parlez? 

    D'abord les ouvriers, et les employés - qui constituent toujours, rappelons-le, une majorité de la population active. Si l'on y ajoute les petits indépendants, les paysans, mais aussi une partie des jeunes et des retraités issus de ces catégories, on arrive à la majorité de la population française. C'est en travaillant sur la répartition de ces catégories dans l'espace que je suis arrivé au constat de l'existence d'une France périphérique.  

    Pour la première fois dans l'histoire, la majorité de ces catégories ne vit pas là où se crée la richesse, mais à l'écart des métropoles, dans des petites et moyennes villes et des espaces ruraux: contrairement à feu la classe moyenne, elles ne font plus partie de l'histoire économique et presque plus de l'histoire culturelle du pays. Elles sont invisibles. Si vous êtes parisien, vous allez croiser des gens qui vivent à Berlin, à Buenos Aires ou à Milan, mais un habitant de la Creuse, jamais!  

    Oui, c'est ça: il y a moins de distance entre un Parisien et un New-Yorkais qu'entre un Parisien et un Creusois. Tous les grands débats autour de "comment parler aux électeurs du FN" sont hors sol à partir du moment où l'on ne prend pas en compte l'essentiel, c'est-à-dire le système économique mondialisé. Un système qui, en divisant le travail à l'échelle internationale, a induit une sortie de la classe moyenne de presque tous ceux qui la constituaient auparavant. 

    Est-ce la clef essentielle, selon vous, de la compréhension du vote Front national? 

    Oui, le FN est le parti de la fin de la classe moyenne. Comme Donald Trump l'est aux Etats-Unis. Méfions-nous: ceux que l'on nomme "populistes" aujourd'hui sont souvent les responsables politiques qui ont intégré ce fait: une majorité des petites classes salariées est en train de sortir de l'histoire économique des pays développés. Il y a d'abord eu les ouvriers - c'est mathématique: à partir du moment où l'on avait fait le pari de faire travailler l'ouvrier chinois ou indien plutôt que l'ouvrier français, il fallait s'y attendre...  

    Mais l'erreur de diagnostic a été de croire que cela s'arrêterait là! Qu'il y avait un problème très spécifique lié à la désindustrialisation et qu'en aucun cas cela ne toucherait les salariés du tertiaire. Or, aujourd'hui, on constate que même dans la fonction publique, vous avez des cadres catégories B et C qui votent en masse pour le Front national.

    En quoi ces derniers sont-ils touchés par la mondialisation? 

    Quand on s'intéresse à la France périphérique, il faut prendre en compte le facteur social, mais aussi le facteur culturel. J'ai inventé la notion d'"insécurité culturelle" il y a quelques années, alors que je travaillais avec des bailleurs sociaux à tenter d'expliquer la multiplication des demandes de déménagement émanant de cités sans problèmes de violence particuliers. J'y ai découvert un désarroi, né de la combinaison entre une forte instabilité démographique et la conversion de facto de notre société au modèle multiculturel, c'est-à-dire une société où l'autre ne devient pas soi.  

    Forcément, cela génère une inquiétude: l'autre ne devenant pas soi, on a besoin de savoir "combien va être l'autre". Dans son immeuble, son quartier, son village, etc. Le multiculturalisme à 1000 euros par mois, ça n'est pas la même chose qu'à 10000 euros par mois! Cela me frappe, d'ailleurs, de voir que certains quartiers bastions de la gauche bobo sont aussi ceux qui détiennent le record de "gruge" de la carte scolaire! 

    Cela étant dit, dans les cités, l'"insécurité culturelle" est loin de ne concerner que les "petits Blancs", ainsi que le veut la caricature. Si vous étudiez la géographie de la banlieue, vous constaterez, entre autres, qu'il y a eu un fort exode de Maghrébins en pleine ascension sociale: ils ne se sentaient plus "chez eux" avec l'arrivée de nouvelles populations immigrées. 

    Cela contredit un peu l'image des cités ghettos dont on ne peut jamais s'extraire... 

    Cette image du ghetto empêche de penser. D'abord, elle interdit, en effet, de voir qu'il y a ascension sociale des immigrés. D'ailleurs, le terme de "classe moyenne" a été très ethnicisé. Quand on dit qu'il n'y a plus de classe moyenne en banlieue, on sous-entend qu'il n'y a plus de Blancs. Or il y a des classes moyennes issues de l'immigration maghrébine, par exemple. En région parisienne, c'est très net. Comme quoi la République n'a pas été si nulle: il y a eu une intégration!  

