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après-démocratie

  • Vivons-nous en dictature ?...

    Nous reproduisons ci-dessous la deuxième partie d'un entretien donné par Eric Werner au site de la revue Éléments à l'occasion de la parution de son essai intitulé  Prendre le maquis avec Ernst Jünger - La liberté à l’ère de l’État total (La Nouvelle Librairie, 2023).

    Philosophe politique suisse, alliant clarté et rigueur, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais essentiels comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) De l'extermination (Thaël, 1993 puis Xénia, 2013) ou dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019). Contributeur régulier d'Antipresse, il publie également de courtes chroniques sur l'Avant-blog.

     

    Première partie de l'entretien : L'Etat est-il notre ami ou notre ennemi ?

     

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    Prendre le maquis avec Éric Werner (2/4) – Vivons-nous en dictature ?

    ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous fait dire que nous vivons en après-démocratie, titre de l’un de vos livres ?

    ÉRIC WERNER. Je regarde la date de parution de L’après-démocratie : août 2001, juste un mois avant les attentats du 11 septembre ! Le livre n’en parle donc pas, pas plus, bien sûr, qu’il ne parle des lois qui ont été promulguées en réponse aux attentats en question : lois instaurant un régime de suspicion généralisée, sous couvert de lutte contre le terrorisme. L’État en a également profité pour renforcer considérablement son emprise sur la société. L’après-démocratie vient juste avant. Le livre reflète en revanche l’évolution antérieure, celle prenant place entre la chute du mur de Berlin en 1989 et le 11 septembre. La chute du mur de Berlin n’a pas seulement en effet été une date importante en politique extérieure, mais également intérieure. Comme le relevait à l’époque Alexandre Zinoviev, c’est le moment où les dirigeants occidentaux ont commencé à s’affranchir d’un certain nombre de contraintes qu’ils s’imposaient à eux-mêmes par souci d’image. Le miroir étant cassé, elles avaient perdu toute importance. Une évolution s’est ainsi amorcée, évolution qu’on peut, effectivement, décrire comme nous faisant passer de la démocratie à l’après-démocratie. L’expression est à mettre en parallèle avec celle d’avant-guerre civile : titre d’un autre de mes livres, paru deux ans plus tôt, en 1999. Dans L’après-démocratie, on parle de quelque chose qui vient après, dans L’avant-guerre civile de quelque chose qui vient avant. Mais dans un cas comme dans l’autre, on est dans un entre-deux : un interrègne, si l’on veut. Sauf que ce n’est pas un état de choses stable, mais évolutif : un processus, donc. On se dirige d’un point à un autre. Les années 90 du siècle dernier ont été pour le régime occidental une décennie de transition, au sens où l’écart entre son étiquetage officiel, la démocratie, et la réalité n’a cessé tout au long de cette période de croître et de se creuser. Aujourd’hui il est abyssal, et tout le monde sait que nous ne sommes plus en démocratie : nous avons basculé dans autre chose. Pas seulement, me semble-t-il, dans l’après-démocratie, mais dans l’après-après démocratie. On n’en était pas encore exactement là l’époque.

    ÉLÉMENTS : Vous dites que nous sommes face à une « nouvelle espèce de totalitarisme ». Quelle est sa nature ? Et sa nouveauté ? Peut-on parler comme Mathieu Bock-Côté d’un « totalitarisme sans le Goulag » ? Comment se manifeste-t-il ?

    ÉRIC WERNER. Du régime actuel on peut effectivement dire que c’est un totalitarisme sans Goulag. Sauf que si, pour l’instant encore, il n’y a pas de Goulag, rien ne nous dit qu’il n’y en aura pas un demain (ou après-demain). Il y a quelques mois, le président tchèque, un ancien cadre militaire de l’OTAN, a dit que la police devrait accroître ses contrôles sur les citoyens russes vivant en Europe. Il a également établi un parallèle avec les citoyens japonais vivant aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale. On n’a pas assez prêté attention à cette déclaration. Rappellera-t-on qu’en 1941, après Pearl Harbor, une grande partie des citoyens japonais vivant aux États-Unis ont été déportés dans des camps d’internement. Personne ne sait ce que les services occidentaux ont aujourd’hui dans leurs tiroirs. Mais ils ont l’habitude d’y mettre pas mal de choses, se réservant la possibilité, le cas échéant, de les en faire émerger. Rappellera-t-on le précédent du Patriot Act en 2001. L’expression de « totalitarisme sans Goulag » est donc à prendre avec des pincettes. On ne saurait dire par ailleurs que Guantanamo ou les prisons secrètes de la CIA n’aient rien à voir avec le Goulag : rien à voir, assurément non. Même remarque encore à propos des lois antiterroristes, qui ont pour particularité de faire entrer dans le droit ordinaire certaines caractéristiques de l’état d’exception, comme la répression préventive. Si demain le régime occidental devait ouvrir des camps d’internement, il n’aurait pas besoin de beaucoup légiférer dans ce domaine. Les bases légales existent déjà. Mais j’irais plus loin encore. Cela n’a pas de sens de parler de « totalitarisme sans le Goulag », car en lui-même déjà, le totalitarisme renvoie à l’idée de Goulag. Le Goulag est un totalitarisme en plus petit, tout comme le totalitarisme est un Goulag en plus grand. Qu’est-ce que la société de surveillance, sinon un Panoptikum à plus grande échelle : celle de la société tout entière ? On a de bonnes raisons d’ailleurs de penser que les technologies auxquelles ont aujourd’hui recours les autorités dans ce domaine ont été au préalable testées en milieu carcéral. On relira à ce sujet Technosmose, le roman d’anticipation de Mathieu Terence (Gallimard, 2007). L’auteur y décrit une prison du 3ème type, prison annonçant la société de demain (le demain de l’époque). Elle joue le rôle de laboratoire expérimental. « Imaginer la prison idéale, c’est rêver de la société idéale », dit son concepteur. Inutile de dire qu’on ne s’évade jamais de telles prisons. Il est très difficile également de s’évader de la société de surveillance.

