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olivier rey

  • Le triomphe de Thomas Zins : anatomie d'un consentement...

    Nous reproduisons ci-dessous un bel article cueilli sur Idiocratie et consacré au grand roman de Mathieu Jung, Le triomphe de Thomas Zins, publié en 2017 et réédité en poche en 2018, que nous vous engageons à découvrir, si vous ne l'avez pas encore lu. Les autres pourront prolonger les réflexions de cet article par la lecture du texte, «Thomas Zins, Céline Schaller et leurs enfants. 24 brindilles pour une modeste couronne », qu'a consacré Olivier Rey à ce roman dans le numéro de Nouvelle École (n°72) publié en 2023, ainsi par celle du dossier que la revue L'Atelier du roman (n°94, 2018) lui a consacré (avec des articles de François Taillandier, Romaric Sangars, Dominique Noguez et Olivier Maulin, notamment).

     

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    Le triomphe de Thomas Zins : anatomie d'un consentement

    La publication du roman de Matthieu Jung, Le triomphe de Thomas Zins, n'a suscité que de rares échos bienveillants dans la presse et il s'est trouvé aussi quelques culs-bénis de gauche ou de droite, jetant de part et d'autre des anathèmes bien imbéciles, tel petit fonctionnaire du bien-penser brandissant le sempiternel « soupçon d'homophobie », tel excité du goupillon, campant sur la rive opposée du marigot idéologique français, affirmant au contraire que le roman se vautre « dans la fange sodomite ». Quand les abrutis des deux camps se mettent d'accord pour vilipender un texte, on sait en général que celui-ci risque d'être bon. Avec Matthieu Jung, on est bien au-delà et plus d'un lecteur aura réalisé en achevant le Triomphe qu'il tenait là un très grand texte, certainement d'ailleurs l'un des rares grands textes que la fin du XXè et le début du XXIè, peu prodigues en la matière, nous auront laissé. 

    Dans le Triomphe de Thomas Zins, Matthieu Jung évoque une adolescence vécue dans les années 80 entre Nancy et Paris, évitant tout à la fois la mièvrerie et cette insupportable pseudo-connivence du vintage ou du kitsch, qui est le plus insupportable des maniérismes auxquels nous a habitué une époque obsédée par la mode du « revival ». Pas d'idéalisation, ni de regard attendri ou de second degré lourdingue dans l'évocation que livre Jung d'une adolescence vécue en 1985. Pour décrire le quotidien de Thomas Zins, les filles, les fantasmes, les frustrations et les tics de langage qui peuplent l'univers du nancéen de quinze ans entrant en classe de Seconde, Matthieu Jung fait mouche quasiment à tous les coups. De fait, Le Triomphe est l'une des évocations les plus justes, et, conséquemment, les plus cruelles, qui soient de cette France des années 80 qui vécut « l'illusion lyrique » mitterrandienne avant de voir peu à peu le rêve égalitaire et libérateur s'achever avec le « tournant libéral » fabiusien pour finalement sombrer dans la mascarade du PS à l'heure d'Harlem Désir et de Touche pas à mon pote. C'est aussi dans ce laps de temps d'une dizaine d'années que l'on observe également le triomphe et la ruine de Thomas Zins, jeune homme brillant mais influençable, obnubilé par ses rêves de succès érotiques et littéraires.

    Thomas triomphe, certes, au début du roman, mais ce triomphe, on le comprend, l'aveugle et en fait la victime idéale d'un prédateur croisant son chemin et suffisamment roué pour tirer parti de l'orgueil et des doutes du jeune homme. L'époque que décrit le Triomphe de Thomas Zins, est aussi celle qui célèbre encore, quinze après mai 68, l'impératif de jouissance, jusqu'à donner licence à la perversité la plus manipulatrice. En ce temps-là, on voyait Tony Duvert plastronner dans les colonnes de Libération en déclarant : « Je connais un enfant et si la mère est opposée aux relations que j'ai avec lui, ce n'est pas du tout pour des histoires de bite, c'est avant tout parce que je le lui prends. Pour des histoires de pouvoir, oui. »1 C'est l'époque où une certaine intelligentsia pouvait encore trouver très subversif de voir le même Duvert proclamer : « Je n'ai jamais fait l'amour avec un garçon de moins de six ans et ce défaut d'expérience, s'il me navre, ne me frustre pas vraiment. Par contre, à six ans, le fruit me paraît mur : c'est un homme et il n'y manque rien. Cela devrait être l'âge de la majorité civile. On y viendra. »2 Le journal Libération avait fini par faire son mea culpa en 2001 sous la plume de Sorj Chalandon et s'est cru récemment obligé de rappeler cet aggiornamento tardif alors que la tempête déclenchée par le scandale des pratiques pédophiles au sein de l'Eglise catholique risquait d'atteindre les rivages encore tranquilles de la gauche transgressive, Eglise médiatique autrement plus puissante.

