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jure georges vujic

  • Émeutes : nihilisme festif et inframondisation...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré aux émeutes qui ont dévasté nos villes au début du mois...

    Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011),  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015) et Les convergences liberticides - Essai sur les totalitarismes bienveillants (L'Harmattan, 2022).

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    Émeutes : nihilisme festif et infra-mondisation

    Les dernières nuits d’émeutes et de pillages dans plusieurs villes françaises illustrent très bien ce qu’analysait Philippe Muray, à savoir une version criminogène de la « festivisation » générale de la société (homo festivus), avec cependant une déclinaison sociale et médiatique d’un hyperfestif violent, criminalisé et destructeur.

    Il est vrai que la sidération reste grande à contempler le triste spectacle de hordes de jeunes ensauvagés en train de piller en toute impunité les magasins de grandes marques tout en se filmant sur leurs smartphones, un nihilisme festif bien relayé, amplifié et diffusé en temps réel par les réseaux sociaux. Bien sûr, les phénomènes d’accélération et de contagion de ce nihilisme festif, brutal et juvénile, s’expliquent en grande partie par la tiktokisation sociale mondiale, qui pulvérise les déterminants géographiques et temporels. La toxicité des réseaux sociaux, loin d’être idéologiquement neutre, puisqu’elle propage une vision du monde de l’aliénation consommatrice et techno-ludique, permet non seulement une contagion criminogène mimétique, mais aussi la scénarisation narcissique et individuelle en temps réel des prouesses destructrices des vidéos de réalité des acteurs eux-mêmes. La réalité amputée de ses origines et de ses finalités, de sa consistance, fait place à l’éternel présent, forme d’hyperréalité diminuée, fantasmatique et narcissique. Parce que celui-ci est diffusé en temps réel sur les réseaux sociaux du monde entier par une sorte de « jokérisation » des esprits, on assiste à une escalade médiatique de la violence urbaine à la fois mimétique et « ludique », dont le seul défi est de faire toujours mieux et plus sensationnel en vandalisme et violence, plus qu’à Haïti, Mexico, New York, Chicago ou Los Angeles. La ville devient, malgré les millions d’euros engloutis dans les infrastructures des politiques d’intégration urbaine des banlieues, une sorte d’espace de jeu (Muray parlait du monde contemporain comme d’un « parc d’attractions mondialisé ») mortifère et criminogène, analogue aux jeux de guerre virtuels.

    Nihilisme festif et nihilisme de déni

    En effet, cette effusion de violence urbaine qui s’est généralisée dans une ivresse autodestructrice n’est bien sûr que le symptôme prégnant d’un nihilisme plus profond de plusieurs générations déstructurées sur fond d’immigration massive. Le nihilisme en effet, au-delà de la dimension doctrinaire, révèle un état d’esprit auquel manquent toute forme de représentation d’un sens, une hiérarchie des valeurs, un horizon axiologique porteur de sens et d’avenir. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le nihilisme brutal et destructeur des bandes de banlieue que l’on pourrait personnifier par des vandales, des pillards, des incendiaires qui allient l’hyperfestif et le violent, ne peut se développer que grâce à un autre nihilisme plus sournois, le nihilisme du « dernier homme » conformiste, qui peut être aussi celui des élites ou de la majorité silencieuse, qui refuse toute forme d’action, plongé dans le déni de réalité et l’immobilisme de la compassion ou celui de la consternation passive.

    Le nihilisme festif, lui, est féroce, irruptif et sporadique, s’inscrit dans une logique de conquête et de délimitation de territoires, mais reste toujours présent à l’état latent, dévastateur, narcissique et grégaire. Le nihilisme du déni, qui correspond au « à quoi bon », lui, est silencieux, poli, civilisé et dans une posture d’impuissance et de défense, respectant scrupuleusement les convenances sociales du moment, lequel refuse obstinément d’affronter la réalité d’une société fracturée, violente, réduite au refus du choix et au refus d’endosser une responsabilité quelconque. Et c’est en ce sens qu’il s’agit bien d’un nihilisme de soumission.

    Émeutiers ou insurgés ?

    Même si le discours de l’excuse et celui de la misère des « nouveaux misérables » des banlieues semblent ici incongrus et inadaptés, il est intéressant de noter que dans Les Misérables, Victor Hugo opposait émeute et insurrection. L’émeute est un moment chaotique de destruction. L’insurrection, au contraire, est le moment où un groupe qui a conscience de lui-même et qui veut construire quelque chose se projette politiquement dans l’avenir. Les séquences des premières nuits d’émeutes festives de pillages et de vandalisme ne correspondaient en rien à une insurrection politique et idéologique et étaient purement motivées par des considérations matérielles et ostensibles (pillage des boutiques de grandes marques) et des pulsions destructrices. Cependant, la séquence qui s’est greffée sur cette vague de pillages avec la destruction coordonnée des lieux et des symboles de la nation (écoles, bibliothèques, mairies, centres de loisirs, transports, casernes de pompiers…), auxquelles ont bien sûr aussi participé des bobos, des antifas de service et des black blocs, pourraient très bien s’apparenter à des formes d’insurrection contre l’ordre public. Il est important de rappeler que cette logique de la conflictualité et de la légitimation insurrectionnelle est au cœur de l’idéologie révolutionnaire de la gauche radicale, qui ne se cache d’ailleurs pas de se référer à la Constitution de 1793 (article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque partie du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »). Ainsi, la tentative d’assassinat du maire de L’Haÿ-les-Roses pourrait bien s’inscrire dans une stratégie de chaos et de terreur destinée à chasser et contenir les pouvoirs publics de l’État hors des territoires contrôlés par des groupes criminels, fortement communautarisés, qui entendent asseoir leur domination sur ces portions de territoire. En revanche, étant donné le caractère organisé des émeutes, de l’utilisation de techniques de guérilla urbaine et de l’importance du nombre d’armes utilisées, tout porte à croire qu’il s’agit de groupes organisés et facilement mobilisables.