    ÉLÉMENTS : « Lorsqu’on se rend compte qu’on est en train de basculer dans la dictature, en règle générale il est déjà trop tard pour réagir. Le point de non-retour est depuis longtemps dépassé », écrivez-vous. Serait-ce le syndrome de la grenouille appliqué à l’homme ? Plongée dans l’eau chaude, la grenouille s’échappe ; plongée dans une eau fraîche que l’on porte progressivement à ébullition, elle s’engourdit et meurt…

    ÉRIC WERNER. Quand je dis qu’il est trop tard pour réagir, je parle des gens qui croient qu’on est en démocratie. C’est ce que leur racontent les autorités, et ils le croient. Ils subissent donc le sort de la grenouille : ils meurent. Ce n’est bien sûr qu’une image. Cela étant, beaucoup de gens aussi résistent à la propagande, même s’ils ne sont qu’une minorité. Eux, en revanche, ne meurent pas. L’essentiel est donc de résister à la propagande, de ne pas se laisser engourdir par les violons officiels parlant de choses qui n’existent pas : État de droit, indépendance de la justice, grands médias objectifs n’ayant d’autre souci que la recherche de la vérité, etc. C’est très exactement le discours de Pangloss dans le Candide de Voltaire : nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Il n’en est évidemment rien. Au-delà, se pose la question des outils qu’on utilise. Quel sens cela a-t-il d’utiliser les outils de la démocratie quand il n’y a plus de démocratie ? On peut certes continuer à les utiliser. Beaucoup le font. Sauf qu’au minimum, ils se condamnent ainsi à l’impuissance. C’est perdre son temps et son énergie. Il importe donc, si l’on est raisonnable, d’en utiliser d’autres, mieux adaptés à la réalité. Plus fondamentalement encore, l’essentiel est de comprendre qu’on ne peut pas faire n’importe quoi à n’importe quel moment. Il y a des choses qu’on peut faire à certaines époques mais non à d’autres : à d’autres elles n’ont aucun sens, à limite, même, deviennent contre-productives. Il faut donc être attentif aux changements d’époque. Le recours aux forêts intervient dans un contexte de changement d’époque.

    ÉLÉMENTS : Le mot « dictature » n’est-il pas inadéquat ? On s’est souvent moqué de Mai 1968, révolution sans mort. Qu’en est-il d’une dictature sans Goulag (on l’a dit), sans condamnés à mort, sans camps de prisonniers politiques ? Jean-Yves Le Gallou a pu parler de « moulag », un goulag mou. D’autres de post-totalitarisme. D’autres encore de « globalitarisme ». Etc. Tout notre problème ne vient-il pas de notre incapacité à mettre un mot sur ce nouveau régime de surveillance et de répression ?

    ÉRIC WERNER. Toutes ces expressions sont sujettes à caution, celle de « totalitarisme sans goulag » en particulier, mais je viens d’en parler. L’expression de « goulag mou » me semble également inappropriée. Je ne pense pas que le régime actuel soit particulièrement mou : assurément non. Il peut au contraire se révéler d’une extrême férocité. On l’a vu en France lors de la répression du mouvement des Gilets jaunes, mais pas seulement. Il n’y a peut-être pas de « camps de prisonniers politiques » en Occident (pas encore), en revanche on ne peut pas dire que les gens ne sont pas persécutés pour leurs opinions. Ces persécutions sont bien réelles. Il faut être aveugle pour prétendre le contraire. Zinoviev distinguait entre le communisme comme idée et le communisme comme réalité. De même, à mon avis, il faut distinguer entre le régime occidental comme idée et le régime occidental comme réalité. En ce sens, peu importe les mots qu’on utilise. L’important, c’est de bien décrire la réalité, sans se laisser égarer par les fausses apparences, concrètement par la propagande nous disant, par exemple, que nous vivons dans un « État de droit ». Ce n’est en aucune manière le cas. Je ne dirais pas que le droit ne joue aucun rôle dans le régime occidental. Mais le droit est surtout aujourd’hui un instrument de pouvoir, plus exactement encore d’intimidation. Les autorités l’appliquent ou ne l’appliquent pas suivant l’intérêt qu’elles ont ou non à l’appliquer. Elles-mêmes, en tout état de cause, se considèrent comme au-dessus des lois : en témoigne, entre autres, leur recours de plus en plus fréquent aux services spéciaux pour gérer certaines situations (y compris d’ordre privé, comme on l’a vu récemment en Suisse). L’hybris, il est vrai, leur fait parfois perdre le sens des limites, en sorte qu’elles en subissent ensuite les conséquences. Mais on ne dira pas que cela ait un quelconque lien avec l’ État de droit. C’est juste lesdites limites se rappelant à leur bon souvenir. Il en va de même de l’utilisation du droit à des fins de règlements de compte et autres échanges de bons procédés (comme, bien sûr, cela n’arrive jamais). Plus fondamentalement encore, le droit est une épée de Damoclès. Il peut vous tomber dessus à tout moment, pour tout et à peu près n’importe quoi. Mais il ne tombe jamais par hasard. En ce sens, comme je viens de le dire, il a rôle d’intimidation.

    Ce qui précède va à l’encontre d’une thèse à l’heure actuelle très à la mode, celle du gouvernement des juges. Il y aurait ainsi trop de droit en Occident et pas assez de démocratie. Il n’y a en réalité pas plus de droit que de démocratie. Le gouvernement des juges n’a rien à voir avec l’État de droit. C’est un pouvoir comme les autres, à la limite même plus dangereux encore que les autres, car plus hypocrite. Certains me reprocheront peut-être mon manque de nuance. Mais je dis la réalité.

