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javier ruiz portella

  • Autonomie ou indépendance ?...

    "L’autonomie, il faut le souligner, est quelque chose de tout à fait différent de l’indépendance. L’autonomie n’est pas plus une indépendance « inachevée » que l’indépendance n’est le point d’aboutissement logique de la marche vers l’autonomie. L’indépendance suppose la capacité d’un individu ou d’une collectivité, d’un « je » ou d’un « nous », à vivre de manière totalement autosuffisante, sans rien devoir aux autres. C’est ici que l’on retrouve l’idéal libéral de l’individu « séparé ». L’autonomie, au contraire, organise le rapport aux autres d’une manière plus souple, plus organique. On pourrait dire qu’elle n’appelle pas l’indépendance, mais plutôt l’interdépendance." Alain de Benoist (2003)

     

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Javier R. Portella, cueilli sur Polémia et consacré aux élections en Catalalogne, qui pourraient déboucher à terme sur un référendum sur l'indépendance de cette région. Javier R. Portella, qui est l'auteur de l'essai intitulé Les esclaves heureux de la liberté (David Reinharc, 2012), nous rappelle que la solutions des problèmes de l'Europe ne passe sans doute pas par la multiplication des micro-nationalismes mais plutôt par la capacité des Européens à construire une identité forte articulée sur trois niveaux de réalité : celui des patries charnelles, celui des états-nations et celui de la civilisation commune...

     

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    La sécession en Catalogne ou les maux du nationalisme chauvin

    J’écris ces lignes le soir même du dimanche 25 novembre, jour des élections en Catalogne qui étaient censées produire un raz-de-marée sécessionniste en faveur de l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne. Le raz-de-marée ne s’est pourtant pas produit, les électeurs s’étant bornés à préférer « l’original », Esquerra Republicana, le parti le plus radicalement sécessionniste, qui est passé de 10 à 21 sièges, à « la copie », le CiU, parti qui avait convoqué les élections, qui est tombé de 62 à 50 sièges. Bref, un simple transfert de voix au sein des sécessionnistes qui, ensemble, représentent toujours 64% des électeurs, face à 36% pour les forces non séparatistes.

    Le désastre du nationalisme chauvin

    Mais oublions la petite cuisine électorale. Essayons de cerner les questions qui vraiment importent. Que se passe-t-il, que se joue-t-il en Catalogne (et il faudrait ajouter : et dans le Pays basque) ? La question est d’autant plus importante que la mouvance identitaire (du moins en France), portée sans doute par le rejet on ne peut plus légitime du jacobinisme, fait preuve souvent d’une grande incompréhension du phénomène national en Espagne, en même temps qu’elle manifeste des sympathies à l’égard de forces dont la victoire nous mènerait tout simplement à la catastrophe : au désastre du nationalisme chauvin que l’Europe a déjà suffisamment souffert jadis dans ses chairs.

    Ne nous trompons pas. L’enjeu, aujourd’hui en Catalogne (il faudrait préciser : en Catalogne espagnole, car il y a aussi une Catalogne française), ce n’est nullement la défense d’un petit peuple à la langue, à la culture, à l’identité et aux droits politiques brimés par l’oppression d’un autre peuple ou d’un quelconque pouvoir central. Si brimades il y a eu, elles ont plus que disparu depuis plus de trente ans, l’Espagne s’étant constituée en fait dans une sorte d’Etat fédéral dont les parties constitutives, appelées « Communautés autonomes », jouissent même de plus de droits que bien des Etats fédéraux.

    Le catalan, l’anglais et l’espagnol

    Soyons clairs. Si une langue, une culture, une histoire est aujourd’hui brimée et vilipendée en Catalogne, cette langue, cette culture, cette histoire n’est nullement celle de la Catalogne : c’est celle de l’Espagne, dont la langue – un exemple parmi mille – tient dans l’enseignement une place plus réduite que celle accordée à l’anglais. La fin du discours que pour clôturer la campagne électorale Artur Mas, président de la Catalogne, a prononcé en… anglais en constitue d’ailleurs la preuve éclatante et symbolique. Puisque le catalan est une langue minoritaire, était-il signifié, et puisqu’il nous faut bien une langue universelle dans ce monde heureusement globalisé que nous aimons tellement… alors, que cette langue soit donc l’anglais plutôt que l’espagnol que nous exécrons mais dont nous ne savons pas quoi faire pour nous en passer !