    De ces années 80 là, le roman restait à faire puisqu'un silence gêné a succédé dans nombre de milieux à l'hagiographie littéraire. Les exemples, plus ou moins prestigieux, de Duvert à Matzneff, ne manquaient certes pas pour inspirer dans le Triomphe de Thomas Zins, le personnage de Jean-Philippe Candelier, pédéraste3 sordide se vantant auprès de sa jeune victime de nauséabonds exploits, enjolivés et justifiés au nom de cette esthétique frelatée dont nous sommes habitués à avoir les oreilles rebattues, avec ses thuriféraires, ses grands noms et ses grands prêtres, l'inusable trio  Bataille, Genet, Sade, croquemitaines en carton-pâte du théâtre de Guignol de la pseudo-transgression, agités et brandis à tout propos, pour tout justifier, du grotesque au répugnant. A coup sûr avec Candelier, Matthieu Jung a créé un intéressant monstre littéraire, dont l'humanité n'est pourtant que trop bien restituée dans ces travers les plus révoltants.

    Petit à petit, le prédateur tisse sa toile autour de Thomas, usant du chantage ou de la menace, instillant le doute comme un poison dans le psychisme adolescent pour neutraliser chez sa victime tous les mécanismes de défense, réussissant même pour finir à lui voler jusqu'à la parole pour réduire la victime au silence. Ce que le roman de Jung réussit aussi parfaitement, c'est à laisser la figure de Candelier relativement à l'arrière-plan. Hormis une ou deux scènes cruciales qui montrent simplement de quelle manière l'influence délétère du jouisseur sans entrave peut démolir le psychisme d'un gamin de quinze ans, ce qui intéresse le romancier est de narrer le combat livré par Thomas contre lui-même pour tenter de retrouver, à travers l'inextricable labyrinthe érigé par son vrai-faux « ami », et par la vie elle-même, qui est vraiment Thomas Zins. Au cours de cette lente dérive s'abîment l'adolescence, les premières amours, les amitiés et les ambitions d'un jeune homme trop arrogant et trop naïf qui se rêve romancier à succès et se figure avec candeur que la malhonnêteté et le cynisme de Candelier sont seulement une forme de transgression mondaine qui doit nécessairement accompagner la carrière de tout écrivain brillant et subversif. Some of them want to use you, some of them want to get used by you, some of them want to abuse you, some of them want to be abused...

    A travers les tribulations de Thomas, le roman de Matthieu Jung parle de l'absence destructrice des pères, du renoncement des aînés, d'un traumatisme spécifiquement français, qui renvoie bien au-delà des années 80 ou de mai 68, à la Seconde Guerre mondiale et aux guerres de décolonisation qui jettent dans le livre de Jung une ombre funeste sur les parents, les aînés, se débattant dans leur histoire familiale et leurs existences de plus en plus vides, au point de n'être plus capables de venir au secours de leur propres enfants. En écrivant sur de tels sujets, Matthieu Jung aurait pu aussi tomber dans le pamphlet, le réquisitoire ou le roman à thèse. C'est un écueil qu'il évite complètement en livrant au lecteur un roman d'une lumineuse noirceur.