    Revenons-en maintenant à l’étiquetage. Le mot totalitarisme s’impose tout naturellement (« Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État »), mais il faut alors parler d’une nouvelle espèce de totalitarisme : la pierre angulaire en est les services spéciaux articulés aux NTIC, d’une part, au contrôle de l’information de l’autre. On pourrait aussi parler de tyrannie, mais en précisant bien que le tyran est aujourd’hui collectif : c’est la suprasociété (autre nom de la Nouvelle Classe). Dictature, pareil, sauf que la dictature actuelle n’a bien sûr rien à voir avec l’institution du même nom dans l’ancienne Rome. On parle d’autre chose, à certains égards même du contraire, puisque à Rome la dictature était instaurée pour six mois et qu’au bout de ces six mois le dictateur rentrait dans le rang : c’était un régime d’exception. Aujourd’hui, à l’inverse, l’exception est devenue la règle, comme on le voit avec les lois antiterroristes.

    ÉLÉMENTS : Savez-vous que sur la base de certains passages de votre livre, Prendre le maquis avec Ernst Jünger, Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur français, pourrait vous faire arrêter si jamais il vous prenait l’envie de venir en France ? Quand vous écrivez : « Cela va du simple non-consentement silencieux à la guerre de partisans, en passant par la résistance passive, la désobéissance civile, la grève, le sabotage, l’émeute, le refus de payer l’impôt, etc. » Il a fait interdire des réunions et dissoudre des mouvements pour moins que cela… Aujourd’hui il ferait condamner Ernst Jünger, là où Mitterrand rendait hommage à Jünger pour ses cent ans… C’est sûr, les libertés n’ont pas entretemps avancé.

    ÉRIC WERNER. Vous remarquerez qu’à aucun moment, dans mon texte, je ne parle de créer un mouvement : je ne crois pas du tout à ces choses, elles sont d’une autre époque. Pour le reste, si les autorités veulent me compliquer la vie, elles trouveront toujours un prétexte pour le faire : celui-là ou un autre. Dans ce passage, j’explique ce qu’est la résistance, quelles sont concrètement les choses qu’elle inclut en son concept. Je ne dis donc pas ce qu’il faut faire ou ne pas faire, je dis ce qui est. C’est une énumération factuelle. A priori cela n’a rien d’illégal. Mais effectivement les autorités peuvent très bien décréter le contraire. La dictature n’est pas un vain mot. À partir de là, la question de savoir si ce que l’on dit est légal ou illégal n’a plus tellement d’importance. On peut même complètement la laisser de côté. On est très loin également du débat wébérien sur le savant et le politique. Max Weber avait établi une ligne de séparation stricte entre la science et la politique : c’était la neutralité axiologique. En elle-même elle est très discutable. Il n’est pas aussi facile que ne le dit Weber de séparer jugements de fait et jugements de valeur. Mais elle a un rôle protecteur. Avait. Aujourd’hui elle ne nous protège plus de rien. Ce ne sont plus aujourd’hui seulement certains jugements de valeur qui sont criminalisés mais certains jugements de fait. Littéralement, il n’y a plus aucune limite.

    ÉLÉMENTS : Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Autrement dit : peut-on envisager une dictature sans dictateur, pilotée par ce que Marx appelait dans un autre registre un « sujet automate » ? Ne consacrez-vous pas votre premier chapitre à « l’automatisme ». Qu’est-ce qu’il faut entendre par ce terme ? L’asservissement de l’homme par la technique qui nous « encerclerait » ? Automatisation, atomisation, anomie ?

    ÉRIC WERNER. Les trois mots sont importants. Commençons par le premier. L’automatisation est aujourd’hui associée aux NTIC, en lesquelles on peut raisonnablement voir le point d’aboutissement de la civilisation technique. Tout, ou à peu près tout, fonctionne aujourd’hui automatiquement, y compris, au moins en apparence, l’homme lui-même. Ce n’est pas exactement nouveau comme tendance. La division industrielle du travail, théorisée au début du XXe siècle aux États-Unis, relevait déjà de la robotisation. Elle s’était heurtée à l’époque à une forte opposition ouvrière. Christopher Lasch en parle dans son livre, Le seul et vrai paradis. Mais elle a fini par triompher. Les syndicats eux-mêmes ont fini par s’y rallier. Comme le montre Christopher Lasch, ils ont préféré se battre sur les salaires et le niveau de vie plutôt que sur les conditions de travail. À tort, d’après lui. Aujourd’hui, les mêmes problèmes réapparaissent, mais en pire. D’où les burn-outs et autres symptômes d’épuisement au travail. C’est très bien étudié par les psychiatres et les spécialistes de la médecine du travail. Plus les cancers en constante augmentation, en particulier chez les moins de cinquante ans (+ 80 % en trente ans). C’est en fait une vie d’esclave, mais sans le nom. Certains font de la résistance passive, comme le héros de la nouvelle de Melville, Bartleby. Mais ils ne sont pas la majorité. La plupart s’essoufflent à suivre. Maintenant, y a-t-il un pilote dans l’avion ? Bien sûr qu’il y en a un. Il y en a toujours un. Il n’y a rien non plus de mystérieux dans ses motivations : c’est la recherche du profit, et pour cela des gains de productivité. La volonté d’asservissement est elle aussi une motivation. On voudrait faire croire que les robots ont pris le pouvoir ou s’apprêteraient à le prendre : il n’en est évidemment rien. Les robots font ce qu’on leur dit de faire, c’est tout. Il en va de même des humains utilisateurs. Sauf que les humains ont la possibilité de se révolter, possibilité que n’ont pas les robots. Mais c’est bien la seule différence. Autrement ils ressemblent beaucoup aux robots. C’est pourquoi, justement, on parle de robotisation. La robotisation, comme métaphore de l’asservissement.

    ÉLÉMENTS : Et l’atomisation ?