    Inframondisation sociétale

    Ainsi, la restauration d’un ordre public fictif et soumissionnaire, dans le seul but de se voir accorder un sursis de plus « pour que les affaires reprennent », ne fera que différer et exacerber les mêmes causes et les mêmes effets, qui à l’avenir seront encore plus dévastateurs. En l’absence de toute forme de visibilité verbale et de revendications, cette violence gratuite condense de manière paroxystique et très violente la problématique de la désaffiliation sociale et familiale, la faillite de toute forme d’autorité (parentale, scolaire et sociale), mais aussi celle de la déstructuration de l’identité, du sentiment d’appartenance à la nation et de l’enfermement dans un communautarisme ethnoconfessionnel qui fonctionne comme une société parallèle, un contre-monde régi par ses propres lois et ses codes culturels, une sorte d’inframonde zonal. Mais n’assistons-nous pas à une inframondisation sociétale de la postmodernité globale, à une inversion générale des valeurs, par le culte de l’individualisme matérialiste et déraciné, la transgression élevée au rang de norme, célébrés par ce que Muray nomme les « matons » et « mutins de Panurge » et les « rebellocrates » ? Nous vivons bien, comme l’avait observé Philippe Muray, une régression anthropologique, sur fond d’indifférenciation généralisée et de « réanimalisation » de l’espèce et de la société. En revanche, l’hyperfestif comme récit dominant de l’idéologie libérale du marché et du tout-économique se conjugue très bien avec la figure de l’homo violens, de l’homme violent, et explique comment la violence mimétique hyperindividualiste reste motivée par ce même désir mimétique de possession, plein de ressentiment et de haine alors que cette volonté de conquête motivée par les frustrations identitaires et sociales apparaît soudain comme constituant un inconscient victimaire qui détermine et oriente la dynamique de la sécession violente. Le nihilisme festif auquel nous avons assisté ces derniers jours se nourrit de la culture de l’impunité (du nihilisme du déni), et ces deux phénomènes sont parfaitement solubles dans la société du crime mondialisé, qui, des caïds de banlieues aux cartels de la drogue, sont les principaux leviers de la sécession territoriale et communautaire.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 12 juillet 2023)

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  • La nouvelle vérité optionnelle : vers une union du « siliconisme » et du wokisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la vérité optionnelle du wokisme...

    Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011),  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015) et Les convergences liberticides - Essai sur les totalitarismes bienveillants (L'Harmattan, 2022).

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    La nouvelle vérité optionnelle : vers une union du « siliconisme » et du wokisme

    Après le règne de la postvérité où toute considération de vérité est vidée, voire ignorée, dans le contenu et l’objectivité des médias, voici venu le temps de la vérité optionnelle.

    La vérité optionnelle, une vérité à la carte, simple option, par simple disposition intuitive, une vérité qui au lieu de résulter d’un examen et d’une vérification rationnelle, voire d’une concordance avec les faits, s’autolégitime par le simple désir, l’impulsion compulsive, l’optionnalité, le libre choix, l’affinité séductrice idéologique. C’est la version militante de la « véritude » (truthnes), désignant une « vérité » subjective qu’on croit être vraie de façon intuitive « avec les tripes » (from the gut) ou parce que « ça a l’air vrai », sans tenir compte des preuves du contraire, des faits ou d’une quelconque logique ou réflexion intellectuelle.

    C’est un peu l’avatar de la méthode Coué, la projection autosuggestive d’une croyance subjective utopique qu’on veut imposer à tout le monde. Dans ce cas de figure, c’est l’imagination de l’ordre du possible et non le réel qui fonde la vérité. Il est vrai que la puissance de contamination et de banalisation est visible surtout dans les médias et les élites politiques où le recours à l’émotion (l’argumentum ad passiones) ou l’intuition (gut feeling) fallacieuse sont de plus en plus utilisés dans les discours politiques contemporains. L’objectivité et les faits n’ont plus aucune importance puisque seules comptent la perception et la certitude attrayante.

    Ce type de vérités optionnelles, prosélytes autoproclamés, pullulent à travers la diffusion des idées wokistes qui s’installent peu à peu dans la société, les universités, les médias, et demain dans nos écoles. Il est vrai que, le relativisme des valeurs s’étant peu à peu imposé dans le sillage de l’idéologie déconstructiviste et de la postmodernité tardive, les nouveaux dogmes du wokisme, loin d’être relégués à une expression sectaire minoritaire, n’ont pas eu de mal à s’installer dans un paysage sociétal déjà largement imprégné par le polythéisme des valeurs et la tribalisation sociale. Cependant, et cela constitue une innovation dans le genre, après s’en être prise aux sciences humaines et sociales, la déconstruction wokiste entend remettre en cause la légitimité scientifique des mathématiques, de la physique et de la biologie.

