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thierry lentz

  • Quand les magistrats profitent de l'effritement du pouvoir politique pour imposer leur autorité...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Thierry Lentz, cueilli sur Figaro Vox et consacré au "coup d'état" des juges...

    Historien, directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz est l'auteur de nombreux ouvrage sur l'Empereur et le 1er Empire, dont dernièrement Pour Napoléon (Perrin, 2021). Mais, on lui doit également une enquête passionnante sur l'assassinat du président des Etats-Unis John Kennedy ainsi qu'une étude intitulée Le diable sur la montagne - Hitler au Berghof 1922-1944 (Perrin, 2017).

     

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    Thierry Lentz: «Les magistrats profitent de l'effritement du pouvoir politique pour imposer leur autorité»

    En 1976, le conseiller d'État Francis de Baecque publiait aux Presses universitaires de France un ouvrage dont le titre fit les délices des étudiants en droit : Qui gouverne la France ?. À cette époque, l'auteur voulait seulement débrouiller les rapports et pouvoirs respectifs du président de la République et de son Premier ministre, compliqués alors par les différends entre Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac. Si un tel ouvrage devait être réécrit aujourd'hui, il faudrait y ajouter quelques chapitres.

    Il ne concernerait plus seulement la fameuse «dyarchie au sommet» (l'expression est de De Gaulle, qui ne voulait pas en entendre parler), mais devrait être étendu à un phénomène dont nos compatriotes ne s'inquiètent guère : la place des juges et des autorités administratives indépendantes dans l'acte de gouverner. Il s'agit ni plus ni moins que d'une réforme constitutionnelle rampante, évolutive et pernicieuse, car remettant en cause l'article 3 de notre Constitution qui dispose que «le pouvoir appartient au peuple qui l'exerce par l'intermédiaire de ses représentants et par la voie du référendum», et ajoute «Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice».

    Il ne se passe pas en effet une semaine sans qu'une décision de justice française ou européenne, une déclaration de magistrat ou même un rapport d'une instance réputée indépendante (sans qu'on nous dise de quoi), soit autant d'agents non-élus, n'intervienne directement dans la marche des affaires publiques ou la vie privée, jusqu'à ce rapport ahurissant de la Cour des comptes qui va jusqu'à suggérer la limitation de la consommation de viande à 500 grammes par tête et par semaine.

    À l’abri d'adages qui «claquent» comme des commandements aux citoyens à aller voir ailleurs («On ne critique pas une décision de justice», «Je ne commenterais pas les affaires en cours» ou, le plus beau, «J'ai confiance en la Justice de mon pays»), les interventions des magistrats dans la vie publique de la nation et dans la vie privée des citoyens se multiplient. Grandes questions et sujets de détail, rien n'échappe à leur sagacité. Formés sur les bancs d'une école qui ne cache plus ses préférences idéologiques et sociétales, ils puisent dans leur «indépendance» ou leur «inamovibilité» une protection absolue, concrétisée par le silence de tous, notamment du président de la République, chargé de veiller au respect de la Constitution et à la continuité de l'État (article 5 de la Constitution). Notamment lorsqu'ils faussent l'élection présidentielle de 2017, lorsque les actes d'instruction paraissent dans les journaux avant même d'avoir été communiqués aux parties, lorsqu'ils règlent leurs comptes avec un garde des Sceaux à peine nommé, lorsqu'ils condamnent un ancien président sur des soupçons d'intention et plus généralement lorsqu'ils appliquent la loi civile ou pénale dans une vision idéologique, sans tenir compte de la jurisprudence (à force, ils espèrent bien un revirement qui leur donnera raison) ou des nécessités nationales ou sociales.