    Ensuite, la notion de ghetto empêche de mesurer la réalité des flux migratoires permanents dans ces zones géographiques: beaucoup de gens arrivent, beaucoup de gens partent. La Seine-Saint-Denis, par exemple, a complètement changé. Il y a eu une migration maghrébine d'abord, mais, aujourd'hui, l'immigration y est davantage subsaharienne, sri lankaise ou pakistanaise. Tout s'est transformé. D'ailleurs, si cela ne bougeait pas, on n'aurait pas des jeunes qui dealent dans le hall de l'immeuble, mais des petits vieux qui tapent le carton! 

    Ces dernières années, on a vu le vote Front national grimper dans des endroits où l'on pensait qu'il ne s'y implanterait jamais. Dans des petites ou moyennes villes bretonnes, par exemple, où il n'y a pas beaucoup d'immigrés... 

    Analyse de Libération: ces gens sont complètement tarés, racistes, ils ont trop allumé leur téléviseur, ils ont trop écouté RTL et Zemmour (avant, c'était Pernaud). Il suffit de les rééduquer: ils rentreront dans le droit chemin! [Il rit.] Au passage: c'est très français de penser que tout vient d'en haut et arrive en bas, genre l'intellectuel qui guide le peuple... Et si l'on arrêtait de prendre les gens pour des imbéciles? Ils font un diagnostic de leur situation, de leur vie dans leurs quartiers, de leurs perspectives...  

    Dans le cas des petites et moyennes communes de Bretagne, les habitants ont vu évoluer la métropole du coin - Rennes, Brest ou Nantes -, et notamment les quartiers de logements sociaux de ces villes-là. Ils constatent l'installation progressive de problématiques qu'on leur disait cantonnées à Paris ou à Lyon. Et le vote FN émerge. Les reportages auxquels on a le droit, sur le thème "dans tel village, on a voté FN, alors qu'il n'y a pas d'immigrés", sont d'une condescendance crasse. 

    Pourquoi un type dans un village breton n'aurait-il pas le droit de penser quelque chose sur l'évolution démographique de Rennes? A ce titre, au reste, la dispersion des migrants dans les petits villages est catastrophique: c'est absurde d'installer des migrants afghans dans la Creuse ou la Lozère, où il n'y a pas de travail. On voudrait faire monter le FN qu'on ne s'y prendrait pas autrement! 

    De quel type de responsable politique pourrait venir ce que vous appelez de vos voeux dans vos travaux? 

    Mon espoir serait que tous y aillent. Mais le problème est qu'il leur faudrait penser contre leur camp. Et notamment contre notre modèle économique qui ne dysfonctionne pas stricto sensu. Vue de Paris, de Toulouse ou de Lyon, la mondialisation marche bien. Regardez la courbe du PIB en France: la production de richesses continue. Mais ce modèle ne fait pas société, il n'intègre pas tout le monde.  

    C'est là le grand changement: notre modèle ne fait plus société. Il est très difficile pour les tenants de ce modèle de concevoir qu'il faille y renoncer. Et pourtant! Tout le discours qui consiste à prôner des aménagements à la marge "en attendant le retour de la croissance" est voué à l'échec. On sait très bien que la croissance revenue se concentrerait dans les grandes métropoles!

    N'y aurait-il pas alors un ruissellement depuis les grandes villes vers la périphérie? 

    "Le ruissellement", c'était le grand truc de la Datar du temps du Minitel, dans les années 1970. Et puis il y a eu le numérique: avec le télétravail, on a prophétisé que les cadres allaient s'installer à la campagne, et qu'il y aurait une réintégration des territoires par le digital. Comme si vivre au fin fond du Cantal, c'était la même chose qu'à New York... Quelle arnaque! Evidemment, ce qui compte, à la fin, c'est de se rencontrer, d'échanger dans la vie réelle...  

    Pourquoi toutes les classes supérieures se concentrent-elles dans les grandes métropoles? Parce que c'est là où notre modèle économique fonctionne. Tant qu'on proposera des rustines du type "revenu universel" qui, au bout du compte, permettent juste au système de se maintenir dans son injustice, eh bien, on n'en sortira pas! Ce qui compte, aujourd'hui, c'est donner du pouvoir aux élus de la France périphérique, les laisser développer des projets, favoriser la gouvernance locale. Force est de constater qu'on en est loin, tant les réformes territoriales n'ont cessé d'affaiblir les collectivités (départements en tête) de cette France populaire. 

    On a fait le procès inverse au revenu universel: à savoir qu'il serait utopique et angélique, mais aussi antisocial... 

    Le revenu universel consiste à admettre que le seul avenir qu'on peut imaginer pour ces catégories-là, c'est de leur "refiler un billet", en espérant qu'elles n'iront pas trop exprimer leur colère dans les urnes. Bref, il revient à faire vivre les territoires par la redistribution, plutôt que par la création d'emplois... Et, bien sûr, c'est la gauche qui fait le sale boulot! C'est à désespérer...  

