Les éditions Gallimard viennent de publier Les derniers jours, un livre de souvenirs de jeunesse de Jean Clair. Conservateur des musées de France, Jean Clair a dirigé plusieurs musées et organisé de nombreuses expositions. Auteur d'essais sur l'art, c'est aussi un observateur lucide et féroce de la société contemporaine comme on peut le voir, notamment, dans son Journal atrabilaire (Folio, 2008).
"J'appartiens à un peuple disparu. A ma naissance, il constituait près de 60 % de la population française. Aujourd'hui, il n'en fait pas même 2 %. Il faudra bien un jour reconnaître que l'événement majeur du XXe siècle n'aura pas été l'arrivée du prolétariat, mais la disparition de la paysannerie. Ce sont eux, les paysans, qui mériteraient le beau nom de "peuple originaire" que la sociologie applique à d'improbables tribus. En même temps que les premiers moines, ce sont eux qui ont défriché, essarté, créé un paysage, et qu'ils lui ont donné le nom de "couture", c'est-à-dire de "culture", ce mot que les Grecs n'avaient pas même inventé : une façon d'habiter le monde autrement qu'en sauvage. J'ai tant aimé ce monde d'ici-bas, les choses matérielles, dans leur poids et dans leur rugosité, dans leur matière et leur facture, j'ai tant voulu ces biens qu'ont été les livres, les objets d'art, les outils du savoir, et j'ai fini, alors même que je n'en savais rien, par en acquérir assez pour me juger heureux. J'éprouve aujourd'hui le sentiment d'une trahison".