    La négation d’un passé millénaire

    C’est là toute la question. Lorsque la haine nationale, ou, si l’on préfère un mot moins fort, lorsque l’animadversion chauvine déverse son fiel dans le cœur d’un peuple (comme elle le déversa jadis dans le cœur, par exemple, des Français et des Allemands), toutes les autres questions deviennent parfaitement secondaires. Posons celle qui est sans doute la plus importante : Faut-il en finir avec « l’Etat-nation » pour créer, au sein de l’Europe, un autre modèle d’organisation politique de nos peuples ? Sans doute. C’est même tout à fait légitime de le revendiquer ou, tout au moins, de poser la question. Or, toute revendication devient illégitime, toute question devient là-dessus nulle et non avenue dès lors que le mouvement premier qui porte un tel élan consiste dans la négation de l’Autre : dans la négation, en l’occurrence, d’un passé millénaire où la langue, les institutions, la culture, l’être même de la Catalogne ont été indissociables – avec autant de particularités que l’on voudra – de la langue, des institutions, de la culture, de l’être même de l’Espagne.

    La vraie question de l’identité collective de nos peuples

    Il faut, certes, poser et défendre, face à l’individualisme qui nous accable, la question de l’identité collective de nos peuples. C’est là, il faut bien le reconnaître (*), le grand (et seul) mérite des mouvements nationalistes catalan et basque (tout le problème est qu’ils prétendent que leur identité est une, alors qu’elle est double !). Le phénomène est d’autant plus paradoxal que, face à ce grand élan identitaire, il s’étale, dans le reste de l’Espagne, une sorte de néant d’identité où l’individualisme le plus forcené, ayant écarté toute mémoire, tout enracinement, toute tradition, a gagné la partie.

    Il faut poser, disais-je, la question de l’identité collective de nos peuples. Mais il est absurde (outre ce qui vient d’être dit) de poser une telle question dans les termes de ces nationalistes catalans (et basques) qui, tout en ayant constamment le mot « identité » à la bouche, s’empressent d’accueillir, les bras grands ouverts, les masses extra-européennes dont l’immigration de peuplement met en danger notre identité à nous tous, à commencer par la leur.

    Javier R. Portella (Polémia, 25 novembre 2012)

    (*) Je l’ai explicitement reconnu et développé, par exemple, dans mon livre España no es una cáscara [L’Espagne n’est pas une coquille], Áltera, Barcelone, 2000.

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  • Vers une Europe héroïque et secrète...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de l'essayiste espagnol Javier R. Portella, publié dans la revue Éléments et consacré au livre de Dominique Venner publié à l'Automne 2011, Le Choc de l'Histoire. Javier R. Portella vient de publier un essai  aux éditions David Reinharc intitulé Les esclaves heureux de la liberté.

     

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    Avec Dominique Venner vers une Europe héroïque et secrète

    L’imprévu est de retour, et quel choc pour nos contemporains ! Au cœur de ce basculement historique, Dominique Venner exhume la tradition européenne de la mare folkloriste, niaise et guindée où les réactionnaires l’ont enfoncée pour en faire la condition d’une renaissance. Un essai revigorant.

    Le Choc de l’histoire… Voilà un livre bien choquant par les temps qui courent. Il fait sauter en mille morceaux l’ultime verrou de la modernité : le rejet de l’ancrage historique des Européens qui, devenus des atomes épars, crachent sur leurs ancêtres, oublient leurs descendants et essayent de masquer leur propre mort. Car aussi épars que soient les atomes, ils n’en restent pas moins attachés au temps et à la tradition historique. A une tradition… « non traditionaliste », appelons-là ainsi. Car qu’est ce que finalement la tradition sinon le cœur, déployé dans le temps d’une civilisation : l’ensemble, autrement dit, des spécificités qui, se survivent dans notre inconscient et « constituent, écrit Dominique Venner, (…) notre façon unique d’être (…) devant la vie, la mort, l’amour, l’histoire, le destin ».

    Ainsi faut-il comprendre la tradition. Non pas pour revenir au « bon temps », mais pour que les temps présents deviennent aussi « bons » et beaux, aussi grands et vrais qu’ils pourraient être.

    Grand pourfendeur de la déchéance européenne, Dominique Venner ne tombe pas dans les jérémiades, mais garde une vitalité clairvoyante qui lui fait déceler au cœur de nos misères la possibilité de l’histoire.

