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david engels

  • Défendre l'Europe...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, cueilli sur le site d'Academia Christiana et consacré à un plaidoyer en faveur de l'unification européenne, troisième voie entre le progressisme eurofédéraliste et le souverainisme régressif.

     

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    Défendre l'Europe

    L'Europe est depuis longtemps divisée entre une gauche eurofédéraliste et une droite souverainiste qui prennent en tenaille les dernières chances de survie de notre civilisation : la première parce qu'elle veut remplacer l'identité culturelle traditionnelle de l'Europe par un mondialisme désincarné, matérialiste et hédoniste ; la seconde parce que le retour à une trentaine d'États-nations risque de transformer le continent en échiquier des intérêts impériaux des autres grandes puissances du nouveau monde multipolaire. Il est grand temps pour les défenseurs de la véritable tradition européenne d'emprunter résolument la troisième voie de l'engagement patriotique pour une unification européenne qui ne repose pas sur la lutte contre les identités et les traditions, mais plutôt sur leur défense et leur prolongement : l'hespérialisme.

    Les élections européennes de 2024 pourraient être un moment décisif à cet égard : d'une part, une victoire des eurofédéralistes pourrait abolir les vetos nationaux et porter un coup décisif à la subsidiarité ; d'autre part, la droite sceptique de l'UE semble plus que jamais divisée sur ses choix idéologiques : christianisme ou sécularisme, européisme ou souverainisme, solidarité ou libertarisme.

    Réorientation politique générale

    Je propose donc pour ma part une réorientation politique générale, dans une perspective non pas nationale, mais résolument civilisationnelle. Car bien avant d'être divisée en Etats, l'Europe était déjà une unité politique, culturelle et surtout spirituelle, et les nations n'ont fait qu'exprimer (et parfois exacerber) des facettes choisies de cette unité. Cette unité culturelle sous-jacente est aujourd'hui plus que jamais menacée, tant de l'intérieur que de l'extérieur, et si nous voulons sauver ses composantes nationales, nous devons commencer par sauver l'ensemble du cadre de référence qui la définit et la garantit. Il est donc grand temps pour les défenseurs de notre identité et de nos traditions d'élargir leur horizon politique de la lutte pour l'autonomie de l'État-nation à la lutte pour la survie de notre civilisation tout entière.

    Bien sûr, il s'agit dans une certaine mesure d'une "idée régulatrice" qu'il faut sans cesse adapter aux conditions réelles, qu'elles soient culturelles, politiques, économiques ou nationales. Néanmoins, je suis fermement convaincu que nous avons besoin de l'étoile directrice du patriotisme européen pour guider les différents choix à venir. Ce patriotisme comporte bien sûr une composante spirituelle, comme nous le verrons, car si la séparation de l'Église et de l'État a toujours fait partie intégrante de notre culture européenne, elle n'implique en aucun cas une séparation de la foi et de la politique, bien au contraire : le véritable hespérialisme ne consiste pas à glorifier sans distinction tout et n'importe quoi, pourvu que cela soit recouvert d'une rouille historique suffisante, mais plutôt à examiner soigneusement les différentes strates de notre identité, en ne considérant comme réellement admirables et dignes d'être imitées que celles qui ont été placées sous l'étoile directrice d'une aspiration sincère à rattacher l'existence terrestre à la transcendance.

    Mais avant d'approfondir ce sujet, revenons sur cette "grande confusion" systématique de l'identité européenne qui, sous couvert de "déconstruction critique", a fomenté une terrible calamité qui, même dans le meilleur des cas, continuera de peser sur notre civilisation pendant de nombreuses décennies. La pensée critique n'est pas en soi une nouveauté dans l'histoire occidentale ; déjà au Moyen-Âge, prétendument "obscur", la "disputatio" comptait parmi les principales techniques d'acquisition du savoir de l'"universitas" et n'était pas non plus, et surtout pas, empêchée par l'Église, mais plutôt encouragée. Toutefois, ce processus de pensée se déroulait sous le postulat fondamental de l'existence de l'Un, du Vrai, du Bien et du Beau, tel qu'il nous a été révélé en Europe par le christianisme ; la déchristianisation des "Lumières", dont les racines remontent certes loin dans le passé, est en revanche marquée par une déconstruction progressive de ce postulat fondamental, d'abord vidé de son contenu dogmatique, puis également de son contenu ontologique, de sorte que l'examen critique et constructif n'est plus que relativisme et finalement nihilisme.

    Bien sûr, pendant un certain temps, l'accumulation purement empirique de connaissances scientifiques descriptives sur les faits et les techniques d'application a progressé, mais là aussi, ces dernières années, nous avons vu de manière significative non seulement une stagnation progressive, mais aussi les multiples effets du nihilisme philosophique.