    Incroyablement stupide et se situant au-delà du degré zéro de la pensée (l’absurdité étant élevée au rang de croyance), le wokisme, bien que radicalisant les matrices égalitaristes des Lumières, s’appuie sur une critique du rationalisme et de l’humanisme universaliste au nom d’une lecture déconstructiviste, racialiste et postcoloniale de l’histoire, en venant même à proclamer que « la biologie est viriliste » que « les mathématiques sont racistes », ou à reprocher à la science botanique d’être raciste car elle procède à la hiérarchie de la nature en classant les différents types de plantes. Nous assistons à une véritable négation épistémologique de la notion de vérité, telle qu’on la conçoit dans le monde occidental. La vérité dépouillée de sa dimension axiologique et de sa valeur rationnelle normative et morale universelle se transforme en une simple option téléchargeable au même titre que la conscience et l’émotion sur commande. Loin d’être une valeur de partage contradictoire et dialogique, ce type de vérité répond à la nécessité d’une fonction purement idéologique de mobilisation, alors que l’indifférence à la vérité s’explique par le besoin et la pureté idéologique. La vérité woke constituerait ainsi la version laïque d’une gnose diversitaire qui a substitué « le privilège blanc » au péché originel, en jouant la carte des tristes passions du ressentiment victimaire de la postmodernité obscurantiste.

    Ainsi, le wokisme ne constitue qu’un symptôme de plus, certes paroxystique, de la déconstruction sémantique, politique et sociétal relayée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, et ce n’est pas un hasard si l’on parle aujourd’hui de logiciel à la place de la réflexion ou de la pensée. En effet, depuis la pensée PowerPoint et la culture du logiciel devenue incontournable dans le monde professionnel, on assiste non seulement à un appauvrissement du langage et de la pensée réduits à des slides et des clics, mais aussi à la suprématie d’un véritable modèle de pensée algorithmique issu du monde informatique, de la gestion et de la communication. Ainsi, le wokisme, en tant que vérité optionnelle déjà adoptée par les industries du divertissement et les TIC, est en passe de devenir la nouvelle éthique de l’intelligence artificielle, la superstructure idéologique de cette novlangue malveillante procédant par falsification et manipulation du langage. La vérité optionnelle constituerait ainsi la version high-tech de la pensée captive évoquée par C. Miloscz qui y voyait une forme de « nouvelle foi » du système dominant.

    À terme, ce nouveau phénomène de vérité optionnelle participe au long chemin de la déréalisation du monde, et va tout à fait dans le sens de l’apothéose du nouveau monde virtuel des GAFAM, celui de l’intelligence artificielle, ce qui permettra, selon les propres mots d’Elon Musk, de dispenser au niveau planétaire la nouvelle « vérité maximale » TruthGPT, la parfaite symbiose entre le siliconisme (l’idéologie californienne techno-libérale) et le wokisme.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 27 mai 2023)

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  • De quelle décadence parle-t-on ? Retour sur le débat Houellebecq-Onfray...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jure Georges Vujic à Polémia dans lequel il revient sur le débat entre Michel Houellebecq et Michel Onfray, publié ce mois-ci par la revue Front Populaire

    Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011),  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015) et Les convergences liberticides - Essai sur les totalitarismes bienveillants (L'Harmattan, 2022).

    dence, Europe, Jure Georges Vujic, Michel Houellebecq, Michel Onfray, Occident

    De quelle décadence parle-t-on ? Retour sur le débat Houellebecq-Onfray

    La revue Front populaire vient de publier une longue conversation entre l’écrivain Michel Houellebecq et le philosophe Michel Onfray sur le thème de la fin de l’Occident. Quel regard portez-vous sur ce thème ?

    L’idée de fin, de décadence ne date pas d’hier est l’on se souvient du vaste mouvement littéraire et artistique qui s’est développé en Europe au cours des vingt dernières années du xixe siècle et qui a donné ses lettres de noblesse avec Paul Bourget, Jules Barbey d’Aurevilly, Péladan ou Huysmans, et plus tard Valéry, et dans le domaine de l’histoire avec Spengler, Gibbon, Toynbee. Déjà dans l’entre-deux-guerres on parlait de l’agonie de l’Europe, alors qu’en 1921, s’inscrivant dans le sillage de Paul Valéry, Hofmannsthal se demandait « si “Europe”, en tant que vocable exprimant un concept spirituel, a cessé d’exister ». Onfray et Houellebecq ont le mérite d’ouvrir les véritables thématiques civilisationnelles de notre époque : déclin, peine de mort, grand remplacement, islam, transhumanisme, féminisme, spiritualité, euthanasie… qui sont autant de symptômes de ce qu’on appelle l’occidentisme. D’autre part, même si les deux penseurs se gardent bien d’adopter une posture r, il subsiste néanmoins en fin de lecture une sorte de non-dit, d’inachevé quant au telos, quant à l’interprétation téléologique du discours décliniste, une ambiguïté qui aboutit à mon sens à une forme de confusion sémantique et épistémologique entre l’idée et les vocables d’Occident et d’Europe qui se trouvent très souvent assimilables, voire interchangeables, tout au long de la conversation. Or le propre du désordre multiforme de l’époque contemporaine réside en premier lieu dans la confusion sémantique, qui va de l’altération, du déni de sens, au travestissement et la dénaturation des mots, du langage. Houellebecq à ce sujet pose la question qui est le dilemme central, après avoir fait le diagnostic acerbe et juste du déclin : « Je veux bien défendre l’Occident, mais encore faut-il qu’il mérite d’être défendu. » Car si l’on choisit de défendre l’Occident dans une perspective politique et culturelle de renaissance, sommes-nous bien sûrs de défendre ipso facto l’Europe en tant que culture et essence spirituelle ?

