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  • Hybris : la démesure contre l’Europe...

    Nous reproduisons un point de vue de César Cavallère, cueilli sur le site de l'Institut Iliade et consacré à la question de l'hybris.

     

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    Hybris : la démesure contre l’Europe

     

    « Car le dieu frappe de sa foudre les créatures qui s’élèvent trop haut, sans se soucier des plus humbles. Le dieu frappe de sa foudre tous les êtres vivants qui se distinguent par leur taille et leur grandeur. Ainsi, il abaisse toujours ce qui dépasse la mesure. »
    Hérodote, Livre VII, chapitre 10

     

    L’interdit fondateur : aux origines européennes de la mesure

    Dans l’univers grec, le cosmos est ordonné, et chacun y a sa place. L’homme, les dieux, les héros, la nature coexistent dans un équilibre qu’il appartient à tous de conserver. La Moïra, force impersonnelle du destin, répartit les parts de gloire et de souffrance. Tout ce qui vit – et Zeus lui-même – s’y soumet. L’hybris, c’est vouloir une part de destin qui n’est pas la sienne. C’est Narcisse se noyant, énamouré par son image, Sisyphe se jouant de la mort et des dieux, le prévoyant Prométhée volant le feu divin, ou Icare, s’approchant de trop près du soleil en dépit des mises en garde de son père Dédale.

    Le mythe est la correspondance d’une éthique, d’une esthétique, d’une métaphysique. La tragédie attique, que ce soit chez Sophocle ou Euripide, incarne cette conscience du monde en tant qu’ordre fragile, constamment menacé par l’exaltation du moi. Dans Œdipe-Roi, ce n’est pas un crime volontaire qui provoque la ruine, mais le refus d’entendre le destin. Dans les Perses d’Eschyle, la défaite de Xerxès est celle d’un orgueil impérial aveugle. La tragédie enseigne : l’excès est une faute, non parce qu’il est moralement condamnable, mais parce qu’il viole l’harmonie du tout.

    La théorie de la pleonexia chez Platon, ou la critique de l’excès du désir et de l’envie de tout posséder, s’inscrit dans cette même logique. Dans la République, le philosophe dénonce la logique tyrannique comme issue de l’hybris individuelle : un homme qui désire tout finit par perdre la liberté des autres. Le tyran est le fruit de la démesure. Avec Socrate, les fondements d’une anthropologie politique de la limite ont été durablement établis. Tout à l’inverse, Calliclès, dans le Gorgias, fait l’éloge de l’hybris : il est le prototype du moderne avant la lettre, défenseur de la force contre la justice, de l’excès contre la mesure. Il tourne le dos au « Mêdèn ágan » (« Rien de trop ») inscrit sur le fronton du temple de Delphes.

    L’ordre tragique, ainsi établi, est double : l’homme est tenu à l’humilité par son rang naturel, mais il est aussi, par nature, tenté de s’en écarter. La tragédie, loin de dissuader de toute volonté de grandeur, en rappelle l’horizon : seul celui qui accepte de souffrir selon sa nature peut atteindre la vertu. La proposition grecque est celle d’une anthropologie posant que seule la connaissance des limites peut mener à la grandeur.

    D’Athènes à Rome : la continuité de l’interdit

    Contrairement à l’idée reçue, le christianisme ne rompt pas avec la métaphysique grecque du cosmos. Il en transforme les termes, mais pas la structure. Le Dieu unique remplace les dieux, la loi morale remplace la Moïra, mais l’hybris reste la faute par excellence. Le péché originel, c’est l’homme voulant devenir « comme un dieu ». Lucifer est ainsi déchu pour avoir voulu être l’égal du Créateur. Saint Jean nous dit que le dragon – représentation monstrueuse du diable – a entraîné avec lui « le tiers des étoiles du ciel », un désordre cosmique ! L’orgueil (superbia) devient la matrice de tous les péchés.

    Le monde médiéval fut un monde ordonné, structuré, hiérarchisé, où chaque chose avait son sens et sa place. La sainteté, la chevalerie, l’art gothique, le droit coutumier : tout visait à restaurer un ordre sacré. La société féodale est toujours celle de la tripartition indo-européenne, un ordre social établi sur la complémentarité, et l’inégalité protectrice.