    Quel espoir ? Celui qui nous dit que le feu sacré ayant allumé le cœur de l’Europe, aujourd’hui « en état de dormition », finira un jour par être rallumé. Il le sera sous des modalités qui nous sont tout à fait inconnues. Aussi inconnues que les modalités nouvelles l’ont toujours été avant qu’elles ne viennent changer le cours de l’histoire, cette déesse, n’en déplaise aux sieurs Hegel et Marx, qui avance montée sur le char de l’imprévisible et de l’inattendu. Reste la grande question de Lénine : Que faire ? Que faire pour que nos idéaux, toujours restés à l’état théorique, prennent corps un jour dans le réel ? Que faire pour que ce jour, le jour du Grand Soir arrive ?

    Prendre le pouvoir ? N’y songeons plus. Evitons le rêve funeste ? Ou plutôt : gardons le rêve là où se tiennent les rêves et les mythes par lesquels les hommes se dressent debout : telle est la réponse de Venner.

    Où se tiennent les rêves et les mythes fondateurs ? Enfoncés dans le cœur des hommes et incarnés dans la religion et l’art. C’est là qu’ils doivent se tenir, non dans la sphère du politique, poursuit Venner, en s’appuyant sur notre histoire récente, de 1918 à 1945. Telle aura été la grande monstruosité moderne, celle qui débute avec la Révolution française : prétendre porter le souffle d’un sacré dès lors dénaturé dans le domaine du politique, transformer celui-ci en « religion », incarner les grands rêves et idéaux, purs, parfaits et absolus. C’est là plus qu’une erreur, un fourvoiement. « Quand les foules européennes se sont données au rêve communiste ou au rêve fasciste, elles éprouvaient une attente que les religions classique de leur époque ne pouvaient plus étancher. » Car, écrit Venner, « la politique appartient à un ordre qui (…) est celui du pouvoir et de l’action en vue du pouvoir. Elle est le domaine de l’ambition, de la ruse et luttes sans pitié, très rarement celui de l’honneur et de la loyauté. Le cynisme, la fourberie et la dissimulation sont ses règles ». Il en découle qu’ « une religion politique aussi vigoureuse soit-elle, est implicitement condamnée par sa finalité dont l’essence est éphémère et soumise au verdict des résultats ».

    Faut-il en conclure qu’il ne nous reste qu’à rentrer dans notre coquille, qu’à nous enfermer dans une tour d’ivoire ? Nullement ! L’action des hommes dans la cité est non seulement indispensable : elle doit être fortement revigorée. Regagnant l’espace public qui est le sien, la politique doit quitter l’espace privé où l’Etat libéral ce Grand Moloch marchand et prestataires de services, l’a fait tomber.

    Mais comment y parvenir lorsqu’on constate que la sphère politique ne peut ni ne doit être le lieu du salut, de la morale, de la régénération des hommes ?

    Tout simplement en cessant de croire au salut en tant que tel. Il faut certes combattre les grands malheurs qui nous frappent et on a là du pain sur la planche ! Mais avoir aussi la sagesse d’accepter que malheur, opacité et imperfection persistent, inhérents à la nature des hommes et du monde.

    Il faut, autrement dit, envisager la politique, non pas comme le lieu donneur de sens à la vie, mais comme le lieu où se déploie la puissance, le pouvoir, l’imperium qui tient ensemble la vie d’un peuple. Or, puisque dès qu’il entend les mots puissance et pouvoir, l’homme libéral se met à trembler comme une feuille, il faut lui préciser que ce pouvoir loin d’être synonyme de domination doit l’être de liberté. Mais il ne s’agit pas de la liberté vide et nihiliste avec laquelle le libéralisme nous écrase (seuls les objets et l’argent la remplissent). Il s’agit d’une liberté vivante, créatrice, débordante de sens et de contenu. Il s’agit d’une liberté acheminée, comme le voulait le philosophe espagnol Georges Santayana, vers la réalisation d’un grand projet où l’esprit, loin d’être écrasé, vienne à régner en maître.

    Mais quel projet, quel mythe (quel mythème disait Giorgo Locchi), quel grand souffle collectif peut animer le monde dès lors que la politique en est incapable et que la religion a disparu de l’espace public ? Serait-ce peut-être l’art ? Laissons la question ouverte : c’est l’une de celles que ce livre, comme tout grand livre, ne pose pas ouvertement, mais suggère implicitement.