    Comble de tout, ces magistrats jugent «au nom du peuple français» qui leur a délégué le pouvoir de «dire le droit». Ajoutons qu'ils paraissent parfois ajouter aux principes évoqués plus haut celui d' «impunité» soit en se couvrant les uns les autres, au besoin par voie de communiqués de presse effarouchés, soit en appliquant de façon extensible une loi de 2019 sur la publication des décisions de justice qui leur permet de rester anonymes. D'autorité judiciaire, comme le dit la Constitution, ils sont passés sans opposition à «super-pouvoir» politico-judiciaire.

    Ces privilèges des magistrats judiciaires et leur tendance à vouloir concurrencer le peuple et l'exécutif a donné des ailes à toutes les instances qui jouissent de la possibilité de «juger» ou d'intervenir dans une parcelle du pouvoir. Quelques exemples parmi tant d'autres. Un jour, le Conseil constitutionnel cherche une application concrète du principe de fraternité de la devise républicaine pour se mêler de la politique migratoire, en faveur des étrangers en situation irrégulière. Un autre, le Conseil d'État évalue la politique environnementale du gouvernement et sanctionne l'État d'astreintes s'il ne l'améliore pas. Un troisième, les tribunaux administratifs appliquent au droit mouillé et à l'aune des humeurs des rapporteurs (ils parent cette pratique du qualificatif «d'opportunité», c'est plus acceptable) tel ou tel litige, se constituant eux-mêmes en source de l'insécurité juridique. Et que dire des juges supranationaux de Luxembourg (Cour de justice de l'Union européenne) et de Strasbourg (CEDH) qui chapeautent le tout en limitant le pouvoir de notre législatif et, toujours, appliquent une législation vague dont leur interprétation s'impose à des États en principe indépendants ?

    Crème sur ce mille-feuilles juridictionnel, les fameuses autorités «administratives» ou «publiques» indépendantes se sont multipliées. Arroseurs arrosés, les gouvernants (et les citoyens) subissent désormais les caprices idéologiques de pas moins de vingt-quatre «volapüks», dont bon nombre doublonnent avec les inspections des ministères, à ceci près qu'elles ne reçoivent d'instructions de personne, ne rendent compte à personne et imposent leurs décisions à tous. Certaines sont connues, comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (l'Arcom), la Commission d'accès aux documents administratifs, l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, la Commission nationale de l'informatique et des libertés ou le Défenseur des droits (dont la prise de position récente contre ce qu'il appelle les «violences policières», sans égard aux mille blessés des forces de l'ordre nous laisse pour le moins perplexe). D'autres le sont moins, sans pour autant que leurs capacités d'imposer leurs vues à l'État soient moindres : Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, Autorité de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires, Autorité de régulation des transports, Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, etc.

    On pourrait se réjouir tout à la fois que les juges aient pris leur envol, que des juridictions n'aient plus peur de s'affirmer, que de grands sujets soient traités indépendamment des pressions politiques, si cette multiplication officielle ou officieuse des pouvoirs concurrents aux pouvoirs constitutionnels n'était pas source de paralysie de l'exécutif, de marginalisation du législateur et, finalement, d'exclusion du peuple de décisions qui relèvent de sa compétence. Ce dernier aspect est sans doute celui qui devrait nous inquiéter. On plaisantait naguère (à moitié) en disant que «si le peuple ne plaît pas, il n'y a qu'à changer le peuple». Il n'en est même plus besoin : il suffit aujourd'hui de le diluer, pour lui laisser seulement une portion de souveraineté et l'impression qu'il continue à l'exercer.

    Thierry Lentz (Figaro Vox, 26 mai 2023)

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  • La Terreur, une ZAD historique pour la gauche ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de Thierry Lentz cueilli sur Figaro Vox et consacré à la polémique montée par les médias de gauche autour du film Vaincre ou mourir, de Vincent Mottez et Paul Mignot, qui met à l'honneur le chef vendéen Charette.

