Vide du politique/Politique du vide/Révolution
La société du vide que dépeignait Yves Barel, en 1984, est bien là. Elle est consécutive au triomphe de la consommation, à la prévalence de l’activité marchande et financière sur toutes les autres formes d’activités humaines. Corrélativement, elle a vidé le politique de sa substance. Cette mutation globale n’est ni un fait du hasard, ni une nécessité historique. Mais, elle est le résultat d’une stratégie de longue haleine inspirée par l’interprétation véhémente de la philosophie libérale (celle que redoutait et condamnait David Hume), et, plus précisément, par une extrapolation du « paradigme smithien » qui convient si bien au monde des affaires, lequel sait l’instrumentaliser avec le plus grand cynisme.
En effet, il a été emprunté à Adam Smith deux idées qui fondent et légitiment l’argumentaire des hommes politiques occidentaux contemporains. Au-delà de leurs nuances partisanes, qu’elles soient de droite ou de gauche. La première, la plus connue, est que la généralisation de l’économie de marché et de l’échange, qui satisfait à la recherche du gain individuel, est la meilleure façon de développer « la richesse des nations ». La seconde est qu’il existe chez l’homme « un plaisir de sympathie réciproque » (in Théorie des sentiments moraux) tel que l’élévation du produit global, accouplée à l’expansion de la communication universelle, doit lui permettre de sortir de l’animosité latente de la sociabilité politique. L’homme mondialisé, sans appartenance identifiée, dépolitisé, sans préférences nationales ou culturelles, est ainsi devenu, en dépit de toutes les réalités qui en contredisent l’existence, l’icône de la pensée occidentale moderne. Au point que l’on voudrait enlever aux Européens leur droit à conserver leurs différences, et interdire qu’ils s’opposent, dès lors et à ce titre, au fait d’être remplacés sur leurs propres terres par des populations venues d’ailleurs.
L’éviction du politique en Occident
La fin du politique a été stratégiquement réfléchie au lendemain de la Grande guerre, dont il faut dire, mais la seconde guerre mondiale aussi, combien elle a illustré les effets néfastes et catastrophiques de la part d’irrationnel qui peut habiter l’animal politique qu’est l’homme. Plutôt que dans l’internationalisme du président américain Wilson, c’est dans la conception d’un monde unifié (One World) qui occupe l’esprit de Franklin D. Roosevelt, laquelle lui est inspirée par son conseiller le géographe américain Isahïa Bowman, qu’il faut situer cette réflexion. Ce dernier cultivait l’idée d’un fédéralisme mondial, réalisable le jour où les Etats-Unis parviendraient à débarrasser le monde de ce qu’il jugeait être « la force la plus rétrograde du Vingtième siècle », à savoir l’Etat-nation. Dans les faits, il aura fallu attendre la fin de la Guerre froide, et que les Etats-Unis aient vaincu le communisme après avoir écrasé le nazisme, pour que l’économicisation des sociétés et des relations internationales devienne effective. Le nouvel ordre mondial, qui s’est esquissé à la fin du Vingtième siècle, n’est pourtant pas celui attendu par Washington. Il est demeuré, ou redevenu, un « concert de puissances », nouveau par sa configuration géographique et parce qu’il a, maintenant, un chef d’orchestre asiatique qui, lui, n’a pas perdu le sens du politique. C’est donc en Europe que l’éviction de celui-ci est le plus net. A tel point que la bonne gouvernance (ou le « bon gouvernement ») consiste principalement à aligner, à coup d’ajustements vers le bas, les économies nationales sur les critères du marché mondial ; et d’abord, sur celui du travail. Il est symptomatique que ce que l’on tient pour être la « réussite » de l’Allemagne consiste à ce qu’elle y parvienne mieux que ses partenaires. Bien qu’elle soit plus fragile qu’il n’y paraît, et qu’elle doive tout à la bonne spécialisation internationale industrielle de la RFA (qui pourrait pâtir bientôt d’une insuffisance de ses investissements). Et sans qu’il s’agisse en contrepoint, car ce serait trop facile, d’exonérer les gouvernements français successifs de leurs propres gestions calamiteuses, cette « réussite » révèle une résignation consécutive à une impuissance du politique.