    Au cours du dernier demi-millénaire, nous avons assisté à la destruction totale du sens de la transcendance, à la déconstruction du christianisme de l'extérieur comme de l'intérieur, à l'introduction massive d'une religion étrangère en Europe, à l’expension inquiétante de diverses formes d'ésotérisme et à la promotion de l'athéisme, du matérialisme et de l'hédonisme comme formes normales de l'existence humaine.  Dans le cadre de cette autodestruction idéologique, l'homme a également perdu sa dignité : d'abord mis à la place de Dieu en tant que prétendue "mesure de toute chose", l'envolée de l'auto-élevation a rapidement été suivie d'une chute brutale dans les formes les plus diverses de collectivisme et de déshumanisation, qui connaissent actuellement une triste apogée dans les théories trans- et posthumanistes les plus diverses. Il en a été de même pour la famille, la nation, l'idée de démocratie participative, la tradition, la beauté, l'économie et même la nature : partout, les communautés solidaires qui s'étaient développées au cours de l'histoire, ancrées dans le droit naturel et intimement liées aux enseignements de la Révélation, ont été volontairement détruites et remplacées d'abord par des ersatz rationalistes, puis par le seul nihilisme pur et simple, jusqu'à ce qu'il ne reste presque plus rien de ce qui avait défini l'Europe pendant des siècles.

    Notre identité européenne

    Afin d'asseoir le contre-projet d'une vaste reconstruction culturelle sur des bases historiques solides, nous devons tenter de démêler les différentes strates chronologiques de notre identité européenne, afin d'apprendre à séparer l'important de l'insignifiant, la racine du tronc, l'action de la réaction. Ainsi, nous devons tout d'abord constater que le Proche-Orient ancien, y compris la sphère de l'Ancien Testament, la Grèce antique, le monde méditerranéen romain, les traditions des Celtes, des Germains et des Slaves et, bien sûr, le christianisme primitif, encore entièrement marqué par l'hellénisme levantin, ne doivent être considérés que comme des précurseurs et non comme le noyau du cycle culturel occidental : ce n'est que par leur fusion au cours de ce que l'on appelle les "siècles obscurs" que s'est formée cette nouvelle culture qui débute spirituellement avec le concile d'Aix-la-Chapelle, politiquement avec la "Renovatio" de l'idée d'empire par Charlemagne et culturellement avec la Renaissance carolingienne, et qui se caractérise psychologiquement avant tout par cette fameuse pulsion "faustienne", qui nous distingue si fondamentalement du sentiment apollinien de l'homme antique, du patriarcalisme fataliste de la culture orientale, de la doctrine de la renaissance des Indiens ou de la piété xiaoïste des anciens Chinois.

    Dans une première phase, cette nouvelle culture était encore entièrement sous l'influence de l'idée d'unité métaphysique marquée par le christianisme occidental, qui a ensuite été remplacée dialectiquement par le déplacement de l'accent sur la multiplicité à partir du 16ème siècle : Dieu a été remplacé par l'homme, la foi par le doute, la contemplation par l'expansion, la théologie par la technologie, la morale par le machiavélisme, le "Sacrum Imperium" par les premiers États-nations, la culture par la civilisation, etc. Il ne fait aucun doute qu'en ce début de XXIe siècle, nous sommes arrivés au sommet - ou devrais-je plutôt dire au creux - de cette évolution, et la morphologie culturelle comparée suggère que l'achèvement de la déconstruction ne correspond pas (encore) à la fin de notre civilisation, mais qu'il faut s'attendre à une dernière et brève synthèse, que l'on ne peut pas appeler autrement qu'un retour conscient à la tradition, comme nous l'avons vu dans l'Antiquité sous le premier Empire romain, en Chine sous la dynastie Han, en Iran sous le règne de Chosroes I. ou en Inde sous les Gupta.

    Retour conscient à la tradition

    Mais que faut-il entendre par un tel "retour conscient à la tradition", qui, comme toutes les synthèses, semble d'abord être une sorte de contradiction interne en soi, puisqu'une tradition, si on la renouvelle consciemment et rationnellement après une rupture, n'est plus vraiment une tradition, même si un deuxième regard révèle qu'il ne s'agit pas en fait d'un retour naïf, mais d'une transcendance consciente de la situation de départ ? Il est évident qu'une telle synthèse doit partir du constat que l'hubris de la phrase "homo mensura", à laquelle toute civilisation est encore vouée, ne peut conduire qu'à l'éclatement de l'autodestruction, d'où découle logiquement le besoin spirituel d'une redécouverte de la transcendance, qui cette fois-ci n'est pas seulement ressentie instinctivement, mais également recherchée rationnellement. A cette fin, la société entière doit être placée à nouveau sous la primauté de l'unité et de l'au-delà, et ce sous la seule forme qui nous soit familière, possible et reconnue en tant qu'Européens, à savoir la tradition chrétienne.

    Il n'est pas du ressort d'un gouvernement de pousser les gens à la foi à l'aide de textes de loi, mais bien de laisser ses propres convictions intellectuelles et spirituelles s'intégrer dans les actions de l'État, dans le cadre des prescriptions formelles. Si l'on considère par exemple l'omniprésence actuelle de la diffamation non seulement de la foi chrétienne, mais aussi de toute forme de croyance en la transcendance par les médias, les établissements d'enseignement et les institutions politiques, il est clair que notre élite actuelle, avec sa prétendue "laïcité", a plutôt pour objectif clair d'empêcher autant que possible les gens d'accéder à Dieu sous le couvert du sécularisme. Il s'ensuit que l'objectif d'une nouvelle élite hespérialiste est plutôt d'ouvrir à nouveau largement cette voie, dont la fréquentation ne peut bien sûr être qu'individuelle, et de la rappeler à la conscience publique comme une possibilité et non comme une contrainte. Mais toutes les autres conséquences en découlent également : la restauration de la dignité humaine de la conception à la mort ; la sanctification de la famille naturelle, le rétablissement de la subsidiarité dans le cadre d'un nouvel ordre spatial européen, la restitution de la fierté de notre histoire, l'engagement explicite en faveur du vrai, du bien et du beau, la lutte pour une vie économique à proportions humaines et le respect de la magnificence de la création, et ce non pas dans le sens d'un panthéisme écolo-gauchiste, mais d’un théâtre où se joue la lutte de l'homme et de la société pour leur âme.