    ÉRIC WERNER. Aristote explique dans la Politique que le propre d’un régime tyrannique est d’« employer tous les moyens pour empêcher le plus possible tous les citoyens de se connaître les uns les autres » (1313 b 4-5). Ne se connaissant plus les uns les autres, il leur est dès lors difficile de se révolter. C’est en soi déjà une forme d’atomisation. L’atomisation est aussi un produit de la civilisation technique. C’est très bien décrit par Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme. L’atomisation est le terreau même du totalitarisme. Mais ce que dit aussi Arendt, c’est que le totalitarisme fait aller l’atomisation jusqu’au bout d’elle-même. Beaucoup de traits du régime actuel se laissent interpréter sous cet angle. On l’a vu par exemple avec les mesures de confinement liées au Covid-19. Sous couvert de lutte contre la pandémie, le régime a testé son aptitude à contrôler les allées et venues des citoyens et surtout à les isoler les uns des autres. Ce n’est pas en vain, par ailleurs, que les dirigeants se sont fixé pour objectif la déconstruction de la famille traditionnelle, en fait de la famille tout court : le but étant que rien ne fasse plus écran entre la multitude des individus et l’État. La cancel culture et la destruction de l’école traditionnelle pourraient aussi s’interpréter sous cet angle. En règle générale, le lien social passe par le partage d’une culture commune. Si le but est d’« employer tous les moyens pour empêcher le plus possible tous les citoyens de se connaître les uns les autres », la liquidation de la culture ne peut pas ne pas apparaître comme un objectif souhaitable. L’asservissement passe ici par l’analphabétisme de masse.

    ÉLÉMENTS : Reste l’anomie…

    ÉRIC WERNER. L’anomie est l’absence de loi. Par absence de loi, il ne faut pas entendre la tendance à s’affranchir des lois existantes (il y a un lien avec l’anomie, mais le problème ici qui se pose est surtout celui de la dualité du juste et du légal), mais bien la remise en cause d’un certain nombre de barrières de séparation, celles, en particulier, rendant possible la construction de soi au cours des premiers âges de la vie : comme la distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, la différence des générations, des sexes, etc. On ne dira pas, là encore, que les pouvoirs en place ne sont pour rien dans cette évolution. « Avec le totalitarisme, observe Ariane Bilheran (Psychologie du totalitarisme, Guy Trédaniel, 2023, p. 177), ce sont ces garde-fous qui sautent et nous font régresser dans la vie psychique la plus archaïque, marquée par le primat d’un état pulsionnel. » Les autorités voient tout cela plutôt d’un bon œil, car avec la construction de soi c’est la capacité même de résistance de l’individu qui disparaît. L’individu n’existe pour ainsi dire plus, il s’est transformé en molécule docile et malléable, le cas échéant robotisée. Autant dire que les autorités ont désormais le champ libre, rien ne s’oppose plus à leurs entreprises. L’état pulsionnel réserve, il est vrai, parfois certaines surprises. Mais il y a la police. L’anomie d’un côté, la police de l’autre. Ce sont les deux faces d’une même réalité : le totalitarisme. La police ne remplace évidemment pas la construction de soi. Elle est juste là pour veiller à ce que les effets liés à la non-construction de soi restent sous contrôle. C’est l’équivalent en politique de la gestion des flux tendus en économie. On pousse le système à ses extrêmes limites en intervenant le cas échéant pour empêcher qu’il ne tombe en panne.

    ÉLÉMENTS : Comment résister à l’automatisme ? Par la culture, dites-vous. La résistance par le livre. Quelle est la fonction des grands textes, littéraires ou philosophiques ?

    ÉRIC WERNER. Les grands textes sont le complément intellectuel du recours aux forêts. S’en nourrir est une manière aussi de se ré-enraciner. Cela étant, il ne faut pas les fétichiser. Ils ne prennent sens qu’au travers d’un travail d’appropriation personnelle ne s’arrêtant jamais vraiment. L’effort visant à en tirer la « substantifique moelle » doit en permanence être recommencé, approfondi. Dire aussi que les grands textes offrent une alternative à la propagande officielle, celle déversée 24 heures sur 24 dans l’espace public, et qu’à ce titre ils ouvrent un espace de liberté. Ils montrent qu’il y a une autre manière de poser les problèmes que la manière officielle. En soi déjà c’est très subversif. Rien d’étonnant dès lors à ce que les autorités les tiennent en suspicion. De fait, ils sont de moins en moins enseignés dans les établissements d’enseignement public, écoles et universités. En beaucoup d’universités américaines, ils ont même tout simplement été écartés du plan d’études. Un universitaire américain le déplore en ces termes : « D’ici à quelques années, il n’y aura plus personne pour transmettre l’héritage intellectuel classique » (Le Figaro, 9-10 décembre 2023). La censure littéraire est également un problème. Au cours de l’année universitaire 2022-2023, 3 362 références de livres ont été interdites et retirées des établissements publics aux États-Unis, parmi lesquelles le roman de George Orwell, 1984. Dans certains Etats, les bibliothécaires qui ignorent ces interdits s’exposent à des peines d’amendes et de prison (Le Figaro, 21 décembre 2023). Censurer George Orwell, d’un point de vue totalitaire, cela me paraît logique. Personnellement je pense que cette tendance n’en est encore qu’à ses débuts. On est habitué depuis toujours à avoir un accès facile aux classiques et à la culture. C’est encore dans une certaine mesure le cas. Mais moins aujourd’hui déjà qu’hier. Cela le sera probablement moins encore demain. C’est le pendant laïc de la sécularisation. Après la sortie de la religion, la sortie de la culture. Tant la culture que la religion font obstacle à l’automatisme, partant aussi à la domination totale. Il est donc normal que l’État total cherche à les supprimer. Il ne sera vraiment tranquille que quand toute trace en aura été effacée. À partir de là, on voit bien qu’on ne peut pas se contenter de dire que le livre nous aide à résister. Il nous aide, certes, à résister, c’est un adjuvant aux forces morales, mais lui-même est aujourd’hui très exposé. C’est l’autre aspect de la question. Les grands textes nous fortifient moralement, mais nous-mêmes, en sens inverse, avons à prendre leur défense, car l’époque ne leur est guère favorable. On pense en particulier aux mesures de protection qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour les soustraire à la censure, et à terme aux autodafés appelés très probablement à se multiplier ces prochaines années. Elles aussi, ces mesures de protection, relèvent du recours aux forêts.

