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Métapo infos - Page 253

  • Pío Moa et les mythes de la Guerre d’Espagne...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné à la revue Conflits par Arnaud Imatz, le préfacier de l'essai historique de Pio Moa, Les mythes de la guerre d'Espagne (L'Artilleur, 2022).

    Fonctionnaire international à l’O.C.D.E. puis administrateur d’entreprise, spécialiste de l'Espagne, Arnaud Imatz a notamment publié  La Guerre d’Espagne revisitée (Economica, 1993), Par delà droite et gauche (Godefroy de Bouillon, 1996) et José Antonio et la Phalange Espagnole (Godefroy de Bouillon, 2000) et Droite - Gauche : pour sortir de l'équivoque (Pierre-Guillaume de Roux, 2016).

     

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    Pío Moa et les mythes de la Guerre d’Espagne. Entretien avec Arnaud Imatz

    Comment analyser la guerre civile espagnole, au-delà des mythes et des passions politiques ? Comment effectuer un travail d’historien car l’histoire est encore chaude et soumise aux passions de la mémoire et des jeux partisans ? C’est tout le travail exercé par Pio Moa dans son livre sur les mythes de la guerre d’Espagne, dont la traduction vient de paraitre en français. L’ouvrage est préfacé par Arnaud Imatz, membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne, historien, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’Espagne

     

    Vous avez accepté de préfacer la traduction française du dernier livre à succès de l’historien espagnol Pio Moa. Son travail est-il rigoureux, et si oui, pourquoi suscite-t-il la polémique en France après un entretien dans le Figaro histoire

    A.I. : J’ai préfacé ce livre pour une série de raisons, générales et particulières. La première tient, je crois, à la conception de l’histoire des idées et des faits qui m’a été transmise par mes maîtres à une époque déjà lointaine – les années 1970 – lorsque je préparais ma thèse de doctorat d’État de sciences politiques. Mes maîtres m’avaient alors appris que la qualité de la recherche historique (qui ne se confond pas avec la mémoire historique, vision émotionnelle et réductrice de l’histoire) dépend à la fois de la formation de l’auteur, de sa curiosité intellectuelle, de sa capacité de discernement, de sa créativité, de sa conscience et de son intégrité morale. Ils m’avaient inculqué l’idée que l’historien doit chercher ardemment la vérité tout en sachant qu’il n’y parviendra que partiellement. Ils m’avaient aussi convaincu que tout ici est affaire de subtilité, de degré, de nuances, de bon sens et d’honnêteté.

    Ayant été d’abord, en quelque sorte, une victime collatérale du lynchage médiatique subi par Moa en Espagne, j’ai mis des années avant de me décider à dépasser mes préjugés pour lire cet auteur étiqueté « sulfureux ». Une démarche que les censeurs de Moa – pour la plupart des universitaires socialo-marxistes favorables au Front populaire, mais aussi des « spécialistes » soucieux de leur promotion, pour ne pas parler des légions de néo-inquisiteurs qui sévissent aujourd’hui sur les réseaux sociaux – refusent obstinément de faire. On ne se commet pas avec le diable ! Pour ma part, je suis ressorti, je l’avoue, impressionné et étonné par cette lecture de Moa, et surtout avec la ferme conviction que contrairement à beaucoup de ses contempteurs, il remplit les critères de l’historien honnête, intègre et désintéressé.

    Il me faut bien sûr évoquer ici mon intérêt spécial pour la Guerre civile espagnole. Cet intérêt ne s’est jamais démenti depuis près d’un demi-siècle. Il m’a conduit à publier d’abord une thèse de doctorat d’État sur le fondateur de la Phalange, José Antonio Primo de Rivera, plus tard préfacée par le prestigieux économiste et académicien espagnol, Juan Velarde Fuertes ; à publier ensuite un livre préfacé par Pierre Chaunu, membre de l’Institut de France (La guerre d’Espagne revisitée, 1989), puis, à préfacer moi-même le livre d’un des meilleurs spécialistes du thème, injustement victime en France d’une véritable omerta pendant près de quarante-cinq ans, l’Américain Stanley Payne (La guerre d’Espagne. L’histoire face à la confusion mémorielle, 2010), et enfin, à multiplier les articles sur le sujet au cours des années 2000-2020. Cela dit, il y a bien sûr, parmi les raisons de mon intérêt, celles qui tiennent spécifiquement au cas particulier de la vie et de l’œuvre de Moa.

    Moa est la bête noire de la gauche, de l’extrême gauche et d’une bonne partie de la droite. La haine et les insultes dont il est périodiquement l’objet, dans les milieux journalistiques, mais aussi universitaires, sont proprement sidérants. Il est « l’incarnation du mal », un « négationniste », un « révisionniste dangereux », un « fasciste », un « nazi camouflé », un « auteur médiocre », un « historien dépourvu de méthodologie », « un pseudo-historien qui n’est pas universitaire », « un écrivain sans aucune perspicacité ni culture », « un provocateur », « un menteur » dont « l’indigence intellectuelle est reconnue », pire, un « agent camouflé de la police franquiste ». Les adeptes de l’attaque ad hominem s’en donnent avec lui à cœur joie. Pour les plus excités, il n’est rien moins qu’un « apologiste des crimes de l’humanité ». Les raccourcis infamants, les injures, les invectives et les calomnies, tout a été bon pour le faire taire dans la Péninsule et les polémiques qu’il suscite aujourd’hui dans l’Hexagone, après son intéressant et complet entretien dans le Figaro histoire (été 2022), ne peuvent en donner qu’un faible écho.

    Mais la question Moa n’est pas aussi simple que le laissent accroire ses nombreux détracteurs qui ont pour habitude de confondre, plus ou moins consciemment, la diatribe avec le débat. Démocrate-libéral déclaré, Pío Moa a manifesté à plusieurs reprises son respect et sa défense de la Constitution de 1978. C’est donc en réalité son passé et son parcours atypique – sacrilège absolu aux yeux des socialistes-marxistes et autres crypto-marxistes – qui lui sont secrètement et invariablement reprochés. Il a d’abord été communiste-maoïste sous le régime de Franco. Il appartenait alors au mouvement terroriste du GRAPO bras armé du PCr (le Parti communiste reconstitué). Il n’était pas un militant antifranquiste d’opérette, comme le sont aujourd’hui tant d’intellectuels et de politiciens bien établis, mais un résistant armé et déterminé, prêt à mourir pour sa cause. C’est d’ailleurs en sa qualité de marxiste, combattant contre le franquisme, d’homme de gauche insoupçonnable, et de bibliothécaire de l’Ateneo de Madrid, qu’il a eu accès à la documentation de la Fondation socialiste Pablo Iglesias. Cette recherche a été la source principale de son premier livre, véritable bombe médiatique : Los orígenes de la guerra civil española (1999).

    Après avoir dépouillé et étudié minutieusement ces archives socialistes, Moa a changé radicalement d’idées, n´hésitant pas à sacrifier pour elles son avenir professionnel et sa vie sociale. Il a découvert l’écrasante responsabilité du parti socialiste et de la gauche en général dans le putsch de 1934, et dans les origines de la guerre civile. On parlait jusqu’alors de « Grève des Asturies » ou de « Révolution de Asturies », après son livre on parle de « Révolution socialiste de 1934 ». J’ai raconté en détail dans ma préface l’histoire étonnante de son premier livre à succès. Mais c’est son best-seller, Los mitos de la guerra civil, publié en 2003, réimprimé ou réédité une vingtaine de fois, vendu à plus de 300 000 exemplaires, numéro un des ventes en Espagne pendant plus de six mois, qui a suscité la colère proprement hallucinante des médias « mainstream ». Par la voix de l’historien démocrate-chrétien, Javier Tussell, le journal socialiste, El País, a demandé la censure pour l’insupportable « révisionniste », des syndicats ont protesté devant les Cortès, une campagne de propagande hystérique a même suggéré l’incarcération et la rééducation du coupable. Depuis Moa est persona non grata dans les Universités d’État et les médias du service public.

