« Le Seigneur des Anneaux sur Amazon prime » : entretien avec le Professeur David Engels
Cher Monsieur Engels, attendez-vous avec autant d’impatience que nous tous la série d’Amazon consacré au Seigneur des Anneaux et intitulé Les Anneaux de pouvoir ? Et pourquoi ?
Absolument. Déjà, j’avais attendu avec une grande curiosité l’adaptation du Seigneur des Anneaux et du Hobbit, et comme je considère personnellement les récits du Silmarillion comme la partie la plus intéressante de l’œuvre de Tolkien, on peut très bien imaginer l’impatience qui est la mienne. Mais, en même temps, je suis conscient que le climat idéologique actuel rendra difficilement possible une adaptation qui soit conforme à l’esprit de l’œuvre de Tolkien ; à l’impatience se mêle donc déjà une bonne part de crainte, laquelle devient de plus en plus fondé compte tenu des informations qui ont filtré jusque là.
A quoi vous attendez-vous après le visionnage de la première bande-annonce de la série ?
Désormais, je crains comme beaucoup d’autres , que s’agissant de la conception de la série, on ne puisse supporter avec un plaisir coupable que sa « fabrication technique » mais pas la série elle-même. Celle-ci semble avoir peu à faire avec les véritables orientations données par les textes et vouloir imposer la politisation redoutée d’une façon si simpliste qu’on s’en énervera probablement de la première à la dernière minute. Elfes à la peau noire, reine des Nains, femmes chefs de guerre fortement émancipées, écrasement totalement absurde de la chronologie de Tolkien, qui s’étale sur des siècles, sur quelques années seulement, introduction de nombreux personnages non-canoniques – tout cela laisse craindre le pire.
Amazon adapte ce qui se déroule avant les livres du Seigneur des Anneaux – le mot clef étant « adapter ». Jusqu’à quel point peut-on transformer le matériau de départ ? Il y e beaucoup d’adaptations, de « remakes », qu’importe, qui effectivement ont leur charme propre ; on pense simplement à « Pour une poignée de dollars », « Scarface », etc.
A l’évidence, c’est bien logique que lors du passage de l’écrit au film, certaines libertés doivent être prises, pour adapter le récit littéraire à un médium d’une toute autre nature. Mais cela ne signifie pas nécessairement une trahison de l’esprit de l’œuvre. Le compromis trouvé dans l’adaptation du Seigneur des Anneaux était très acceptable (à quelques exceptions près comme les épisodes manquants comme celui sur la Vieille Forêt et Tom Bombadil et celui fondamental du « Nettoyage de la Comté »). Déjà le Hobbit était d’un point de vue cinématographique une catastrophe ; la matière du récit était considérablement plus courte et plus simple que celle du Seigneur des Anneaux mais devait être présentée dans une durée épique équivalente de telle sorte qu’on devait l’enrichir d’innombrables scènes d’action. Là où on avait encore l’impression, avec le Seigneur des Anneaux, d’une narration qui, dans l’ensemble, fonctionnait, s’imposait avec le Hobbit, le sentiment d’un remplissage permanent qui étouffait la véritable intrigue. Cela sera probablement encore plus gravement accentué avec les récits des deuxième et troisième âges de la Terre du Milieu, car ceux-ci ne couvrent que quelques pages et devront donc être complétés avec nombre de personnages et d’intrigues pour lesquels Tolkien n’a donné aucun modèle. A cette fin, il y aurait besoin d’un esprit presque génial, sans parler de la grande difficulté qu’il y a à saisir le style « biblique » du Silmarillion et le formidable contenu métaphysique de la « création secondaire » de Tolkien – une attente qui sera probablement difficile à satisfaire.
Quelle est la base de l’univers du Seigneur des Anneaux ? Quelle est l’essence qui doit rester indestructible ?
La véritable essence de l’univers de Tolkien – en tous les cas pour moi – est la recherche permanente par le héros véritable du Vrai, du Beau et du Bien, qui, en raison de l’insuffisance de toutes les créatures terrestres, est vouée à l’échec, si elle n’est pas récompensée d’en-haut, à la dernière seconde, par la victoire – naturellement une victoire au goût amer, toujours liée avec la prise de conscience que pouvoir remporter le succès n’est pas tant un droit qu’une grâce. La victoire du héros tolkiénien est par conséquent juste une récompense de sa quête et non le résultat direct de sa propre action héroïque – une conception profondément chrétienne, véritablement catholique qui est très opposée aux conventions en vigueur à Hollywood.