    Ajouterais-je que, pour utiles et importants qu’ils soient, les grands textes ne permettent pas à eux seuls de répondre à toutes les questions que nous nous posons sur nous-mêmes et sur la conduite à tenir en l’époque troublée qui est la nôtre. Il en faudrait d’autres reprenant certes les textes en question mais les complétant en même temps, un peu comme ont su si bien le faire les humanistes à l’époque de la Renaissance lorsque, s’inspirant de la sagesse antique et s’appropriant les préceptes des moralistes stoïciens et épicuriens, ils ont écrit leurs propres ouvrages pour répondre aux questionnements spécifiques de leur temps. Car ce n’étaient pas ceux de l’Antiquité ! De même, « faire bien l’homme », comme on le disait au XVIe siècle, ne se décline assurément plus aujourd’hui dans les mêmes termes qu’au XVIe siècle. Entre-temps, beaucoup de choses ont changé : non pas peut-être l’homme lui-même, mais à coup sûr la société, et par voie de conséquence aussi la politique. Le livre de Jünger nous montre à cet égard la voie à suivre. Il dessine les contours d’une sagesse adaptée à notre temps. Mais lui-même, ce livre, date déjà de plus d’un demi-siècle ! Qu’est-ce que « faire bien l’homme » en 2023 ? Concrètement ? Même si le Traité du rebelle laisse entrevoir certaines réponses, il ne peut pas répondre complètement à notre place. Nous seuls, sur la base de notre propre expérience personnelle, en même temps que des expériences vécues avec d’autres, pouvons apporter une réponse sinon complète, du moins relativement appropriée.

    Eric Werner, propos recueillis par François Bousquet (Site de la revue Éléments, 16 janvier 2024)

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  • Le début de la fin...

    Les éditions Xénia publient cette semaine Le début de la fin et autres causeries crépusculaires, un ouvrage d'Eric Werner, qui reprend la forme adoptée dans Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008). Eric Werner, qui colabore fréquemment à la revue Eléments, est l'auteur de plusieurs essais comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998), L'après-démocratie (L'Age d'Homme, 2001) ou plus récemment Douze voyants (Xénia, 2010). 

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    "Le déclin de la démocratie se manifeste en premier lieu par le recul de la liberté d'expression. De plus en plus de vérités sont réservées à la sphère privée et confidentielle.

    Eric Werner a donc conçu des «microdialogues» exprimant la nature du régime sous lequel nous vivons. C'était tout le propos de son livre Ne vous approchez pas des fenêtres.

    Le début de la fin est la suite de ce projet. Le lecteur retrouve ici la plupart des personnages qui apparaissaient déjà dans le premier volume: l'Ethnologue, bien sûr, mais aussi l'Avo­cate, l'Auteur, le Cuisinier, l'Etudiante, l'Auditrice, le Collé­gien, etc. En fond de tableau, la crise de la gouvernance néolibérale, telle qu'elle se décline aujourd'hui au triple plan économique, écologique, et bien sûr aussi politique.

    Sous cette forme élégante et insidieuse, Eric Werner nous livre une réflexion profonde et inquiétante de lucidité sur le monde tel qu'il est en 2012.

    « Bref, dirais-je, les discussions privées sont la forme que prend aujourd'hui la démocratie. La démocratie, à notre époque, se joue principalement sur les marges de ce qu'on appelait autrefois la démocratie. Sur ses marges, ou encore son pourtour... »"

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  • Nous ne sommes pas en démocratie...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Eric Werner, publié par le site Enquête&débat. Eric Werner a publié de plusieurs essais remarquables comme De l'extermination (Thaël, 1993), L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1999), Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) ou dernièrement Douze voyants (Xénia, 2010). 

     

     

    Eric Werner : "Qui croit encore sérieusement que nous sommes en démocratie? "

    1. Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé L’avant-guerre civile il y a plus de 10 ans. Pensez-vous que la France est encore en situation d’avant-guerre civile ?

    L’avant-guerre civile n’a pas nécessairement vocation à déboucher dans la guerre civile, si c’est ça que vous voulez dire. C’est évidemment une possibilité, mais il y en a aussi une autre: que l’avant-guerre civile se stabilise en tant qu’avant-guerre civile, côtoyant ainsi de près la guerre civile, la frôlant même parfois, mais sans jamais pour autant franchir la limite l’en séparant. C’est, me semble-t-il, ce qu’on observe à l’heure actuelle.

    On est dans une situation de “ni guerre, ni paix”, on pourrait dire aussi (par analogie avec ce qui se passe dans la sphère inter-étatique) de “paix armée” (ou de “guerre froide”). On observe bien, ici et là, certaines étincelles de guerre civile, mais dans l’ensemble les dirigeants maîtrisent encore bien la situation. Ceci posé, incontestablement, le risque existe. Qu’est-ce qui pourrait faire basculer l’avant-guerre civile dans la guerre civile ? Très peu de choses, en fait. Les gens ne le savent peut-être pas, mais la France ne dispose à l’heure actuelle que d’une autonomie alimentaire de vingt jours: vingt jours, c’est peu. A Paris, elle n’est que de quatre jours. J’emprunte ces chiffres au film de Coline Serreau, “Solutions locales pour un désordre global”, un documentaire sorti en 2010. Je les cite de mémoire.

    2. Le Front national ne fait-il pas office de soupape de sécurité du système pour canaliser les ressentiments divers et empêcher la guerre civile ?

    C’était assurément le cas à l’époque de Jean-Marie Le Pen. A cette époque-là, effectivement, le FN (tout comme, à une époque plus lointaine encore, le Parti communiste) faisait office de soupape, d’exutoire. On a souvent dit aussi que Jean-Marie Le Pen, non sans talent d’ailleurs, assumait une fonction tribunicienne (en référence aux tribuns du peuple dans la Rome antique). C’était un contre-pouvoir, mais un contre-pouvoir n’aspirant pas, comme parfois cela arrive, à devenir lui-même le pouvoir.