    Les Pères de l’Église, Augustin en tête, ne font que christianiser un schème très ancien : l’homme ne peut accéder à la vérité ou au salut qu’en reconnaissant sa petitesse. La grandeur de l’homme est dans l’acceptation de son infériorité à Dieu. Cette vision n’est pas étrangère à celle d’Eschyle, chez qui Hybris a pour mère Dyssebeia, qui signifie « l’impiété ». Thomas d’Aquin définira plus d’un millénaire plus tard l’orgueil comme le désordre fondamental : la tentative d’acquérir la béatitude par ses propres forces. La faute n’est pas tant dans l’ambition que dans l’arrogance de croire que l’on peut se sauver seul. Relevons tout de même une nuance : le christianisme a universalisé l’hybris ; tous les hommes sont pécheurs.

    La littérature médiévale reprend cette structure tragique sous une forme nouvelle : la chanson de geste. Roland meurt pour avoir refusé d’appeler au secours en sonnant l’Olifant. Renaud, dans les Quatre Fils Aymon, doit suivre une quête expiatoire et restaurer l’ordre qu’il avait brisé dans l’empire de Charlemagne. Les héros sont toujours confrontés à la tentation de l’excès, et à la nécessité du sacrifice. C’est ce qu’Aristote appelait déjà l’hamartia, « la faute commise par le héros permettant le renversement du malheur en bonheur ou du bonheur au malheur ». Dans le christianisme, l’hamartia est comprise comme l’action du péché, qu’il soit commis par omission ou par commission, en pensée ou par sentiment, en parole ou en acte.

    Les figures bibliques ne témoignent pas d’une autre logique : l’ordre divin est juste parce qu’il est ordonné, mais le refus de cet ordre appelle toujours la sanction. À l’inverse, celui qui agit en conformité avec la volonté de Dieu est récompensé, comme c’est le cas d’Abraham, de Moïse ou de Noé. De même, l’Apocalypse de Saint Jean décrit le moment précédant la fin des temps comme celui du déchaînement de la démesure humaine.

    La modernité ou l’ère de la démesure

    Le basculement moderne n’est pas seulement politique ou scientifique : il est ontologique. Le cosmos se disloque au profit d’un sujet abstrait. La modernité nie le tragique et ne connaît plus de limite. Elle remplace l’hétéronomie par l’autonomie, la hiérarchie par l’égalité, l’ordre cosmique par le désir individuel. Elle produit Faust, Frankenstein, Hamlet. Le péché devient création, la faute, expérience. L’homme ne veut plus s’inscrire dans l’ordre du monde : il veut le refonder.

    Nietzsche, malgré sa nostalgie du tragique grec, participe de ce renversement. En exaltant la volonté de puissance, en sacralisant Dionysos contre Apollon, il légitime une démesure assumée, vitale, éruptive. Le mal n’est plus à fuir, mais à embrasser. Ce renversement ouvre la voie à toutes les transgressions modernes : biologiques, sexuelles, sociales. Dans le sillage de Faust, l’Occident devient alchimiste, individualiste, libertaire.

    Le romantisme puis l’existentialisme prolongent cette tendance. Le héros romantique est celui qui aspire à l’infini, et dont le désir consume l’âme. De Goethe à Byron, de Shelley à Camus, le héros se définit contre l’ordre. Mais ce héros finit seul, brisé, souvent suicidaire. Il incarne un Prométhée dénaturé, détourné de son sens pédagogique antique.

    Pour Giorgio Locchi, la modernité n’est pas seulement une époque, c’est un processus : celui de l’auto-affirmation européenne. Il parle d’européanité comme d’une histoire-sens, c’est-à-dire d’une dynamique intérieure par laquelle l’homme européen se projette dans un au-delà de lui-même, par la création, la volonté, l’action. À ce titre, l’hybris n’est pas une simple pathologie moderne : elle est une tentation propre à l’Europe. La tension entre la limite et son dépassement est un motif fondamental structurant la psyché européenne.

    Mais là où Locchi se distingue des modernes, c’est qu’il ne confond jamais dépassement et négation des limites. Il y a pour lui une tension constitutive de l’Europe entre l’élan prométhéen et la conscience tragique. L’homme européen, dit-il en substance, tend vers l’absolu — mais il sait qu’il ne pourra jamais l’atteindre. Cette tension, qui fonde le tragique européen, est aussi sa grandeur.