    Historien, directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz est l'auteur de nombreux ouvrage sur l'Empereur et le 1er Empire, dont dernièrement Pour Napoléon (Perrin, 2021). Mais, on lui doit également une enquête passionnante sur l'assassinat du président des Etats-Unis John Kennedy ainsi qu'une étude intitulée Le diable sur la montagne - Hitler au Berghof 1922-1944 (Perrin, 2017).

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    Pour une certaine gauche, la Terreur reste une ZAD historique intouchable

    Les déconstructeurs de l'histoire de France, pour qui il n'y a en l'espèce qu'un « roman », qu'une intoxication séculaire voire un outil d'extrême-droitisation des esprits, ne dorment jamais, nous le savons. La chasse à tout ce que le général de Gaulle aurait trouvé « grand, beau et généreux » dans notre passé ne doit jamais s'arrêter. Et lorsque le cinéma produit un long métrage qui permet de cracher encore un peu plus dans la soupe nationale, la presse de gauche (qui se croit la seule à avoir de la hauteur et à parler vrai) se régale et se gargarise du « courage » du réalisateur ou de l'acteur. Foin des qualités et défauts cinématographiques ou esthétiques, pas question de tenter de trier le bon grain de l'ivraie historique : le film est forcément une œuvre qui échappe à l'examen critique et provoque l'extase obligatoire. Œuvre de l'esprit, œuvre de l'artiste car œuvre militante… du bon côté.

    Pourtant, dans ce jeu de massacre de notre histoire, il reste encore quelques ZAD auxquelles il est défendu de toucher. En histoire contemporaine, avec la révolution bolchévique et le Front populaire, la Terreur et ses œuvres sont au cœur de ce camp retranché. Ici, de vaillants et grincheux défenseurs résistent encore et toujours à la critique ou aux recherches récentes, lorsqu'ils ne nient pas des faits établis depuis des lustres. Ils sont peu nombreux et rarement à jour, mais dès qu'une proie se présente, ils sortent du bois en meute et, à la guerre comme à la guerre, ne reculent devant rien pour préserver la zone.

    On en a eu la preuve cette semaine avec la campagne menée par les médias privés et publics de gauche contre le film Vaincre ou mourir, consacré aux guerres de Vendée et à l'un de leurs « géants » (Napoléon dixit), Charette.

    Même adversaire des républicains, nul ne peut contester à François-Athanase Charette de La Contrie d'avoir été un des grands chefs vendéens lors du soulèvement de cette contrée (plus large que le département actuel) dans lequel il fut presqu'entraîné à son corps défendant. Chef courageux et généreux envers ses adversaires, il fut finalement capturé et fusillé par les « Bleus ». C'est cette épopée romantique que raconte Vaincre ou mourir. Pas de quoi fouetter un chat me direz-vous : de la guerre, de l'amour et un héros, de quoi faire un bon film. Mais il y a plusieurs hics.

    Le premier est que l'épisode des guerres de Vendée a eu lieu pendant la période de la Terreur, zone à défendre puisque c'est celle de Robespierre et de Saint-Just. Ajoutons-y que dans cette affaire, il n'y a pas de quoi glorifier la république jacobine, malgré sa victoire. Car une fois la guerre « chaude » terminée, la Convention et le Comité de Salut public ordonnèrent une impitoyable répression, avec le massacre systématique de 120 à 150 000 hommes, femmes, enfants et vieillards. Des villages furent rasés, les champs dévastés, on fusilla, on guillotina, on noya dans la Loire, on crucifia sur des portes de granges, on immola dans les églises (ce qui nous rappelle les douloureux souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale). Ce fut ce que le révolutionnaire Gracchus Baboeuf appela un « populicide ». C'est ce que certains osent appeler un « génocide », provoquant les hauts cris des robespierristes. Traiter d'un sujet aussi sensible – est en soi une intolérable attaque contre le mythe de la Révolution en marche, la seule qui compte, celle des jacobins. Ce qui justifie donc que montent au créneau quelques gardes rouges journalistiques, plein de certitudes et vides des connaissances de base sur l'épisode.