    Jean-Marie Le Pen ne s’est, je pense, jamais seulement imaginé qu’il pourrait un jour prendre le pouvoir. Il ne l’a jamais non plus ambitionné. Il en va différemment, me semble-t-il, de sa fille. L’impression qu’elle donne est qu’elle veut réellement faire bouger les choses. On pourrait la comparer en ce sens à l’héroïne de “True Grit”, le récent film des frères Coen. “True Grit”, autrement dit le cran, la détermination. C’est quelqu’un, assurément, qui “en veut”. Cela étant, une question se pose: que mettre à la place du système ? La guerre civile, puisque vous y faites référence, n’est évidemment pas en elle-même une réponse.

    3. Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé “L’après-démocratie”. Nous ne sommes donc plus en démocratie selon vous ?

    Je suis surpris de votre question. Qui croit encore sérieusement que nous sommes en démocratie? La démocratie n’est rien d’autre aujourd’hui qu’un nom, un nom au sens proustien du mot, autrement dit ce qui fait rêver les gens, rêver ou rêvasser. On imagine des choses qui n’existent pas. Comment caractériser le régime occidental actuel ? En gros, comme une oligarchie, mais le terme le plus proche de la réalité serait, à mon avis, celui de ploutocratie (le gouvernement des riches).

    Certains vont même plus loin encore, n’hésitant pas, à l’instar de certains politologues (Guy Hermet), à faire le rapprochement avec les gouvernements autoritaires latino-américains des années 1950-1975, voire avec la dictature franquiste: rapprochement qui en surprendra plus d’un mais qui s’éclaire dès lors qu’on ne se contente pas de dire, comme il sied de le faire, que le régime occidental se veut respectueux du pluralisme des idées et des intérêts, mais qu’il comporte également toutes sortes de limitations dans ce domaine: limitations d’ordre social pour certaines, mais pas seulement. Les médias occidentaux reprochent à juste titre au régime chinois, ou encore iranien, d’enfermer les gens pour délit d’opinion, mais en Europe aussi il existe des prisonniers d’opinion ! C’est le cas par exemple en Allemagne, en Suisse et en Autriche, trois pays particulièrement répressifs en la matière.

    Le régime occidental actuel comporte aussi certains traits typiquement totalitaires, comme le recours désormais systématique à des lois-”caoutchouc” (ou encore “attrape-tout”), que les juges interprètent comme bon leur semble, en quelque sorte à la tête du client. On en a une illustration avec les lois fixant ce qu’il est permis ou non de faire et de montrer en matière sexuelle. L’indétermination dans ce domaine est aujourd’hui telle qu’elle autorise toutes les dérives. C’est le retour au bon plaisir du Prince.

    D’autres textes (lois sécuritaires, antiterroristes, etc.) dotent la police de pouvoirs discrétionnaires, certains disent même illimités, pouvoirs dont la police fait ou non usage, mais qui, même lorsqu’elle n’en fait pas usage, joue le rôle d’épée de Damoclès. Rappelons qu’en France, en 2009, près de 900’000 personnes ont été placées en garde à vue, dont beaucoup sans la moindre justification. A ce stade, ce n’est même plus la démocratie qui est en cause, c’est l’Etat de droit.

    4. Quelle est la principale menace qui pèse sur la civilisation européenne selon vous ?

    Il y a une menace exogène, inutile d’y insister. Mais il y a aussi une menace endogène, plus importante encore peut-être. Je ne vais pas ici pleurer sur le grec et le latin. Mais c’est un fait que les humanités n’occupent plus aujourd’hui qu’une place très marginale dans les programmes scolaires. En soi ce n’est peut-être pas très important, mais il faut mettre cette évolution en rapport avec d’autres phénomènes similaires, les progrès de l’analphabétisme de masse, par exemple: analphabétisme au sens propre, bien souvent (entre 20 et 25 % des élèves en fin de scolarité obligatoire sont analphabètes en ce sens), mais aussi au sens figuré.Qui lit encore, par exemple, Montaigne, Corneille et Racine ? Le très beau film de Régis Sauder, “Nous, Princesse de Clèves”, récemment sorti sur les écrans, fait apparaître, il est vrai, une contre-tendance, mais elle est très marginale.

    Autrefois, dans chaque famille allemande, les enfants apprenaient dès leur plus jeune âge à jouer d’un instrument musical. Cette tradition s’est très largement aujourd’hui perdue. Etc. La principale menace, je dirais, elle est là. L’héritage culturel ne se transmet plus, ou mal. Au mieux, il se trouve relégué dans les musées, les conservatoires. Ou alors s’est délocalisé (au Japon par exemple). Cela étant je ne suis pas passéiste. On ne peut pas se contenter de répéter toujours les mêmes choses, moins encore de les répéter toujours de la même manière. Une culture ne reste vivante que si elle se renouvelle régulièrement. Sauf, je le pense, que ce renouvellement, pour être valable, ne saurait s’exercer dans le vide. Il lui faut s’adosser à une tradition.

    5. La Suisse, où vous vivez, jouit de la démocratie directe, un système qui existe également aux Etats-Unis, en Allemagne, et en Italie. Pourrait-il exister en France et à quelles conditions ?

    Il ne faut pas idéaliser la démocratie directe. Démocratie directe ou pas, de toute façon les dirigeants font ce que bon leur semble. S’ils décidaient un jour d’introduire la charia en Suisse, vous n’imaginez quand même pas qu’ils se laisseraient arrêter par un référendum. Ils l’introduiraient, point barre. Je ne dis pas que les référendums ne servent à rien, ils ont, admettons-le, une certaine utilité. Mais ils ne faut pas en exagérer l’importance. Leur importance est surtout symbolique. Pour influer sur le cours des choses, à plus forte raison encore l’infléchir, il ne suffit pas de gagner des référendums. Il faut changer les rapports de force.

