Le «technicien dévoyé», figure criminelle émergente
Pendant une campagne présidentielle où la sécurité ne semble pas passionner les grands candidats, la vie criminelle continue son chemin. Ne l’oublions pas : pour un malfaiteur, le réalisme est une vitale obligation. Qu’il rêve, fantasme ou s’éloigne un seul instant de la réalité, et le voilà prisonnier ou assassiné. Ainsi, durant une campagne où l’on s’intéresse peu aux bandits, ceux-ci ont le loisir d’évoluer, en bons prédateurs qu’ils sont ; de s’adapter à la proie, au gibier.
Evolutions, donc, dans le monde des bandits – et même, sous nos yeux, la rare émergence d’une nouvelle figure criminelle. Dans le secret, loin des médias ? Pas du tout : des grands titres de quotidiens, les ouvertures de grands journaux télévisés évoquent souvent ce type criminel nouveau – qui, s’il est notoire, n’est pas pour autant pensé. On l’observe distraitement, en pointillé, par le petit bout de la lorgnette. Sitôt le scandale passé, on l’oublie – sans que nul, hormis les criminologues, ne se soucie de relier entre eux les épisodes isolés ni ne place ce phénomène dans son cadre large.
Pire : les médias et les politiques semblent négliger le fait crucial que cette figure criminelle émergente, celle du “technicien dévoyé”, trône à l’intersection même de toutes les fragilités présentes : l’argent roi, le cyber-crime, l’hédonisme bourgeois-bohème, l’individu déboussolé au cœur de la foule solitaire. Et représente de ce fait un grave danger pour notre société dite “de l’information”.
Tâchons de cerner ce “technicien dévoyé”. Dans sa version “haut de gamme”, il s’agit le plus souvent d’un homme – flexible bien sûr, nomade et polyglotte. Beau CV, relations, il a fait des études longues et arrive dans l’entreprise avec de grandes ambitions. Mais bientôt, il s’y ennuie, y subit de petites humiliations au quotidien. Ses mérites, pense-t-il, ne sont pas reconnus.
Ses immenses journées de travail ont distendu ses liens avec ses amis et sa famille. Une maîtresse peut-être ou un amant, rencontré en hâte à l’hôtel. Souvent, il vit en déraciné, dans une anonyme résidence où nul ne connaît quiconque.
Banque, world company : il se voit bientôt comme l’écureuil en cage, tournant toujours plus vite – mais en fait, restant sur place. Or parmi tous ces cadres fragiles et désabusés, certains sont plus vulnérables. Techniquement bien formés mais émotifs et donc fragiles, leur capacité de résistance aux chocs est faible. Isolés, bousculés, ces individus à la dérive peuvent devenir des proies.
Ambition frustrée, dissolution d’un foyer, amours factices, échec sentimental, dépression, soucis financiers, mauvaises fréquentations, fascination pour les marginaux : au total, de quoi perdre ses repères moraux et sa loyauté, surtout si l’on se console dans l’alcool, la drogue – ou pire.
Ici, songeons à tout ce qu’un grand groupe, industriel, financier, etc., renferme, ou permet à l’inverse de dissimuler, de désirable (matériel ou immatériel) pour l’espion industriel, pour le recruteur d’une secte, le gangster ou le terroriste. Un grand groupe, c’est d’énormes capacités informatiques, d’importants flux financiers, des flottes de trains, de navires ou d’avions sillonnant la planète – souvent, des conteneurs par milliers.
Souvenons-nous aussi que partout et toujours – l’auteur ne connaît pas d’exception durable à cette règle -, le marché des plaisirs illicites est sous contrôle criminel. L’escorte d’un soir d’envie ? C’est eux. La ligne de coke de la petite fête ? Eux encore. La partie de poker dans un bar louche, pour l’adrénaline ? Eux toujours. Idem pour l’Internet illégal (pornographies déviantes, etc.). Avec en aval, grâce à ces méthodes éprouvées que sont la corruption, l’intimidation et le chantage (ici, à la drogue ou au sexe), des risques d’infiltration, de mise sous contrôle.
Retrouvons notre cadre à la dérive, prêt à la première aventure séduisante : fille aguicheuse ou joli garçon, drogue – mais surtout, et enfin, de vrais risques, de l’excitation dans une vie terne ; parfois aussi, un rôle de justicier. Tel est le type humain le plus manipulable pour un recruteur agressif, quel qu’il soit.
Ajoutons-y l’exaltation (naturelle ou artificielle) et la figure criminelle du “technicien dévoyé” prend toute sa densité. Jérôme Kerviel et son casino à 5 milliards – d’autres encore par la suite ; le cadre qui transmet au fisc français le fichier “de plusieurs milliers de noms” de sa banque genevoise ; “ses motivations sont de type messianique, dit alors le procureur Eric de Montgolfier, il considère qu’il a un rôle à jouer”. Plus modestement, Tony Musulin, l’agent de sécurité qui s’enfuit avec le milliard en espèces qu’il doit convoyer.
Du “Car jacking au Car hacking”
Des cas anecdotiques ? Des individus isolés ? Non : l’avant-garde d’un phénomène qui se massifie sous nos yeux, par exemple dans le vol de véhicules, problème que la technique pensait avoir résolu. Car, nous dit récemment Le Figaro, les vols de voiture explosent, notamment en région parisienne et dans le Midi. Mais les systèmes de démarrage inviolables ? Les codes sophistiqués ? Justement : une simple ligne Maginot pour qui jouit de complicités internes. Les serveurs des grandes marques automobiles sont bien sûr protégés, identifiants et mots de passe. Mais combien y accèdent au quotidien, d’employés désabusés, de garagistes au bord de la ruine, de hackers ? Il suffit alors de posséder le numéro d’identification d’un véhicule pour récupérer ses codes de serrures et de système de démarrage. Une clé à faire chez un serrurier complice et le véhicule s’évanouit alors en deux minutes, en douceur. Dans ces conditions, pourquoi agresser physiquement le conducteur et risquer la prison ? C’est ainsi qu’aujourd’hui, grâce aux techniciens dévoyés du monde automobile, on passe du “car jacking” au “car hacking”.
En attendant que demain, toujours grâce à des “techniciens dévoyés”, d’autres criminels n’infiltrent des systèmes informatiques plus stratégiques encore, pour s’y livrer au chantage ou au pillage.
Xavier Raufer (Ring, 5 mars 2012)