    Posons une autre question. Qui et comment veillera à ce que les « hommes de pouvoir » comme les appelle Venner, ne s’écartent pas de la mission qui leur incombe. Il ne s’agit pas seulement de les contrôler, mais d’insuffler les grandes idées porteuses d’une nouvelle conception du monde. Qui pourrait assumer une telle mission. Seule une nouvelle aristocratie, une aristocratie de l’esprit et non du sang (une aristocratie secrète selon Venner, vouée à devenir publique), serait à même d’entreprendre une telle tâche, jadis impartie à l’aristocratie du sang, censée incarner et défendre les plus hautes valeurs. Un rôle un peu analogue a été joué, au sein de l’Eglise, par ce que Venner appelle son « corps mystique », opposé de façon dialectique aux « hommes de pouvoir ». Composé par « une partie du clergé, les ordres monastiques, certaines congrégations et nombre de théologiens, le « corps mystique » n’a pas cessé d’exercer, écrit-il, une sorte de surveillance conflictuelle sur les hommes de pouvoir au sein de l’Eglise ». C’est pourquoi, conclut Venner, « il n’est pas interdit d’imaginer qu’à l’avenir, dans de nouvelles configurations historiques, un genre nouveau de « corps mystique », militant, se dotant d’institutions durables, ne se dessine en marge de la sphère proprement politique, afin d’être la structure formatrice d’une nouvelle classe dirigeante fondée sur une ferme conscience identitaire et sur l’acceptation volontaire de devoirs plus grands ».

    S’il est évidemment exclu d’en revenir aux institutions sociales et politiques de la Grèce, il nous faut, par contre, nous imprégner du message qu’Homère nous transmet, à savoir « cette contamination d’héroïsme et de beauté » écrit Venner, qui découle d’une vision du monde où le sacré, un sacré immanent, voilà la question, est présent partout. Un sacré où ce sont les dieux, autant dire : « les mystères de la vie », qui nous apportent la seule réponse vaillante à notre angoisse : « Si les  dieux nous ont fait un dur destin, c’est afin que nous soyons plus tard chantés par les hommes à venir » (Iliade, VI, 357-358).

    Javier R. Portella (Eléments n°142, janvier - mars 2012)

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  • Contre le Système ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un article Javier Ruiz Portella, publié par Polémia et consacré à l'actuelle révolte de la jeunesse espagnole. Javier Ruiz Portella est l'auteur et l'initiateur du Manifeste contre la mort de l'esprit qui a été signé par de nombreuses personnalités espagnoles du monde de la culture (Alvaro Mutis, Zoé Valdès,...).

     

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    La « Spanish Revolution » ou le Mai-2011 espagnol

    Certains éléments de ce qui est en train de se passer lors de ce Mai-2011 espagnol sont certainement pleins d’ombre. D’autres, par contre, sont rayonnants de lumière. C’est là un double sentiment qui ressemble très fort à ce que l’on peut éprouver à propos du Mai-68 français, dont la double lecture nous a amené à publier, lors de son 40e anniversaire, un article louant ses vertus et un autre combattant ses égarements.

    Commençons par les zones d’ombre : le mépris du passé

    Certaines questions, quelque peu « folkloriques », si l’on veut, ne sont pas moins significatives de l’esprit qui marque ceux qui, par milliers, sont en train de se rassembler ces jours-ci jusque dans soixante villes de toute l’Espagne. C’est ainsi que, lorsque des drapeaux espagnols ont fait leur apparition sur la Puerta del Sol de Madrid, ils ont été conspués et il a fallu les enlever face au cri majoritaire de « Dehors tous les drapeaux ! » Voilà un bien étrange pays que l’Espagne ! Probablement le seul au monde dont le drapeau ne peut pas ondoyer lors d’un acte public de protestation. (Tout se passe comme s’il s’agissait d’une bannière partisane. Car c’est bien ainsi, voilà la déchirure, qu’elle est ressentie par la partie des Espagnols qui ne se reconnaissent que dans le seul drapeau de la République ; tout comme les Français antiroyalistes du XIXe siècle ne se reconnaissaient, par exemple, que dans le drapeau tricolore et rejetaient la bannière ornée de la fleur de lys.)