    6. Comment expliquez-vous la progression de l’islam un peu partout en Europe?

    Pour une part, évidemment, par l’immigration de masse. Mais ce qu’on constate aussi, c’est que le terrain est bien préparé. Je ne dirais pas que l’islamophobie n’existe pas. Elle existe bien sûr, mais sans doute pas dans les proportions que certains imaginent (ou feignent d’imaginer). Les gens, dans leur ensemble, me semblent, au contraire, plutôt bien disposés envers l’islam. On n’observe en tout cas pas de réaction de rejet massif à son endroit.

    On objectera que les gens n’en pensent pas moins. C’est possible. En attendant ils laissent les choses se faire, et dans une certaine mesure même les accompagnent. Jusqu’où iront-ils dans cette direction ? Difficile de se prononcer. On dit et répète volontiers que les hommes sont prêts à mourir pour la liberté. Tel n’était pas l’avis de Dostoïevski. Lui, au contraire, pensait que les hommes n’aimaient pas la liberté.

    Le psychanalyste Erich Fromm dira de son côté que les hommes ont peur de la liberté. Fromm se référait aux expériences de son temps, mais sa remarque a bien évidemment une portée générale. Le rappellera-t-on, en effet, le mot islam signifie soumission. Ma position personnelle est simple. La progression de l’islam en Europe me gênerait moins si je ne constatais que partout où l’islam est aujourd’hui en position dominante il n’opprimait les religions minoritaires, les tolérant tout juste quand il les tolère, le plus souvent, en réalité, les persécutant, ne concédant à leurs adeptes qu’un statut de citoyen de seconde classe, les contraignant le cas échéant à l’exil, occasionnellement même les exterminant, etc.

    Tout le monde sait quel est le sort aujourd’hui réservé aux chrétiens dans des pays comme l’Algérie, l’Egypte ou même la Turquie, pour ne rien dire de l’Irak ou du Pakistan. Il faut être très bête, ou en tout cas d’une grande naïveté, pour croire qu’il en irait autrement en Europe, le jour où l’islam deviendrait ici même majoritaire.

    7. Les Européens peuvent-ils un jour redevenir spirituels ?

    Autrement dit redevenir chrétiens ? Oui bien sûr. Je ne crois d’ailleurs pas à la déchristianisation. Les églises se vident, c’est une chose. Mais ce n’est pas parce qu’elles se vident que le christianisme serait sur le point de disparaître. En aucune manière. Mon sentiment propre, si je devais le résumer, serait plutôt que le christianisme est en train maintenant seulement de naître. Il est à son aube plutôt qu’à son déclin. On pourrait aussi dire, en recourant à une formule nietzschéenne, qu’il est en train de “devenir ce qu’il est”. Jusqu’ici le christianisme ne pouvait se passer d’un certain nombre de “béquilles”: l’ensemble des dogmes par exemple. De telles “béquilles” ne sont plus aujourd’hui nécessaires. Le christianisme peut très bien s’en passer. Certaines choses qui étaient contenues en germe dans les évangiles sont aujourd’hui parvenues à maturité. Et donc le christianisme peut voler de ses propres ailes.

    8. La mondialisation est-elle plus dangereuse que le mondialisme ?

    On n’échappe pas à la mondialisation. Voyez les questions environnementales, la question climatique en particulier. Il est évident que si l’on veut résoudre ces questions, la seule manière de le faire est de se situer au plan planétaire. Autrement, il n’y a pas de solution. Ceci étant, quand on parle de mondialisation, on ne parle pas de ça. On parle d’autre chose, et presque du contraire: de l’économie-monde, en fait. Car l’économie s’est aujourd’hui mondialisée.

    Il n’y a plus désormais qu’un seul et unique marché sur terre, le marché planétaire justement. Pour une part c’est le fruit de l’évolution propre du capitalisme, de sa dynamique immanente, mais l’évolution propre du capitalisme n’est, je pense, pas seule en cause. Il faut aussi y voir la concrétisation d’une certaine volonté politique, celle liée au courant de pensée néolibéral.

    C’est ici que surgissent les problèmes. On pourrait dire en simplifiant: une certaine mondialisation, oui, le libre-échange généralisé, non. Il est anormal, par exemple, que les accords de l’OMC ne comportent aucune clause sociale et environnementale. Je ne vais pas ici développer ce point, mais il relève de l’évidence. Il est anormal également qu’on encourage, comme on tend aujourd’hui à le faire, la libre circulation des denrées alimentaires d’un point à l’autre de la planète, sans prise en compte du gaspillage énergétique que cela occasionne.

    Il est déjà absurde de le faire à l’intérieur même de l’Union européenne, à plus forte raison de le faire d’un continent à l’autre. Idéalement parlant, on ne devrait consommer que des denrées produites dans un rayon de 200-300 kilomètres autour de chez soi. Il était question plus haut d’autonomie alimentaire. Beaucoup de pays ne veulent plus aujourd’hui se battre pour le maintien de cette autonomie. A mon avis ils ont tort.

    9. Faut-il craindre l’américanisation, ou au contraire remercier les Américains pour ce qu’ils nous ont apporté ?

    L’américanisation de l’Europe a commencé au XIXe siècle, il y a donc bien longtemps déjà. Il en est déjà question chez Baudelaire, Flaubert, et bien sûr aussi Tocqueville. L’américanisation de l’Europe a subi un premier coup d’accélérateur après la première guerre mondiale, un autre ensuite après 1945. Aujourd’hui, elle prend la forme d’un alignement plus ou moins contraint et forcé sur le néolibéralisme, idéologie que personnellement je n’aime guère, puisque nombre de catastrophes récentes lui sont directement imputables, catastrophes économiques mais aussi écologiques. Et donc je ne vois pas pourquoi je dirais merci aux Américains. Merci, sûrement pas.

    J’en veux aussi beaucoup à la commission de Bruxelles pour le rôle qu’elle joue à l’heure actuelle de cheval de Troie néolibéral en Europe. On ne l’avait pas créée pour ça. Vraiment pas. Ceci étant, je ne suis pas par principe anti-américain. Les Américains produisent par exemple beaucoup de très bons films, films qui sont aussi souvent des films très courageux. Les cinéastes américains abordent des thèmes que leurs homologues, de ce côté-ci de l’Atlantique, n’abordent que rarement: la corruption de la police, par exemple. Ils s’emploient également à décrire le fonctionnement d’ensemble du système, ses intrications avec le crime organisé, etc. C’est très instructif. Pour le reste, je ne sais pas ce qu’est qu’un hamburger, je n’en ai personnellement jamais consommé, et je ne fréquente jamais non plus les fast-food. L’américanisation de l’Europe trouve ici sa limite.