    Dès lors, l’hybris moderne — celle du posthumanisme, de l’égalitarisme intégral, du déracinement — n’est pas un prolongement ordinaire de l’élan européen : c’est sa dénaturation. Elle conserve la dynamique du dépassement, mais en détruisant le cadre symbolique, le mythe, la limite cosmique. L’hybris moderne est dévoyée parce qu’elle prétend à la liberté sans tragique, à la puissance sans destin, le dionysiaque sans apollinien. Le « prométhéen » n’est plus le prévoyant, mais plutôt, à l’image d’Épiméthée, celui qui agit avant de réfléchir.

    Afin de trancher avec le marasme des anthropologies modernes (société sans limites, droits sans devoirs, science sans conscience, art sans beauté), il faut à nos contemporains une proposition de retour à une éthique de la limite.

    Lutter contre l’illimité : vers un antimodernisme tragique

    Notre pensée, en filiation avec Nietzsche, mais contre les avatars modernes de sa pensée, réhabilite la notion de limite. Dominique Venner parle de « métaphysique de l’illimité » pour désigner l’essence de la modernité. Alain de Benoist souligne que la véritable identité européenne est tragique : elle reconnaît la mort, la fatalité, le destin. David Engels plaide pour un retour aux structures traditionnelles, hiérarchiques, inspirées du monde chrétien médiéval.

    Ce retour n’est pas réaction, mais renaissance. Renaître, c’est comprendre que le monde n’est pas à bâtir à partir de rien, mais à transmettre, à garder, à respecter. Cela implique de retrouver un sens de la mesure qui seul permettra la régénération d’un éthos européen. C’est cet équilibre qui est la condition pour refonder un art de vivre authentique.

    Nous sommes passés d’un monde tragique à un monde technique, disait Camus. Il est temps de quitter les « gouvernances » pour refaire le Politique, et délaisser l’anecdote des revues de presse pour reprendre l’Histoire. Cela passe par la restauration de l’esthétique tragique. Le héros n’est pas celui qui triomphe de tout, mais celui qui accepte sa part de souffrance et assène le grand « oui » au destin. Le politique n’est pas celui qui déconstruit les normes, mais celui qui veille sur l’harmonie. L’artiste n’est pas celui qui choque, mais celui qui révèle.

    Le combat contre l’hybris moderne passe aussi par une action culturelle, métapolitique, qui réintroduit le sens de la tragédie dans les esprits. Cela implique de redonner une voix aux mythes fondateurs, de revaloriser le sens du destin, de faire de la pensée et de la mémoire un acte vivant.

    Antigone et Achille doivent redevenir les modèles d’une anthropologie enracinée. Antigone désobéit, Achille déborde. La transgression de l’ordre n’est pas toujours une faute, elle peut être la clé d’une résolution dynamique. Mais c’est un dépassement dialectique que nous ne pouvons comprendre que dans une civilisation de l’Interdit.

    Répétons-le : la culture européenne ne fut grande que lorsqu’elle fut tragique. Non pas pessimiste ni résignée, mais lucide dans son rapport à l’histoire. C’est parce que l’homme européen savait que tout passe qu’il a bâti les cathédrales et écrit des épopées. C’est parce qu’il connaissait sa place dans le cosmos qu’il voulait tendre à bâtir une cité juste. C’est parce qu’il savait que la beauté est mortelle qu’il a enfin voulu la transmettre.

    Conclusion : pour un réveil tragique de l’Europe

    L’Europe contemporaine est une tour de Babel : elle parle toutes les langues sauf celle de la limite. Elle est faustienne, déracinée, marchande. Elle ne connaît plus que droit, contrat et jouissance.

    Il ne s’agit pas de revenir à l’ancien monde, mais de retrouver ce qui faisait la poésie de l’ordre ancien. Camus, dans L’Exil d’Hélène, disait que l’homme ne peut se passer de la beauté. Mais la beauté elle-même est limite. Elle est harmonie, règne des proportions justes, et non celui du quantitatif. Elle est tension, non-résolution. Réapprendre à vivre tragiquement, c’est refuser la fuite en avant du désir. C’est réintégrer l’homme dans un ordre où il serait à nouveau le moteur héroïque de l’histoire.