    Ils se sentent d'autant plus en mission – voici notre deuxième hic - que la société de production à l'origine de ce petit film à 4 millions de budget est une filiale du Puy du Fou, l'extraordinaire parc historique et culturel créé par Philippe de Villiers et dirigé par son fils Nicolas. Il n'en faut pas plus pour hurler à la contre-révolution pis : à la zémmouri-lepénisation des esprits. Puisqu'il y a du Puy du Fou dans l'affaire, le film est forcément mensonger, bassement politique et subversif. Et le chœur des vierges rouges-vertes d'entonner un chant qui, dans leur gorge, sonne faux : défendons l'histoire de France, la vraie, la seule, la révolutionnaire ! On pourra ainsi lire dans un récent numéro de Libération, élégamment titré « Le Puy du Fourbe », un amoncellement de billevesées où l'erreur historique et la méchanceté gratuite en disputent aux arguments wokes les plus inattendus sur un tel sujet. Un régal pour les Insoumis et les Verts qui ont fait de Robespierre leur héros absolu (après avoir abandonné Trostky et Mao). Leurs féaux socialistes emboîtent le pas, tandis que la radio publique, qui s'était mise en quatre pour le film Tirailleurs, fait comme si Vaincre ou mourir était un simple documentaire égaré dans les salles obscures et indigne du prix d'une entrée.

    Si le film, par manque de moyens, n'est pas exempt de critiques esthétiques, si le choix de l'ouvrir par des interventions contemporaines rend le tout un peu inhabituel, on ne voit pas pourquoi ses thèses – d'ailleurs acceptables pour un historien - auraient moins droit de cité que celles d'autres productions cinématographiques.

    On devrait même se réjouir qu'enfin, le cinéma français traite un sujet pareil, ne serait-ce que pour continuer la discussion sur ces terribles et peu reluisantes guerres et exactions de Vendée. Mais la ZAD de la Terreur, sachant sa position historiquement faible, ne voudra jamais en entendre parler. C'est la seule chose qui est sûre.

    Thierry Lentz (Figaro Vox, 26 janvier 2023)

     

                        

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  • L'histoire de l'État russe éclaire la politique étrangère de Poutine...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Thierry Lentz, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la guerre russe en Ukraine.

    Historien, directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz est l'auteur de nombreux ouvrage sur l'Empereur et le 1er Empire, dont dernièrement Pour Napoléon (Perrin, 2021). Mais, on lui doit également une enquête passionnante sur l'assassinat du président des Etats-Unis John Kennedy ainsi qu'une étude intitulée Le diable sur la montagne - Hitler au Berghof 1922-1944 (Perrin, 2017).

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    Thierry Lentz: «L'histoire de l'État russe nous éclaire sur la politique étrangère belliqueuse de Poutine»

    Poutine, on le sait, ne fait pas dans la dentelle. A l'écouter, la Russie ne fait que se défendre en envahissant l'Ukraine ; Zelensky est un brigand ; l'Amérique et son Otan veulent imposer aux Slaves un impérialisme dont la première cible est la Sainte Russie.

    Mais en face, l'heure est aussi aux slogans. Sur fond de vérités simplifiées, l'enjeu est d'obtenir l'adhésion des opinions européennes, à juste titre émues par les images d'atrocités commises contre des civils, à un soutien inconditionnel à Kiev. Une sorte de guerre juste de l'Occident par procuration.

    Ces simplifications réciproques ne doivent ni nous scandaliser ni interdire la réflexion. Même une cause légitime a besoin de slogans: c'est la guerre et l'Ukraine se bat pour son intégrité. Poutine, lui, joue son pouvoir et peut-être sa vie.