    Poursuivons avec d’autres faits pleins de signification. Lors du rassemblement à Palme de Majorque, les manifestants ont changé le nom d’une place, en enlevant celui de Jaime Ier, le grand roi du Moyen Age qui, après avoir conquis la province de Valence et l’île de Majorque aux Arabes, unifia le royaume d’Aragon. Mais ce que les jeunes manifestants reprochaient à Jaime Ier, ce n’était pas d’avoir combattu le pouvoir musulman. S’ils l’avaient su, loin de se borner à enlever la plaque, ils l’auraient probablement cassée et souillée… Mais, compte tenu du désert qu’est notre système éducatif, ils n’avaient sans doute pas la moindre idée de qui était le personnage dont ils dénigraient le nom. Il leur suffisait que ce soit un roi, un héros, un reste de la présence de notre passé : ce passé qu’ils essayaient d’effacer, de mépriser, tout comme il est méprisé (ou ignoré) par l’ensemble de notre époque.

    Il y a plus. Les « indignés », comme ils s’appellent eux-mêmes, ont lu publiquement, à la Plaza de Cataluña de Barcelone, le fameux best-seller Indignez-vous ! de Stéphane Hessel : ce mélange de vacuités et d’angélisme mièvre auquel je viens moi-même de répondre en publiant la plaquette ¡Escandalizaos! [Scandalisez-vous !] (1).

    Si l’on y ajoute que les communistes d’Izquierda Unida, tout comme d’autres gauchistes purs et durs, se sont infiltrés dans le mouvement en essayant d’en tirer le plus de profit, l’affaire paraît entendue, n’est-ce pas ? Et pourtant, non. L’affaire est extrêmement complexe et c’est dans toute sa complexité qu’il convient de l’envisager : sans nous offusquer par tout ce qui nous gêne ; en oubliant des puretés impossibles à atteindre ; en visant, en définitive, l’essentiel.

    Qu’est-ce que l’essentiel ? L’imprévisible, l’inattendu !

    L’essentiel c’est, d’une part, la spontanéité indubitable qui a fait éclater un mouvement qui, tout en soulignant encore une fois l’énorme importance d’Internet dans la lutte contre des pouvoirs qui semblent tout contrôler, a démontré ce qu’un Dominique Venner est en train de répéter depuis longtemps : l’histoire est par définition imprévisible. Lorsqu’aucun espoir ne semble plus se dessiner à l’horizon ; lorsque les eaux sont si calmes qu’elles semblent mortes ; lorsqu’elles sont fermement contenues par de hautes digues levées par le pouvoir, c’est alors, au moment le plus inattendu, que ces mêmes eaux peuvent pourtant déborder et tout noyer.

    Vont-elles en l’occurrence tout noyer ? Ou, par contre, elles ne vont rien noyer et c’est en eau de boudin qu’elles vont finir ? Nous n’en savons rien et personne ne peut s’aventurer au petit jeu des prévisions. Risquons-en une, pourtant. Le plus probable, c’est que les eaux qui ont commencé à déborder ne noieront finalement rien. Le plus probable, c’est que l’on assiste à la dissolution progressive d’un mouvement qui est dépourvu de toute véritable direction, qui n’a ni chefs ni figures charismatiques pour le diriger – quelque chose dont les « indignés », poussés par leur égalitarisme suicidaire, se vantent même…

    Quoi qu’il arrive, quelque chose est pourtant manifeste : des milliers d’Espagnols, jeunes pour la plupart, entourés d’une grande sympathie populaire, des milliers d’Espagnols qui n’ont rencontré aucune hostilité sociale, se sont mobilisés avec une force jusqu’à présent inconnue contre le Système qui, dirigé par sa caste politico-financière, nous a conduits à la crise actuelle. (Nous l’avions toujours dit, rappelez-vous : sans une grande crise, très profonde, très dure, rien ne pourra jamais bouger d’un pouce.)

    Et pourtant, c’est vrai : la façon dont le Mai espagnol conteste l’actuel ordre des choses, ce n’est pas la façon que nous aimerions, ce n’est pas celle que nous approuverions sans ciller. Dans l’esprit des « indignés », tout est absorbé par la revendication économique. C’est du reste bien logique : enfants de notre temps, ils sont aussi matérialistes que celui-ci. Si au lieu d’être voués au chômage et à des salaires de 1.000 euros ou moins, ils touchaient des salaires de 1.500 ou 2.000 euros, pas une seule manifestation n’aurait vu le jour et personne ne serait ému face aux manigances des puissants. Tout comme personne ne s’en émouvait lorsque les vaches étaient grasses.