    Je n'exclus pas cependant qu'une partie importante de "la France d'en haut" soit dans cette logique- là. C'est-à-dire, au finish, dans une logique consciente ou inconsciente d'abandon. En vérité, il faudrait avoir le courage intellectuel de délaisser un peu les indicateurs économiques pour investir dans quelque chose qui ne rapporte pas grand-chose à court terme. Qu'est-ce que la base de la démocratie, finalement ? N'est-ce pas donner du pouvoir à ceux qui n'en ont pas? 

    Pour moi, les discours méprisants d'après Brexit - comme celui d'Alain Minc, qui a quasiment traité les électeurs du Brexit de débiles - constituent un grand danger. En France, il faut se pencher sur les catégories qui ne rapportent pas grand-chose économiquement, que l'on a ostracisées à travers le vote FN, et avec qui, pourtant, il faut d'urgence refaire société. Il y a un monde d'en haut qui se ferme de plus en plus et qui, paradoxalement, tient un discours d'ouverture. Il se referme dans un modèle qui ne bénéficie plus qu'à lui, en tenant des discours culturellement très open sur les bienfaits de la diversité, d'une part, et d'excommunication politique, d'autre part. 

    C'est pourquoi je parle de "crépuscule de la France d'en haut" (2). Cette France d'en haut est condamnée. Elle ne le sait pas encore, car elle va de victoire en victoire. Mais comme son modèle ne fait pas société, il n'est pas durable. Ce qui est durable, c'est une vie où les gens modestes ont leur place et ont des perspectives. 

    Les perspectives, c'est important? 

    Capital. Mais cela ne veut pas dire que l'objectif est forcément de devenir ministre ou trader! Rappelons-le, quand on naît dans un milieu populaire, son destin est de mourir dans un milieu populaire, et je vais vous dire, ça n'est pas grave: on peut faire sa vie modestement, et avoir des amours, des amitiés, faire des rencontres... Mais, pour cela, il faut être intégré économiquement, culturellement, politiquement et... géographiquement.  

    Or le modèle économique et territorial tend à restreindre les champs du possible: aujourd'hui, les logiques foncières interdisent aux enfants des catégories populaires de la France périphérique d'intégrer l'enseignement supérieur à Paris, à Lyon: payer une chambre de bonne à Paris, cela devient très compliqué pour quelqu'un qui vit au coeur de la Picardie.  

    Dans le même temps, le bloc du haut - qui repose en fait sur 30 à 40% de la population, et non seulement ce 1% qui est une escroquerie et qui renvoie quasiment à une théorie du complot - est en train de faire sécession. Demain, nous aurons certainement des partis qui représenteront cette France de la mondialisation et des métropoles... Peut-être Macron est-il ce candidat-là, rassemblant les libéraux de droite et de gauche. Ce qui serait cohérent... D'ailleurs, il peut être estimé pour cela: il n'avance pas masqué et met cartes sur table. 

    On assisterait dès lors à une polarisation du paysage politique: le "ni droite ni gauche d'en bas" représenté par Marine Le Pen, versus le "ni droite ni gauche d'en haut" incarné par Emmanuel Macron... Or numérairement, les premiers sont plus nombreux. Est-ce à dire que le FN pourrait l'emporter? 

    N'oubliez pas que "La France d'en haut" ne se résume pas seulement aux "élites", mais à tous ceux qui bénéficient de la mondialisation ou en sont protégés. Cela représente un très vaste électorat qui, en plus, "survote". Par ailleurs, le FN n'est pas le Parti communiste des années 1950. Oui, c'est une masse très importante d'électeurs; c'est un parti qui existe le soir des élections mais qui n'existe pas vraiment dans la vie réelle. Il ne structure pas la société comme jadis le Parti communiste, avec des militants partout, des journaux, des télés... C'est toute la différence entre Marine Le Pen et Donald Trump: Trump avait le Parti républicain avec lui.  

    Mais la présidentielle est une élection particulière, la seule où les classes populaires votent. Par ailleurs, les thématiques portées par le FN sont désormais culturellement majoritaires (régulation des flux migratoires, contestation de la mondialisation). Pour l'instant, ce qui fait défaut au Front national, ce sont les plus de 60 ans, et singulièrement les retraités issus de ces catégories, "les retraités populaires" (expression que j'ai forgée avec le sociologue Serge Guérin).  

    Ce n'est pas le moindre des paradoxes, mais, dans cette France qui ne jure que par le jeunisme, où l'on voit le vieillissement de la population comme un phénomène porteur de réaction, voire de populisme, les seniors en sont le rempart! 