    Cependant, quand chaque camp peint ainsi la réalité à ses couleurs, quand l'enjeu n'est plus que la lutte du bien contre le mal, chaque surenchère ferme pourtant une nouvelle voie de résolution de la crise. Lorsque la guerre ne sera plus dans l'intérêt de l'un ou l'autre camp, voire des deux, les diplomates devront se dépatouiller de ces demi-vérités, de ces exagérations et de ces occultations aussi volontaires que provisoirement nécessaires de la réalité.

    Quoi qu'on puisse en penser, cette crise plonge en effet ses racines dans un passé lointain, classique interaction entre les causes profondes et les causes directes. Avoir à l'esprit les premières n'excuse rien ni personne mais permet de comprendre les problèmes dans leur profondeur.

    Les gestionnaires de l'immédiat diront que l'on s'en moque et que seuls comptent les faits et l'émotion qu'ils génèrent ; que seule doit être prise en compte la personnalité cynique et cruelle du nouveau tsar ; que l'urgence est de mettre fin à son ambition impériale. C'est évidemment nécessaire pour gérer le court terme, encore qu'on puisse exiger de nos dirigeants qu'ils aient en tête quelques notions historiques et géopolitiques pour garder la tête froide et comprendre leur adversaire, ce qui est le b.a.-ba d'une bonne négociation.

    L'histoire ne donne aucune solution directe, mais permet d'avoir en toile de fond ce qui est enraciné chez les uns et les autres, car ce qui est enraciné ne peut jamais être effacé à court terme. Voici donc quelques sujets de réflexions qui ne constituent pas des excuses pour Vladimir Poutine et sa clique. Précision importante en ces temps où le moindre mot de travers vous envoie dans la case des «complices des méchants».

    Le premier élément qu'il faut garder à l'esprit est l'importance de l'histoire dans la culture politique et populaire russe. Elle est d'ailleurs soigneusement entretenue et souvent dévoyée par les régimes successifs. Ça n'est pas pour rien que Vladimir Poutine a justifié l'attaque de l'Ukraine dans un long texte à prétention historique, une histoire à laquelle il tord le bras mais qui a un écho majoritairement positif dans son peuple.

    Dans le même ordre d'idées, on s'étonne parfois du faste déployé le 9 mai par les autorités russes pour le défilé de la victoire. Sur la place Rouge et dans tout le pays, on se souvient ce jour-là des sacrifices inouïs consentis par un peuple qui perdit sans doute près de 20 millions d'hommes et connut plusieurs centaines d'Oradour-sur-Glane. La responsabilité et les erreurs de Staline dans l'hécatombe sont noyées par la fierté et le chagrin. Ne pas le savoir ou, pour être concret, mépriser de s'y rendre pour des raisons d'actualité –comme l'a fait François Hollande en 2015 pour le 70e anniversaire -, c'est humilier non pas Poutine, mais chaque Russe individuellement.

    Et lorsque Poutine traite les Ukrainiens de «nazis», c'est ce ressort qu'il utilise, reprenant l'antienne soviétique de la complicité objective de l'Occident avec Hitler. Nos diplomates de bureau et nos chroniqueurs haussent les épaules lorsque nos ambassadeurs, leurs conseillers de terrain et les russologues tentent de le leur rappeler. Cette morgue assez courante en Occident, contribue à renforcer ce que les spécialistes appellent le «tropisme eurasien» des Russes.

    De quoi s'agit-il ? L'Eurasie est certes avant tout une réalité géographique qui veut que l'Europe et l'Asie soient un seul «continent». Mais les théoriciens et publicistes russes se sont depuis longtemps saisis de ce concept qui, selon eux, donne à la Russie une mission spéciale. C'est, après d'autres, l'idée d'Alexandre Douguine, un politologue nationaliste bien en cour auprès de Poutine, qui s'inspire en la détournant de la théorie du britannique Halford Mackinder (1861-1947). Selon eux, l'espace eurasien est appelé à s'unir autour de la Russie ou d'un axe russo-turc, complété d'alliances «asiatiques» avec l'Iran et la Chine. «Monde du milieu» pour Mackinder, l'Eurasie est ainsi «le pivot géographique de l'histoire». Douguine en tire la conclusion que seule la Russie pourrait l'unifier. Poutine y croit, et avec lui son entourage et une grande partie de la doctrine géopolitique russe. C'est le fondement théorique essentiel de l'ambition impériale.