    Dès lors, rares ont été les universitaires, académiciens et historiens indépendants qui ont osé prendre parti pour Moa. Certains sont cependant fameux. On peut citer notamment : Hugh Thomas, José Manuel Cuenca Toribio, Carlos Seco Serrano, César Vidal, José Luis Orella, Jesús Larrazabal, José María Marco, Manuel Alvarez Tardío, Alfonso Bullón de Mendoza., José Andrés Gallego, David Gress, Robert Stradling, Richard Robinson, Sergio Fernandez Riquelme, Ricardo de la Cierva, etc. Il y a aussi l’un des plus prestigieux spécialistes, l’Américain Stanley Payne, qui a écrit ces quelques mots particulièrement justes et instructifs :

    « L’œuvre de Pío Moa est novatrice. Elle introduit un peu d’air frais dans une zone vitale de l’historiographie contemporaine espagnole, qui était enfermée, depuis trop longtemps, dans d’étroites monographies formelles, vétustes, stéréotypées, soumises à la correction politique. Ceux qui divergent de Moa doivent affronter son œuvre sérieusement. Ils doivent démontrer leur désaccord par la recherche historique et l’analyse rigoureuse et cesser de dénoncer son œuvre en utilisant la censure, le silence et la diatribe, ces méthodes qui sont davantage le propre de l’Italie fasciste et de l’Union soviétique que de l’Espagne démocratique ».

    Mais cette exhortation, propre d’un esprit ouvert et raisonnable, n’a bien évidemment jamais été entendue.

    Il y a une autre raison importante qui explique mon intérêt pour la publication de la version française du best-seller de Pío Moa : la défense de la liberté d’expression, le combat contre toute forme de censure et de vérité officielle, la résistance face à la montée du manichéisme totalitaire. Pío Moa ne cache pas sa sympathie pour Gil Robles, leader de la CEDA (Confederación Española de Derechas Autónomas) sous la IIe République. Une sympathie pour le leader du parti conservateur libéral espagnol des années trente que je ne partage pas, pas plus que je ne partage sa justification, à mon sens excessive, des longues années de dictature franquiste. Il est vrai que Français, je ne suis ni franquiste, ni antifranquiste, mais un historien des idées et des faits, passionné par l’histoire du monde hispanique. Mais cela dit, je ne confonds pas les recherches de l’historien Moa avec ses analyses politiques, ses interprétations et ses commentaires au quotidien dans lesquels il donne libre cours à son esprit combatif, à ses penchants pour la polémique et le goût de la diatribe, hérités, pour le bien et pour le mal, de son passé de clandestin et de sa solide formation marxiste. Je suis d’accord avec lui pour dire que la guerre civile et le régime de Franco sont des faits distincts qui, en tant que tels, peuvent être jugés et interprétés de manière très différentes. Je suis aussi d’accord avec lui pour dénoncer le raisonnement foncièrement subjectif et faux selon lequel la Seconde république, qui serait le mythe fondateur de la démocratie espagnole postfranquiste, aurait été un régime presque parfait dans lequel l’ensemble des partis de gauche aurait eu une action irréprochable.

    Il y a enfin une dernière raison qui m’a conduit à m’investir directement dans la publication du bestseller de Moa. En 2005, les éditions Tallandier se sont portées acquéreuses des droits de Los mitos de la Guerra Civil. La publication de la version française était prévue pour 2006. Le traducteur avait été engagé, l’ouvrage et son isbn annoncés chez les libraires. Mais étrangement la date de sortie a été reportée et, finalement, l’édition a été déprogrammée sans la moindre explication. En février 2008, lors d’une émission sur la chaîne française Histoire (alors dirigée par Patrick Buisson), consacrée à la Guerre d’Espagne, à laquelle je participais en compagnie de Anne Hidalgo, Éric Zemmour, Bartholomé Bennassar et François Godicheau, j’ai eu la surprise d’apprendre qu’un autre livre sur la Guerre d’Espagne venait d’être publié chez Tallandier. Il s’agissait des actes du colloque Passé et actualité de la guerre d’Espagne, dirigé par le spécialiste du PCF, ancien rédacteur en chef de la revue d’inspiration marxiste, Les Cahiers d’histoire, Roger Bourderon, précédés du discours d’ouverture d’Anne Hidalgo, alors première adjointe du maire de Paris. C’est bien après avoir été mis au courant de cette étonnante expérience, que j’ai décidé de m’impliquer directement dans la recherche d’un nouvel éditeur. Le lecteur francophone aura donc attendu quinze ans de plus, pour avoir enfin accès à cet ouvrage. Gageons qu’il n’aurait probablement pas vu le jour sans l’ouverture d’esprit, l’indépendance et le courage intellectuel de la direction des Éditions l’Artilleur / Toucan.

    Vous êtes-vous aussi un spécialiste de la période, Quelles nouveautés apporte le livre à l’historiographie de la guerre civile ? 

    On entend souvent dire que Moa n’apporte rien de nouveau, rien de plus que ce qui a été dit avant lui par des auteurs favorables au camp national ou au camp « franquiste », comme le premier ministre de la culture du roi Juan Carlos, Ricardo de la Cierva, ou Jesús Larrazabal et Enrique Barco Teruel, voire par des auteurs antifranquistes, tels Gabriel Jackson, Antonio Ramos Oliveira, Claudio Sánchez Albornoz ou Gerald Brenan. Peut-être, mais aucun d’entre eux n’a jamais eu l’aura de Pío Moa dans l’opinion publique. Il faut par ailleurs distinguer ses travaux de recherche [avec ses premiers livres très sourcés et documentés de la trilogie, Los origines de la Guerra Civil, Los personajes de la República vistos por ellos mismos et El derrumbe de la Republica y la Guerra Civil / Les origines de la guerre civile, Les personnages de la République vus par eux-mêmes et L’effondrement de la République] de son effort de synthèse réussi que constitue Les mythes de la guerre d’Espagne.

    Mais l’élément le plus novateur de son œuvre, celui qui n’a pas manqué de faire grincer les dents de ses adversaires est, répétons-le, la divulgation des archives du parti socialiste, un parti totalement bolchevisé à partir de la fin de 1933, et qui est le principal responsable du putsch de 1934. Bien des auteurs en avaient eu l’intuition avant lui. L’antifranquiste Salvador de Madariaga avait même écrit : « Avec la rébellion de 1934, la gauche espagnole a perdu jusqu’à l’ombre d’autorité morale pour condamner la rébellion de 1936 ». Et ces propos sévères avaient été corroborés par les Pères fondateurs de la République, Marañon, Ortega y Gasset et Perez d’Ayala, voire par le philosophe basque Unamuno. On savait aussi que Largo Caballero, principal leader socialiste, surnommé le Lénine espagnol par les jeunesses socialistes (lesquelles fusionnèrent avec les jeunesses communistes au printemps 1936) avait déclaré «Nous ne nous différencions en rien des communistes » « L’essentiel, la conquête du pouvoir ne peut se faire par la démocratie bourgeoise » « Les élections ne sont qu’une étape de la conquête du pouvoir et leur résultat ne s’accepte que sous bénéfice d’inventaire… si la droite gagne nous devrons aller à la guerre civile », ou encore, lisez bien : « Quand le Front populaire s’écroulera, comme cela se produira sans doute, le triomphe du prolétariat sera indiscutable. Nous implanterons alors la dictature du prolétariat ». Mais depuis l’exploitation systématique et la divulgation publique des archives de la Fondation socialiste Pablo Iglesias par Moa, en 1999, le doute n’est plus permis.

    Franco est dépeint comme entrant dans la guerre presque contre son gré, n’est-ce pas un peu exagéré, les communistes ont ils le monopole de la responsabilité historique de la guerre ? 

    Les trois principaux responsables de la guerre d’Espagne sont dans l’ordre : le leader socialiste Largo Caballero et les présidents Azaña et Alcala-Zamora lesquels auront par la suite des mots terribles pour qualifier le Front populaire. Franco a été longtemps, au moins jusqu’au début du mois de juillet 1936, le général qui refusait l’idée d’un coup d’État. Il semble que l’assassinat d’un des leaders de la droite, Calvo Sotelo, a été l’événement déterminant dans sa décision finale de participer. Le rôle des communistes, qui plus tard a été essentiel, était relativement marginal à la veille du soulèvement. La thèse de Moa sur les antécédents et le déroulement de la guerre civile est globalement juste. Les principaux partis et leaders de gauche, prétendument défenseurs de la République, ont violé la légalité républicaine en 1934. Ils ont alors planifié la guerre civile dans toute l’Espagne. Ils ont ensuite achevé de la détruire lors des élections frauduleuses de février 1936, écrasant la liberté dès leur prise du pouvoir. Je vous renvoie ici aux travaux incontournables de Roberto Villa García et Manuel Álvarez (1936 : Fraude y violencia en las elecciones del Frente popular, 2019), sur les fraudes et les violences du Front Populaire lors des élections de février 1936 (sans les 50 sièges dont la droite a été spoliée par un véritable coup d’État parlementaire, la gauche n’aurait jamais pu gouverner seule).