    10. Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste pour l’avenir de l’Homme ?

    Comment ne pas penser à ce qui vient de se produire au Japon ? Cette catastrophe est survenue au Japon, mais (comme on s’en rend compte maintenant) elle aurait très bien pu survenir ailleurs. On pouvait lire il y a quelques jours dans “Le Monde” (25 mars 2011) un article sur EDF, l’entreprise chargée en France de la production nucléaire. Selon la médecine du travail de la centrale du Blayais, 40 % de l’encadrement prenait des tranquillisants en 2008 et 2009. Des syndicalistes écrivent de leur côté: “La sûreté est mise en cause par le recours généralisé à la sous-traitance, à la disqualification, à la frénésie de changements d’organisation, à la mobilité interne”. Non, vraiment, je ne suis pas très optimiste.

    Eric Werner (Enquête&débat, )

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  • Chroniques de la modernité tardive...

    Sur son Avant-blog, Eric Werner, l'auteur de L'avant-guerre civile poursuit son travail d'observation de notre société post-démocratique au travers de courts textes, des dialogues entre quelques personnages emblématiques, à la manière de ceux qu'il a publié dans Ne vous approchez pas des fenêtres - indiscrétions sur la nature réelle du régime (éditions Xénia, 2008). Nous reproduisons ci-desous les quatres chroniques qu'il  a écrites entre le 27 février et le 13 mars 2011


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    Ayaan Hirsi Ali

    Tu vois qui est Ayaan Hirsi Ali, dit l'Ethnologue. Il y avait un très bon article d'elle l'autre jour dans Le Monde (12 février). Juste ceci: "Les Moubarak et autres Kadhafi du Moyen-Orient ne sont pas des phénomènes tombés de la lune; ils sont le produit de l'absence de liberté inhérente à la culture de masse islamique. On s'accoutume très tôt à la soumission, dans cette civilisation". En attendant, dit l'Etudiante, ce sont eux qui se révoltent: eux et pas nous. Nous n'avons ni Moubarak, ni Kadhafi, dit le Collégien. Certes, dit l'Etudiante. En revanche nous avons les ... au ... de ...; et aussi les ... du ...; les ... ; etc. Ce n'est pas exactement pareil, dit le Collégien. Qu'est-ce que tu crois, dit l'Etudiante: ils nous coûtent bien plus cher encore. Nous sommes quand même en démocratie, dit la Poire. Oui bien sûr, dit l'Etudiante.

    (27 février 2011)

     

    Dépassé

    Si, à l'instar d'Ayaan Hirsi Ali, on caractérise la culture de masse musulmane en référence à la soumission, alors il apparaît clairement que cette culture, la culture de masse musulmane, est aujourd'hui en Europe la culture dominante, dit l'Ethnologue. Nous nous la sommes complètement appropriée. En ce sens, le débat sur les minarets est dépassé. On ne peut pas adhérer à la culture de masse musulmane sans en même temps vouloir construire des mosquées et des minarets. Cela paraît logique. Comme apparaît logique le port du voile islamique (y compris intégral). Ces prochaines années, vous le verrez, de plus en plus d'Européennes en viendront à l'adopter: d'abord (comme c'est le cas déjà maintenant) pour se rendre intéressantes, puis de plus en plus pour afficher leur adhésion pleine et entière à ladite culture, montrer à quel point elles se reconnaissent en elle, etc. Rien ne sert donc de vouloir s'opposer à ces choses, elles sont inséparables d'un mouvement de fond dont on peut raisonnablement penser qu'il ira jusqu'au bout de lui-même.

    (28 février 2011)

     

    Quel rapport ?

    Résumons-nous donc, dit l'Ethnologue. Sur un des plateaux de la balance, vous avez les salaires des dirigeants: ceux des dirigeants mais aussi des bureaucrates des grandes sociétés et banques multinationales, etc. Leurs super-salaires, mais aussi leurs retraites-chapeaux, leurs indemnités de départ, leurs revenus patrimoniaux, etc., bref, tout ce qui leur permet de goûter sereinement et sans trop se culpabiliser aux joies de l'existence. Vous connaissez les chiffres. Et sur l'autre plateau? En France, par exemple, 8 millions de personnes, soit 13,4 % de la population, vivent aujourd'hui avec moins de 950 euros par mois. C'est le cas aussi d'un jeune sur cinq. 20 % des étudiants ne mangent que deux repas par jour. Etc. Quel rapport avec les minarets, demanda le Collégien? Je recommence, dit l'Ethnologue: "Si, à l'instar d'Ayaan Hirsi Ali, on caractérise la culture de masse musulmane en référence à la soumission", etc.

    (9 mars 2011)

     

    Compare

    On peut poser le problème autrement encore, dit l'Ethnologue. Je m'inspire ici d'une remarque de Georges Corm (Le nouveau gouvernement du monde, La Découverte, 2010). Compare ce qu'ils gagnent avec ce que gagnent les gens exécutant, comme le dit cet auteur, "les tâches les plus essentielles à la survie des sociétés (ainsi le personnel infirmier, le personnel enseignant, les médecins généralistes ou les services d'aide à domicile, ou même, dans un autre registre, le balayage des rues, les travaux manuels et pénibles du bâtiment, les travaux de saisie informatique, etc.)". Compare, et ensuite dis-moi ce que tu penses d'un régime qui tolère de tels écarts, et non seulement les tolère mais les laisse se creuser toujours davantage, comme c'est aujourd'hui le cas. D'un tel régime et de son échelle de valeurs. A ton avis?

    (13 mars 2011)

    Eric Werner

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