    L’avenir est à ceux qui sauront, selon la formule de Nietzsche, justifier le malheur. Non pour le nier, mais pour en faire une grandeur. Telle est la tâche qui attend les héritiers d’une civilisation tragique. Et cette tâche commence aujourd’hui, dans le silence, dans la transmission, dans l’éveil des consciences, face à un monde qui ne connaît plus que le déni du réel, et a troqué la contemplation pour la compensation. Dans le prolongement d’un Spengler, Locchi soutient que l’Europe ne pourra survivre qu’en redécouvrant une forme de grandeur tragique. Cela signifie : accepter le destin non comme une limite paralysante, mais comme une forme qui rend possible l’action.

    La question de la réintégration de la limite comme facteur de la régénération est un moment essentiel de la révolution métapolitique. Il est temps de rouvrir les tragédies, non pour les admirer, mais pour y puiser une discipline de l’âme. Il est temps de se réapproprier nos interdits, non pour les subir, mais pour y trouver la forme. Il est temps, en un mot, de redevenir Européens.

    César Cavallère (Institut Iliade, 18 août 2025)

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  • « Mai 68 a quelque chose d’une farce »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site Philitt à propos de Mai 68. Philosophe et essayiste, directeur des revues Krisis et Nouvelle Ecole, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017) et Décroissance ou toujours plus ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2018).

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    Alain de Benoist : « Mai 68 a quelque chose d’une farce »

    PHILITT. Aujourd’hui, ce que l’on commémore officieusement, ce sont les 50 ans d’un « événement ». Souscrivez-vous à cette conception événementielle de Mai 68 ?

    ALAIN DE BENOIST : Le président de la République, Emmanuel Macron, a envisagé de commémorer Mai 68. On pourrait y voir là un paradoxe, mais ce serait apporter du crédit à une stratégie de communication, en matière de quoi il excelle. Ce serait surtout accorder du crédit à un événement que l’on a gonflé rétrospectivement. Il y a bien sûr une part de vérité dans la définition de Mai 68 comme d’un événement, mais elle est assez caricaturale. Mai 68 est en fait une reconstruction. L’on fait remonter toutes les transformations sociales ou « sociétales » à cet événement, si bien que « soixante-huitard » est devenu un adjectif qui ne va pas sans rappeler celui du « communard » qui luttait derrière les barricades. Or, la réalité est toute différente, essentiellement pour deux raisons. La première est que Mai 68 est moins un événement fondateur qu’un moment s’inscrivant dans une tendance plus profonde, déjà à l’œuvre dans la société. Ce que l’on désigne par « Mai 68 » n’est que la cristallisation de transformations qui opèrent depuis les années 1950, durant lesquelles se mettent en place les nouveaux modes de vie consuméristes des Trente Glorieuses (diffusion massive de la télévision, de l’électroménager…), ainsi que les innovations civiques et économiques telle que la place nouvelle que les femmes acquièrent dans la société. Qu’il y eût ou non Mai 68, les transformations sociales que nous avons connues auraient donc quand même eu lieu. Les autres pays européens, qui n’ont pas eu leur Mai 68, en témoignent : eux aussi ont pleinement intégré les nouveaux paradigmes sociaux du capitalisme libéral.

    La deuxième raison est que Mai 68 n’est pas un événement unitaire, tel qu’on l’envisage aujourd’hui rétrospectivement. C’est, d’une part, la dernière grande grève générale que la France ait connu, touchant l’ensemble des corps professionnels, du plus petit ouvrier aux plus grands médias de masse. C’est, d’autre part, une révolte étudiante qui, de fait, n’avait pas grand-chose à voir ni avec les communistes, ni avec le monde du travail : comme le disait très justement Pasolini, il s’agissait d’étudiants fils de bourgeois qui affrontaient des policiers fils de prolétaires. Il y avait donc deux courants presque concurrents : l’un, majoritaire, qui l’a malheureusement emporté, caractérisé par son rejet de l’autorité en général, des repères et des normes constitutives du tissu social français ; l’autre, minoritaire, inspiré du situationnisme, et guidé par de grands penseurs tels que Jean Baudrillard, Guy Debord, Henri Lefebvre ou Herbert Marcuse. Il s’agit donc d’un mouvement historique complexe, et qu’on ne peut finalement comprendre qu’en ayant eu part, de près ou de loin, aux événements dans leur actualité vivante. 

     

    PHILITT. Vous aviez justement 25 ans en 1968. Quelle a été votre attitude et vos prises de positions pendant les événements en question ?