    La guerre civile n’était pas un combat des démocrates contre les fascistes pas plus qu’elle n’était le combat des rouges contre les défenseurs de la chrétienté. Il y avait en réalité trois forces inégales dans le camp Républicain ou plutôt le Front populaire : la première, de très loin la plus importante, comprenait les communistes, les trotskistes, les socialistes bolchevisés et les anarchistes, qui aspiraient à implanter un régime de type démocratie populaire sur le modèle soviétique et/ou collectiviste anarchiste; la seconde, regroupait les nationalistes-séparatistes (catalans, basques, galiciens, etc.), qui voulaient l’indépendance pour leurs peuples ; et enfin, la troisième, beaucoup plus minoritaire, qui réunissait les partis de la gauche bourgeoise-jacobine ou social-démocrate, lesquels faisaient volontairement ou involontairement le jeu de la première force.  On ne saurait trop souligner que le Front populaire français était très modéré en comparaison du Front populaire espagnol, coalition de gauche dominée à la veille du soulèvement, par un parti socialiste bolchevisé, extrémiste, violent, putschiste et révolutionnaire.

    Il y avait aussi dans l’autre camp, le camp national et non pas nationaliste comme le répètent les médias français par ignorance ou réflexe pavlovien, plusieurs tendances politiques qui allaient des centristes-radicaux (dont un groupe d’ex-ministres furent exécutés par le Front populaire), aux républicains-démocrates, agrariens, libéraux et conservateurs, en passant par les monarchistes libéraux, les monarchistes-carlistes/traditionalistes, les phalangistes et les nationalistes.  Le confit opposait des « totalitaristes » de gauche à des « autoritaristes » de droite, et de part et d’autre les véritables démocrates brillaient par leur absence.

    Le mouvement Vox tente de défendre les aspects positifs de l’héritage franquiste et le livre de Moa se vend très bien. L’Espagne est-elle en train de réhabiliter Franco, est-elle mûre pour regarder son histoire avec objectivité ? 

    Les aspects positifs et négatifs du régime de Franco sont connus des historiens. Au nombre des erreurs que l’on peut reprocher au Caudillo et aux partisans du franquisme, il y a en particulier : la censure drastique appliquée jusqu’au début des années 1960, la dureté de la répression de l’immédiat après-guerre civile (non pas les 100 000 voire 200 000 exécutés selon la propagande du Komintern, mais 14 000 exécutés judiciairement et près de 5 000 règlements de compte ou assassinats politiques extrajudiciaires) et la volonté inflexible du Caudillo de se maintenir au pouvoir jusqu’au bout. Le mouvement Vox, généralement qualifié de populiste, bien qu’il s’agisse en réalité d’un parti libéral-conservateur pro-européen, est en effet actuellement le seul parti qui tente de défendre les aspects positifs du franquisme que sont : les succès économiques indiscutables entre 1961 et 1975 (les années du « miracle espagnol », avec une croissance du PIB qui  a oscillé entre 3,5% et 12, 8% ce qui a permis à l’Espagne se hisser au 9e rang des nations industrialisées  alors qu’elle est aujourd’hui au 14e rang); ensuite, le fait que Franco et les franquistes ont vaincu le communisme (minoritaire au début de la guerre civile, mais devenu hégémonique au cours du conflit), qu’ils ont aussi permis à l’Espagne (d’abord neutre puis non-belligérante) d’échapper à la deuxième guerre mondiale et  enfin, qu’ils ont enrayé le séparatisme et sauvé l’unité du pays. C’est par ailleurs, la droite modérée franquiste qui a pris l’initiative d’instaurer la démocratie, la gauche ayant eu l’intelligence politique de s’adapter et de contribuer à consolider la démocratie.

    Il n’y a pas 36 manières de sortir d’une guerre civile, il n’y en a qu’une : l’amnistie totale et sans réserve. Cela les acteurs de la transition démocratique (1975-1986) le savaient. C’est pourquoi les Cortès démocratiques (dans lesquelles siégeaient la Pasionaria, Santiago Carrillo et Rafael Alberti pour ne citer qu’eux) avaient adopté le 15 octobre 1977 une loi d’amnistie pour tous les crimes politiques et actes terroristes de droite comme de gauche (notamment ceux de l’ETA et de l’extrême gauche). Deux principes animaient alors l’immense majorité de la classe politique : le pardon réciproque et la concertation entre gouvernement et opposition. Il ne s’agissait pas d’imposer le silence aux historiens et aux journalistes, mais de les laisser débattre entre eux librement en se gardant d’instrumentaliser leurs travaux à des fins politiques. Depuis lors, bien de l’eau est passée sous les ponts. Des lois mémorielles (« loi de mémoire historique » de Zapatero en 2007 et projet imminent de « loi de mémoire démocratique » de la coalition de Pedro Sánchez – PSOE/PSC, Podemos/CatComú, PCE/IU, en 2022), ont été adoptées théoriquement pour lutter contre « l’apologie du franquisme, de la violence et de la haine », mais en réalité étant d’essence totalitaire elles sont pratiquement liberticides. Les autorités espagnoles ne semblent plus vouloir rechercher la paix sociale qu’à travers la division, l’agitation, la provocation, le ressentiment et la haine. L’Espagne est bien loin d’essayer de panser définitivement ses plaies et de regarder son histoire avec honnêteté, rigueur et objectivité. Par la faute de sa caste politique, singulièrement médiocre, sectaire et irresponsable, elle réactive l’esprit de guerre civile et s’enfonce lentement, mais inexorablement, dans une crise globale économique, politique, culturelle, démographique et morale d’une ampleur alarmante.

    Les historiens savent qu’en histoire il y a les faits, parfois tus, souvent minorés ou survalorisés, selon les auteurs, et que leurs analyses et interprétations ne sont pas moins différentes selon les convictions et sensibilités de chacun. Mais les historiens savent aussi que personne ne saurait monopoliser la parole et faire un usage terroriste de l’argument dit « scientifique » sans se situer hors de l’espace de la recherche sérieuse et finalement de la démocratie. Tout cela Pío Moa le sait et le clame et c’est pour cela qu’on ne saurait trop recommander la lecture de son beau livre, argumenté, courageux et décapant.

    Arnaud Imatz, propos recueillis par Hadrien Desuin (Conflits, 14 août 2022)

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  • L'antiracisme, arme de destruction massive...

    Les éditions de L'Artilleur viennent de publier un nouvel essai de Douglas Murray intitulé Abattre l'Occident - Comment l'antiracisme est devenu une arme de destruction massive. Diplômé d’Oxford et Eton, journaliste au Wall Street Journal, au Guardian et au Spectator, Douglas Murray est déjà l'auteur de L'étrange suicide de l'Europe (Toucan, 2018) et de La grande déraison - Race, genre, identité (L'Artilleur, 2020).

     

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    " Dans ce livre, Douglas Murray pose la question suivante : si l'histoire de l'humanité est une histoire d'esclavage, de conquête, de préjugés, de génocide et d'exploitation, pourquoi les nations occidentales sont-elles les seules à en porter la responsabilité ?
    Il est devenu, explique-t-il, parfaitement bienvenu de célébrer les réussites des cultures non occidentales, mais évoquer leurs défauts et leurs crimes est considéré comme un discours de haine. Dans le même temps, il est bon de souligner les défauts et les crimes de la culture occidentale, mais célébrer ses grandeurs est considéré à nouveau comme un discours de haine. Au-delà de la saine auto-critique, on aboutit donc à une attaque de grande ampleur contre la civilisation judéo-chrétienne et ses fruits  : raison, démocratie, science et progrès. Derrière les appels à la Justice s’exprime désormais la vengeance et sous les discours d’égalité, on entend de plus en plus clairement l’envie de discriminations. Menée par des universitaires malhonnêtes, des nations hostiles, des anti-racistes devenus racistes, des anti-colonialistes devenus conquérants, des minorités sexuelles devenues excluantes et des responsables religieux basculant dans la haine de leurs pays d’accueil, l’offensive ne doit pas être sous-estimée car elle met en danger la cohésion de nos pays.
    Il est temps de réagir et ce livre, en procédant à la déconstruction méthodique des arguments de l’adversaire, est un appel concret et argumenté à la défense des piliers de notre civilisation que sont le doute et la raison. "

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  • Le capitalisme, un communisme de riches ?...