    Voilà ce qu’il en est. Personne, certes, n’est en train de se manifester, ni personne ne va jamais se manifester (sauf, peut-être, les lecteurs de ce journal) contre « la mort de l’esprit » (2). Ce n’est certes pas l’absurdité de notre vie dépourvue de sens et d’horizon ; ce n’est certes pas la vulgarité, la bêtise et la laideur d’un monde dépourvu autant de grand art que de beauté quotidienne ; ce ne sont certes pas de telles choses qui peuvent ébranler les foules.

    Et alors ? Qu’importe ! Cela importerait beaucoup, cela serait même proprement catastrophique, si le profond changement de sensibilité et d’imaginaire, tout ce chambardement de notre conception du monde, tout ce bouleversement qui, comme dirait l’autre, « est la seule chose qui peut nous sauver », était au coin de la rue ou, tout au moins, à l’horizon. Mais ce n’est pas le cas : la question ne se pose nullement avec imminence, c’est là une affaire à longue portée, elle est tout sauf immédiate.

    Derrière la bouffe et le travail, la contestation du Système

    Ce qui est bien immédiat c’est qu’en dessous de ce qui pousse les manifestants, en dessous de ce malaise axé sur les questions de la bouffe et du travail – des questions, d’ailleurs, nullement dédaignables –, se trouve quelque chose qui n’y avait jamais été : la contestation de notre système politique. La conviction ou du moins l’intuition de l’immense tromperie, de la grande farce : le sentiment que ce qui se déploie sous le nom de « démocratie » – ce nom vide et compassé que nos politiciens répètent jusqu’à la nausée – n’a rien à voir avec celle-ci.

    « Ils ne nous représentent pas ! » « Ne les votez pas ! » « Contre tous les partis ! » « Contre le système corrompu du PPSOE ! »… (3) s’écrient les manifestants. On n’avait jamais rien vu de pareil. Surtout parce qui est opposé à la démocratie actuelle n’a rien à voir avec une quelconque dictature. C’est bien la première fois qu’on lutte résolument contre le Système – contre le libéral-capitalisme, si l’on préfère – sans prétendre abolir le marché et sans prôner rien qui aurait à voir avec la « dictature du prolétariat ».

    « La lutte des classes » chère au marxisme, ce puits sans fond de haine et de ressentiment, voilà ce qui a disparu de la scène. On ne trouve ici nulle trace des deux grands mots qui nous ont conduits jusqu’aux grands malheurs du XXe siècle. Personne n’a jamais prononcé ici – personne n’y a même songé – ni le mot bourgeoisie ni le mot prolétariat. Le mot capitalisme non plus. Ou plutôt si. A la Puerta del Sol madrilène (à la Porte du Soleil, donc…) une affiche proclamait : « Ni capitalisme ni socialisme ».

    Et pourtant, l’enjeu qui pousse les foules dans la rue n’a rien à voir non plus avec le réformisme social-démocrate qui, au fil des années, a fini par conduire au « socialisme caviar » des DSK et autres multimillionnaires et magnats socialistes : les plus fermes défenseurs de l’actuel ordre financier et déprédateur.

    C’est contre les requins des finances, c’est contre la convoitise spéculative qui nous ruine tous – y compris une partie importante des entrepreneurs productifs – que se lève une protestation dont les principales revendications économiques consistent dans des choses telles que : expropriation des logements invendus de la bulle immobilière, cette spéculation démente qui a conduit l’Espagne au bord de la faillite (c’est à plus d’un million qu’on évalue les logements jamais vendus : toute une métropole vide s’éparpillant, telle un fantôme, sur l’ensemble du pays) ; interdiction des rachats des banques, ainsi que du placement de leurs bénéfices sis dans des paradis fiscaux ; adoption d’une taxe sur les transactions internationales (la « taxe Tobin », comme on l’appelle).

    « Nous sommes des personnes, non pas des produits du marché »

    Comment ne pas soutenir de telles revendications ? Comment ne pas appuyer surtout l’esprit qui les sous-tend et qui s’exprime dans le Manifeste lancé au début de la protestation ? On pouvait y lire : « Ce qu’il faut, c’est une Révolution éthique. Nous avons placé l’argent au-dessus de l’être humain, et nous devons le mettre à son service. Nous sommes des personnes, non pas des produits du marché. »

    Javier Ruiz Portella (Polémia, 23 mai 2011) 
    (Traduit par l’auteur pour Polémia)

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