    Or, malheureusement, tous les idéaux doivent être réalisés dans un monde dont les nombreuses contraintes les obligent à des compromis et des ajustements qui sont loin d'être optimaux, car ils doivent s'adapter aux réalités politiques, économiques, spirituelles et culturelles concrètes qui constituent le contexte global de nos efforts. En effet, même avec la meilleure volonté du monde et dans des conditions politiques favorables, il ne suffira pas de modifier tel ou tel texte de loi à Bruxelles ou à Paris : c'est toute une civilisation en voie de désintégration volontaire qui doit être protégée de ses tendances à la dissolution et ramenée à la raison - et à la transcendance.

    Parmi les contraintes extérieures, on peut citer : les dangers de la multipolarité pour une Europe en déclin ; les défis de la migration de masse ; le risque d'un Etat de surveillance avec un système de crédit social et une urgence pandémique ; la dépossession des politiques nationales par les institutions internationales et le réseau mondialiste ; la destruction des classes moyennes par le socialisme des milliardaires ; la crise de la foi et des églises ; et enfin, et ce n'est pas le moins important, l'épuisement naturel de notre civilisation vieillissante.

    Aux XVIIIe et XIXe siècles, l'homme européen a pu se reposer sur sa supériorité technologique par rapport au reste du monde ; au XXe siècle, les hégémonies de la guerre froide ont pris le relais pour s'occuper de lui. L'effondrement de l'hégémonie américaine renvoie l'Européen à l'histoire, même si c'est à un moment où il semble le moins apte à en relever les défis, de sorte que la seule question qui se pose aujourd’hui est de savoir s'il veut continuer à subir sans broncher les mesures palliatives actuelles afin de supporter le moins douloureusement possible la descente aux enfers, ou s'il veut au contraire oser prononcer à nouveau un "oui" courageux à l’adresse de Dieu, de l'histoire et de notre responsabilité – et entreprendre les nombreuses réformes douloureuses et urgemment nécessaires à la survie de notre société.

    Quelles sont donc les conséquences pour l'avenir proche ?

    Il n'est pas question dans ces brèves réflexions de donner une analyse détaillée des prochaines élections européennes et autres, ni de tenter de prévoir les événements du futur immédiat, ni même de résumer les projets alternatifs que j'ai présentés en détail ailleurs. Il semble toutefois évident que nous allons tous devoir mener une lutte acharnée en Europe, car il est clair que les libéraux de gauche iront jusqu'au bout pour conserver leur pouvoir et leur influence sur la société - si ce n'est par la persuasion, du moins par l'intimidation.

    Les récents événements en Pologne en sont un exemple typique : depuis des années, un pays entier a été mis à mal, tant économiquement que mentalement, par le harcèlement médiatique, les sanctions et la diffamation, tandis qu'en coulisses, un gouvernement multipartite était forgé pour s'emparer du pouvoir au moment critique et, si nécessaire, créer un nouveau statu quo par la force.

    Les élections européennes vont très probablement entraîner un certain renforcement du camp conservateur, non seulement en Pologne mais aussi dans toute l'Europe. Mais elles obligeront les progressistes à renforcer également au niveau de l'UE leur idéologie du "cordon sanitaire", provoquant ainsi une résurgence (in)volontaire de la doctrine des "partis-blocs" telle qu'on la connaissait en RDA : tous les partis qui soutiennent le "système" actuel s'allieraient durablement entre eux sous la direction idéologique de l’écolo-gauchisme comme étant la force la plus progressiste, afin de "sauver" (soi-disant) la démocratie et d'empêcher un nouveau "fascisme". Il est bien sûr tout aussi évident qu'une telle lutte contre un autoritarisme de droite imaginaire par un autoritarisme de gauche bien réel doit tôt ou tard chavirer sous le poids de ses propres contradictions et conduire à la catastrophe, tout comme, théologiquement parlant, une victoire à long terme du "mal", c'est-à-dire de l'hubris du "non serviam" diabolique, est impossible, puisque ce principe ne peut justement que toujours conduire à la dissolution, et doit même y conduire en raison de ses hypothèses ontologiques fondamentales.