    Le 8 août 2022, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Gabriele Adinolfi à l'occasion de la publication de son essai intitulé Mythe ou utopie ? - Une relecture verticale d'Orwell (La Nouvelle Librairie, 2022).

    Essayiste, théoricien et ancien activiste politique italien, Gabriele Adinolfi, qui est l’auteur notamment des Pensées corsaires (Editions du Lore, 2008) et de Années de plomb et semelles de vent (Les Bouquins de Synthèse nationale, 2014), est rédacteur en chef de la revue Polaris et dirige le centre d’études éponyme.

     

                                              

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  • Le fascisme, une histoire italienne...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous le nouveau numéro de la Revue d'Histoire Européenne, dirigée par Laurent Berrafato. Ce trimestre le lecteur trouvera un dossier consacré à l'histoire du fascisme italien, des articles variés et les rubriques régulières : actualités, interview, expositions, mémoire des lieux, portrait, histoire politique, cinéma, l’autopsie d’une bataille, l’histoire dans l’art,… 

    Il est possible de se procurer la revue en kiosque ou en ligne sur le site de la Librairie du collectionneur.

     

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    Sommaire :

    L'HISTOIRE EN ACTUALITÉ

    EXPOSITION 

    DE L'HISTOIRE 
    Fernand Braudel, la statue du commandeur

    MÉMOIRE DES LIEUX
    Les mines de sel de Wieliczka

    PORTRAIT 
    Pierre Clostermann

    ENTRETIEN 
    Renaud Camus

    DOSSIER
    Le fascisme, une histoire italienne (avec des articles de Laurent Berrafoto, Dominique Lormier, Alexandre Sanguedolce, Marie-Catherine et Paul Villatoux, Arthur de Watrigant, Pietro Cappellari)

    LA FÊTE URBAINE
    A la fin du Moyen-Âge

    LA NAISSANCE DES PAYS-BAS
    La guerre de Quatre-Vingt Ans remodèle l'Europe

    LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
    Face à la subversion intérieure (1938-1940)

    AUTOPSIE D'UNE BATAILLE
    La bataille de Cholet (17 octobre 1793)

    UN TABLEAU, UNE HISTOIRE
    Rain, steam and speed, par William Turner

    L'HISTOIRE AU CINÉMA
    6 films et le fascisme

    L'ABOMINABLE HISTOIRE DE FRANCE
    Une chronique iconoclaste de notre Histoire

     

     

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  • Werner Sombart et l'esprit du capitalisme...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une nouvelle vidéo d'Ego Non qui s'entretient avec Guillaume Travers pour évoquer avec lui l’œuvre de Werner Sombart, au travers de sa vision de l'esprit du capitalisme.

    Collaborateur régulier de la revue Éléments, Guillaume Travers enseigne l'économie en école de commerce et a coordonné le numéro de Nouvelle École (n°71, 2022) consacré à Werner Sombart. Il vient également de publier une biographie de cet auteur aux éditions Pardès.

     

                                                

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  • A la recherche du Jésus de l'histoire...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien cueilli sur le site de la revue Éléments dans lequel Alain de Benoist répond aux questions d'Emmanuel Legeard, historien des idées, à propos de l'enquête monumentale qu'il a publiée sur Jésus, fruit d'un travail de quarante années, L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

     

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    Une "reconstitution" du visage de Jésus par l'artiste post-photographe Ganbrood...

     

     

    Un ouvrage proposant, comme L’Homme qui n’avait pas de père, une synthèse aussi importante de l’état actuel des connaissances sur la question du Jésus historique, ne peut laisser indifférent l’historien des idées. Il s’agit là d’une contribution sérieuse qu’on ne doit pas ignorer ni passer sous silence. La personnalité de l’auteur, évidemment, n’est pas étrangère à l’intérêt du livre, puisque Alain de Benoist juge du sujet d’un point de vue radicalement original déjà exprimé – il y a bien des années – dans son fameux dialogue avec le philosophe, historien et politologue américain d’origine hongroise Thomas Molnar1. Ce point de vue, Gilbert Durand, l’auteur des Structures anthropologiques de l’imaginaire, en faisait grand cas, et il constitue désormais une référence classique que les ouvrages universitaires portant sur la notion de sacré ne manquent pas de citer : ainsi de l’excellent Le Sacré, publié récemment aux Presses Universitaires de France par Jean-Jacques Wunenburger2. Alain de Benoist répond ici à quelques-unes de nos questions.

     

    L’HOMME QUI N’AVAIT PAS DE PÈRE

    EMMANUEL LEGEARD. Cher Alain de Benoist : votre livre, L’Homme qui n’avait pas de père, était très attendu par certains au moins depuis Jésus et ses frères, donc depuis plus de quinze ans. Je pense en revanche que c’est une entreprise incomprise du plus grand nombre. Pouvez-vous nous expliquer brièvement ici quelle était votre ambition en écrivant et en publiant cet ouvrage magistral?

    ALAIN DE BENOIST : Je m’intéresse depuis plus d’un demi-siècle à la question des origines chrétiennes, et plus spécialement au personnage de Jésus. Comme vous le savez, d’innombrables ouvrages ont déjà été consacrés à ce sujet, allant des travaux d’exégèse les plus sérieux aux thèses les plus délirantes, sans oublier les livres de pure dévotion, rédigés dans une intention apologétique. Mon ambition a été de faire en quelque sorte un état des lieux. Que savons-nous aujourd’hui du « Jésus de l’histoire » par opposition au « Jésus de la foi », distinction aujourd’hui admise par presque tous les spécialistes qui fut proposée pour la première fois par Martin Kähler en 1892 ? A cette question, il n’y a évidemment pas de réponse définitive, mais on peut au moins esquisser un bilan. Le problème n’est pas tant l’absence de documents que, tout au contraire, la surabondance des matériaux dont il faut alors établir le bien-fondé ou l’absence de bien-fondé. Comme le disait déjà Ferdinand Christian Baur, tout est possible, mais qu’est-ce qui est probable ? C’est bien là la tâche des spécialistes et des chercheurs : dans la somme d’informations que nous proposent les sources canoniques ou apocryphes, qu’est-ce qui ne fait aucun doute ? Qu’est-ce qui est exclu ? Qu’est-ce qui est possible ou probable ? En ce domaine, on ne peut livrer que des estimations de probabilité, ce qui peut décevoir mais représente quand même beaucoup, même si en la matière l’unanimité est rarement la règle.

    EMMANUEL LEGEARD. Vous rejetez absolument la thèse mythiste, dont les partisans avancent pourtant quelquefois des arguments sérieusement troublants, pourquoi?

    ALAIN DE BENOIST : La thèse mythiste, qui consiste à affirmer que Jésus n’a jamais existé, remonte pour le moins au XVIIIe siècle. Elle n’a jamais été dominante chez les spécialistes, mais n’en a pas moins été soutenue constamment et elle l’est encore de nos jours. Parmi ses principaux représentants, on peut citer Bruno Bauer, Arthur Drews, Paul-Louis Couchoud, Prosper Alfaric, Robert M. Price et bien d’autres. C’est une thèse qui a pu séduire en raison de sa radicalité, et dont les recherches critiques sont loin d’avoir été négligeables. Sur le fond, néanmoins, je pense qu’elle n’est pas sérieusement soutenable. Le seul argument des auteurs mythistes est un argument ex silentio : il consiste à dire qu’il n’existe en dehors des sources chrétiennes aucun témoignage précoce concernant l’existence de Jésus. Or, cet argument négatif a ses limites, ne serait-ce que parce qu’on ne peut jamais savoir si les sources dont on parle n’ont jamais existé ou si elles ont disparu.