    Christophe Guilluy, propos recueillis par Alexis Lacroix et Anne Rosencher (L'Express, 21 février 2017)

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  • Conversations avec Alain de Benoist... (5)

    Nouvelle émission de TV Libertés, "Les conversations de Paul-Marie Couteaux", permettent de partir à la découverte d'une personnalité en six épisodes de 35 minutes. C'est l'occasion de découvrir les passions, les souvenirs et les éléments fondateurs de la vie d'une célébrité pour mieux comprendre son œuvre. Volontairement intimiste, "Les conversations de Paul-Marie Couteaux" sont filmés in situ, là où ces personnages hors du commun trouvent leurs forces et leur inspiration.

    Vous pouvez découvrir ci-dessous le cinquième épisode de ces conversations avec Alain de Benoist.

    Voir l'épisode 1

    Voir l'épisode 2

    Voir l'épisode 3

    Voir l'épisode 4

                                    

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  • Emmanuel Macron : tout le contraire d’un populiste !...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et dans lequel il montre ce qui distingue le phénomène Macron, essentiellement médiatique, du populisme... Philosophe et essayiste, Alain de Benoist vient de publier Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017).

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    Alain de Benoist : Emmanuel Macron - tout le contraire d’un populiste !

    Emmanuel Macron comme Donald Trump : le phénomène est plus intéressant que le personnage lui-même. Comment expliquer l’actuel phénomène Macron, qui se veut candidat hors système, alors qu’il est justement un pur produit du système ?

    On peut facilement ironiser sur le personnage. Le petit Mickey travesti en Rastignac, la petite chose qui veut se faire aussi grosse qu’un président, le Micron transformé en Maqueron, le Ken du couple Ken et Barbie, le télévangéliste christique débitant à chacun les niaiseries qu’il veut entendre. Mais tout cela ne cerne qu’imparfaitement le phénomène. Ce qui frappe d’abord, c’est qu’Emmanuel Macron est le premier candidat postmoderne que l’on ait jamais vu se présenter à l’élection présidentielle. Les arguments raisonnés, les promesses lyriques, les démonstrations destinées aux électeurs, tout cela faisait encore partie de la modernité. Avec la postmodernité, on est dans l’affect à l’état pur, dans l’émotion, l’amour, l’extase. Le sentiment submerge tout, comme dans le discours des gourous.

    Certains reprochent à Macron de n’avoir pas de programme et de multiplier les déclarations contradictoires. Mais on perd son temps à s’indigner ou à vouloir lui répondre. En régime postmoderne, les contradictions n’ont aucune importance, et ce n’est pas avec des programmes que l’on conquiert l’opinion. C’est avec des postures et des incantations. Ce ne sont pas les mots qui comptent, mais le métalangage, pas le réel mais le plus-que-réel, pas le textuel mais l’hypertextuel. En recourant à des stratégies narratives, à des mécanismes persuasifs fondés sur ce que lui indiquent les algorithmes, Macron ne cherche à convaincre que d’une chose : qu’il faut communier avec lui, fusionner avec lui, qu’il faut l’aimer autant qu’il s’aime lui-même (« Parce que je veux être Président, je vous ai compris et je vous aime ! »). Il est plein de vide, mais ce vide le remplit mieux que tout autre contenu. Une bulle, certes, mais qui continue à enfler.

    Un mutant politique, un phénomène typiquement postmoderne.

    Dans L’Obs, le philosophe Michel Onfray – qui faisait récemment la une de votre revue, Éléments – assure qu’Emmanuel Macron « est en réalité l’autre nom de l’ubérisation de la société ». Vous confirmez ?

    Bien sûr. Au-delà des banalités et des platitudes qu’il accumule avec un aplomb que rien ne vient entamer, Macron se situe dans une perspective bien précise qu’on peut résumer de la façon suivante : la mondialisation heureuse, l’ubérisation de la société et la précarité pour tous. De ce point de vue, Macron est un libéral au sens complet du terme : libéral en économie, libéral en matière « sociétale », libéral en tout. C’est pourquoi il séduit à la fois la gauche « branchée », les économistes hors-sol et les centristes fascinés par la Silicon Valley, Jacques Attali et Bernard Kouchner, Alain Minc et Corinne Lepage, Renaud Dutreil et Pierre Bergé. Nathalie Kosciusko-Morizet ne déparerait pas dans ce paysage !

    Macron se dit au-delà de la droite et de la gauche. Vous venez vous-même de publier un livre intitulé Le Moment populiste – Droite-gauche, c’est fini ! (Pierre-Guillaume de Roux). Ce positionnement apporte de l’eau à votre moulin ?

