Nous reproduisons ci-dessous une chronique de Richard Millet, cueillie sur son site personnel et dans laquelle il évoque la beauté de ces arbres que des technocrates sans âme font abattre au bord de nos routes...
Auteur de La confession négative (Gallimard, 2009) et de Tuer (Léo Scheer, 2015), Richard Millet a publié cet automne aux éditions Léo Scheer un roman intitulé La nouvelle Dolorès et, tout dernièrement, son Journal de l'année 1971 à l'année 1994.
La grande pitié des arbres de Corrèze
Pendant que les syndicats, ultimes relais de partis politiques moribonds, rêvent de commémorer le cinquantenaire de Mai 68 en tentant d’organiser une grève générale avec le concours de petits-bourgeois cheminots, pilotes d’Air France et étudiants, le Conseil régional de la Corrèze fait abattre les arbres du bord des routes. Il y a donc eu un technocrate pour « initier » le projet, un bureaucrate pour la « finaliser », des politicards pour la mettre en application. Plus de 20.000 arbres ont déjà été abattus afin de « protéger » le bitume de l’égouttement des arbres et déployer la fibre optique, à charge pour propriétaire de payer les frais de cet « élagage » qui détruit une part considérable du paysage. Cette pratique rappelle celle par laquelle les autorités chinoises font payer aux familles la balle qui a servi à exécuter un de leurs membres.A cela je n’échapperai pas, pour les quelques arbres que je possède et qui surplombent légèrement, à Viam, la route Limoges-Ussel.Cette modification du paysage n’est pas du même ordre que les grandes coupes de bois, fréquentes dans le nord de ce département : il s’agit du bord des routes, c’est-à-dire de lieux de passage et de promenade, qui sont les « eaux étroites » de ces hautes terres, pour reprendre une terminologie gracquienne. Abattre les arbres, c’est une nouvelle fois jouer l’horizontalité contre la verticalité, la connexion contre l’ordre naturel de la forêt, la Technique contre l’immémorial, le vivant contre la culture de mort.Les beaux vers de Ronsard contre les bûcherons mettant à bas la forêt de Gastine me reviennent à l’esprit :
« Ecoute bûcheron (arrête un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des Nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ? »
Oui, alors que les hystéries migratoires, animalières et féministes atteignent leur acmé, il faut rappeler que les arbres ne sont pas que du bois, ni le paysage seulement du territoire à « aménager » : il y va de notre lien avec un des emblèmes les plus visibles de la nature, sans lequel il est difficile de vivre. « Nul ne se promène impunément sous les palmes », disait Goethe. En effet, la marche sous les arbres, dans la campagne, relève souvent de l’expérience personnelle. En priver les habitants d’un des départements les moins peuplés de France et qui, pour cette raison, est particulièrement vivable, pour ceux qui préfèrent les grands arbres aux petits-bourgeois mondialisés, voilà qui est hautement criminel ; et les technocrates qui ont mis en oeuvre cette solution finale ont sans doute puisé leur inspiration dans la très archaïque pulsion par laquelle l’homme cherche à périr ou faire périr en masse, laquelle pulsion qui a trouvé tant d’illustrations, depuis le massacre des Arméniens et des Syriaques par les Turcs et les Kurdes, il y a une centaine d’années.
Richard Millet (Site personnel de Richard Millet, 22 avril 2018)
Commentaires
Lettre de Georges Pompidou,
à Jacques Chaban Delmas,
17 juillet 1970
Mon cher Premier Ministre,
J'ai eu, par le plus grand des hasards, communication d'une circulaire du Ministre de l'Equipement
-Direction des routes et de la circulation routière- dont je vous fais parvenir photocopie. Cette
circulaire, présentée comme un projet, a en fait déjà été communiquée à de nombreux
fonctionnaires chargés de son application, puisque c'est par l'un d'eux que j'en ai appris
l'existence.
Elle appelle de ma part deux réflexions : La première, c'est qu'alors que le Conseil des Ministres
est parfois saisi de questions mineures telles que l'augmentation d'une indemnité versée à
quelques fonctionnaires, des décisions importantes sont prises par les services centraux d'un
ministère en dehors de tout contrôle gouvernemental ; la seconde, c'est que, bien que j'ai plusieurs
fois exprimé en Conseil des Ministres ma volonté de sauvegarder "partout" les arbres, cette
circulaire témoigne de la plus profonde indifférence à l'égard des souhaits du Président de la
République.
Il en ressort, en effet, que l'abattage des arbres le long des routes deviendra systématique sous
prétexte de sécurité. Il est à noter par contre que l'on n'envisage qu'avec beaucoup de prudence et
à titre de simple étude, le déplacement des poteaux électriques ou télégraphiques.
C'est que là, il y a des administrations pour se défendre. Les arbres, eux, n'ont, semble-t-il,
d'autres défenseurs que moi-même et il apparaît que cela ne compte pas. La France n'est pas
faite uniquement pour permettre aux Français de circuler en voiture, et, quelle que soit
l'importance des problèmes de sécurité routière, cela ne doit pas aboutir à défigurer son paysage.
D'ailleurs, une diminution durable des accidents de la circulation ne pourra résulter que de
l'éducation des conducteurs, de l'instauration des règles simples et adaptées à la configuration de
la route, alors que complication est recherchée comme à plaisir dans la signalisation sous toutes
ses formes. Elle résultera également des règles moins lâches en matière d'alcoolémie, et je
regrette à cet égard que le gouvernement se soit écarté de la position initialement retenue.
La sauvegarde des arbres plantés au bord des routes -et je pense en particulier aux magnifiques
routes du Midi bordées de platanes- est essentielle pour la beauté de notre pays, pour la
protection de la nature, pour la sauvegarde d'un milieu humain.
Je vous demande donc de faire rapporter la circulaire des Ponts et Chaussées et de donner des
instructions précises au Ministre de l'Equipement pour que, sous divers prétextes (vieillissement
des arbres, demandes de municipalités circonvenues et fermées à tout souci d'esthétique,
problèmes financiers que posent l'entretien des arbres et l'abattage des branches mortes), on ne
poursuive pas dans la pratique ce qui n'aurait été abandonné que dans le principe et pour me
donner satisfaction d'apparence.
La vie moderne dans son cadre de béton, de bitume et de néon créera de plus en plus chez tous
un besoin d'évasion, de nature et de beauté. L'autoroute sera utilisée pour les transports qui n'ont
d'autre objet que la rapidité. La route, elle, doit redevenir pour l'automobiliste de la fin du vingtième
siècle ce qu'était le chemin pour le piéton ou le cavalier : un itinéraire que l'on emprunte sans se
hâter, en en profitant pour voir la France. Que l'on se garde donc de détruire systématiquement ce
qui en fait la beauté !
Georges Pompidou