    Sans même entrer dans les controverses concernant les passages sur Jésus qui figurent chez Flavius Josèphe (ont-ils ou non été interpolés ?), se pose le problème de Paul. Ses épîtres, antérieures à la rédaction des évangiles (bien que dans les Bibles chrétiennes elles soient placées après eux), s’échelonnent des années 50 aux années 60. Elles ont donc été rédigées très peu de temps après la mort de Jésus, et surtout à un moment où la plupart de ceux qui ont connu Jésus étaient encore vivants. Paul s’est rendu à deux reprises à Jérusalem moins de quinze ans après la Crucifixion. Il y a rencontré plusieurs personnes ayant parfaitement connu Jésus, à commencer par Képhas (Pierre) et Jacques frère de Jésus (Ga 1, 19), qui étaient en mesure de lui faire part de souvenirs de première main. Peut-on sérieusement imaginer que ceux-ci lui ont récité des fables ? Que Paul s’est entretenu avec le frère d’un personnage imaginaire ? Que les autres disciples se considéraient comme les disciples d’un fantôme ? Qu’on lui ait fait croire à l’existence d’un homme dont toute la communauté de Jérusalem gardait le souvenir, mais qui n’aurait jamais existé ? Il est très difficile d’imaginer qu’il ait pu exister à Jérusalem, vers l’an 50, une communauté se réclamant d’un personnage dont on disait qu’il était mort quinze ans plus tôt, mais qui n’aurait en fait jamais existé. Une telle assertion se serait exposée à un démenti immédiat des contemporains.

    Ce que les spécialistes appellent le « critère d’embarras » est également embarrassant pour les mythistes. : si les « premiers chrétiens » avaient créé de toutes pièces le personnage de Jésus, comment auraient-ils écrit dans les évangiles autant de passages susceptibles de poser problème du point de vue de la foi ? Exemples de ces « cas d’embarras » : le baptême dans le Jourdain, les frères et les sœurs de Jésus, le rejet de Jésus par sa famille, l’injonction faite aux disciples de ne prêcher qu’aux « brebis perdues d’Israël », le reniement de Pierre, les paroles de désespoir prononcées sur la Croix, etc. Tous ces passages gênants constituent un argument très fort en faveur d’un noyau d’historicité du récit

    Loin de résoudre le mystère, la théorie mythiste, en soutenant que la croyance en la divinité de Jésus a surgi à partir de rien, rend la question des origines chrétiennes totalement incompréhensible. La multiplicité des évangiles, qui ont été rédigés indépendamment les uns des autres, ne plaide pas non plus en faveur du mythisme. Il en va de même de la thèse selon laquelle le christianisme serait apparu tardivement en milieu hellénisé, sa « judaïsation » remontant à la fin du Ier siècle. Cette thèse est insoutenable, ne serait-ce qu’en raison du caractère originellement juif des textes évangéliques.

     

    LES ORIGINES DE JÉSUS

    EMMANUEL LEGEARD. Jésus « de Nazareth » est une pure invention qui découle d’un malentendu grossier désormais rectifié. D’où Jésus était-il réellement originaire, où exerçait-il son ministère ? D’où vient le malentendu ?

    ALAIN DE BENOIST : Nous avons toutes raisons de penser que Nazareth n’existait pas à l’époque de Jésus. La Torah, qui énumère des dizaines de villes et de villages, est totalement muette sur Nazareth, y compris quand elle décrit la répartition cadastrale des sept tribus (Jos 18). Le Talmud, qui cite 63 noms de villes et de villages de Galilée, n’en dit rien non plus. Les épîtres de Paul ne mentionnent pas ce nom, pas plus qu’aucun historien ou géographe de l’Antiquité. On en a longtemps conclu que Nazareth, à l’époque de Jésus, devait être un minuscule petit hameau, quasiment un lieu-dit. Mais cela ne correspond pas à l’évangile de Matthieu, qui parle d’une « ville (polis) appelée Nazareth » (2, 23), et non pas même d’un village (kômè). Cela ne correspond pas non plus à l’évangile de Luc, qui parle de la « synagogue de Nazareth » (4, 16-22), alors qu’il n’existait ni synagogue ni école dans les tout petits hameaux. Quant aux fouilles effectuées par les Franciscains dans l’actuelle Nazareth, ses résultats sont pour le moins décevants.

    La désignation de Jésus comme Nazaréen, Nazarénien et surtout Nazôréen (mais jamais comme Nazarétain) n’est en fait pas un appellatif d’origine géographique, mais un titre dérivé du mot netser « rejeton, germe, rameau ». Dans la Torah, ce mot est employé notamment par Isaïe dans un passage célèbre concernant David et sa descendance, d’où doit naître le Messie : « Un rejeton (netser) sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé » (11, 1-2). Jessé est le père de David, et c’est bien en se référant à ce passage que Paul justifie la qualité messianique de Jésus : « Il paraîtra, le rejeton de Jessé, celui qui se dresse pour commander aux nations. En lui les nations mettront leur espérance » (Rm 15, 12). Les Nazôréens, premier nom attribué aux chrétiens, sont ceux des Juifs qui considéraient Jésus comme le « rejeton de Jessé », c’est-à-dire comme le Messie. C’est ce qui explique que, dans les Actes des Apôtres, Paul soit qualifié par ses adversaires de meneur du « parti des Nazôréens » (Ac 24, 5), formulation qui n’aurait aucun sens si par « Nazôréens », il fallait entendre les habitants de Nazareth !

    La véritable « patrie » de Yéschoua, que nous connaissons sous le nom de Jésus, a sans doute été Capharnaüm, qui apparaît nettement dans les évangiles comme le lieu où il entame son ministère public et comme la « base d’opérations » à partir de laquelle son activité se déployait « à travers toute la Galilée » (Mc 1, 39). L’Evangélion de Marcion fait d’ailleurs apparaître Jésus « à Capharnaüm, ville de Galilée » en l’an 15 de notre ère. Cela n’implique toutefois pas que Jésus soit né à Capharnaüm. Nous savons que Jésus est né autour de – 6 avant notre ère, mais nous ignorons où et dans quelles circonstances. Ce qu’en disent les évangiles canoniques (ou des apocryphes comme le Protévangile de Jacques) est purement légendaire, comme je le montre dans mon livre.

    EMMANUEL LEGEARD. Nous avons déjà échangé quelques observations en privé sur les rôles respectifs de Joseph et de Marie dans les Évangiles. J’ai lu dernièrement un article qui allait jusqu’à soutenir avec des syllogismes intenables que les frères de Jésus ne pouvaient être que ses cousins, et même qu’appeler sa mère « femme » était un signe respectueux d’affection ! Que les frères de Jésus fussent ses frères de sang est clair à tous les hellénistes puisque, dans la version grecque, Matthieu et Luc parlent de Jésus comme du « premier-né » et qu’on utilise partout le mot « frères », et jamais celui de « cousins » ou de parents pour évoquer Jacques, José, Jude et Simon. Le mérite vous revient aussi d’administrer la preuve – en vous appuyant notamment sur l’analyse convaincante de Simon Claude Mimouni – que le vocatif « femme » utilisé par Jésus pour parler à sa mère est parfaitement déplacé au point de vue filial. La présence de frères – et peut-être même de sœurs3 – permet de comprendre pourquoi la virginité de Marie est un thème complètement absent dans la première Église de Jérusalem. Il est ignoré même de saint Paul. Aussi : que peut-on reconstituer, en définitive, des relations familiales de Jésus ?

    ALAIN DE BENOIST : Elles semblent avoir été assez mauvaises, si l’on en croit l’épisode bien connu de l’évangile de Marc où la mère et les frères de Jésus, pensant qu’il est devenu fou, tentent de s’emparer de lui pour le ramener de gré ou de force dans la maison familiale : « Il vient à la maison et de nouveau la foule se rassemble, au point qu’ils ne pouvaient pas même manger de pain. Et les siens, l’ayant appris, partirent pour se saisir de lui (kratèsai auton), car ils disaient : Il a perdu le sens » (Mc 3, 20-21). Dans la suite du texte, Jésus oppose sa famille spirituelle, que constituent ses disciples, et sa famille selon la chair. L’épisode est particulièrement intéressant, car il montre que la famille de Jésus, à commencer par sa mère, n’avait, du moins d’après ce qu’en dit l’évangile selon Marc, pas la moindre connaissance ni le moindre souvenir de l’Annonciation ou des circonstances extraordinaires de sa naissance telles qu’elles sont rapportées dans les prologues de Luc et de Matthieu.