     Des idiots (Idiocratie, 24 avril 2024)

     

    Notes :

    1 « Non à l'enfant poupée », propos recueillis par Guy Hocquenghem et Marc Voline, Libération, 10 avril 1979

    2 Tony Duvert, L'Enfant au masculin, éditions de Minuit, 1980, pages 18 et 21

     Si d'aventure, il se trouve un lecteur tenté de hurler à l'homophobie en lisant ce passage, je lui conseillerais d'aller tout de suite consulter un dictionnaire pour être bien au clair sur le sens du terme « pédéraste ». Les confusions malveillantes étant de nos jours malheureusement fort commodément entretenues.

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  • Tour d'horizon... (256)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur la Lettre de Comes Communication, Arnaud de Morgny, directeur-adjoint au sein du Centre de recherche appliquée de l'Ecole de guerre économique, plaide en faveur d'une utilisation offensive de l'influence...

    Passer à l'offensive dans la guerre économique, quelle place pour les opérations d'influence ?

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    - sur son site, la Fondation Identité et Démocratie publie les actes d'un colloque organisé en juin dernier et consacré à l'intelligence artificielle, avec notamment un débat entre Laurent Alexandre et Olivier Rey...

    Relever le défi de l'intelligence artificielle en Europe

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  • Renaud Camus, Olivier Rey et la dépossession du monde...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un débat organisé par la revue Éléments, et présenté par François Bousquet, entre Renaud Camus et Olivier Rey.

    Écrivain, Renaud Camus est notamment l'auteur de plusieurs essais dont Le Grand Remplacement - Introduction au remplacisme global (La Nouvelle Librairie, 2021), Le Petit Remplacement (La Nouvelle Librairie, 2021) ou La Dépossession (La Nouvelle Librairie, 2022). Quant à lui, Olivier Rey, qui est chercheur au CNRS et enseignant en faculté, est l'auteur de plusieurs essais comme Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006), Une question de taille (Stock, 2014), Quand le monde s'est fait nombre (Stock, 2016), L'idolâtrie de la vie (Gallimard, 2020) ou dernièrement Réparer l'eau (Stock, 2021).

     

                                              

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  • Réparer l'eau...

    Les éditions Stock viennent de publier un nouvel essai d'Olivier Rey intitulé Réparer l'eau.

    Chercheur au CNRS et enseignant en faculté, Olivier Rey est l'auteur de plusieurs essais comme Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006), Une question de taille (Stock, 2014), Quand le monde s'est fait nombre (Stock, 2016), Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018) ou dernièrement L'idolâtrie de la vie (Gallimard, 2020).

     

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    " Qui ignore ce qu’est l’eau  ? Chacun a une connaissance intime et immédiate de cet élément frais, liquide, miroitant et irrésistiblement attiré vers le bas. Comment en sommes-nous arrivés, dès lors, à laisser cet élément premier, si présent dans notre expérience de tous les jours, si prégnant dans notre imaginaire, si riche de symbolique, être défini par la laconique formule chimique H2O  ? Que perdons-nous dans cette opération  ?
    La science moderne s’est édifiée en répudiant les sensations, les impressions immédiates, au profit de la raison et des mesures  : notre rapport au monde en a été bouleversé. Précisé à bien des égards, appauvri à d’autres. À présent qu’une chose aussi simple que l’eau devient une affaire d’analyse chimique et une ressource à gérer, on peut se demander  : la science a tenu sa promesse de dévoiler le monde dans sa vérité  ? Nous en a-t-elle rapproché, ou éloigné  ?
    Dans cet essai brillant et sensible, Olivier Rey s’attache à retrouver ce que, chemin faisant, nous avons perdu de l’eau. De Léonard de Vinci à Bachelard et Ponge, en passant par Courbet, il remonte son cours, afin de rendre à l’eau sa dignité, et nous faire éprouver, grâce à elle, ce qui ne se laisse pas mettre en formule  : la poignante volupté d’être au monde. "

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  • Ecologie et souverainisme...

    Le nouveau numéro de Front Populaire, la revue de Michel Onfray, est consacré à l'écologie et à une vision souverainiste de celle-ci.