    La grande caractéristique du populisme est de substituer au clivage horizontal droite-gauche un clivage vertical entre le peuple et les élites (« ceux d’en haut » contre « ceux d’en bas »). Mais l’effacement du clivage droite-gauche ne se constate pas seulement à la base. Par réaction, il se retrouve aussi dans la classe dominante, avec l’idée d’une « union nationale » destinée à faire barrage au populisme et à neutraliser les « récalcitrants » des deux bords. Il y a, là, une certaine logique : en même temps qu’il coalise à la base un électorat venu de la gauche et un électorat venu de la droite, le populisme suscite à la tête un regroupement de factions hier encore antagonistes, mais qui n’ont pas de mal aujourd’hui à réaliser que rien ne les sépare vraiment.

    Cette nouvelle stratégie était déjà présente dans l’idée de « troisième voie » théorisée par Anthony Giddens à l’époque de Tony Blair, dont l’objectif avoué était de contribuer au « renouveau » de la social-démocratie dans le sens d’une fusion assumée avec la logique libérale. C’est elle que l’on retrouve en France chez Emmanuel Macron, véritable héritier du blairisme, quand il assure que « le vrai clivage dans notre pays […] est entre progressistes et conservateurs », ou chez le libéral Guy Sorman, pour qui « le récent référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne n’a pas opposé la droite conservatrice à la gauche travailliste, mais les partisans de l’ouverture à ceux de la fermeture ». La « fermeture » étant censée désigner le « tribalisme » et le « repli sur soi », il faut comprendre que l’« ouverture » signifie l’adhésion à tout ce qui transcende les frontières, à commencer par les marchés financiers. La position de Macron représente donc le symétrique inverse du populisme. Elle cherche à unifier les élites mondialisées au-delà des étiquettes, tout comme les populistes essaient d’unifier le peuple.

    Personne ne semble réaliser que, dans cette optique, un second tour de l’élection présidentielle opposant Marine Le Pen et Emmanuel Macron, où ne serait donc présent aucun représentant des deux grands partis de gouvernement qui ont en alternance gouverné la France pendant trente ans, représenterait un véritable tournant historique.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 23 février 2017)

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  • Conversations avec Alain de Benoist... (4)

    Nouvelle émission de TV Libertés, "Les conversations de Paul-Marie Couteaux", permettent de partir à la découverte d'une personnalité en six épisodes de 35 minutes. C'est l'occasion de découvrir les passions, les souvenirs et les éléments fondateurs de la vie d'une célébrité pour mieux comprendre son œuvre. Volontairement intimiste, "Les conversations de Paul-Marie Couteaux" sont filmés in situ, là où ces personnages hors du commun trouvent leurs forces et leur inspiration.

    Vous pouvez découvrir ci-dessous le quatrième épisode de ces conversations avec Alain de Benoist.

    Voir l'épisode 1

    Voir l'épisode 2

    Voir l'épisode 3

     

                                        

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  • Quand les contours d’un monde que nous avons connu, et parfois aimé, se dissipent sous nos yeux...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Breizh Info à l'occasion de la sortie de son nouvel essai intitulé Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017).

     

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    Les contours d’un monde que nous avons connu, et parfois aimé, se dissipent sous nos yeux

    Breizh-info.com : « Droite et gauche, c’est fini ! » : tel est le sous-titre de votre ouvrage. Sur quoi basez-vous votre constat, sachant tout de même que, notamment en France et on le voit bien à l’occasion de cette période pré-électorale, les candidats se réclament toujours, pour la plupart, de la droite ou de la gauche (en incluant les « extrêmes ») ?

    Alain de Benoist : Je consacre tout un chapitre de mon livre à l’histoire du clivage droite-gauche. Outre qu’il a toujours existé une multitude de droites et de gauches différentes, je montre que ce à quoi renvoie ce clivage n’a cessé d’évoluer dans le temps. Etre de gauche en 1880, c’était militer pour le colonialisme ; être de droite, c’était être hostile à la séparation de l’Eglise et de l’Etat ! La gauche était naguère le parti de la lutte des classes, c’est aujourd’hui le parti des droits individuels, tandis qu’une large partie de la droite s’est ralliée à la défense du marché, à l’axiomatique de l’intérêt et à l’explication économique du monde.

    Les politologues, de leur côté, ne sont jamais parvenus à donner une définition de la droite et de la gauche qui fasse autorité. En proie à une crise d’identité significative, les partis de droite et de gauche sont eux aussi devenus incapables de donner un sens précis à ces termes. Ajoutez à cela que les familles sociologiques où l’on votait toute sa vie pour un parti donné ont aujourd’hui disparu : les gens « zappent » de droite à gauche ou le contraire, sans pour autant assister à autre chose qu’à une politique de droite faite par des partis de gauche ou à une politique de gauche faite par des partis de droite. Quant aux essais politiques qui paraissent en librairie, il est de plus en plus difficile de dire si leurs auteurs (Marcel Gauchet, Jean-Claude Michéa, Michel Onfray, etc.) sont eux-mêmes « de droite » ou « de gauche ».

