LE PLUS NOUVEAU DES PHILOSOPHES
Clément Rosset et la réalité des choses
« Au centre du cosmos, le pouvoir n'est plus souverain, mais anonyme ». On pense à cette phrase de Jünger en lisant le très remarquable ouvrage que vient de publier le jeune philosophe Clément Rosset, professeur à la faculté de Nice, ouvrage dans lequel il approfondit des thèses déjà présentées dans La philosophie tragique (PUF, 1960), Logique du pire (PUF, 1971), L'Anti-nature (PUF, 1973) et Le réel et son double (Gallimard, 1976), En s'efforçant – vingt siècles après les Grecs – de penser le monde comme chaos. Et en affirmant que toute réalité est « idiote », c'est-à-dire, au sens étymologique premier, unique et singulière, sans double ni reflet.
Les hommes ont toujours eu du mal à accepter que les choses soient ce qu'elles sont – et non ce qu'elles « pourraient » ou « devraient » être. « L'homme est mauvais conducteur de la réalité », disait Reverdy. Aujourd'hui plus que jamais, nombreux sont ceux qui disent : « L'utopie ou la mort! » – sans voir que c'est la même chose. Loin de remédier à ce penchant, les philosophes s'y sont précipités. Dans L'île de la raison, de Marivaux, tout le monde finit par quitter ses illusions et se rendre à l'évidence. Tous, sauf un : le philosophe. C'est que le philosophe, trop souvent, ne peut s'empêcher, soit de récuser le réel, soit de l'assortir d'une projection, d'un miroir, d'un double (on connaît le « mythe de la caverne », chez Platon.) Toujours le sollicite l'idée d'une « valeur ajoutée », permettant l'interprétation d'un sens supposé. En donnant au monde une « signification » imaginaire, en y voyant la manifestation d'un « ordre » ou l'ébauche d'une « direction », le philosophe croit élucider l'énigme par excellence. Il croit enrichir le réel, alors qu'il le dévalue subtilement – en l'aliénant au sens propre, c'est-à-dire en l'assujettissant à une autre chose que ce qu'il est.
Dans cette recherche d’un sens global, Clément Rossé voit une « maladie endémique ». Le philosophe qui disserte sur le sens des choses, dit-il, révèle seulement, par sa dévotion pour le « double » qu'il accole au réel, son incapacité profonde à affronter la réalité de l'absence de sens. La vérité est que le monde est chaos. Il ne contient de sens que celui que nous y mettons. Il n'y a pas de sens de l'histoire, pas de clef universelle du devenir, pas de secret des choses. Ou plutôt, le secret des choses, c'est qu'il n'y a pas de secret. Le monde, comme l'inconscient, ne cache qu'une chose : il cache qu'il n'a rien à cacher.
La question de savoir si le monde relève du hasard ou de la nécessité n'est pas moins oiseuse, car ces deux termes ne sont que deux façons de désigner une même chose. Toute réalité, est in-signifiante parce qu'elle est à la fois fortuite et déterminée. Là où il y a une volonté, dit-on, il peut y avoir un chemin. Oui, mais là où il y a un chemin, il ne peut qu’y avoir une volonté. « Il suffit, pour s'en rendre compte, d'essayer de marcher au hasard – tâche impossible s'il en est. On peut bien, il est vrai, se déplacer sans intention déterminée ou tituber d'un pas d'ivrogne : l'itinéraire qu'on aura suivi en fin de compte n'en aura pas moins tous les caractères de la détermination ». Autrement dit : « On peut faire tout ce qu'on veut, on ne pourra jamais pour autant faire n'importe quoi ». Quoi qu'on fasse, ce sera toujours quelque chose. Tout ce qui est hasardeux est en même temps nécessaire, car rien n'échappe à la nécessité d'être quelque chose. La faculté d'exister n'importe où ne dispense pas de la nécessité d'exister quelque part. Bref, écrit Clément Rosset, citant le romancier Malcolm Lowry, tout ce qui advient se fait somehow anyhow : « De toute façon d'une certaine façon ». Conclusion : de ce que les choses sont (inévitablement) comme elles sont (et non autrement), on ne peut tirer l'idée qu'elles ont un sens.
Clément Rosset dénonce donc, avec bonheur, ceux pour qui l'histoire s'explique par un facteur priviligié (la classe, le sexe, l'économie, la race, la « nature », etc.) ; ceux pour qui le monde n'est qu'un aperçu (mineur et parfois illusoire) de ce qui existe vraiment ; ceux qui s'imaginent que le monde devrait être autre chose que ce qu'il est (et que notre rôle est de le « changer »). Et il décrit deux types de théoriciens particulièrement courants aujourd'hui : l'« illusionniste » et l'« inguérissable ».
L'« illusionniste » est celui pour qui le sens du réel réside dans un « objet manquant » – « manquant à sa place » – qui se dérobe toujours, et qu'il fait « voir » (en coulisse) par simple pouvoir de suggestion. Parmi les « illusionnistes » modernes, on pourrait citer Kafka et la « Loi », Georges Bataille et le « désir », Jacques Lacan et le « signifiant », Jacques Derrida et la « différence ». L'« inguérissable », quand à lui, est ce type de dévot qu'aucun démenti ne décourage, car s'il admet que le monde puisse ne pas avoir tel ou tel sens, il n'admettra jamais qu'il puisse n'en avoir aucun. Il remplace alors les certitudes du dogme par une dogmatique de l'incertitude. « En principe général, écrit l'inguérissable Gilles Deleuze, on a d'autant plus raison qu'on a passé sa vie à se tromper ». « Ainsi, commente Rosset, se déplace l'apparence du sens, c'est-à-dire le non-sens, au long du fil d'une interminable circulation de la folie : la “vérité” était hier à Moscou, elle est aujourd'hui à San Francisco, elle sera demain dans la philosophie chinoise, l'écologie ou l'alimentation macrobiotique ».
Face aux doctrines « déréalisantes », Clément Rosset recommande d'admettre le monde comme il est. Non seulement de l'admettre, mais de le vouloir comme il est. Non seulement de le vouloir, mais de chercher à le renforcer dans ce qu'il est. Il préconise donc l'amour du réel, cette « grâce » qui prend la forme d'une allégresse – cet amour qui n'est pas seulement l'amour de la vie ni l'amour des autres, ni l'amour de soi, ni l'amour de Dieu, mais qui est, d'abord et avant tout, l'amour de ce qui est. L'amour, l'acceptation et le désir, sans aucun double « correctif », de ce miroir unilatéral qu'est la réalité.
Une telle démarche, jubilatoire et tragique, n'équivaut nullement à un refus d'agir sur le monde, ni à une quelconque résignation. Elle est même au contraire la condition sine qua non d'une action efficace. C'est en effet dans la mesure où rien n'est prévu, où rien n'est joué, que tout reste possible. Rendre le réel au « non-sens », ce n'est pas le dévaluer ni le décrire comme absurde ou comme inintéressant, ou encore comme anodin, mais le rendre riche de toutes les possibilités. Le monde, en fin de compte, n'est riche que de son absence de signification grâce à laquelle il peut être le lieu de toutes les significations. Il est riche en tant que chaos, parce qu'à ce chaos l'homme – le seigneur des formes – peut à chaque instant donner sa marque. C'est peut-être en renonçant à trouver du sens dans le monde que nous aurons quelque chance, un jour, de pouvoir en mettre.
Alain de Benoist (Le Figaro magazine, 4-5 février 1978)
Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie, Minuit.