    On trouvera notamment des articles d'Anthony Cortes ("Le localisme est un souverainisme"), d'Antoine Buéno ("Sortir de l'impasse démographique"), de Michel Onfray ("Technique du cheval de Troie, le traquenard d'Ulysse"), de Régis de Castelnau ("Le droit de l'environnement au bord de l'impasse"), d'Olivier Dard ("L'écologie est-elle soluble dans le conservatisme"), de Jocelyne Porcher ("Viande cellulaire : le choix du pire"), de Fabien Bouglé ("Éoliennes : de la transition à la trahison"), de Jacques Sapir ("Planète ou finance, il faut choisir"), d'Olivier Rey ("Le vivant, fardeau de la science moderne"), de Philippe Murer ("Pour un frexit écologique"), de Bérénice Levet ("Ces écolos qui n'aiment pas le beau").

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    " Dans son cinquième numéro, Front Populaire fait le point sur une question profondément souverainiste: la protection de l'environnement. Car défendre le droit des peuples, c’est aussi défendre la maîtrise de l'énergie, le localisme et la politique du temps long. "

     

     

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  • Décroissance et puissance sont-elles compatibles ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Olivier Rey, cueilli sur le site de l'Institut Iliade et consacré à la question capitale de la compatibilité de la décroissance avec une politique de puissance...

    Chercheur au CNRS et enseignant en faculté, Olivier Rey est l'auteur de plusieurs essais comme Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006), Une question de taille (Stock, 2014), Quand le monde s'est fait nombre (Stock, 2016), Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018) ou dernièrement L'idolâtrie de la vie (Gallimard, 2020).

     

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    Décroissance et puissance sont-elles compatibles ?

    Le monde moderne a très mal compris le mythe de Prométhée. Dans le mythe grec, le titan Prométhée, après avoir dérobé le feu aux dieux pour le donner aux hommes, est condamné par Zeus à être attaché à un rocher où un aigle lui dévore le foie. Plus tard, Héraclès libère Prométhée, qui se réconcilie avec Zeus et lui apprend ce dont il doit s’abstenir pour ne pas être détrôné, comme l’ont été avant lui Ouranos et Cronos. À la révolte contre le donné et ses limites, le mythe donne sa place, mais cette révolte n’est qu’un moment, inscrit dans un horizon ordonné qu’elle a fait évoluer mais dans lequel, finalement, elle se résorbe. Les modernes ne voient pas les choses ainsi. Pour eux, la révolte contre le donné n’a d’autre horizon qu’elle-même, sa vocation est d’être permanente, de se poursuivre à l’infini. La suite que les modernes donnent à Prométhée enchaîné n’est pas, comme chez Sophocle, Prométhée délivré, mais Prométhée toujours plus déchaîné.

    Après quelques siècles d’un tel déchaînement, le monde naturel comme le monde humain se trouvent en piètre état. Le monde naturel : de nos jours, l’humanité est en passe d’épuiser des ressources qui avaient mis des millions d’années à se constituer et sollicite trop la nature pour que celle-ci parvienne encore se régénérer. Hésiode, dans sa Théogonie, parlait de « Gaïa aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants » : aujourd’hui, la pauvre Gaïa n’en peut plus. Trop martyrisée, elle risque de devenir stérile. Au demeurant, les progressistes qui, naguère encore, promettaient, grâce à l’empire humain sur la nature, l’advenue du paradis sur terre, reconnaissent eux-mêmes le caractère critique de la situation. Un exemple parmi d’autres : pour promouvoir le maillage du territoire par la 5G, le président Emmanuel Macron ne prétend pas que ladite 5G améliorera notre condition, mais qu’elle est nécessaire pour relever les « défis que nous avons sur tous les secteurs », indispensable pour affronter « la complexité des problèmes contemporains [1] ». Plus question, on le voit, de lendemains qui chantent : seulement de survivre, par l’innovation technologique, aux « défis » et à la « complexité des problèmes » légués par les progrès antérieurs.

    Le monde naturel n’est pas le seul à être menacé, abîmé. L’état du monde humain est tout aussi grave. Du fait qu’il appartient à la vocation humaine de prendre ses distances d’avec la nature, certains en ont déduit que plus l’homme s’éloignait de la nature, plus il était humain. L’être humain, cependant, n’est pas seulement un être d’arrachement, il est aussi un être de lien. Pour reprendre une expression de Péguy : l’arrachement doit demeurer raciné. On peut se rappeler, une fois encore, un mythe grec, celui du géant Antée, invulnérable tant que ses pieds touchaient le sol, et qu’Héraclès étouffa en le soulevant de terre. Les peuples sont comme Antée : quand les modes de vie s’artificialisent à outrance, ils meurent en tant que peuples. Ils se défont en amas d’individus et de groupes antagonistes, sans héritage ni héritiers.