    La vérité est que la dyade droite-gauche est devenue obsolète pour décrire le paysage politique actuel. Le clivage gauche-droite n’est plus fonctionnellement opérant que sous le poids des habitudes : il y a une pesanteur historique de la logique bipolaire qui est entretenue par la politique politicienne, notamment au moment des élections. Mais quand on se réfère aux sondages d’opinion, on s’aperçoit qu’aux yeux d’une majorité de Français, ce clivage est de plus en plus dépourvu de sens. En 1980, ils n’étaient encore que 30 % à considérer les notions de droite et de gauche comme dépassées. En mars 1981, ils étaient 33 % ; en février 1986, 45 % ; en mars 1988, 48 % ; en novembre 1989, 56 % ; en 2011, 58 %. Ils sont aujourd’hui 73 % ! Progression extraordinairement significative.

    La montée des mouvements populistes, qui articulent souvent des éléments de droite et des éléments de gauche dans une même demande politique et sociale émanant de la base, face à une offre politique « d’en haut » jugée décevante, voire insupportable, est l’une des conséquences de cette évolution. D’une part, le populisme substitue à l’axe horizontal droite-gauche un axe vertical « ceux d’en haut vs. ceux d’en bas », mais il suscite, accompagne et accentue de nouveaux clivages qui remplacent de plus en plus le clivage droite-gauche : clivage entre ceux qui profitent de la mondialisation et ceux qui en sont les victimes, clivage entre ceux qui pensent en termes de peuples et ceux qui ne veulent connaître qu’une humanité formée d’individus, clivage entre la France périphérique et la France urbanisée, le peuple et les élites mondialisées, les gens ordinaires et la Nouvelle Classe, les classes populaires ainsi que des classes moyennes en voie de déclassement et la grande bourgeoisie mondialiste, les tenants des frontières et les partisans de l’« ouverture », les « invisibles » et les « sur-représentés », les conservateurs et les libéraux, etc.

    La formidable vague de défiance envers les élites (politiques, financières, médiatiques et autres) qui ne cesse d’alimenter le populisme a pour effet direct d’éliminer – Mélenchon dirait de « dégager » – l’ancienne caste des partis dits de gouvernement. La Démocratie chrétienne et le parti communiste ont été balayés en Italie, Syriza en Grèce a quasiment fait disparaître le Pasok, la dernière élection présidentielle en Autriche s’est jouée entre un écologiste et un populiste. On pourrait donner bien d’autres exemples.

    En va-t-il différemment en France ? Je n’en ai pas l’impression. Parmi tous les scénarios qui restent possibles concernant la prochaine élection présidentielle, un duel Macron-Le Pen au second tour n’est pas le plus improbable. Personne ne semble réaliser que dans une telle hypothèse, et pour la première fois dans l’histoire de l’élection présidentielle, aucun des deux grands partis qui ont en alternance dirigé la France depuis plus de trente ans ne serait présent au second tour, ce qui représenterait un tournant historique de première importance.

    Breizh-info.com : Les couches populaires semblent effectivement exaspérées, lassées, de la façon dont la cité est gérée. Mais sont-elles toutefois force de proposition ? Le taux d’abstention aux élections, le peu de mobilisation dans les grandes manifestations sociales ou sociétales ne sont-ils pas les signes d’un abandon de la vie de la cité par le peuple ?

    Alain de Benoist : Ils sont plutôt la preuve de l’ampleur d’un malaise qui s’enracine dans la crise de la représentation : les gens ayant le sentiment de ne plus être représentés par leurs représentants, beaucoup estiment que cela ne sert plus à rien de faire usage le jour de l’élection d’une souveraineté dont ils savent qu’ils la reperdront dès le lendemain. C’est pourquoi les populismes aspirent à des formes de démocratie plus directe, référendaire ou participative, conscients qu’ils sont des dysfonctionnements et des limites d’une démocratie libérale qui a remplacé la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire et qui est aujourd’hui dirigée par une caste oligarchique qui ne cherche à défendre que ses seuls intérêts.

    Les classes populaires ne sont pas seulement exaspérées par la « façon dont la cité est gérée ». Elles veulent en finir avec la gestion administrative, c’est-à-dire avec le pouvoir d’une expertocratie qui prétend que les problèmes politiques ne sont en dernière analyse que des problèmes techniques (pour lesquels il n’existe évidemment qu’une seule solution rationnelle) et qui cherche à rabattre le gouvernement des hommes sur l’administration des choses. Elles réalisent que la « gouvernance » n’est qu’un moyen de gouverner sans le peuple. Ce que Vincent Coussedière a appelé le « populisme du peuple » n’est rien d’autre qu’une demande adressée aux hommes politiques pour qu’ils fassent véritablement de la politique au lieu de s’en tenir à la gestion.