    ALAIN DE BENOIST : Je faisais partie de la génération qui avait connu la fin de la guerre d’Algérie et le climat enfiévré des années 1960, véritables années d’incubation des bouleversements postérieurs de 1968. Résidant à Paris, j’étais au cœur des événements cette année-là. Je n’étais cependant pas acteur, mais simplement spectateur. Il faut dire que, professionnellement, je travaillais à l’Échos de la presse et de la publicité, dirigé par le pittoresque Noël Jacquemart. Le journal m’envoyait sur place récolter un maximum de journaux et de documents qui se produisaient au milieu de l’effervescence politique de  la jeunesse étudiante et des mouvements de contestation. Je ne faisais pas partie de ces étudiants de droite qui voulaient s’opposer au mouvement : il y en a eu, Bernard Lugan était des leurs, et il en témoigne admirablement bien. Mais pour ma part, j’étais simplement mû par une curiosité dépourvue de toute sympathie ou antipathie particulières. Je me rappelle néanmoins avec enthousiasme l’engouement politique qui était à l’œuvre, car le contraste avec la société actuelle est désolant : la population, étudiante y compris, s’est nettement dépolitisée, dans son discours comme dans ses créations effectives. En mai 1968, les défilés, les drapeaux rouges, les chants, constituaient à l’inverse un paysage politique dont le dynamisme était tout à fait séduisant, indépendamment des idées politiques qui étaient mobilisées. Quand bien même il régnait davantage une atmosphère de fête que de révolution, en comparaison à la violence de la guerre d’Algérie, nous sentions qu’il se passait quelque chose. Des ruptures historiques s’exprimaient.

     

    PHILITT. Vous parlez de transformations sociales profondes se manifestant dans Mai 68. Y a-t-il selon vous un sens de l’Histoire qui s’est plus largement exprimé dans ces événements ?

    ALAIN DE BENOIST : Mai 68 est effectivement le moment contingent d’un processus structurel inéluctable : la modernisation de la société. Mai 68, c’est l’aboutissement de la modernité : son échec était prévu d’avance. J’ai beaucoup critiqué la modernité dans mes différentes publications et à ce sujet, je suis hostile aux idées présidant à Mai 68 dans ce que l’Histoire en a retenu. Je pense à l’avortement des espérances sociales dans la constitution d’un « gauchisme organisationnel », fils des revendications individualistes des étudiants parisiens qui ont fait le jeu du capitalisme libéral. Aujourd’hui, la nouvelle gauche qui exhibait le slogan « jouissons sans entraves » est composée de notables bien installés dans l’appareil politique qui conserve et reproduit les rouages depuis toujours dénoncés par les communistes. Je suis donc hostile à ce qui s’est culturellement exprimé dans Mai 68 en tant que je suis un critique de la modernité, mais non dans un sens « restaurationniste » : il faut penser le réel tel qu’on le constate dans ce qu’il a parfois d’inéluctable. C’est une question de lucidité et d’honnêteté, suivant la formule de Péguy : « il faut voir ce que l’on voit ». Je ne crois pas à un sens de l’Histoire global et encore moins linéaire, mais je crois en l’existence de processus historiques cycliques dont les possibilités ne sont pas inépuisables. Ces processus ont donc leur fin naturelle. Je vois mal en quoi la modernisation de l’Europe et du monde pourrait être mise à mal par des facteurs externes : nous assistons véritablement à la destruction d’un monde ancien. En revanche, je suis nullement fataliste, et je crois bien que la cause de l’épuisement du projet moderne peut venir de ses propres contradictions. Il y aurait à ce sujet beaucoup à dire sur la façon dont le capitalisme libéral scie les branches sur lesquelles il se trouve installé. J’ai toujours pensé que le système de l’argent périrait par l’argent. Viendra le moment où le désordre moderne se heurtera au principe de réalité : plus le chaos s’étend, plus se constitue le besoin d’ordre. La nature ayant horreur du vide, la déconstruction de toutes les structures traditionnelles ne peut se suffire à elle-même : il va falloir reconstruire derrière. L’Histoire est imprévisible, et en ce sens elle est toujours ouverte : un basculement est toujours possible, si l’on prend conscience de la gravité de la crise écologique généralisée autant que de la violence des grandes crises financières. Je ne suis donc ni fataliste ni volontariste : il faut que la volonté se cristallise à un moment donné, c’est-à-dire lorsque les circonstances sont favorables. Soyons attentifs à la sagesse pratique du kairos.