    Des individus non seulement privés, de par la dissolution des peuples qui, du même coup, dissout l’existence politique, d’une dimension essentielle de l’humanité, mais qui de plus, en tant qu’individus, n’ont pas fière allure. Des individus très à cheval sur leurs « droits », mais complètement dépendants, dans tous les aspects de leur vie, du dispositif général en dehors duquel ils ne savent plus rien faire. Prenons, à titre d’exemple paradigmatique, la numérisation de tout, dont le président de la République nous dit qu’elle est impérative pour relever les « défis que nous avons sur tous les secteurs » : la 5G ne fera pas qu’augmenter par cent ou mille le débit des données, elle rendra les individus encore plus impotents en dehors d’un branchement continu au réseau, elle accélérera la baisse déjà avérée des capacités physiques (qui, chez les jeunes, ont décru d’un quart en quarante ans, selon une étude relayée par la fédération française de cardiologie), et des capacités intellectuelles (le QI moyen baisse depuis vingt ans).

    Pour conjurer ces maux, on ne voit d’autre solution sensée que de mettre certaines limites au déploiement technologique – ce qui implique, l’exubérance technologique étant le principal « moteur de la croissance », une forme de décroissance. Reprocher à une telle attitude son caractère « négatif » est stupide : c’est comme si, à quelqu’un qui a atteint 150, 200, 250 kilos, il fallait s’abstenir de conseiller une cure d’amaigrissement parce que « perdre du poids » est une idée négative. Il ne s’agit pas de maigrir pour maigrir, mais de maigrir pour retrouver la santé. Cela étant, la méthode présente un sérieux inconvénient. Il se trouve que, depuis deux siècles, le « développement » économico-techno-industriel est le principal dispensateur de puissance. D’où le risque encouru par tout groupe humain qui s’engagerait dans la décroissance, pendant qu’autour de lui d’autres groupes persévéreraient sur la voie de ce qu’on appelle la croissance : le danger de se trouver dominé, asservi, écrasé par eux. Il n’est, pour mesurer l’ampleur de la menace, que de songer au sort des peuples qui, au XIXe siècle, vivaient tranquillement sur leurs territoires et selon leurs coutumes traditionnelles, et se trouvèrent brutalement colonisés, simplement parce que les moyens dont ils disposaient ne leur permettaient pas de contrer la puissance de leurs assaillants, armés par la technique moderne. L’industrialisation fulgurante du Japon, à partir de l’ère Meiji, fut la conséquence directe d’un constat : sans la puissance de la technique moderne, le Japon serait irrémédiablement asservi. Du côté chinois, voici ce qu’un lettré, en 1899, écrivait à un missionnaire jésuite : « Les superbes inventions des pays occidentaux nous sont, pour la plupart, inconnues et nous semblent incroyables… Mais, mon grand frère, peut-être allez-vous demander si toutes ces choses presque miraculeuses rendent les hommes plus heureux ? C’est une question très difficile à résoudre. Je ne sais pas ! Tout ce que je sais, c’est que ces machines travaillent cent fois plus vite que le manœuvre. Vous allez me demander si la vitesse est un bonheur… Je ne sais pas. Je suis seulement persuadé que sans ces inventions techniques et cette vitesse, on ne peut acquérir aucune puissance. Si on ne l’atteint pas, on reste plongé dans l’humiliation. Si l’on veut pouvoir se défendre, il faut absolument être en possession de cette science matérielle. Et c’est tout [2]. » Pour les Chinois, la période qui s’étend des années 1840, avec la première guerre de l’opium, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, est le siècle de l’humiliation. On ne peut pas comprendre la frénésie technologico-croissantiste qui s’est emparée de la Chine si on ne se rappelle pas de tels faits. Telle est notre situation : tout « retard » pris dans le processus de transformation du monde enclenché depuis deux siècles expose aux menées des plus « avancés », toute indifférence à l’égard de la croissance expose au danger d’être assujetti à ceux qui y vouent toutes leurs forces.