Cette impuissance est celle des Etats européens face à un environnement international dont ils sont incapables de mettre en cause les règles. Elle découle, à la fois, de leur dépassement structurel dans une mondialisation qu’ils ont voulue, et de l’adhésion obstinée de leurs élites au « paradigme smithien ».
La politique du vide
Le vide du politique est, dès lors, comblé, au niveau des partis de gouvernement, par une logorrhée convenue qui s’efforce d’expliquer qu’il n’existe pas d’alternative à l’inclusion dans un système mondial de plus en plus contraignant et régressif. Qu’il faut donc accepter la fin du modèle social européen (gravement menacé, de toutes les façons, par l’état de la démographie des pays concernés), pour un autre plus inégalitaire et qui fait cohabiter, tant bien que mal, une élite compradore avec différentes catégories de nationaux. Parmi ceux-ci, les plus aisés ont à charge d’assister ceux qui le sont moins, ainsi d’ailleurs que tous les nouveaux venus sur le sol européen. Les partis politiques sont aidés dans cette tâche par une pléthore de journalistes et d’informateurs dont la « fausse conscience » est remarquable (falsches bewusstein, dixit Franz Mehring). Elle consiste dans le fait que toutes ces personnes ne se rendent pas compte (ou ne veulent pas savoir) qu’elles sont là où elles sont, et rémunérées en conséquence, pour tenir le discours qu’elles tiennent. Alors qu’elles se croient porteuses d’objectivité, elles ne font que participer à un travail de persuasion. La politique du vide conduit ainsi à vivre sur des acquis, à essayer de les faire durer le plus longtemps possible, tout en sachant qu’ils sont incompatibles avec la logique du système mondial en marche. En son sein, les rapports sont devenus trop inégaux et trop pénalisants pour n’importe lequel des Etats européens, pour qu’il en soit autrement. La conscience de la chose éveille certains, mais la décadence est une période confortable, au moins tant qu’il y a du patrimoine à liquider ou de l’épargne à épuiser (les Français en disposeraient, tous ensemble, de quelques 10 000 milliards d’euros). Cette résignation est, sans doute, ce qu’il y a de plus préoccupant dans la situation présente de l’Europe. Car, loin des théories sur la manipulation des foules, ou loin aussi de l’on ne sait quel complot mondial, il faut admettre que la situation est ce qu’elle est car elle satisfait, encore, à la quiétude de populations qui n’entendent pas se remettre en cause, ni du point de vue matériel, ni du point de vue symbolique (celui de leur idéologie et de leurs croyances), ni encore du point de vue comportemental. Par exemple, le problème de l’immigration, qui prend des proportions considérables, est avant tout celui de la démographie européenne, de la dénatalité et du vieillissement. Il est symptomatique d’une dégradation sociétale ancienne et d’essence individuelle. Et, malgré les déséquilibres démographiques internationaux, il va de soi qu’il se poserait avec moins d’acuité si les populations européennes étaient jeunes et dynamiques. La politique du vide est donc sans perspective politique et sans vision stratégique globale. Elle se résume à une gestion économique « au fil de l’eau » ; ou, pour être plus académique, à une « politique au fil de la croissance ».Cependant, l’économie ne règle pas tout, surtout que la croissance s’étiole. Et ce n’est pas demain qu’elle va retrouver des taux enchanteurs. Il ne peut pas y avoir en Europe de reprise forte et durable. Cela pour deux raisons : (1) la faiblesse structurelle de la demande interne (en termes de consommation comme d’investissement) à cause du vieillissement de la population et de la saturation des marchés (que l’on essaie de surmonter à coups de gadgetisation des produits) ; (2) le recul de la demande extérieure à cause des transferts de technologie et de la montée en gammes des productions des économies émergentes. L’impasse économique qui se dessine est d’autant plus à redouter que l’on sent bien que la mondialisation est au bord de l’implosion (il ne s’agit de quelques années) par suite au déferlement migratoire qui s’annonce, aux pandémies qui se développent, aux vertiges politiques et culturels (ou religieux) induits par la nouvelle donne de la puissance.