    Vous me demandez si les « couches populaires » sont « force de proposition ». D’abord, appelons les choses par leur nom : les « couches » populaires sont en réalité des classes populaires et leur opposition aux élites relève du rapport de classes, tout comme la critique du populisme traduit un mépris de classe, l’idéologie dominante n’étant autre chose que l’idéologie de la classe dominante. Que veut dire ensuite cette expression de « force de proposition » qui fleure bon la langue de bois ?

    Le peuple représente le pouvoir constituant, et il est d’autant plus présent à lui-même qu’il a les moyens de décider par lui-même de ce qui le concerne. Que ce soit à propos de l’immigration, de la mondialisation ou du pouvoir de la Commission européenne, le peuple voit bien que l’on n’a cessé de décider à sa place, et que ces décisions ont bouleversé sa vie quotidienne. Il est parfaitement apte à juger de ce qui est bon et de ce qui est mauvais pour lui. Pour qu’il fasse des « propositions », il faut seulement qu’on le consulte ou qu’on lui donne les moyens de trancher.

    Breizh-info.com : Pourquoi le mot « populisme » a-t-il si mauvaise presse – tout en qualifiant chacun de ses opposants – au sein de l’élite ?

    Alain de Benoist : Il en va du « populisme » comme du « communautarisme », devenu lui aussi un mot-caoutchouc qu’on utilise comme repoussoir afin de délégitimer tout ce que l’on déteste. Le « populisme » a mauvaise presse auprès des élites parce qu’ils recouvre tout ce qu’elles exècrent et redoutent le plus : le retour des « classes dangereuses ». En clair : le réveil de peuples décidés à perpétuer leurs valeurs, leur mode de vie et leur sociabilité propres.

    Ce n’est pas un hasard si la critique du populisme se transmue très vite en critique du peuple, représenté couramment comme une masse de ploucs ignorants. Le prolétaire dont on vantait naguère la dignité (« pauvre mais digne »), la tenue et l’honnêteté, est devenu dans les médias un mélange de Bitru et de Dupont-Lajoie, inculte, méchant, xénophobe et rétrograde, qui s’entête obstinément à ne pas faire confiance à « ceux qui savent » et ne vote jamais comme on veut qu’il le fasse. Il est ainsi entendu, soit que le peuple ne sait pas ce qu’il veut, soit, lorsqu’il fait savoir qu’il veut quelque chose, qu’il n’y a pas lieu d’en tenir compte. « Il y en a marre du peuple ! », éructait Daniel Cohn-Bendit au lendemain du Brexit. Il disait ainsi tout haut ce que d’autres pensent tout bas.

    Breizh-info.com : La fin des idéologie a été marquée par des vagues « populistes » en Europe, mais aussi et surtout par l’avènement d’une forme de désenchantement du monde, largement dominé aujourd’hui par les puissances économiques via la publicité et la globalisation. A partir du moment où le fils du militant communiste stalinien enraciné dans sa banlieue rouge est devenu un globe trotter travaillant pour différentes firmes internationales et se sentant partout chez lui, comment refonder demain – et autour de quoi – un espoir collectif pour les peuples ? Et cela autrement qu’en flattant certains bas instincts…

    Alain de Benoist : Une remarque tout d’abord : le désenchantement du monde, dont les racines sont loin d’être contemporaines, ne signale nullement la « fin des idéologies », expression commode mais qui ne veut strictement rien dire, précisément parce qu’aucune société ne peut exister ne soit soumise à la pression d’une idéologie dominante.

    Nous vivons aujourd’hui dans l’idéologie de la marchandise, c’est-à-dire dans une époque où l’imaginaire symbolique a été largement colonisé par les seules valeurs marchandes (calculabilité, rentabilité, profit, etc.). La déliaison sociale, le technomorphisme, la montée de l’individualisme narcissique, se conjuguent avec ce « fétichisme de la marchandise » (Karl Marx) pour transformer l’individu en « sujet automate » qui a de plus en plus avec ses semblables une relation calquée sur la relation aux choses.

    La réponse à la question que vous posez dépend précisément de la possibilité d’abandonner cette idéologie de la marchandise, conséquence logique de l’anthropologie libérale, qui fait de l’homme un être égoïste cherchant en permanence à maximiser son meilleur intérêt matériel et privé. Cela implique de réhabiliter la sphère publique par rapport à la sphère privée, et de recréer les conditions d’émergence d’un projet collectif.