    On voit donc la tenaille dans laquelle nous nous trouvons pris. D’un côté, l’obligation de poursuivre sur le chemin de la croissance, sous peine de se trouver vassalisé. De l’autre côté, la conviction grandissante que cette course est désastreuse. Désastreuse pour tous. Pour emprunter les termes de René Girard : « Chacun se croit victorieux dans un univers où tout le monde est en pleine défaite et déroute [3]. » De plus, à supposer même qu’une nation parvienne à s’imposer aux autres, à quoi bon, si ce qui faisait sa substance doit se perdre dans le déploiement des moyens propres à assurer son succès ? Ce n’est plus elle qui gagne, mais une entité quelconque qui simplement porte son nom. Imaginons des antilopes à qui on proposerait de se transformer en hippopotames, afin de ne plus être la proie des lions. Accepteraient-elles ? Dans sa Somme théologique, saint Thomas écrit : « L’âne ne désire pas devenir cheval, car il cesserait d’être lui-même [4]. » Alors on se dit : mieux vaut périr comme on est que d’essayer de se tirer d’affaire en abandonnant son être. Juste après, on se dit : impossible de se laisser éliminer sans combattre. Or, pour combattre efficacement, il faut posséder la puissance matérielle. Et, pour posséder la puissance matérielle, il faut se vouer à ce qu’on nomme la croissance. Donc, trêve de discussion, en avant ! Ensuite, l’interrogation revient : à quoi bon chercher à s’en sortir si, à supposer qu’on y parvienne, ce doit être dans un champ de ruines ? Et si, chemin faisant, on doit renoncer à l’être qui valait qu’on se batte pour lui ? On ne cesse d’osciller entre les deux termes de l’alternative, l’un et l’autre calamiteux.

    On aimerait trouver une voie médiane. Continuer sur la voie présente, mais avec modération. Ce faisant on risque, malheureusement, de ne pas cumuler les avantages, mais les inconvénients. Confronté à des concurrents enragés, le coureur qui ménage ses forces se trouve vite irrémédiablement distancé, tout en s’étant malgré tout trop éloigné de son foyer pour y trouver encore abri. Un autre type de conciliation serait imaginable : non pas un moyen terme, mais la coexistence de deux attitudes contraires au sein d’une même nation. Pendant que certains continueraient la course technologique afin de conjurer le risque d’écrasement par des concurrents trop puissants, la possibilité serait ménagée à d’autres de vivre de façon plus « conviviale », au sens qu’Ivan Illich donnait à ce terme (par convivial, il faut ici entendre ce qui est proportionné aux facultés naturelles de l’homme, est à leur mesure, en contraste avec des dispositifs surpuissants qui humilient ces mêmes facultés). Au lieu d’une confrontation entre les « technologistes » et les « conviviaux », les « croissantistes » et les décroissants, une forme de coopération s’établirait entre les deux – les premiers étant les garants de la sécurité de tous tant que la dynamique actuelle se poursuit, les seconds constituant, du fait de l’autonomie supérieure de leurs modes de vie, un socle extrêmement précieux en cas de crise générale, sans compter la sauvegarde de facultés humaines fondamentales. Je suis conscient de ce qu’une telle proposition a d’utopique, pour toutes sortes de raisons. Reste que par rapport à l’utopie d’un salut par l’innovation à tous crins, ou celle d’un abandon général de la technologie, je trouve la mienne plus sensée.

    Olivier Rey (Iliade, 24 juin 2021)

     

    Notes :

    [1] « Discours du président Emmanuel Macron aux acteurs du numérique », 14 sept. 2020, Palais de l’Élysée.

    [2] Lettre de Hwuy-Hung (1899), citée par André Chih (prêtre chinois), L’Occident « chrétien » vu par les Chinois vers la fin du XIXe siècle (1870-1900), Paris, PUF, 1961.

    [3] « Le sens de l’histoire », entretiens avec Benoît Chantre à l’occasion de l’exposition « Traces du sacré » au Centre Georges Pompidou (2008) (33’05”).

    [4] Ia, quest. 63, art. 3.

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