    Selon cette doctrine, le monde non-russe a compris et craint cette importance historique de la Russie. Il y répond depuis toujours par une politique d'encerclement. Inquiets des progrès et de la puissance russes, l'Occident, la Chine et la Perse ne peuvent que s'unir pour la contenir. Et Moscou doit tout faire pour l'empêcher. Elle y répond par la diplomatie et souvent par des actions militaires. Car il est vital de «briser le siège».

    Et d'abord en Asie centrale. Les règnes de Pierre le Grand et de Catherine la Grande ont ici marqué depuis trois siècles la politique russe et soviétique, avec la conquête ou la domination des espaces kazakh et ouzbek, œuvre achevée à la fin du XVIIIe siècle. Les bolcheviques ont prolongé purement et simplement cette mainmise, au prix de sévères répressions, mal amorties par une politique des nationalités en trompe-l’œil.

    Ce schéma éclata à la chute de l'URSS avec l'accession de ces anciens dominions à l'indépendance, mais ce pôle reste aujourd'hui dans la zone d'influence russe. Poutine n'entend pas en discuter. Les dirigeants de ces pays l'ont bien compris qui, s'ils veulent la paix, doivent se soumettre aux exigences du nouveau tsar. Sur l'affaire ukrainienne, on fait quasiment silence dans ces contrées pour ne pas froisser l'ours.

    Le deuxième axe pour briser «l'encerclement» est l'alliance, toujours difficile, avec la Chine. Les relations entre les deux pays ont formellement commencé en 1619 avec la réception d'envoyés russes à la cour impériale chinoise. Jusqu'à la rupture sino-soviétique, en 1961, les deux puissances entretenaient des relations essentiellement commerciales mais plutôt amicales, à quelques accès de fièvre près. Elles se sont refroidies sous Nikita Khrouchtchev, vrai-faux déstalinisateur (ce que les Chinois n'aimaient pas), et ont abouti à un bref, mais violent conflit frontalier en 1969. Lorsque Pékin voulut se rapprocher des États-Unis, dans les années 1970, la Russie ressentit à nouveau le risque d'encerclement, d'autant qu'en Europe, l'Otan resserrait sa pression.

    Il fallut attendre la mort de Mao en 1976 pour que les tensions s'apaisent. La relance de la politique sino-russe traditionnelle a aujourd'hui abouti, même si les relations restent celles des intérêts: «partenariat constructif» en 1996, traité «d'amitié et de coopération», création de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), avec le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan pour contrer l'influence des États-Unis en Asie centrale, en 2001, etc. En décembre 2017, les deux pays se sont engagés à approfondir leur coopération militaire. Si l'on y ajoute les relations nouées entre la Russie et l'Iran, même avec difficultés, Poutine est rassuré sur son flanc est. La Chine voit dans le Donbass et la Crimée le «Taïwan» de l'hôte du Kremlin et se tient coite. Rassuré de ce côté, Poutine peut s'occuper de l'Europe.

    Catherine II a entamé il y a 240 ans le renforcement du flanc ouest de son empire en achevant la conquête des steppes situées au bord de la mer Noire. La Crimée fut annexée à l'empire en 1783. La tsarine et ses successeurs, y compris communistes, repoussèrent leurs frontières vers l'ouest grâce au partage ou à l'occupation indirecte de la Pologne, tandis que la «Petite Russie» (Ukraine) et la «Russie blanche» (Biélorussie) étaient désormais entièrement en territoire russe.