    La question des frères de Jésus a fait couler des flots d’encre. Là encore, je reprends tout le dossier pour examiner les thèses en présence. La conclusion qui s’impose est que les frères et les sœurs de Jésus sont bien des frères (adelphoi) et des sœurs de sang, et non pas des cousins (anepsioi) ou encore des enfants nés d’un « premier mariage de Joseph », comme l’Église l’a longtemps soutenu avant d’y renoncer. Ce sont tous des enfants de Marie, même si l’identité de leurs pères respectifs est incertaine.

    Il est sûr aussi que Joseph et Marie n’ont fait l’objet d’aucun culte particulier dans les tout premiers temps du christianisme. Dans les évangiles canoniques, Joseph n’est guère plus qu’un fantôme. Révélateur est le fait que l’évangile de Marc, le plus ancien, l’ignore complètement. Joseph n’est pas cité non plus dans les épîtres de Paul, ni dans le document Q, ni dans l’Évangile de Thomas. Il n’apparaît pour la première fois que chez Luc et Matthieu, principalement dans les récits de la Nativité, qui sont des ajouts tardifs. Même dans ces récits, il ne prononce pas un seul mot. La thèse selon laquelle ce silence s’expliquerait par le fait que Joseph était déjà mort lorsque Jésus a entamé sa vie publique ne convainc pas. Comment se fait-il que les textes évangéliques n’aient strictement rien à dire sur ce qu’il a fait dans sa vie ? Comment se fait-il qu’ils ne disent rien qui pourrait servir ou simplement rappeler sa mémoire ? Les évangiles sont absolument muets sur la date de la mort de Joseph et sur l’âge que Jésus est censé avoir eu à ce moment-là. Ils ne donnent aucune indication non plus sur l’endroit où il aurait été inhumé, ce qui est encore plus étonnant.

    Il en va quasiment de même de Marie, ce qui peut surprendre quand on connaît l’ampleur que prendra par la suite le culte marial. Chez Marc, son nom n’est mentionné qu’une fois (6, 3). Comme dans les autres synoptiques, elle disparaît complètement après la « crise familiale » dont on vient de parler. Marie n’est citée nulle part dans le document Q. L’Évangile de Thomas fait allusion à elle, mais ne cite pas son nom. Paul dit que Jésus est « né d’une femme » (Ga 4, 4), mais ne croit pas utile de donner son nom. Le quatrième évangile parle à plusieurs reprises de la « mère de Jésus » mais ne donne jamais son nom, ce qui est encore plus extraordinaire. Ce silence s’explique sans doute par l’évidente hostilité que portent les rédacteurs de cet évangile à la famille de Jésus. Marie est encore citée au début des Actes des apôtres, mais comme en passant, à la manière d’une pièce rapportée (1, 14). Elle disparaît ensuite purement et simplement. Sa mort n’est même pas signalée.

    EMMANUEL LEGEARD. Est-il possible de situer le Jésus de l’histoire socialement, de déterminer son statut communautaire, de deviner sa mentalité, de reconstituer ses ambitions ?

    ALAIN DE BENOIST : Il est évidemment difficile de répondre à cette question, tant les « portraits » de Jésus proposés par les spécialistes divergent entre eux (lesdits spécialistes ayant renoncé depuis longtemps à écrire une « biographie » de Jésus). Un débat fondamental existe déjà sur la part respective de l’élément eschatologique et de l’élément sapientiel dans l’enseignement de Jésus. Personnellement, c’est le premier élément qui me semble le plus décisif, comme le pensait déjà Albert Schweitzer et comme l’ont pensé après lui Ed P. Sanders, James Tabor, Bart Ehrmann et bien d’autres. Jésus, qui a commencé par être un disciple de Jean le Baptiste, était convaincu que le monde approche de sa fin et désireux d’annoncer l’avènement d’un « royaume » semblable « à un trésor caché dans un champ » (Mt 11, 5-7) : « En vérité je vous le dis, il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance » (Mc 9, 1). Sur les 37 paraboles contenues dans les synoptiques, il est révélateur que neuf se rapportent à la « fin des temps », sept au « Jugement dernier » et six au « Royaume des cieux ». Mais le débat porte aussi sur bien d’autres sujets : le mouvement de Jésus était-il d’abord un mouvement religieux ou un mouvement social, voire politique ? La fonction de guérisseur, d’exorciste ou de thaumaturge que lui reconnaissent aussi bien ses partisans que ses adversaires jouait-elle un rôle fondamental dans son enseignement ?

    Ce que l’on peut dire, c’est que Jésus était un prédicateur itinérant, qui allait de villages en villages accompagné de ses partisans. Il évitait les grandes villes (Sepphoris, ancienne capitale de la Galilée, n’est pas citée une seule fois dans les évangiles, alors que cette ville ne se trouvait qu’à cinq kilomètres de la Nazareth actuelle) et s’adressait surtout aux marginaux. Il n’avait nullement l’intention de créer une religion nouvelle (Jésus n’était pas « chrétien » !), et n’avait nullement l’intention de s’adresser aux Gentils, estimant n’être venu que pour les « brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 10, 26 ; 15, 24). Son enseignement s’enracine dans le judaïsme de son temps, dont il représente un courant parmi d’autres : il y a alors des Juifs pharisiens, des Juifs Sadducéens, des Juifs baptistes, des Juifs Esséniens, des Juifs Nazôréens, etc. Comme les autres groupes baptistes, il semble avoir été très hostile à la classe sacerdotale qui contrôlait l’administration du Temple, et avoir réprouvé les sacrifices sanglants (c’est sans doute la raison de l’incident qui l’a opposé aux « marchands du Temple » : il s’agissait des marchands qui vendaient les animaux destinés à être sacrifiés). C’est en tout cas un contre-sens anachronique que d’opposer les partisans de Jésus et les « Juifs » : les premiers ne constituent alors qu’une tendance parmi d’autres à l’intérieur du judaïsme. En toute rigueur, ce n’est qu’à la fin du IIe siècle que l’on pourra parler de « christianisme » ou d’« Église primitive ». Et à cette époque, on distingue encore aux moins six courants différents au sein du mouvement de Jésus : les jacobiens, les pétriniens, les hellénistes d’Étienne, les hellénistes de Barnabé, les pauliniens et les johanniens.

     

    « CHRIST » ? PROPHÈTE APOCALYPTIQUE ? MAÎTRE DE SAGESSE? COMMENT LE JÉSUS DE L’HISTOIRE SE CONSIDÉRAIT-IL LUI-MÊME?

    EMMANUEL LEGEARD. Les Évangiles canoniques ont été tardivement rédigés pour raconter l’histoire du fils de Dieu supplicié qui, par sa mort, aurait « racheté les hommes du péché originel et de l’enfer qu’ils avaient mérité par leurs péchés mortels ». Saint Paul et les Évangiles présentent la mort de Jésus comme l’inauguration des temps derniers, l’avènement du dernier jour de l’histoire de l’humanité sur laquelle plane le « Jugement » imminent. Pourtant, dans Marc, le plus fiable – ainsi que vous le rappelez – des quatre évangiles canoniques, Jésus demande : « Qui dites-vous que je suis ? » (Mc 8, 28) Pierre lui répond avec exaltation : « Tu es le Christ ! » Alors Jésus le sermonne avec sévérité et ordonne à ses disciples de ne surtout pas parler de lui en ces termes. Pourquoi le Jésus historique repoussait-il la dénomination de « Christ » ? Était-ce, comme il me semble que vous le suggérez de façon diffuse – et comme je le pense –, à cause de la charge politique de ce titre messianique ?

    ALAIN DE BENOIST : Dans l’épisode dont vous parlez, Jésus semble redouter les conséquences qui pourraient résulter de sa proclamation prématurée comme Messie, peut-être en effet en raison de la charge politique de ce titre. Dans l’évangile de Marc, il dément aussi être Dieu : au jeune homme riche qui lui demande « Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? », il répond : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul (oudeis agathos eis mèheis ho theos) » (10, 17-18). Jésus semble en revanche s’être considéré comme un prophète. Pour se qualifier lui-même, il emploie par ailleurs constamment l’expression de « Fils de l’Homme » (ho huiós tou anthrōpou). Comme celle-ci n’a pas été reprise dans l’Eglise primitive, on a de bonnes raisons de la tenir pour authentique, même si les épîtres de Paul n’y font pas la moindre allusion. Elle aussi a fait couler des flots d’encre. La plupart des spécialistes pensent que l’expression n’a pas de valeur théologique particulière, mais cela n’explique pas pourquoi Jésus s’en sert si souvent pour dire « je » de façon détournée.