Un autre point serait la vision tokiénienne caractéristique de l’esthétique, laquelle est également profondément ancrée dans l’idée chrétienne de la nature épigonale de chaque époque : par rapport à la beauté du monde à son origine, chaque époque ultérieure, avec sa création est marquée par la chute et la dégradation, mais porte une valeur croissante de par la souffrance liée à ce déclin et est ainsi soumise, malgré toute la nostalgie, à un processus de spiritualisation ; de même la lutte entre le bien et le mal, qui est à l'origine incarnée par différentes puissances réelles telles que les dieux et les monstres, se replie (ou est perçue) de plus en plus dans le conflit qui fait rage à l’intérieur de l’âme humaine. Ces idées non seulement conservatrices mais même, vraisemblablement, très réactionnaires sont d’évidence profondément étrangères à l’esthétique classique américaine, qui repose sur la quantité, la croyance dans le progrès et la naïve vision de l’homme de l’ « American Dream »… et même diamétralement opposée sur chaque point à l'idéologie marxiste culturelle actuellement dominante.
Pourquoi Amazon s'est-il aventuré dans la matière du Seigneur des anneaux ?
Je soupçonne trois raisons. D'une part, la production de la série coïncide avec la mort de Christopher Tolkien, qui avait jusqu'alors géré l'héritage de son père et l'avait largement défendu contre toute tentative de le déformer. Il semble qu'après sa mort, le "Tolkien Estate" ait adopté une attitude beaucoup plus libérale, certainement en grande partie pour des raisons économiques.
Cela nous amène déjà au deuxième point, à savoir la perspective quasi-certaine, compte tenu du succès gigantesque des précédentes adaptations de Tolkien, ainsi que des séries autour de Game of Thrones de Martin ou de Wiedźmin ("The Witcher") de Sapkowski, de tirer d'une nouvelle adaptation de l'œuvre de Tolkien un plus grand profit financier.
Un troisième aspect réside sans doute dans la fascination que l’œuvre de Tolkien exerce encore aujourd'hui, fascination à la base de l’attirance de nombreux cinéastes et que l'on peut honnêtement supposer partagée par une partie des initiateurs de la série Amazon, même si l'on peut se demander si l'enthousiasme pour la matière est effectivement lié à la compréhension de l'esprit qui la traverse et la maintient.
Amazon n'est pas la seule entreprise qui semble renoncer à d'éventuels chiffres d'affaires plus élevés au profit du "politiquement correct". Marvel, Star Wars et bien d'autres encore se plient ces derniers temps aux "exigences" du temps - et scandalisent de nombreux "fans" invétérés. De nombreux projets de ce type se sont soldés par un échec, notamment sur le plan financier. Comment expliquez-vous ce comportement ? Après tout, il s'agit là de "grands acteurs" dans leur domaine respectif, qui devraient en fait se préoccuper avant tout de profits ...
La pression du politiquement correct, dans les faits, est devenue si forte que tous les projets culturels qui veulent se soustraire aux directives de la nouvelle idéologie hégémonique sont en grande partie voués à l'échec ou doivent rester de purs produits de niche. Celui qui veut obtenir les critiques positives des médias et les prix habituels du cinéma dans le cadre à la fois très compétitif et égalitaire de l'industrie cinématographique moderne doit se soumettre à ce diktat, bon gré mal gré.
Mais en même temps, il faut présumer chez de nombreux créateurs de la nouvelle série d'Amazon une conviction réelle, bien que mal placée, de faire ce qui est juste en adaptant les aspects apparemment "démodés" de l'univers de Tolkien aux "attentes" d'une époque contemporaine apparemment éclairé. Certains pensent même peut-être sincèrement rendre service à Tolkien en "sauvant" le contenu prétendument "important" de ses récits en les adaptant aux impératifs de la modernité et en racontant l'histoire telle que soi-disant Tolkien la raconterait aujourd'hui ...
Dans les faits, c'est bien sûr tout le contraire qui se produit : Tolkien ne peut pas être considéré comme un simple conteur d'histoires qu'il s'agit de présenter sous un jour toujours nouveau, mais il était déjà à sa propre époque un auteur profondément conservateur, intempestif et réactionnaire, comme il le savait bien lui-même et l'admettait régulièrement. La vision du monde de Tolkien n'est donc pas qu'un simple ajout accessoire à ses "histoires", bien au contraire, les "histoires" elles-mêmes ne sont que l'habillage d'une orientation spirituelle fondamentale très spécifique. Si l'on se contente de respecter les intrigues de Tolkien tout en les adaptant aux exigences normatives du climat politique contemporain, le résultat peut effectivement rappeler en surface le Silmarillion, mais en trahir l'âme véritable.
En Pologne, la société a une structure plus conservatrice, du moins par rapport à l'Europe occidentale. Quelle est donc, selon vous, la probabilité que le téléspectateur polonais - moyen - et le "fan" de Tolkien se révèlent immunisés contre les infections virales "woke" ? Ou est-ce qu'entre Poznan et Varsovie, Gdansk et Katowice, l'ouverture à l’inversion de toutes les valeurs et à l'agenda libéral de gauche est aussi à l’ordre du jour ?