    Bien sûr, cela ne peut nous rassurer que très modérément, car même si la victoire ultime du bien dans le monde extérieur est tout aussi prédestinée que le repos en Dieu nous est accessible à tout moment, même à l'intérieur, les deux nécessitent une lutte acharnée, qui doit être menée avec une intensité jusqu'ici insoupçonnée, en particulier dans les années à venir. Comme nous l'avons souvent dit, nous devons nous engager sur plusieurs voies et ne jamais perdre de vue l'objectif final : dans le domaine politique, argumenter avec persévérance et sans compromis sur la base de nos propres convictions et, dans la mesure du possible, agir ; dans le domaine social, construire partout dès aujourd'hui les communautés et les structures exemplaires sans lesquelles toute résistance au mal ne peut que s'effondrer ; et au fond de nous-mêmes, ne jamais perdre de vue que le véritable combat est celui de notre âme et qu'aucun défi politique ne peut nous dispenser de l'obligation d'établir et de maintenir la proximité de Dieu d'abord en nous-mêmes.

    David Engels (Academia Christiana, 19 février 2024)

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  • Tolkien, une voie de résistance...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par David Engels à Ego Non dans lequel il évoque les leçons spirituelles qu’il a retirées de l'œuvre de Tolkien et le parcours qui l’a mené « du relativisme spenglérien vers un absolutisme moral fondé sur le christianisme. » 

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé deux ouvrages collectifs, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020) et, dernièrement, Aurë entuluva! (Renovamen-Verlag, 2023), en allemand, consacré à l’œuvre de Tolkien.

     

                                            

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  • Vers un écologisme de droite ? Julien Rochedy et la « biocivilisation »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, cueilli sur deliberatio et consacré à la nouvelle écologie de droite vue au travers du dernier essai de Julien Rochedy intitulé Surhommes et sous-hommes - Valeur et destin de l'homme (Hétairie, 2023).

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

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    Vers un écologisme de droite ? Julien Rochedy et la « biocivilisation »

    « Hier, il s’agissait de sauver notre âme ; aujourd’hui, il s’agit de sauver la planète, et avec elle, sûrement, aussi notre âme. » (262) - telle est l'un des nombreux aphorismes percutants du nouveau livre, comme d’habitude déjà très controversé, de Julien Rochedy, qui ne parle de rien de moins que de la nécessité d'une nouvelle écologie conservatrice. Et en effet, il était grand temps.

    Car dans le domaine de l'écologie (comme dans de nombreux autres), les « conservateurs » ont été largement débordés depuis un demi-siècle, sans avoir jamais vraiment formulé de position autonome sur le sujet. Alors que les uns ne cessent d'affirmer que la protection de l'environnement serait une préoccupation éminemment conservatrice et peinent à comprendre pourquoi et comment un mouvement ce sujet ait pu donner naissance à un mouvement politique largement anti-conservateur, les autres rejettent toute approche écologiste et se vantent plutôt de leur mode de vie hostile à l'écologie, selon la logique : si les politiciens écolos veulent diminuer les émissions CO2, achetons des SUVs pour les agacer. Les deux approches sont en fait naïves et vouées à l'échec ; la première parce qu'en disant « oui, mais », elle valide involontairement l'approche de l'adversaire et se décrédibilise elle-même, la seconde parce qu'elle s'obstine à dire « non » de manière puérile. Quelle pourrait donc être la solution ?

    C'est là que le nouveau livre de Julien Rochedy, « Surhommes et sous-hommes », fournit une approche très intéressante. Précisons d'emblée les choses : le titre de l'ouvrage est une provocation délibérée et ne correspond que très partiellement aux associations qu’il suscitera inévitablement. En effet, si Rochedy adopte - comme si souvent - une approche nietzschéenne dans sa propre interprétation du monde, le livre ne traite que de manière assez générale de l'opposition fondamentale entre « surhomme » et « sous-homme » et, qui plus est, utilise ces termes (comme Nietzsche lui-même) non pas dans une perspective biologiste, mais plutôt psychologique et morale. La question centrale du livre affère d’ailleurs plutôt aux conséquences politiques et existentielles concrètes de cette dichotomie pour notre monde présent (et futur) ; un thème qui était encore largement occulté par Nietzsche ou, tout au plus, analysé dans sa dimension passée (essentiellement en ce qui concerne les relations entre l’Antiquité païenne et le christianisme). Rochedy, en revanche, utilise l'outil (ou plutôt le marteau) moral de Nietzsche pour développer une nouvelle approche de la philosophie de la technologie et de la modernité et en tirer les conclusions qui s’imposent pour notre avenir.

    En fin de compte, deux idées sont au centre de l'ouvrage. D'une part, Rochedy associe le « sous-homme » ou le « dernier homme » nietzschéen à cette foule de plus en plus nombreuse d'individus atomisés, hédonistes et déjà posthistoriques qui, par lassitude, manque de motivation, lâcheté, décadence et sensibilité exacerbée, alimentent et renforcent la « mégamachine », c.à.d. la pieuvre de la civilisation ultra-capitaliste, consumériste, technologique et de plus en plus autoritaire qui, certes, assure à l'homme la réalisation de la plupart de ses désirs matériels, mais au prix de son aliénation à la nature et à la véritable découverte et affirmation de soi - et bien sûr de la destruction progressive de l’environnement. De l'autre côté, nous trouvons le « surhomme », c'est-à-dire ces derniers esprits « aristocratiques » qui veulent à la fois vivre en communion avec la nature et se dépasser par une lutte permanente pour l’excellence.