    Ces deux siècles et demi ont laissé des traces dans la façon dont ses dirigeants voient la Russie et sa place en Europe. Cette certitude a été remise en cause par l'éclatement de l'URSS. Pour les élites –Poutine n'a cessé de le répéter– et même à certains égards le peuple russe, ce fut un traumatisme: réduction du territoire, délitement de la zone d'influence, abaissement de la puissance, désastre économique, menace directe de l'Otan sans cesse élargie.

    Ils oublient trop facilement que loin de vouloir la dépecer, l'Occident a tenu la Russie à bout de bras, à coups de milliards, certes en contrepartie de l'abandon de sa politique d'expansion européenne, mais tout de même de façon décisive. N'empêche que Poutine a fait un argument de cette légende de l'étranglement par l'Occident qui a suivi l'exclusion de son pays de l'espace européen.

    L'Europe reste en ce sens un terrain essentiel de la diplomatie et des ambitions russes. Depuis Pierre le Grand et Catherine II (toujours eux), la Russie a vis-à-vis de l'occident européen une politique relativement stable, à laquelle ni les tsars du XIXe siècle, ni Staline, ni Brejnev, ni Poutine n'ont renoncé. En gros, ils ont tous voulu être considérés comme «Européens» à part entière. En plus des efforts de civilisation et de relative modernisation économique, il leur a fallu développer des ambitions spécifiques et pas toujours pacifiques. Pour être Européens, il leur fallait avancer vers l'ouest (Pays Baltes et Pologne), être accepté dans les affaires occidentales (Allemagne). Comme les unions dynastiques ne suffisaient plus, ce furent les armes qui parlèrent, avec succès à la fin du congrès de Vienne (1815) et de la Seconde Guerre mondiale. Le reflux des années 1990 a été vécu comme un drame historique.

    Autre facteur, les Russes ont toujours cherché un accès aux mers chaudes et, au premier chef, à la Méditerranée, en avançant vers les Balkans, en se frottant à l'Empire ottoman et en prenant des positions stratégiques. Que l'on regarde le nombre de conflits russo-turcs, jusqu'à la fin du XIXe siècle pour se convaincre de ce projet. Après d'autres tentatives manquées à Malte (1800) ou dans les îles ioniennes (1807-1815), des guerres incessantes pour les Détroits et, finalement, l'apaisement russo-turc, ils obtinrent les bases tant souhaitées en Syrie, à Tartous et Hmeimin. Le soutien de Poutine au dictateur syrien trouve ici aussi de profondes racines historiques, spécifiquement russes et non issues d'une pseudo-ligue des dictateurs. Nul n'en a tenu compte. Pis, les Américains prétendaient expulser les Russes de ces points essentiels en Méditerranée.

    L'histoire n'est décidément pas que le passé, on peut s'en apercevoir au travers de ce bref et –ô combien– incomplet panorama de l'histoire diplomatique russe. Au moment du règlement du conflit actuel, s'il sera nécessaire évidemment de rétablir l'Ukraine dans ses droits (et aussi ses devoirs, auxquels elle a parfois manqué), il ne faudra pas non plus négliger les facteurs géopolitiques et historiques. La nostalgie de la grandeur de l'Empire des tsars et de l'Union soviétique, le traumatisme des années 1990, la réalité séculaire des zones d'influence, l'accueil de la Russie dans une Europe stabilisée pour éviter de la pousser vers l'est devront servir de toile de fond aux négociations.

    On conçoit bien que ces impératifs fleurent la quadrature du cercle. Ils n'en sont pas moins à prendre en compte. Car après Poutine, un autre viendra, qui ne changera pas l'histoire de la Russie.