En effet. En Pologne aussi, de nombreux jeunes ont subi de plein fouet l’inversion de toutes les valeurs, et il est fort à craindre que cette série n’y contribue encore plus en transformant un auteur, qui a toujours été jusqu'à présent l'un des témoins principaux du conservatisme européen, en son exact contraire, et à en faire une figure de proue du wokisme, de sorte que les jeunes qui ne connaissent son œuvre qu'au travers des adaptations cinématographiques correspondantes passeront complètement à côté du véritable esprit de Tolkien. S'ils devaient lire ses œuvres, ils les interpréteraient faussement à travers le prisme de la consommation préalable via les médias - une véritable catastrophe qui n'est pas sans rappeler la prédiction suivante d'Orwell dans 1984 : "Toute la littérature du passé sera détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron - ils n'existeront plus que dans des versions en novlangue. Ils ne seront pas transformés en quelque chose d'autre, mais ils seront le contraire de ce qu'ils étaient jusqu'à présent".
Pourquoi choisir un scénario concernant le Second Âge, qui n'est familier qu'à ceux qui ont lu le Silmarillion ?
J'ai lu un jour qu'Amazon n'avait formellement acquis que les droits du Seigneur des Anneaux, où la chute de Númenor est décrite à plusieurs reprises de manière directe et assez explicite (surtout dans les annexes), contrairement aux événements du Premier Âge, qui ne sont évoqués que de manière très vague et allusive. Mais ce qui a certainement été déterminant pour Amazon, c'est le souhait de pouvoir se rattacher à des thèmes déjà connus du spectateur, comme les anneaux de pouvoir, les cavaliers du Rohan ou les hobbits, que l'on chercherait en vain dans le Premier Âge de la Terre du Milieu.
Est-il possible de porter la Terre du Milieu à l'écran ?
Un récit littéraire vit toujours de ce qui est laissé à la pure imagination du lecteur, et c'est particulièrement vrai dans le cas du Silmarillion, puisque le texte ne nous offre qu'une description très rudimentaire, souvent presque sous forme de chronique, de l'action proprement dite, de sorte qu'il revient à l'imagination du lecteur de transposer de manière ingénieuse le style littéraire général et l'ambiance du récit dans le cadre concret imaginé. En d'autres termes, une certaine ambiance se dégage de la narration, que le lecteur transfère ensuite automatiquement, bien que de manière largement inconsciente, dans l’élaboration du décor de l'action elle-même. Si l'on veut transposer cette dialectique dans un film, il faut faire preuve d'un grand tact, ce qui, je le crains, n'est pas le cas des créateurs de la série Amazon.
En supposant que nous récoltions suffisamment d'argent par le biais de "fundraisers" pour le projet, à quoi ressemblerait votre adaptation de Tolkien ? S'agirait-il d'une série ou d'un blockbuster ? À quelle époque se déroulerait-elle et quel degré de blancheur aurait la distribution ?
Étant donné que le Seigneur des Anneaux et le Hobbit ont déjà été adaptés au cinéma d'une manière difficilement égalable pour au moins une génération, il y avait peu d'alternatives. Personnellement, j'aurais préféré une adaptation cinématographique de certaines histoires du Premier Âge, comme celles de Beren et Luthien, de Turin Turambar ou de la chute de Gondolin, des histoires que Tolkien avait élaborées de manière beaucoup plus romanesque et détaillée que le récit de la chute de Numenor, qui est essentiellement une chronique, et qui auraient pu être transformées de manière assez élégante en épisodes de longue durée, mais néanmoins cohérents.
En ce qui concerne la couleur de peau des personnages, elle est déterminée par les descriptions explicites de Tolkien lui-même et, du moins en ce qui concerne les elfes et une grande partie des humains, elle est manifestement blanche. C'est d'ailleurs logique si l'on considère que Tolkien voulait à l'origine, par son immense activité littéraire, créer une "mythologie pour l'Angleterre" et qu'il considérait très explicitement les régions et les peuples décrits comme les précurseurs de ceux de l'Europe du Nord-Ouest actuelle. Compte tenu de l'objectif semi-historique de son œuvre et du fait que l'apparence physique de la plupart des peuples correspond à peu près à leur situation correspondante dans le monde actuel (blanc dans le nord-ouest ; brun dans les déserts au sud du Gondor ; noir dans les régions de jungle d'où proviennent les olifants), il est totalement absurde d’accommoder ce modèle à la sauce multiculturelle pour des raisons politiques.
Dans une adaptation cinématographique de légendes chinoises, attribuerait-on les rôles principaux à des personnes noires ou caucasiennes ? Bien sûr, il faudrait être assez conséquent pour éviter également toute autre stylisation physionomique des héros de Tolkien : le fait que les elfes (ou les hobbits) possèdent des oreilles pointues n'est attesté nulle part dans son œuvre, dans laquelle les elfes et les humains ne peuvent être distingués que par leur beauté ...
Merci beaucoup pour cet entretien !
David Engels (Blog de Jungeuropa, 8 mars 2022)
(Traduction Métapo infos, avec DeepL)