    De là découle déjà la conclusion qui a fait couler beaucoup d'encre dans les médias conservateurs francophones : Rochedy voit dans l'engagement pour la protection de la nature et la durabilité la clé du combat politique de demain et invite précisément les conservateurs à s'y consacrer corps et âme, et ce pour deux raisons. D'une part, parce qu'il voit dans la préservation de la nature et le démantèlement de la « mégamachine » le seul moyen de réveiller les idéaux aristocratiques et donc antimodernes qui nous font si cruellement défaut ; d'autre part, parce que les vastes bouleversements nécessaires à cette fin pourraient constituer un moyen idéal pour remettre la droite politique au pouvoir et de créer un système dans lequel elle le resterait pour de nombreuses générations.

    Bien sûr, il ne s'agit pas de la droite « libérale-conservatrice » classique dont Rochedy attend une telle évolution, car celle-ci n'a pas du tout compris que l'écologisme pourrait être un allié, et non un adversaire, dans la lutte contre les dérives de la modernité : « [La droite], après avoir été logiquement antimoderne en somme, la voilà se mettre désormais… à défendre la modernité ! – … au moment précis où celle-ci vacille ! – On en rirait volontiers si ce n’était pas catastrophique. » (275) Rochedy envisage plutôt une sorte de fusion future entre une droite aristocratique et identitaire d’un côté et l'élite écologiste d’un autre, les premiers se tournant enfin vers la nature, tandis que les seconds comprendraient enfin que la protection des biotopes naturels doit nécessairement s'accompagner d'un amour pour le terroir, la nation et la civilisation : « Un camp inédit comprenant des écologistes de gauche anticapitalistes et des écologistes de droite antimodernes se rassemblera pour lutter ensemble contre la mégamachine infernale et fondre leurs diverses sensibilités en une nouvelle idéologie qui prendra en main le destin de la civilisation occidentale. » (279) Certes, Rochedy ne se prive pas de critiquer les écologistes traditionnels ; non pas parce qu'il considérerait leur diagnostic écologique de base erroné - Rochedy semble sincèrement convaincu de la réalité et du danger du changement climatique - mais parce qu'il leur reproche leur inconséquence : « On ne peut pas vouloir, comme les écologistes de gauche qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé de l’écologie politique, le chaos ethnique et l’ordre écologique en même temps. » (272)

    Bien sûr, un tel projet signifierait un large rejet de tout ce qui a été considéré jusqu'à présent comme typique de la civilisation occidentale, à commencer par cette pulsion « faustienne » qui ne veut accepter aucune limite ni aucune barrière, mais qui a fait de l'expansion, de la croissance, du dynamisme, bref de ce « plus ultra » habsbourgeois, le fondement de toute sa manière d'être. Pour Rochedy, les archétypes de Faust ou de Prométhée ne doivent plus être vus comme des idéaux, mais plutôt comme des « détours » peut-être nécessaires, mais finalement néfastes pour l'histoire européenne , et il faudrait plutôt « imaginer Prométhée découvrant que le feu sacré qu’il a dérobé ne servait en fait qu’à l’immoler » (253). Rochedy envisage en conséquence une autolimitation consciente, une simplification maximale, un ré-enracinement conséquent et un ralentissement volontaire de tous les processus de civilisation, en combinaison avec une réduction sensible de la population, afin de créer une « biocivilisation » ; terme par lequel il entend un « mélange du meilleur de l’archaïsme et du meilleur du progrès » (276) (le terme d'« archéofuturisme » n'apparaît curieusement pas), une société d'« Athéniens futuristes » (280), à la tête de laquelle se trouve certes une nouvelle élite de gardiens, qu'il faudrait chercher chez ces « surhommes » éco-nietzschéens qui donnent son titre au livre : « Si le destin de notre civilisation est de devenir un grand, prospère et magnifique jardin, les premières choses dont elle devra se doter seront, tout naturellement, des murailles et des gardiens. » (271)

    Aussi idyllique et nietzschéen que cela puisse paraître aux oreilles de certains conservateurs (à qui l'idée d'un ré-enracinement radical des peuples, au besoin en invoquant l'urgence climatique, devrait également plaire), il n'est pas étonnant que le projet de Rochedy ait été massivement critiqué par de nombreuses droites françaises ; en partie à tort, en partie à raison.

    L’on critique Rochedy à tort, me semble-t-il, quand on fait découler, de la haine de la suprématie idéologique de l'écolo-gauchisme, l’affirmation d'une société de consommation hédoniste et ultralibérale sans comprendre à quel point nombre de positions du mouvement écologiste coïncident, en fait, avec des éléments clefs du combat conservateur, de telle manière que Rochedy considère même l’écologisme comme le nouveau fer de lance de la métamodernité occidentale : « Les écologistes sont le nec plus ultra de l’Occident en amorçant la nouvelle métamorphose de formes dont nous avois besoin pour être, c’est-à-dire, chez nous, renaître sans cesse. […] Sans en avoir conscience donc, ils poursuivent ainsi le destin de la civilisation occidentale qu’ils croient pourtant, à l’heure actuelle, stupidement détester. »  (260)