     

    PHILITT. Mai 68 a remis en cause les repères traditionnels du christianisme dans la famille et dans la société. Quel horizon l’homme moderne pourrait-il poursuivre en ayant rompu avec l’idéal collectif de type religieux ?

    ALAIN DE BENOIST : Je ne crois pas que Mai 68 ait été une contestation des valeurs spécifiquement chrétiennes. C’était une contestation plus profonde encore, contre toutes les valeurs d’autorité, chrétiennes et non-chrétiennes, laïques ou autres : ainsi en est-il par exemple de la remise en cause de l’autorité du père de famille, qui pouvait être aussi bien chrétienne que républicaine laïque. L’Église elle-même avait déjà fort à faire avec ses propres problèmes : elle sortait à peine de la rupture engendrée par le concile du Vatican II. Je ne crois pas qu’un retour aux valeurs chrétiennes réparerait la situation : d’abord parce que j’avoue n’être pas personnellement chrétien, mais surtout, je crois, avec Marcel Gauchet, que le christianisme est la religion de la sortie de la religion. Nous sommes rentrés dans une époque où les valeurs religieuses chrétiennes sont devenues une opinion : la religion n’a plus la fonction organisatrice de la société qu’elle occupait auparavant. Il faut dire que la déchéance du paradigme chrétien s’est produite en deux temps. Il y a d’abord eu un mouvement de sécularisation opéré à partir des prémisses chrétiennes : l’avenir a pris la place de l’au-delà, le bonheur a pris la place du salut, et la monarchie absolue a pris la place du pouvoir absolu de Dieu. Autrement dit, le pouvoir politique temporel s’est arrogé l’exclusivité de la fonction sacrée, contre le sacerdoce. Il y a eu ensuite la désacralisation de la politique elle-même, sous l’influence de l’idéologie des droits de l’homme et de l’économie libérale : le gouvernement politique des hommes a fait place à la gouvernance administrative des choses. Cela étant dit, je n’irai pas jusqu’à affirmer que Mai 68 est la conséquence du christianisme. Autant il y a une corrélation entre le christianisme et le communisme, car on remarque que les zones géographiques les plus catholiques ont été les zones les plus perméables aux idées communistes, autant Mai 68 n’a strictement rien à voir avec le projet chrétien. Il s’est effectivement produit, de l’eschatologie chrétienne à l’ « eschatologie marxiste », une sorte de « transfert de foi ». Mais l’individualisme, nettement exprimé dans Mai 68, a mis fin à tout cela : il a mis fin à tout engagement de type sacerdotal comme aux grands projets collectifs. L’individualisme a ramené l’engagement aux choses éphémères, le limitant à l’horizon minimal des intérêts individuels dans une société devenue liquide, pour reprendre les termes de Zygmunt Bauman. Il n’est donc pas improbable que le règne de la technique s’affermisse toujours plus en exploitant le conformisme de l’homme occidental contemporain : le transhumanisme et l’intelligence artificielle constitueront peut-être le visage du monde de demain, aussi inquiétant que cela puisse être.

     

    PHILITT. La libéralisation des mœurs a été la grande victoire de la bourgeoisie révoltée de Mai 68. Diriez-vous avec Michel Clouscard que ces événements expriment moins une crise politique ou économique qu’une crise du désir ?