    Thierry Lentz (Figaro Vox, 5 juillet 2022)

     

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  • Napoléon : quel héritage ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous le nouveau numéro de la Revue d'Histoire Européenne, dirigée par Laurent Berrafato. Ce trimestre le lecteur trouvera un dossier de fond consacré à Napoléon et à l'héritage qu'il a laissé, des articles variés et les rubriques régulières : actualités, interview, expositions, mémoire des lieux, portrait, histoire politique, cinéma, l’autopsie d’une bataille, l’histoire dans l’art,… 

    Il est possible de se procurer la revue en kiosque ou en ligne sur le site de la Librairie du collectionneur.

     

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    Sommaire :

    L'HISTOIRE EN ACTUALITÉ

    PATRIMOINE

    Versailles : la restauration du cabinet  d'angle du roi

    MÉMOIRE DES LIEUX
    Le théâtre antique d'Orange

    PORTRAIT
    Le maréchal de Lattre de Tassigny.

    ENTRETIEN
    Mgr Gérard Defois : la laïcité, une religion nationale ?

    DOSSIER
    Napoléon. Quel héritage ? (avec des articles de Pierre Branda, Clade Franc, François de Lannoy, Christopher Lannes, Jean-Paul Bled, Thierry Lentz et Martin Benoist)

    L'INDÉPENDANCE DE LA GRÈCE
    25 mars 1821, le soulèvement contre les Turcs

    BORGHESE, LE PRINCE NOIR
    et la Decima Flottiglia MAS

    LES FRANÇAIS ÉMIGRÉ AU CANADA
    pendant la Révolution

    HISTOIRE POLITIQUE
    Solidarnošc, du syndicat au mouvement social de masse

    AUTOPSIE D'UNE BATAILLE
    25 juin 524, la bataille de Vézeronce

    UN TABLEAU, UNE HISTOIRE
    La Bataille du Nil de Nicholas Pocock

    L'HISTOIRE AU CINEMA
    6 films pour un empire

    L'ABOMINABLE HISTOIRE DE FRANCE
    Une chronique iconoclaste de notre Histoire

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  • Pour Napoléon !...

    Les éditions Perrin viennent de publier un essai de Thierry Lentz intitulé Pour Napoléon. Historien, directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz est l'auteur de nombreux ouvrage sur l'Empereur et le 1er Empire. Mais, on lui doit également une enquête passionnante sur l'assassinat du président des Etats-Unis John Kennedy ainsi qu'une étude intitulée Le diable sur la montagne - Hitler au Berghof 1922-1944 (Perrin, 2017)...

     

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    " Exaspéré par les polémiques qui surgissent à tout bout de champ sur Napoléon, relatives particulièrement à l’esclavage, au patriarcat, à sa dictature ou aux guerres que l’empereur a menées, Thierry Lentz y répond dans cet essai argumenté, au ton vif et personnel. Vingt chapitres très enlevés pulvérisent les faux procès, fondés pour la plupart sur l’ignorance et l’anachronisme, parfois sur l’aveuglement idéologique et la bien-pensance, voire la haine de la France et de son histoire, devant laquelle les politiques se courbent trop souvent. Surtout, l’historien impeccable, sans défendre systématiquement Napoléon, rappelle le rôle décisif et pérenne tenu par le Consulat et l’Empire dans la construction de la France contemporaine, jusque dans notre présent et notre intimité. Oui, Napoléon vit en nous, et les Français, dans leur ensemble, ne s’y trompent pas, qui reconnaissent en lui un héros national, avant et à côté de Charles de Gaulle. "

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  • Eviter la guerre raciale ?...

    Le numéro 35 du mensuel conservateur L'Incorrect est arrivé en kiosque. On peut découvrir à l'intérieur un dossier consacré à la question de la guerre raciale, des entretiens avec Paul-Marie Coûteaux, Andréa Kotarac, Thierry Lentz, Rémi Brague, James Lindsay et Paul-François Paoli, notamment, et les rubriques habituelles "L'époque", "Politique", "Monde" "Essais", "Culture" et "La fabrique du fabo"...

    Le sommaire complet est disponible ici.

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