    Pouvez-vous clarifier cette confusion entre Europe et Occident ? Qu’est-ce qui différencie la civilisation occidentale de l’idée d’Europe ?

    Dans l’ouvrage Assomption de l’Europe, Raymond Abellio observe que « l’Europe est stable dans l’espace et la géographie, tandis que l’Occident est mobile ». Le concept d’Occident a évolué au cours de l’histoire et, déjà au xviiie siècle, on parlait de l’Occident comme du « Nouveau Monde » et du « système américain » par opposition à « l’hémisphère oriental » (Europe, Afrique et Asie), alors que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et du monde bipolaire, l’Occident était assimilé à l’Europe de l’Ouest et ses alliés (USA et Grande-Bretagne) par rapport au bloc de l’Est et à l’Union soviétique. Aujourd’hui, l’Occident comprend tous les pays économiquement développés, industrialisés et modernisés du monde, y compris le Japon, Taïwan, la Corée du Sud et l’Australie, ainsi que les anciens pays communistes, les États-Unis et l’Amérique du Sud. Le philosophe Alfred Korzybski rappelle qu’« une carte n’est pas un territoire » afin de montrer que le sens sémantique d’une sphère culturelle ou civilisationnelle ne coïncide pas nécessairement avec des catégories géographiques. Et en effet, aujourd’hui, l’Occident ne constitue pas une entité géographique homogène, mais une catégorie mentale transnationale qui transcende les spécificités nationales, ethniques et religieuses. La grande erreur de Huntington a été d’essayer de réduire l’Occident à des entités nationales et ethniques fermées, car aujourd’hui il n’y a plus de carte claire de l’Occident. On pourrait dire que tout ce qui constitue « l’occidentalisme » en tant que « mental spécifique » dans la « façon de penser et d’agir », dans la sphère sociale, culturelle, économique et politique appartient à l’Occident : démocratie de marché, économie de marché, héritage des Lumières, individualisme, idolâtrie de la technoscience, rationalisme, société de consommation. Par conséquent, la question du déclin de la civilisation européenne serait alors intimement liée par une sorte de nœud causal à l’émergence et la domination de l’Extrême-Occident. On pourrait même en conclure que les processus de déliquescence politique, sociétale et culturelle de l’Europe correspondent à la surextension du modèle extrême-occidental avec aujourd’hui toutes ses déclinaisons sociétales telles que la cancel culture, le wokisme, l’idéologie du genre, le transhumanisme, etc. L’Extrême-Occident serait en quelque sorte l’Europe après l’Europe, une Europe aux valeurs inversées, évoquée par le philosophe tchèque Jan Patocka selon lequel nous vivons dans le monde de l’« après Europe », que Patocka situait dès la fin de la Première Guerre mondiale. Une Europe dévoyée spirituellement par la « globalisation marchande » et « l’ère planétaire ». S’interrogeant sur l’héritage européen, Patocka constate avec raison que l’Europe a renié son identité originelle et sa vocation première, celle du « soin de l’âme » – thème socratique –, sacrifiant à l’adoption généralisée et démesurée du seul calcul de la puissance et des reliquats de sa suprématie déchue.

    Les États Unis sont-ils le principal vecteur d’occidentalisation dans le monde ?