    Mais l’on critique Rochedy à juste titre quand on met en avant le manque d'ancrage historique, voire transcendant de ces « Athéniens futuristes ». Depuis longtemps, Rochedy tente de (re)définir sans cesse sa position vis-à-vis du christianisme, mais en l'abordant essentiellement sous l'angle de la psychologie nietzschéenne ou alors sous l'angle purement historique, sans pouvoir véritablement se résoudre à une véritable acceptation de la transcendance non seulement de Dieu, mais aussi de l'âme humaine. Certes, on ne peut que l'approuver sans réserve lorsqu'il écrit : « Vouloir un renouveau du christianisme sans remettre en cause la modernité et le techno-capital est une position, au choix, stupide ou hypocrite. » (278) De plus, sa vision d’un christianisme « biocivilisationnel » comme idéologique porteuse de ce nouveau système de société n’est certainement pas dénué d’intérêt : « Il y a donc de quoi espérer entre une rencontre future plus ou moins harmonieuse et plus ou moins complète entre écologie et christianisme pour voir naître, qui sait ? un écochristianisme aux accents franciscains » (267). Mais en fin de compte, il faut constater que Rochedy reste ancré non pas dans la transcendance, mais dans le panthéisme et l'immanentisme et croit donc fermement à la possibilité, voire à la nécessité, de construire un paradis terrestre, ici-bas, comme tâche suprême de l'homme : « Dieu ne s’est ainsi surement pas suicidé, il est entré, par son Esprit sain, dans le Cosmos ; il s’y est glissé. Peut-être est-il même devenu le cosmos après l’avoir créé,  comme conséquence inévitable de sa Puissance et de son Omniscience. […] Il est, littéralement, l’environnement : ‘prendre soin’ est donc pour Lui la praxis même de sa vie. » (253-254) Il en résulte l'exigence suivante, qui ne peut être considérée que comme une « hybris » dangereuse, et ce non seulement dans une perspective chrétienne, mais aussi dans une perspective transcendantiste plus générale : « Refaire le paradis que nous avons détruit; retourner en roi dans le jardin que nous avons quitté en pécheur; restaurer enfin l’harmonie perdue entre notre plus profonde nature et celle qui nous entoure: voilà le commandement suprême ordonné au genre humain. » (248) Certes, la croyance en la transcendance implique un respect fondamental pour autrui, reflet du créateur au même titre que le « moi », et dès lors, une responsabilité sociale et politique. Mais la tâche la plus importante de l'homme, si l'on adhère totalement à l'idée de la philosophie pérenne et de la priorité de la transcendance sur l’immanence, ne se situe justement pas dans le monde de la matière, mais dans ce qui est au-delà, et ne consiste pas à construire un paradis terrestre, mais à réaliser de manière de plus en plus complète cette nature divine qu’il partage par son âme immortelle et à se dissoudre dans la transcendance déjà ici-bas.

    Une autre critique, plus pragmatique, serait de s'inquiéter du danger que représenterait un tel refus unilatéral de la part de l’occident à ancrer sa civilisation dans la technologie moderne dans le cadre de la situation mondiale actuelle. En effet, l’appel de Rochedy de transformer l’occident en une « biocivilisation » écolo-nietzschéenne fait largement abstraction de la réalité du monde extra-européen. Or, nous devons nous attendre à ce qu'un « ralentissement » unilatéral et une simplification délibérée de notre civilisation donnent un avantage décisif aux forces qui, de l'Afrique à la Chine en passant par le monde islamique, sont de plus en plus rongées par le ressentiment, voire la haine envers l'Occident. La question est donc de savoir comment une société « biocivilisée » peut continuer à être protégée de l'intérieur comme de l'extérieur contre des agressions hostiles de plus en plus massives et comment le chaos inévitable d’une telle transformation ne risquerait pas plutôt d’engloutir la civilisation européenne.

    D’ailleurs, ce problème est étroitement lié à la question de savoir dans quelle mesure l'occident est encore capable, d’un point de vue de son énergie vitale, d'une telle métamorphose fondamentale. Dans ce contexte, Rochedy propose d’ailleurs une théorie historique étonnamment positive lorsqu'il identifie, en gros, l'Antiquité à l'enfance, et le Moyen-Âge ainsi que le monde moderne à la jeunesse de l'Europe, alors que le présent correspondrait à l'entrée dans l'âge adulte : « Car oui, l’homme occidental est en train de devenir adulte : voilà notre moment historique traduit sur une courbe de croissance » (257). Évidemment, l’on retrouve ici l'héritage littéraire de l’espoir nietzschéen en un « grand midi » de l’Europe, et loin de nous de décrier un tel optimisme qui contredit si profondément et agréablement les discours déclinistes et fatalistes habituels. Hélas, une telle position n'en devient pas pour autant plus convaincant, et l'auteur de ces lignes ne cache pas qu'il adhère plutôt à la vision spenglerienne du « déclin » de l'Occident (et de chaque civilisation), selon laquelle on peut tout au plus imaginer l’avènement d’un empire civilisationnel final, mais pas un renouvellement vital fondamental.