    J’ai coutume de dire que dans l’expression « bien commun », le mot qui compte le plus est le second. Le rôle du politique est en effet de produire du commun. Ce commun, qui est la condition du véritable « vivre ensemble » – expression aujourd’hui galvaudée pour lui donner un sens tout à fait contraire à celui qui est le sien –, s’enracine nécessairement dans des valeurs partagées, mises en forme par l’histoire et par la culture, et dans lesquelles pourrait se reconnaître votre « fils de militant communiste stalinien » aussi bien qu’un jeune Français tenté par l’exotisme djihadiste.

    Mais il est clair que nous en sommes loin, dans une société qui ne veut connaître que des individus, qui a oublié que les raisons de vivre et les raisons de mourir sont les mêmes, et qui s’imagine que le lien social se ramène au contrat juridique et à l’échange marchand.

    Breizh-info.com : Sous quelle forme pourrait intervenir ce « moment populiste » que vous évoquez ?

    Alain de Benoist : Sous des formes différentes bien sûr, car le populisme n’est pas une idéologie (ce qui explique son caractère polymorphe).

    Durant la seule année 2016, une représentante du Mouvement Cinq étoiles a été élue à la tête de la mairie de Rome, l’Angleterre est sortie de l’Union européenne, le FPÖ autrichien a manqué de peu l’élection d’un de ses représentants à la présidence de la République, le Front national a dépassé les 40 % dans certains élections locales, Podemos s’est emparé des mairies de Madrid et Barcelone, l’Alternative für Deutschland (AfD) a confirmé sa montée en Allemagne, Viktor Orbán s’est imposé au sein du groupe de Visegrád, Donald Trump a été élu aux Etats-Unis, Matteo Renzi a dû abandonner la présidence du Conseil en Italie, Hollande et Valls, Juppé et Sarkozy ont été (ou sont en passe d’être) renvoyés dans leurs foyers.

    Le « moment populiste » n’est donc pas une éventualité : il est déjà là. Mais il est encore trop tôt pour en dresser un bilan qui, le moment venu, sera nécessairement contrasté.

    Breizh-info.com : Y a-t-il des comparaisons historiques ou géographiques que vous pourriez faire avec la scène qui se déroule en Europe aujourd’hui ?

    Alain de Benoist : Pas vraiment. On pourrait faire des comparaisons avec les populismes de la fin du XIXe siècle (le mouvement des narodniki en Russie, celui des fermiers grangers aux Etats-Unis) ou, en France, avec le mouvement boulangiste.

    On pourrait aussi évoquer la fin de la République de Weimar. Mais je crois que tout cela ne nous mènerait pas bien loin. L’histoire ne repasse pas les plats, comme disait Céline, et les comparaisons historiques, si intéressantes qu’elles puissent être, trouvent rapidement leurs limites. Mieux vaut considérer que l’histoire est toujours ouverte, d’autant que nous voyons en ce moment se clore le grand cycle de la modernité.

    Les contours d’un monde que nous avons connu, et parfois aimé, se dissipent sous nos yeux, tandis que le monde à venir reste nébuleux. Le populisme participe à sa façon de cette transition. Reste à savoir ce qu’il peut annoncer.

    Breizh-info.com : Alain de Benoist, quelle est votre recette pour arriver à produire autant d’ouvrages, d’articles, précis, sources et argumentés, avec cette fréquence ?

    Alain de Benoist : Il n’y a pas de recette. Pour moi comme pour tout le monde, les journées n’ont que vingt-quatre heures ! J’essaie seulement de bien m’organiser et de ne pas perdre mon temps en activités mondaines et en discussions inutiles.

    Je travaille 70 heures par semaine, ce qui m’a permis de publier jusqu’à présent un peu plus de 100 livres, de 2 000 articles et de 600 entretiens (celui-ci sera le 638e !). Je n’en tire pas de gloire particulière : la quantité n’est pas gage de qualité, et je n’accorde au travail aucune valeur morale !

    Breizh-info.com : Quels sont les derniers ouvrages que vous avez lus, appréciés, et que vous recommanderiez à nos lecteurs ?

    Alain de Benoist : D’abord le livre de Jean Vioulac, Science et révolution (PUF), qui constitue une approche novatrice de la question de la technique à la lumière de la pensée phénoménologique de Husserl, ensuite le petit ouvrage de Ludwig Klages, L’homme et la Terre, qui date de 1913 et vient d’être traduit en français (chez RN Editions).

    Dans un tout autre domaine : la réédition, aux éditions bretonnes Yoran Embanner, de trois importantes études de Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarc’h : La civilisation celtique, Les fêtes celtiques et La souveraineté guerrière de l’Irlande (NDLR : voir à ce sujet nos chroniques sur Breizh-info.com)

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh Info, 20 février 2017)

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