    ALAIN DE BENOIST : Le grand mérite de Michel Clouscard est qu’il voit le côté parodique de Mai 68. Je l’ai constaté moi-même sur place : l’on se déguisait en Lénine, l’on jouait la Commune au Théâtre de l’Odéon. En ce sens, la formule de Marx se vérifie entièrement dans mai 68 : « les grands événements se produisent toujours deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde comme une farce ». Mai 68 a quelque chose d’une farce. La critique très violente des communistes contre ce que nous appellerions les « gauchistes » a bien été actualisée par Clouscard. Cet aspect parodique de Mai 68 est précisément justifié du fait que tous les révolutionnaires en peau de lapin se sont transformés en réformistes mondains. Dans leur révolte contre le puritanisme bourgeois – qui était très réel et effectivement intenable –, il est clair qu’à un excès ils en ont substitué un autre : celui de la démesure. Il existe un bon libertinage, mais le problème est que Mai 68 a contribué à la mise en place de nouvelles normes. Parmi ces normes, il y a celle de la normativité de la performance : l’expérience qualitative de l’épanouissement sexuel est subverti dans l’injonction quantitative à la jouissance forcée et orgueilleuse. Il est selon moi très paradoxal de parler d’une libération sexuelle dans la mise en place d’une « sexocratie ». Une authentique libération sexuelle aurait, au contraire, consisté en un réinvestissement libre de l’Eros, débarrassé de toute dimension normative extérieure, vécue dans le secret des cœurs et des corps. Les Anciens faisaient bien la différence entre une sexualité débridée et dionysiaque d’une part, et une érotique épanouie d’autre part : le critère de discrimination entre le bon et le mauvais, en matière sexuelle comme en toute autre chose, reste en fait celui de l’hubris. Mon propos n’est donc pas moralisateur : je prends le parti de la mesure contre toute forme de démesure, qu’elle soit pornographique ou encratique. Qu’elle soit enfermée dans ses corsets ou qu’elle soit émancipée, la bourgeoisie reste en fait la même : l’échec de la libération du désir témoigne donc entre autres choses de la victoire, à travers Mai 68, de la parodie idéologique sur les possibilités concrètes d’une France qui croyait encore dans la politique mais en avait déjà perdu la main.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Paul Ducay (Philitt, 26 avril 2018)

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  • Une question de taille...

    Les éditions Stock publient cette semaine un essai d'Olivier Rey intitulé Une question de taille. Mathématicien et philosophe, chercheur au CNRS et enseignant en faculté, Olivier Rey a écrit un essai remarquable intitulé Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006). Vous pouvez également découvrir ci-dessous un texte important de cet auteur :

    Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme

     

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    " Pourquoi les araignées géantes des films d’horreur ou les Lilliputiens que découvre Gulliver au cours de ses voyages ne se rencontrent jamais « en vrai » ? Parce que dans la réalité, la taille n’est pas un paramètre que l’on pourrait fixer à volonté : chaque être vivant n’est viable qu’à l’échelle qui est la sienne. En deçà ou au-delà, il meurt, à moins qu’il ne parvienne à se métamorphoser. Il en va de même pour les sociétés et les cultures. La plupart des crises contemporaines (politiques, économiques, écologiques, culturelles) tiennent au dédain affiché par la modernité pour les questions de taille. Nous mesurons tout aujourd’hui, des volumes de transactions à la bourse aux taux de cholestérol, de la densité de l’air en particules fines au moral des ménages. Mais plus nos sociétés se livrent à cette frénésie de mesures, moins elles se révèlent aptes à respecter la mesure, au sens de juste mesure. Comme si les mesures n’étaient pas là pour nous aider à garder la mesure mais, au contraire, pour propager la folie des grandeurs.
    Ce livre s’attache à décrire et comprendre par quelles voies, au cours des derniers siècles, nous avons perdu la mesure. Et aussi ce sur quoi nous pourrions nous fonder pour la retrouver, afin de mener une vie authentiquement humaine. "

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  • Les snipers de la semaine... (89)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur Causeur, Jean-Paul Brighelli flingue la caste politique déconnectée des réalités françaises...

    Énarchie et dépendances

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    - sur RussEurope, Jacques Sapir flingue froidement Sarkozy, le revenant qui n'a jamais quitté la scène médiatique

    Sarkozy 2.0 ?

     

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  • Les ennemis intimes de la démocratie...

    Le Livre de Poche vient de rééditer dans sa collection Biblio l'essai de Tzvetan Todorov intitulé Les ennemis intimes de la démocratie, qui avait été publié initialement en 2012 chez Robert Laffont. Critique, historien et philosophe, Tzvetan Todorov a publié de nombreux essais et une partie de ceux consacrés à la question du totalitarisme ont été rassemblé dans un volume de la collection Bouquins sous le titre Le siècle des totalitarismes (Robert Laffont, 2010).