    La qualité de Messie a certainement été attribuée très tôt à Jésus. C’est l’un des enjeux (mais non le seul) du débat entre Juifs chrétiens et Juifs non chrétiens. La qualité de Fils de Dieu, puis de Dieu, est venue plus tard sans pour autant faire l’unanimité : beaucoup de judéo-chrétiens considéraient Jésus comme un prophète et comme le Messie, mais non comme Dieu ou le Fils de Dieu. A l’inverse, le courant paulinien, et surtout les gnostiques, estimaient que la divinité de Jésus primait sur sa qualité messianique. Les synoptiques, de leur côté, divergent sur le moment ou les circonstances dans lesquelles Jésus serait devenu Fils de Dieu. Ils donnent en effet quatre réponses différentes : lors de son baptême dans le Jourdain (Marc), au moment de sa conception (prologues de Luc et de Matthieu), lors de sa résurrection (Paul) ou de toute éternité (Jean). Jésus n’est en tout cas jamais associé au Père à la façon dont il le sera dans le dogme trinitaire. Même dans l’évangile de Jean, qui lui fait dire : « Moi et le Père, nous sommes un » (10, 30), Jésus déclare : « Le Père est plus grand que moi » (14, 28). Les Actes des Apôtres, eux, se contentent de dire que Jésus après sa résurrection a été placé « à la droite de Dieu » (7, 56). Le Fils reste inférieur au Père, dont il ne partage pas l’omniscience ni la toute-puissance. Il reste soumis à sa volonté. A ce stade, la christologie est encore subordinatianiste4.

    EMMANUEL LEGEARD. Il est évident, M.-F. Baslez l’a souvent rappelé, que sans saint Paul, qu’on peut considérer comme le premier théologien, « l’événement christique » n’aurait pas connu de portée religieuse. Or s’il n’est pas difficile de trouver Paul dans le Nouveau Testament, où est le Jésus de l’histoire? Le travail de recoupement et le recours à des sources comme le « Document Q » permettent-ils de deviner comment Jésus était perçu par les témoins de son ministère, s’il leur apparaissait comme un maître de sagesse, un prophète apocalyptique, ou les deux ? Peut-on essayer de reconstituer, même schématiquement, l’opinion de Jésus sur ces sujets?

    ALAIN DE BENOIST : Je pense avoir déjà répondu en partie à cette question. Concernant le « Document Q », qui tire son nom du mot allemand Quelle « source », il faut en deux mots expliquer de quoi il s’agit. Luc et Matthieu ont tous deux utilisé l’évangile de Marc, puisqu’ils en citent l’un et l’autre de nombreux passages à l’identique, mais on trouve aussi chez eux 235 versets qui leur sont communs mais ne se retrouvent pas chez Marc. Si l’on admet, comme c’est généralement le cas, que Luc n’a pas copié Matthieu ou l’inverse, c’est-à-dire qu’ils ont écrit indépendamment l’un de l’autre, cela signifie qu’ils ont tous les deux utilisé une autre source. Et comme la comparaison de leurs évangiles, en tradition double, permet de constater des accords verbaux ou presque verbaux pour près de 50 % des mots provenant de cette autre source, il faut en conclure qu’il s’agissait d’une source écrite. Les spécialistes appellent Q cette source conjecturale qui seule permet d’expliquer les concordances entre Luc et Matthieu qui ne proviennent pas de Marc.

    Pour ce qui est de Paul, je ne sais pas si le qualificatif de « premier théologien » est celui qui le qualifie le mieux. On a fait beaucoup de contresens à propos de Paul, que beaucoup ont considéré, à tort, soit comme le vrai « fondateur du christianisme », soit comme le représentant d’un « pagano-christianisme » qui, en réalité, n’existe pas de son temps. Paul est partisan d’une ouverture du message de Jésus aux Gentils (goyim), mais il ne sort pas ce message du cadre général de la tradition juive. Les communautés fondées par lui n’appartiennent pas à un monde chrétien en formation, mais au monde du judaïsme, d’où elles ne seront que peu à peu marginalisées, puis exclues. Ce que les judéo-chrétiens reprochent à Paul, ce n’est pas de faire des prosélytes parmi les Gentils, c’est de prétendre qu’il est possible pour les païens de devenir chrétiens sans se faire juifs du même coup, c’est-à-dire sans observer les mitzvot. La prédication de Paul a en fait un caractère profondément synagogal. La seule fois où il tentera de s’adresser directement aux Grecs, sur l’aréopage d’Athènes (Ac 17, 15-34), ce sera sans aucun succès. Au reste, les païens, selon lui, méritent la mort (Rm 1, 18-32). Il faut bien voir ici qu’au départ, la principale différence entre les communautés qui donneront naissance au judéo-christianisme et celles qui donneront naissance au pagano-christianisme est d’ordre géographique : les premières sont originaires de Palestine et de culture araméenne, les seconds naissent en Diaspora et sont de culture grecque. C’est seulement par la suite, quand les chrétiens se seront eux-mêmes considérés comme constituant de manière irréversible une entité opposée tant aux Juifs qu’au monde gréco-romain, soit à partir de 135-150, que l’on pourra parler à juste raison de pôles judéo-chrétien et pagano-chrétien de la religion nouvelle. Encore faut-il bien réaliser que, même à cette époque, la séparation aura été progressive, et non pas abrupte.

    Le personnage de Paul reste par ailleurs énigmatique à bien des égards. On ne sait pas grand-chose de ce qu’il a fait avant sa brusque « conversion » sur le chemin de Damas. Après son arrestation, il a excipé de sa qualité de citoyen romain pour être envoyé à Rome pour plaider sa cause devant l’empereur, mais on ignore comment et dans quelles circonstances il a pu acquérir cette citoyenneté romaine. Les Actes de Apôtres s’interrompent brutalement avant que n’ait été prononcé le verdict à l’issue de son procès. La tradition qui le fait mourir à Rome, aux côtés de Pierre, lors des persécutions, réelles ou supposées, qui auraient lieu sous Néron en 64, est purement légendaire. Sans doute a-t-il disparu sans laisser de traces, puisque jusqu’au IIIe siècle l’Église de Rome ne fait même jamais état de sa présence à Rome. Quant à ses épîtres, qui sont les plus anciens documents du Nouveau Testament, c’est Marcion qui semble avoir le plus contribué à les faire connaître, mais sous une forme qui n’est probablement pas celle que nous lisons aujourd’hui. Selon l’état actuel de la recherche, seules sept ou huit de ces épîtres ont été véritablement écrites par Paul ou rédigées sous sa dictée (les deux lettres aux Corinthiens, les deux aux Thessaloniciens, la lettre aux Romains, celle aux Galates, celle à Philémon et celle aux Philippiens). Les autres sont dites « pseudépigraphes » : placées sous son autorité, elles n’ont pas été rédigées par lui.

    EMMANUEL LEGEARD. Il y a un Jésus qui m’intrigue beaucoup, depuis longtemps, c’est le Jésus qui dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Matth. 10, 34), « Vends ta cape et achète une épée ! » (Luc, 22,36), celui qui apostrophe ses ennemis en les appelant « voleurs » et « vipères », ou celui encore qui chasse les marchands du temple à coups de fouet, renverse les tables, et éparpille leur argent (Jean, 2, 14-16). Qu’en est-il, selon vous, de ce Jésus-là, qui m’apparaît comme le vrai à cause de l’indiscutable cohérence psychologique entre « épisodes intrus » au sein du grand récit ?

    ALAIN DE BENOIST : Vous auriez pu citer aussi la finale de la parabole des mines dans l’évangile de Luc (qui correspond à la parabole des talents chez Matthieu) : « Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma présence » (Lc 19, 27). Ou bien encore ce logion de l’Evangile de Thomas : « Jésus dit : Il y a des gens peut-être qui pensent que je suis venu apporter la paix sur terre, mais ils ne savent pas que je suis venu apporter la dissension : par le feu, l’épée et la guerre » (16, 1-2). C’est là en effet un autre aspect de la personnalité de Jésus. On a tendance à l’oublier parce qu’on s’est habitué à voir d’abord dans son enseignement un « message d’amour ». Mais en réalité, comme l’a bien noté John P. Meier, le mot « amour » se trouve dans les évangiles rarement placé dans la bouche de Jésus, et lorsqu’il apparaît, c’est le plus souvent par le biais d’une citation de l’Ancien Testament.