Le retour du politique : du chaos à la révolution européenne
S’il doit avoir lieu, et tout ce que l’on a appris de l’Histoire le donne à penser, le retour du politique en Europe se fera à l’occasion du chaos (pour l’éviter, pour le surmonter ou parce que celui-ci l’aura rendu inéluctable), pris ici dans le sens d’une « destruction créatrice » (Schumpeter). Le retour se fera nécessairement sous des formes politiques nouvelles, à l’occasion d’une révolution européenne, au sens propre (celui du changement et de l’innovation), parce qu’on ne peut pas affronter des défis de dimension globale avec des instruments du passé. C’est ce qui, entre parenthèses, rend la démarche intellectuelle du Front National obsolète et dérisoire, son programme inadapté au réel et même contreproductif, et sa pratique partisane si incertaine, notamment quant à ses alliances. Et, parce qu’en plus d’innover, il faut voir grand et loin devant, la restauration du politique sera le fait de jeunes Européens menacés de devenir minoritaires dans leurs propres patries. Pour cette bonne raison, mais aussi parce qu’ils ont appris à se connaître (c’est le bon côté de la « génération Erasmus ») et à transcender leurs nationalités, ils auront compris que leur cadre d’action est continental.
Renouer avec la primauté du politique, c'est donner la priorité aux intérêts matériels et symboliques des Européens contre ceux du marché ou encore ceux de la pseudo-société mondiale ; c’est se débarrasser, en même temps, des inhibitions idéologiques et des prescriptions de la pensée dominante. Cela devrait être permis par le chaos parce que, comme l’enseigne l’épistémologie pragmatiste, quand le contexte change, les valeurs changent aussi, comme les faits. On est donc en droit de croire, ou d’espérer, que le chaos va enclencher une révolution cognitive, soit amener une autre façon de percevoir le monde et de penser le réel qui va remplacer le « paradigme smithien », épuisé. L’opportunité intellectuelle et cognitive créée par le chaos n’aura néanmoins de traduction politique possible que si les Européens ne se trompent pas sur la direction à suivre, en regardant en arrière et en voulant restaurer des institutions périmées, et si, en conséquence, ils savent se donner les moyens pour agir. L’instrument politique qu’ils doivent forger, et ils n’ont pas d’autre choix, parce que tout le reste n’est qu’illusion mondialisante ou, au contraire, aveuglement passéiste, est l’Etat européen révolutionnaire. Il est le seul moyen, pour les jeunes générations européennes, de mener à bien « les travaux d’Hercule » qui les attendent (remigration, restauration et autonomisation de l’économie européenne, relance de l’innovation technologique, etc.), pour se sauver.
La meilleure manière de se préparer mentalement à vivre cette mutation historique et à la conduire à bon terme serait de préfigurer l’instrument étatique dans un parti européen révolutionnaire. Ce serait là, le cadre transnational idoine pour expérimenter le vivre-ensemble-européen et pour préparer communautairement des solutions communes aux immenses difficultés qui se précisent. Faute de ce retour du politique à la dimension du continent, il y a tout lieu de craindre que le chaos ne se prolonge, et cela sans la moindre contrepartie créatrice, en entraînant le délitement de la civilisation européenne. Surtout si, par malheur, la fragmentation nationaliste venait ajouter ses effets délétères aux contraintes du monde extérieur à l’Europe.
Gérard Dussouy (Metamag, 23 octobre 2014)