     

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    " On peut regarder l'histoire politique du XXe siècle comme l'histoire du combat de la démocratie contre ses ennemis extérieurs : le fascisme et le communisme. Ce combat s'est achevé avec la chute du mur de Berlin. D'après certains, il se prolonge contre de nouveaux ennemis – islamo-fascisme, terrorisme, dictateurs sanguinaires... Pour Todorov, ces dangers, certes réels, ne sont pas des candidats crédibles à cette succession. Le principal ennemi de la démocratie, c'est devenu elle-même, ou plutôt certains aspects plus ou moins visibles de son développement, qui en menacent jusqu'à l'existence même. Le premier est une forme de démesure, un avatar de la vieille hubris des Grecs : ayant vaincu ses ennemis, certains des tenants de la démocratie libérale sont pris d'ivresse. Quelques dizaines d'années après la décolonisation, les voici lancés dans une série de croisades où il s'agit d'apporter les bienfaits de la civilisation à des peuples qui en sont privés. Or cette démesure, non contente d'être plus meurtrière qu'on le dit (car les " bombes humanitaires " tuent autant que les autres), est aussi destructrice de nos propres valeurs : on part se battre pour une juste cause, et on se réveille avec le cauchemar d'Abu Ghraïb ou de Guantanamo. Le deuxième est une étrange filiation : pour Todorov, il y a en effet une continuité entre le messianisme européen du XIXe siècle, qui a notamment ouvert la voie idéologique de la colonisation, le communisme et le néolibéralisme contemporain. Ce sont des doctrines proprement révolutionnaires, dont le but est d'établir un nouvel ordre du monde, et où la fin justifie les moyens. C'est une chose de croire en l'universalité de ses propres valeurs et de souhaiter les promouvoir ; c'en est une autre de le faire avec une violence moins visible, et sans une considération attentive des peuples objets de notre sollicitude. Le troisième est la tyrannie des individus : une doctrine de protection des libertés s'est aujourd'hui hypertrophiée jusqu'à donner à quelques puissants le privilège de s'approprier non seulement les richesses, mais aussi le pouvoir politique et la parole publique – bref d'occuper tout l'espace et d'exercer la liberté des renards dans le poulailler... Liberté et barrières, tolérance et responsabilité, balance des contre-pouvoirs – seul un dosage subtil pourra permettre à la démocratie de durer en étant autre chose qu'un paravent ou un faux-semblant : un modèle où les forces contradictoires qui agitent individus et sociétés trouvent une forme d'équilibre perpétuellement instable, et où le " vivre-ensemble " garde un sens. "

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  • La fabrique du monstre...

    Les éditions Gallimard viennent de publier un essai de Jean Clair, intitulé Hubris - La fabrique du monstre dans l'art moderne. Conservateur des musées de France, Jean Clair a dirigé plusieurs musées et organisé de nombreuses expositions. Auteur d'essais sur l'art, c'est aussi un observateur lucide et féroce de la société contemporaine comme on peut le voir, notamment, dans son Journal atrabilaire (Folio, 2008)...

     

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    "L'art moderne s'est souvent voué à la laideur. Anatomies difformes, palettes outrées, compositions incongrues, volonté de surprendre et de heurter : qui oserait encore parler de beauté ? Faute de pouvoir en appeler à la raison historique et à la désuétude des canons anciens - des proportions de Vitruve à la perspective d'Alberti -, ne convient-il pas de rechercher ce qui a provoqué ce changement radical dans l'élaboration des formes qu'on appelle "art" ? S'appuyant sur les matériaux patiemment rassemblés depuis trente ans à travers de mémorables expositions, de "L'Âme au corps" à "Crime et châtiment " en passant par "Mélancolie : Génie et folie en Occident " et "Les années 1930 : La fabrique de "l'Homme nouveau"', Jean Clair pro-pose une lecture anthropologique de l'esthétique moderne qui croise l'histoire de l'art, l'histoire des sciences et l'histoire des idées. Ainsi la seule année 1895 a-t-elle vu, simultanément, la naissance du cinéma. la découverte des rayons X, les applications de la radiotéléphonie (mais aussi la croyance en des rayonnements invisibles chez les tenants de l'occultisme), les premiers pas de la psychanalyse, l'essor de la neurologie : la sensibilité en est bouleversée, mais d'abord la façon qu'a l'artiste de se représenter le monde visible et singulièrement le corps humain. Paradigmes et paramètres, les modèles ont changé. L'art devient l'expérimentation du monstrueux et crée de nouvelles entités parmi lesquelles Jean Clair distingue trois figures directrices : le mannequin des neurologues, descendant des alchimistes et de Goethe, le Géant des dictatures, "l'Ogre philanthropique" dont Le Colosse de Goya est le prototype, l'Acéphale enfin, le nouveau dieu des avant-gardes célébré par Georges Bataille."

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