    Bien évidemment, ces points de critiques ne signifient pas un rejet de la pensée de Rochedy, mais au contraire la volonté de le prendre très au sérieux et de contribuer à son développement ultérieur, et ne serait-ce que par sa nécessaire « mise à la terre ». Ne nous faisons pas d’illusion : l'Occident, me semble-t-il, va inévitablement vers sa pétrification progressive, et le « dernier homme » nietzschéen, le « fellah » de Spengler, deviendra sans aucun doute le modèle standard de l'Européen « civilisé ». Un nouvel essor vital semble dès lors impossible – mais pas un dernier sursaut « augustéen » et l'établissement d'un empire civilisationnel final et glorieux à l'instar du Principat romain, de la dynastie chinoise Han ou des Gupta indiens ; un empire dont les efforts de restauration politique et morale incluront également un rapport positif renouvelé avec un christianisme patriotique et civilisationnel. On peut toutefois s'attendre à ce que cet empire final, comme tout autre empire de ce type, soit en effet caractérisé de plus en plus par des phénomènes de ralentissement, de simplification, voire de barbarisation technologique, culturel et social tout en investissant ses dernières forces en la création d’un cadre civilisationnel d’une grande durabilité ; et il est fort probable que cette transition entre une phase de créativité chaotique et de canonisation et pétrification soit accompagnée de bon nombre des phénomènes « biocivilisationnels » que Rochedy appelle de ses vœux, incluant une relation plus saine et durable avec la nature et l'environnement : ainsi, la décroissance et la recherche d’une nouvelle harmonie avec la nature pourront-elles même être réinterprétées comme fruits d’une action politique volontariste, bien que leur raison ultime résiderait plutôt dans un manque d’énergie vitale de notre civilisation de plus en plus fossilisée. Dans cette perspective, nous devrions voir en la « biocivilisation » de Rochedy un premier symptôme hautement intéressant de cette évolution et une approche idéologique que la droite moderne devrait prendre très au sérieux.

    David Engels (deliberatio, 21 janvier 2024)

     

    Julien Rochedy, Surhommes et sous-hommes. Valeur et destin de l'homme, Paris, Éditions Hétairie, 2023.

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  • Union européenne et République romaine : même destin ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné récemment par David Engels à la chaîne Haltérophilo et consacré à son essai intitulé Le déclin (Le Toucan/L'Artilleur, 2013), qui a été réédité en 2019.

     

                                              

    " Dans son ouvrage intitulé "Le Déclin", David Engels scrute minutieusement les nombreuses analogies entre le déclin de la République romaine et la crise actuelle au sein de l'Union européenne. De la question des avortements aux défis du mariage et à la baisse de la natalité jusqu'à la célèbre maxime "Panem et circenses", toutes ces similitudes sont explorées. Nous évoquons aussi à la possible cyclicité des époques, avec ses phases distinctes de croissance et de déclin, offrant ainsi une perspective temporelle et historique. Enfin, nous soulevons la question cruciale de savoir s'il convient de décrire le destin de l'Europe comme un acte suicidaire ou un meurtre délibéré. "

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  • Deux peuples face à face: l'Europe va-t-elle basculer ?...

                                               

     

                                               

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  • Dénonciation, collusion et diffamation publique en Allemagne : vers une nouvelle “RDA” ?

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels cueilli sur le site de Valeurs actuelles dans lequel il attire notre attention sur la politique liberticide qui se renforce en Allemagne sous l'égide de la coalition dirigée par le SPD.

     

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    Dénonciation, collusion et diffamation publique en Allemagne : vers une nouvelle “RDA” ?

    Deux exemples récents d’une importance similaire : l’imposition à l’échelle nationale d’un système de dénonciation honteux, et le scandale actuel concernant une ministre de l’Intérieur qui utilise ses propres services secrets ainsi que les médias publics pour discréditer l’un de ses plus proches collaborateurs — deux événements qui, s’ils s’étaient produits en Pologne ou en Hongrie, auraient suscité un tollé général sur la fin de “l’État de droit” — et des mesures politiques sérieuses de la part de la Commission européenne.

    L’appui public à la dénonciation politique

    Tout d’abord, le système de dénonciation. La nouvelle Hinweisgeberschutzgesetz — la “loi sur la protection des informateurs”, votée le 2 juillet 2023 — oblige toutes les entreprises de plus de 49 salariés à créer une Meldestelle (“cellule de dénonciation”), conduisant ainsi à la création ex nihilo d’un total de 90 000 (!) cellules de ce type dans le secteur privé et de plusieurs milliers d’autres pour la sphère publique. Les entreprises refusant de participer à cette initiative devront payer une amende pouvant aller jusqu’à 20 000 euros. L’objectif de ces cellules de dénonciation est de recevoir, d’évaluer et de transférer toutes les formes de dénonciation émanant d’employés ou même de personnes étrangères et de lancer des enquêtes appropriées. Les informations pertinentes doivent ensuite être transférées à l’État, où un décret publié le 11 août 2023 a mis en place un nouveau service central de dénonciation avec 22 employés et un budget de 5 millions d’euros par an — pour le début… À partir de 2024, ils pourront également utiliser un logiciel spécialement créé pour permettre la communication immédiate entre le nouveau service et les informateurs anonymes souhaitant entrer en contact direct avec l’État.