    Il convient de rappeler que c’est au xixe siècle en Amérique que le mot « Occident » a été créé comme terme politique, afin que le nouvel État américain prenne ses distances avec le vieux continent européen. Cela est évident dans les premiers discours du président américain Jefferson, qui affirmait que l’Amérique représentait un « hémisphère séparé », ou un « méridien distinct » qui séparerait à jamais « l’hémisphère américain » de l’Europe. Dans l’hémisphère américain, comme il l’a appelé prophétiquement, « le lion et l’agneau vivront en paix l’un avec l’autre ». Après cela, la déclaration du président Monroe, qui deviendra plus tard la doctrine Monroe officielle, interdisait à toute puissance européenne d’intervenir dans l’hémisphère occidental américain. Une telle construction sémantique et géopolitique de « l’hémisphère occidental américain » reflète une profonde différence entre l’Europe et l’Occident, qui diffèrent par essence et dans le sens spirituel et géopolitique. Une telle division reposait sur l’opinion que ces deux entités, l’européenne et l’occidentale, ces deux mondes, l’ancien et le nouveau, étaient radicalement opposés. C’est à cette époque que se sont cristallisées les visions manichéennes de l’Amérique comme patrie de la liberté et de l’égalité, et de l’Europe comme pays d’inégalité sociale et d’esclavage, de l’Amérique comme pays de paix et d’harmonie, et de l’Europe comme pays de guerre et de corruption. Ainsi, le « méridien occidental » a toujours été au service du maintien de la dichotomie binaire manichéenne du bien et du mal. On retrouve la filiation d’une telle vision de l’extrême Ouest américain dans le protestantisme puritain militant, qui prônait le retour à la terre promise en tant que peuple élu. À cet égard, la doctrine Monroe est une transposition politique et sécularisée d’une telle mentalité américaine sécessionniste. On pourrait dire que dans ce contexte la prophétie de Hegel s’est réalisée : « L’Amérique s’opposera à l’Europe dès qu’elle aura conquis les pays continentaux de la frontière occidentale de l’océan Pacifique. » Ainsi, ceux qui identifient aujourd’hui l’Europe à l’Occident, en dépit des discours philosophiques et historiques fondamentalement divergents, accepteraient consciemment ou inconsciemment la vision américaine du monde qui cherche à intégrer l’Europe dans la nouvelle matrice de l’Extrême-Occident (États-Unis et sphère mondialiste). D’autre part, le principal vecteur d’« occidentalisation » dans le monde et pas seulement en Europe réside dans le soft power de l’idéologie techno-utopiste californienne qui se diffuse par le biais d’une disruption technologique permanente et qui parachève le vaste processus de colonisation de l’imaginaire européen depuis la première modernité jusqu’à nos jours.

    Étant donné que l’Occident d’aujourd’hui constitue un système-monde américano-centré où prédominent l’utilitarisme pragmatique protestant et le rationalisme technoscientifique, l’Extrême-Occident symboliserait « l’âge de fer planétaire » contemporain dont parle Edgard Morin, dans lequel les processus et phénomènes accélérés de modernité et de postmodernité métastasent, conduisant à des extrêmes (anomie sociale, liberté réduite à un code de consommation, règne de la quantité, primauté de l’économie et de l’utilitarisme dans toutes les sphères de la vie, etc.) qui se manifestent dans les mégalopoles occidentales, de Londres et New York à Tokyo. Un Occident qui, s’étant détaché du centre spirituel incarnant le « nomos européen » et la continentalité tellurique schmittienne, intègre au contraire et promeut la fluidité néo-libérale, une civilisation technoscientifique dévastatrice. Cet Extrême-Occident n’est rien d’autre que le reflet d’une image pervertie, voire inversée, de l’esprit européen qui, quelque part au tournant du xvie siècle, avec la pénétration de l’interprétation protestante-humaniste du monde et la lutte contre la Renaissance chrétienne et le platonisme, a donné naissance aux Lumières, sous l’influence de l’empirisme anglo-saxon et du positivisme libéral. C’était l’époque où, avec le processus de sécularisation d’individualisation, la spiritualité, la politique, la culture et l’éthique se dissolvaient déjà de l’intérieur, processus du « désenchantement du monde » évoqué par Weber.

    Y a-t-il alors selon vous un sens à donner à la résistance face à ce processus de déclin de l’Occident ?

    On le voit bien, l’Extrême-Occident est une dynamique de flux sans territoire et limites précises, car, depuis la chute de l’Union soviétique, la délimitation de « l’aire occidentale » en tant qu’espace de culture commune s’est élargie, mais elle reste mouvante selon les circonstances et les points de vue, surtout si l’on prend en compte les mouvements d’immigration massive et les bouleversements démographiques au niveau global. Les pays ou les régions qui constituent à l’heure actuelle l’Occident ne peuvent pas être identifiés de manière fixe : ceci en raison du fait que la notion même d’Occident renvoie à des dimensions culturelles, idéologiques, politiques, économiques et sociales diverses et difficiles à définir. Même si certains pays sont fréquemment associés à la notion d’Occident : l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale, mais aussi les anciennes colonies d’outre-mer car elles sont encore majoritairement peuplées d’Européens (Amérique du Nord, Australie et Nouvelle-Zélande), et il se pourrait bien que, dans quelques années, l’Occident au gré des brassages culturels et des bouleversements démographiques corresponde à une vaste zone géoculturelle indifférenciée de consommation uniforme, où les peuples autochtones et les cultures populaires et nationales auront disparu. La délimitation du concept d’Occident est donc subjective, c’est-à-dire qu’elle dépend de la périodisation, des interlocuteurs et des circonstances historiques. L’Occident impérial durant l’Antiquité tardive (Imperium romanum, pars occidentalis) n’est pas celui de l’Occident du Moyen Âge, de la Res publica christiana, l’Occident de la Révolution française était la négation de l’Occident chrétien monarchiste, tout comme l’Occident de la modernité industrielle du début du xxe siècle n’a rien à voir avec l’Occident postnational du xxie siècle. À travers ce vaste mouvement historique de mutation de l’idée occidentale, l’occidentalisation en tant que fer de lance idéologique de la modernité progressiste révolutionnaire a plutôt agi à l’encontre de l’Europe en tant que communauté organique et charnelle. L’Occident ayant embrassé le discours dominant mondialiste, libéral et sansfrontiériste, était devenu le principal agent de dissolution et de dépossession identitaire et culturelle des peuples européens. Le sentiment contemporain de dépossession et d’insécurité culturelle des sociétés européennes s’inscrit donc dans cette continuité de dissolution. C’est aussi pourquoi certaines nations extra-européennes et perdantes de la mondialisation réagissent à la « Westoxification » (empoisonnement par l’Occident) de leurs sociétés.