     Cette mesure est le résultat d’une nouvelle loi européenne sur la protection des “lanceurs d’alerte”, transformée par le gouvernement allemand en un programme proactif de facilitation des dénonciations politiques. En effet, au lieu de cibler uniquement les communications relatives à des crimes concrets et matériels, les cellules de dénonciation allemandes doivent également recevoir, évaluer et transmettre les formes d’allégations les plus variées, incluant expressément les soupçons de manque de “loyauté envers la constitution” (Verfassungstreue) et autorisant la violation délibérée du secret fiscal ou social. Il va sans dire que la loi oblige les nouvelles cellules à prendre au sérieux les dénonciations même anonymes. Qui plus est, la loi précise que les dénonciateurs, même s’il est prouvé qu’ils ont tort, bénéficieront d’une protection juridique spéciale contre le licenciement, ce qui constitue une incitation supplémentaire à exercer leur prérogative douteuse.

    Malheureusement, cette récente systématisation de la dénonciation publique, inédite depuis la fin de la République démocratique allemande, n’est que le dernier élément, bien que le plus important, d’une longue série d’événements similaires : depuis des années, des dizaines d’“applications d’information” les plus diverses ont été créées dans tout le pays afin de permettre la dénonciation de “crimes de haine” présumés ou d’actes de “délégitimation de l’État” (constituant désormais une accusation pénale grave en Allemagne). Rien que cette année-ci, la ville de Berlin a dépensé 830 000 euros pour subventionner une seule application permettant de signaler aux institutions publiques les formes les plus diverses de crime de pensée. Sans surprise, ces initiatives émanent presque exclusivement de la gauche politique et sont souvent étroitement liées aux nombreuses ONG censées “défendre la démocratie” dans sa “lutte contre la droite” (“Kampf gegen Rechts”), généralement financées directement ou indirectement par des fonds publics avec un budget en constante augmentation — le tout sous la supervision énergique de la ministre de l’Intérieur, Nancy Faeser (SPD).

    L’instrumentalisation des médias publics et des services secrets par la ministre de l’Intérieur

    Deuxièmement, examinons le dernier scandale en date autour de la ministre de l’Intérieur, Nancy Faeser (SPD). Faeser est connue pour considérer la “lutte contre la droite” comme l’objectif principal de son ministère, et parmi d’innombrables autres mesures contre toutes les formes de conservatisme, elle a été responsable l’année dernière de l’autorisation de démettre des fonctionnaires de leurs postes sur base du seul soupçon de convictions ou de comportements “anticonstitutionnels” : dans un renversement choquant du fondement même de l’État de droit, c’est désormais à l’accusé de prouver son innocence, s’il ne veut pas voir son existence matérielle détruite.

    Aujourd’hui, le limogeage par Mme Faeser du précédent responsable de la cybersécurité du ministère, Arne Schönbohm, lui revient en pleine figure, alors que de nouvelles preuves presque incroyables d’une collusion généralisée entre les intrigues politiques, le ministère, la télévision publique et les services secrets ont été révélées. En 2022, Arne Schönbohm avait été accusé, lors d’une émission satirique produite par la ZDF (la deuxième chaîne de télévision publique allemande), d’entretenir des relations douteuses avec certaines entreprises russes spécialisées dans la cybersécurité, et avait été immédiatement limogé par Mme Faeser. Toutefois, aucune de ces accusations n’avait pu être confirmée par la suite, mais peu importe : M. Schönbohm n’a jamais retrouvé son emploi précédent, mais a été rétrogradé à un autre poste beaucoup moins influent.

    Aujourd’hui, de nouveaux documents montrent que, même plusieurs mois après l’affaire, Faeser avait chargé le Verfassungsschutz (le service secret intérieur allemand) de rechercher partout des éléments susceptibles d’incriminer Schönbohm ; et bien que les experts en charge n’aient pu trouver aucune preuve, elle leur a ordonné de poursuivre leur enquête et de lui faire rapport. De plus, il y a même de forts soupçons que les premières accusations, non prouvées, portées par l’émission télévisée de la ZDF aient été formulées par la ministre elle-même et transmises à la chaîne publique par le biais de contacts informels entre les collaborateurs de Faeser et le journaliste chargé de l’émission satirique en question, Jan Böhmermann (connu depuis des années pour ses attaques enragées contre tous les opposants de la gauche politique et jouissant de la plus haute estime de la part du gouvernement en place).

    Le 5 septembre 2023, Mme Faeser a annulé sa présence à une audition devant une commission parlementaire pour des “raisons de santé” (tout en étant présente pour une séance photo) ; le 7 septembre, elle a refusé d’être présente à une deuxième audition, proposant d’envoyer l’un de ses collaborateurs. Son parti, les sociaux-démocrates allemands du chancelier Scholz, rejette toutes les accusations et tente actuellement de déplacer toutes les futures auditions parlementaires au mois d’octobre — juste après les élections dans le Bundesland allemand de Hessen, où Nancy Faeser est la candidate principale de son parti…

    Comment encore prendre au sérieux une ministre de l’Intérieur mettant en place un système de dénonciation inouï depuis la chute du communisme tout en semblant elle-même enfoncée jusqu’au cou dans une instrumentalisation peu ragoûtante de ses compétences ? Et que penser d’un gouvernement qui, au lieu de la limoger sur le champ, fait la sourde oreille tout en s’érigeant, en Europe, en arbitre de la rectitude démocratique ?

    David Engels (Valeurs actuelles, 8 septembre 2023)

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