    Il y a d’autre part dans le terme Occident emprunté au latin occidens quelque chose de fataliste et de prémonitoire, puisqu’il est composé de cadere qui signifie « tomber, choir », « succomber, périr », ce qui supposerait que l’Occident (traduire littéralement « soleil couchant ») porterait en soi dès les origines les germes de son propre déclin et c’est ce qu’avait développé Spengler dans Le Déclin de l’Occident à travers la démesure de sa phase faustienne, la mécanisation du monde étant entrée dans une phase d’hypertension périlleuse. Les symptômes de la décadence de la modernité : le désenchantement du monde, sa quantification, sa mécanisation, l’abstraction rationaliste et la dissolution des liens sociaux, ont été consommés il y a longtemps, que le mal postmoderne accentue sous les formes nouvelles et délétères d’un nouveau progrès technofuturiste du transhumanisme, du wokisme, l’indifférenciation des genres, mais ce qui est nouveau c’est que ce même processus déliquescent dilue en quelque sorte les maux de la modernité, tout en liquidant toute foi en un projet reconstructeur ou refondationniste. Ce mal est par essence un mal postgénérationnel, posthistorique, puisqu’il s’efforce de dissoudre l’idée même de responsabilité et de transmission générationnelle. Ne pas s’attaquer aux racines du mal reviendrait à reconduire les effets déliquescents. Alors, l’ultime posture subversive (voire restauratrice ou patrimonialiste), se réduira à sauver en quelque sorte les « pots cassés » de ce qu’il reste de l’identité européenne. Sauvegarder les restes d’une culture occidentale muséifiée sans ressort vital, et se faire les gardiens d’un patrimoine, d’un héritage sans héritiers. Le dissident, le rebelle se transformerait alors en archiviste de musée, faisant l’inventaire des lieux « avant liquidation » en attendant la fermeture définitive.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 14 décembre 2022)

     
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  • Cosmos ?...

    Le numéro 54 de la revue Krisis, dirigée par Alain de Benoist, avec pour rédacteur en chef David L'Epée, vient de paraître. Cette nouvelle livraison est consacrée au cosmos...

    Vous pouvez commander ce nouveau numéro sur le site de la revue Eléments.

    Bonne lecture !

     

     

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    Au sommaire de ce numéro :

    Jean Haudry / Cosmos et religion cosmique chez les Indo-Européens.

    Alain de Benoist / Yggdrasill, l’Arbre cosmique des anciens Germains.

    Baptiste Rappin / Le « cosmos » et l’étoile. Le pythagorisme de Jean-François Mattéi.

    Jean-Pierre Luminet / Cosmologies du XXIe siècle : état des lieux.

    Wolfgang Smith / Redécouvrir le cosmos tripartite.

    Françoise Bonardel / De quel cosmos la cosmologie parle-t-elle aujourd’hui ?

    Raphaël Juan / L’étoile au-dessus de Neptune. Pour une révolution cosmopoétique.

    Serge Thibaut / Pourquoi les villes éprouvent-elles le besoin de symboliser le « kosmos » ? Réflexions sur un ordre absent.

    Jure Georges Vujic / L’abandon cosmologique ou le nouveau somnambulisme politique.

    Raphaël Juan / L’interdépendance universelle.

    Françoise Lesourd / Le cosmisme russe : essai d’interprétation.

    Texte – Jean-François Gautier / L’univers n’existe pas.

    Les auteurs du numéro.

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  • Les convergences liberticides...

    Les éditions L'Harmattan ont publié récemment un essai de Jure Georges Vujic intitulé Les convergences liberticides - Essai sur les totalitarismes bienveillants.

    Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

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    " C'est au nom d'une promesse d'un futur post-covidien plus sécurisé, sous les traits du nouveau progrès numérique, « du bien-être », de « la santé et la sécurité pour tous », que se maillent les trames complexes de nouveaux totalitarismes bienveillants, de nouvelles stratégies de manipulation et de soumission, de contrôle absolu, à la fois moralisatrices et liberticides. La crise globale agit en tant que facteur disruptif et dessine les contours de notre nouvel ordre mondial et social, avec la convergence de plusieurs matrices totalitaires. Cette convergence est à la fois épistémique, bio-numérique (technologies de traçage et de contrôle social), bio-politique (dressage des corps et des populations) et sécuritaire (politiques de peur, politiques de surveillance globale). Avec cette convergence de matrices totalitaires bienveillantes qui asphyxie l'espace de nos libertés privées et publiques fondamentales, nous assistons au fusionnement des technologies numériques et des systèmes biologiques, une innovation qui constitue une véritable révolution anthropologique qui bouleversera en profondeur notre rapport au monde."

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  • La société-traces : phase ultime de l’aliénation ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia dans lequel il évoque la numérisation de nos vies. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    La société-traces : phase ultime de l’aliénation ?

    Depuis l’origine même de la vie sur terre, il existe une relation indivisible entre l’homme et sa trace, l’homme n’a pas changé significativement à cet égard depuis le début de l’humanité. En phase avec les progrès technologiques, sa vie et son œuvre produisent aujourd’hui des traces autour de lui, dans l’environnement immédiat et plus large. Dans la discipline anthropologique, le paradigme de l’homme-trace définit l’homme comme sujet, producteur de traces, mais aussi en tant que « construit de traces ». Ces deux dimensions fonctionnent comme des rétroactions en interaction constante l’une avec l’autre et forment un système permanent d’interrelations. L’homme en tant que construction de traces est mieux connu et implique que ses interactions avec l’environnement construisent son identité dans son rapport à la réalité, l’homme intériorisant les traces de ces interactions. Il suffit de se souvenir des peintures rupestres zoomorphes de la grotte de Lascaux en France vers 13000 av. J.-C., les débuts de l’art paléolithique, pour constater le besoin primordial de l’homme d’extérioriser son être à travers des messages, des signes et des indices. Pour l’écrivain français Georges Bataille, les traces et les peintures de Lascaux sont la première forme d’art en tant que signe d’humanisation. Selon lui, Lascaux est un symbole du passage de l’animal à l’humain, « le lieu de notre naissance », c’est un « signe sensible de notre présence dans l’univers ». Pourtant, Bataille n’aurait pas pu imaginer à quel point la forme, le rôle et la puissance de la trace allaient évoluer, de l’empreinte originale de la paume d’une main dans la grotte aux traces numériques d’aujourd’hui sur Internet et les smartphones.

    Société du signe et société-traces

    L’impossibilité de supprimer et de manipuler les traces numériques suscite aujourd’hui les plus grandes craintes ; leurs quantités sont incommensurables, de même que les possibilités d’abus. Dans une perspective sémiologique, l’homme en tant qu’être symbolique a toujours cherché à « déchiffrer les signes du monde », comme le souligne Roland Barthes. Il a recherché le sens du signe sous la forme d’une sémiosis, dans diverses manifestations picturales, textuelles ou gestuelles. Le nouvel environnement numérique d’aujourd’hui dans lequel les traces numériques apparaissent et disparaissent simultanément en ligne pose une question ontologique et sémiologique : un clic de souris d’ordinateur ou une icône de tablette peut-il contribuer à mieux comprendre et déchiffrer les signes du monde ? Lorsque nous regardons les traces et les signes de manière sémiologique, il est clair que, lorsqu’il s’agit de signes, l’accent est mis sur le continuum entre le visible et l’invisible, car les signes naissent de l’acte d’expression d’un sens et (au moins en partie) d’une intentionnalité. Une trace numérique moderne, une empreinte numérique, est automatiquement créée lors du calcul, du codage ou de la liaison, le plus souvent sans prise de conscience du sujet. Se connecter à un ordinateur, à un appareil mobile intelligent, cliquer sur un lien ou commander des produits en ligne sont des activités quotidiennes que nous pratiquons inconsciemment, sans les percevoir comme une empreinte. Alors que le signe cherchait à prononcer et à partager du sens avec le plus grand nombre (code), la trace numérique fait l’objet d’un processus de personnalisation et cherche à calibrer une information. Cette logique de personnalisation trouve ses leviers les plus actifs dans les applications mobiles, les podcasts, les blogs. C’est ce qui fait dire à Louise Merzeau : « L’anthropologie a montré que la tekhnè consiste en une externalisation de nos fonctions. En s’externalisant, les facultés se modifient : elles acquièrent une dimension formelle et organisationnelle, qui dépasse l’individu et lui survit. Après la force, la perception, le calcul et la mémoire, l’identité pourrait bien être la dernière de nos propriétés ainsi mise au-dehors par nos médias. […] Dans la culture numérique, le signe, le message et le document sont appelés à être subsumés dans la catégorie des traces. Celle-ci ne désigne pas un nouveau type d’objet, mais un mode inédit de présence et d’efficacité, lié aux caractéristiques techniques et sociales des réseaux. » Ainsi nous passerions d’une société de signes, supports de messages et d’incarnation expressive, à une société de traces désincarnées, avec une traçabilité omniprésente et permanente.

    Traces et identité numérique

    L’impossibilité de supprimer et de manipuler abusivement les traces numériques suscite aujourd’hui les plus grandes craintes. En effet, dans le monde du numérique, il n’existe plus de document principal et de copies, mais une fragmentation constante des contenus, dans laquelle l’information s’adapte à chaque condition de lecture et d’écriture. L’entité numérique collecte les traces qui laissent nos connexions : requêtes, téléchargements, géolocalisations, achats, mais aussi des contenus produits, copiés, récupérés… Tout cela créé une forme fragmentée de notre identité numérique dispersée à travers les réseaux. Les opérateurs, les détaillants, les moteurs de recherche et l’intelligence artificielle en savent plus sur notre comportement numérique que nous, car ils ont la capacité d’archiver, de faire des références croisées et de modéliser.

    Les problèmes de contrôle des pistes numériques, de protection des données personnelles, de surveillance générale d’Internet sont des problèmes sociopolitiques qui n’avaient pas d’équivalent dans le monde analogique, du moins pas à ce point. Si tout génère une trace, si chaque trace devient mémoire, comment éviter l’étouffement de la mémoire et ce qu’il faut archiver, quels seront les « vestiges du passé » pertinents, comment trouver un équilibre entre mémoire et oubli ? Les questions du rôle et du statut social des traces numériques, trace comme empreinte, marqueur psychique, la question de la « mort numérique » et du droit à l’oubli (puisque les traces numériques ne s’effacent jamais complètement), sont devenues un enjeu civilisationnel, anthropologique ainsi qu’une question politique dont la résolution sera déterminante pour la société à venir.

    Gouvernance algorithmique et période post-documentaire

    Le sociologue Maxime Ouellet parle de la domination des algorithmes et de l’intelligence artificielle comme symptôme d’une crise radicale de l’idée de représentation, c’est-à-dire l’éloignement de la réalité, l’écart entre les mots et les choses. Aujourd’hui, la plupart des gouvernements technocratiques, qui réagissent presque par réflexe à l’évolution des courbes statistiques (épidémiques, économiques et financières), s’appuient sur un traitement rapide des mégadonnées plutôt que sur des normes sociales et juridiques, sur un langage ou une discussion dialogique. On passe de la culture du signe interprétatif à la culture du signal calculé. La sortie du monde sémiotique, en contrepoint de la sortie du symbolique et de l’histoire elle-même, achève le processus de déshumanisation technologique et virtuelle au sein des réseaux algorithmiques artificiels. Les algorithmes sont des entités anhistoriques, car ils traitent les informations indifféremment, sans tenir compte des projections du futur, et comme une telle gestion coïncide avec une forme de présentisme numérique, on peut dire que le capitalisme numérique est aussi le capitalisme de la présence pure. Les traces numériques ne sont pas des messages mais des données, et n’ont pas beaucoup de sens lorsqu’elles sont analysées séparément. Mais, collectées, traitées et combinées dans de grandes bases de données, elles peuvent révéler des informations importantes, stratégiques ou sensibles. La notion de traçabilité numérique (tracking) est de plus en plus présente dans nos sociétés en raison du contexte actuel de gestion de grandes bases de données (big data) dans lesquelles les données sont enregistrées et stockées par défaut. Les traces numériques peuvent être utilisées pour profiler les personnes, en extrayant automatiquement les profils de l’observation de leur comportement, ce qui est effectivement utilisé pour le marketing de réseau. Une nouvelle forme hybride de gestion électronique des documents génère le besoin de préserver et de gérer les métadonnées de tous les formulaires. Il s’agit d’une nouvelle gestion de l’information dans laquelle la préservation de la trace est une priorité, que certains analystes interprètent comme l’entrée dans l’ère moderne de la trace. L’interprétation des traces numériques, leurs analogies et leurs différences par rapport aux autres catégories de traces conduisent à des conclusions ambiguës. Bien que de telles interprétations s’accordent sur la matérialité de l’inscription numérique et des similitudes avec d’autres formes de traces, le processus même de création d’une trace numérique est spécifique car il dépend de la façon dont les algorithmes dirigent notre regard. Par conséquent, il convient de garder à l’esprit que l’indépendance réelle des traces numériques n’existe pas, car la nature même, la construction et l’algorithme ne sont pas technologiquement neutres et induisent une vision du monde, une certaine grammaire idéologique.

    Les nouvelles technologies bionumériques qui bouleversent les marqueurs traditionnels posent la question d’un nouveau statut anthropologique de la trace dépourvue du schéma corporel classique de l’identité humaine. La numérisation complète comme levier principal de la « grande réinitialisation » devrait offrir et appliquer une forme globalisée d’identités numériques. Après la première phase du « certificat Covid numérique de santé », un système généralisé devrait être appliqué, dans lequel toutes les données d’identité sanitaires, personnelles, professionnelles et bancaires seraient stockées dans un portefeuille numérique, tandis que l’autonomie des cartes d’identité classiques et des documents matériels devraient progressivement disparaître. La technologie numérique moderne est en train de passer à un processus de stockage quantitatif, appauvrissant l’identité ontologique et la qualité de la pensée. L’avenir des traces en tant que fragments de nos identités humaines au sein de leur exploitation technique et numérique se doit d’être pensé en tant qu’arraisonnement (le Gestell heideggerien) de l’être dans l’immatériel cybernétique, où le réel se calque sur le virtuel, de sorte que l’existant se pose non plus dans sa singularité et en tant que sujet, et ne prend du sens que comme donnée, profil et ressource numérique, reconstituable et interchangeable. Alors que la numérisation globale de nos identités accomplit la phase finale de l’aliénation de la vie humaine, de tout ce qui est vivant : bios, logos et anthropos deviennent des dispositifs du biopouvoir et du capitalisme de contrôle numérique. Nous serions alors bel et bien plongés dans l’ère numérique, qui, en tant qu’accélérateur de l’histoire, précipite vers son achèvement l’oubli de l’être.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 06 novembre 2021)

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