     

    LA CONTROVERSE ET LA MORT

    EMMANUEL LEGEARD. La controverse entre le Jésus historique et les docteurs de la Loi est, semble-t-il, la cause véritable la plus probable de sa condamnation à mort. Mais dire cela, c’est ne rien dire du tout. De façon beaucoup plus fructueuse, il me semble que vous rejoignez Chris Keith5 sur un aspect peu examiné et cependant critique de la controverse, à savoir que le motif profond de la discorde était moins l’enseignement de Jésus ou sa manière d’enseigner que son statut même d’enseignant ?

    ALAIN DE BENOIST : Sur ce point, les chercheurs restent divisés. Jésus semble bien avoir été un rabbi, c’est-à-dire un « maître » versé dans l’étude, l’enseignement et le commentaire des Écritures. Il est en tout cas à plusieurs reprises décrit comme tel dans les évangiles canoniques, non seulement par ses disciples, mais aussi par des personnes situées aux marges de son mouvement, principalement chez Marc et chez Jean. Cela ne nous renseigne toutefois pas sur son niveau d’instruction ni sur son interprétation de la Torah. Cela ne nous dit pas non plus auprès de qui il s’est formé, et ce silence est peut-être révélateur. Sa légitimité à enseigner a en effet été fortement contestée chez les Juifs non chrétiens. Dans le Talmud, Jésus est présenté, non seulement comme un enfant illégitime, issu d’une « union impure » (faisant donc de lui un mamzer), mais également comme un élève rabbin qui s’est détourné de l’enseignement de ses maîtres – « un rabbi qui a mal tourné » (Daniel Marguerat) –, comme un habile thaumaturge qui a tourné en dérision l’enseignement des docteurs d’Israël et qui, pour avoir eu recours à la magie ou à la sorcellerie (dont il aurait acquis le savoir en Égypte), aurait été lapidé puis « suspendu au bois » une veille de Pâque. Le commentaire qui revient comme un refrain dans les textes talmudiques est que « Jésus a pratiqué la sorcellerie, a séduit et fourvoyé Israël » (B. Sanhédrin 43a et 107b ; Sotah 47a). Contrairement à ce que beaucoup imaginent, ce sont là les reproches fondamentaux que la tradition juive orthodoxe fait à Jésus, et non sa prétention à se poser en Messie (ou la prétention de ses disciples à le présenter comme tel).

     

    LA NAISSANCE DU CHRISTIANISME

    EMMANUEL LEGEARD. M.-F. Baslez avait déclaré : « La naissance du christianisme, pour un historien des religions, commence par un acte de foi posé devant un tombeau vide. Mais de quand dater cet acte de foi, c’est ce qu’on ne peut pas dire. » Ce problème a soulevé une foule de questions au cours du temps : comment se fait-il que beaucoup de gens croient maintenant que Jésus était différent, qu’il n’est pas mort, que son corps a été ressuscité et transporté dans un au-delà « céleste »? Ou plus prosaïquement : pourquoi a-t-on permis que le cadavre du criminel Jésus soit enterré dans une tombe juive ? Pourquoi le corps n’était-il plus là quelques jours plus tard? A-t-il jamais été là? A-t-il été volé et enterré ailleurs? En somme : quand et comment le Jésus de l’histoire est-il devenu le Christ de la foi?

    ALAIN DE BENOIST : La question que vous posez illustre parfaitement la différence existant entre le « Jésus de l’histoire et le « Jésus de la foi ». Quand on dit que Jésus a été crucifié sous Ponce Pilate, on parle du Jésus de l’histoire. Quand on ajoute qu’il est mort pour nos péchés, on parle du Jésus de la foi. Le chercheur, qu’il soit exégète ou historien, n’a rien à dire sur la résurrection de Jésus, parce qu’elle est un acte de foi. Mais si l’on ne croit pas que Jésus soit ressuscité, il faut bien expliquer que son tombeau ait été retrouvé vide. D’où les hypothèses que vous évoquez, la plus crédible étant que le corps de Jésus a été subtilisé par ceux de ses adversaires qui craignaient de voir sa tombe devenir un lieu de pèlerinage. Ce faisant, ils ont sans le savoir contribué à accréditer la foi en sa résurrection ! Mais sur ce sujet, comme sur les circonstances générales du procès et de la mort de Jésus, on en est réduit aux conjonctures tant les récits évangéliques se contredisent entre eux sur ces points. Dans ses épîtres, Paul semble même tout ignorer du procès devant Pilate : décrivant la Résurrection comme un événement quasi cosmique, il fait de Jésus la victime des « archontes » maîtres du monde, interprétation de caractère typiquement gnostique.

    EMMANUEL LEGEARD. Les deux conditions de la diffusion du christianisme furent le « choix de l’Empire »6 opéré par saint Paul, qui en potentialisait le rayonnement, et la « conversion » de Constantin qui décida de sa diffusion jusque-là quasi nulle en Europe où il ne suscitait qu’un très faible intérêt et rien ne laissait présager qu’il pourrait un jour percer de façon spectaculaire. Si je place entre guillemets le mot de « conversion », c’est pour rappeler la ferveur plus que suspecte – pour ne pas dire le cynisme politique – de Constantin qui n’a été baptisé que sur son lit de mort, et n’a jamais participé au repas communautaire de l’agape, ni à la communion eucharistique de la « Sainte Cène ». Or c’était là, dans l’Antiquité tardive, le signe, la norme et le devoir absolu de tout vrai chrétien auquel celui-ci ne cherchait pas, bien au contraire, à se dérober. Il est manifeste que les choix respectifs de saint Paul et de Constantin étaient inspirés par une même ambition universelle, dans le premier cas de diffusion à l’échelle du monde, dans le second d’autorité suprême incontestée puisque la puissance « numineuse » de l’empereur apparaissait dès lors comme une grâce accordée par un Dieu non seulement supérieur à tous les autres, mais encore d’une autre nature. C’est donc l’Empire qui a incontestablement été le vecteur de la diffusion du christianisme en Europe. Nous touchons ici à un sujet compliqué, mais pour moi essentiel – l’interaction entre l’Empire et le christianisme dont il a fait son principe « anagogique » d’organisation –, sujet sur lequel j’aimerais recueillir votre sentiment.

    ALAIN DE BENOIST : Paul prêchait en Diaspora, et non en Palestine, mais je ne pense pas que cela suffise à dire qu’il ait fait le « choix de l’Empire ». Je suis en revanche tout à fait d’accord avec ce que vous dites de l’empereur Constantin et de l’« interaction » décisive avec l’Empire qui a assuré le triomphe de l’Église. La conversion de Constantin fut de toute évidence une conversion de façade, inspirée par son entourage et par des considérations politiques. Eusèbe de Césarée, né vers 270, que l’on considère souvent comme le « premier historien » de l’Église, a rédigé vers 337 un Panégyrique visant à lui permettre de devenir l’un des protégés de l’empereur. Il y présente Constantin comme « le plus respectueux de tous les souverains » au motif qu’il fit adopter l’édit de Milan de 313 et convoqua le concile de Nicée en 325, mais se garde de rappeler qu’il fit aussi assassiner sa seconde épouse Fausta, qui était demeurée païenne, en la noyant dans l’eau bouillante, après avoir fait tuer son propre fils Crispus, ainsi que son neveu et deux de ses beaux-frères !

    C’est ce même Eusèbe de Césarée, reprenant les thèses de Méliton de Sardes, qui a jeté les bases théologiques de ce qu’on appellera plus tard le « césaropapisme », doctrine inspirée de la conception romaine du pouvoir impérial dans laquelle l’empereur réunit dans sa personne la direction politique de l’Empire et le pouvoir religieux. La grandeur de l’empire romain et le succès du christianisme sont ainsi devenus liés. Dès le IVe siècle, la confusion entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel est totale dans tout l’Empire. Il en résulte des tensions qui aboutiront, à partir du XIe siècle, à la querelle des Investitures, opposant la papauté et le Saint-Empire romain germanique. Mais à cette date, on sera déjà bien loin du Jésus des origines !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Emmanuel Legeard (Site de la revue Éléments, 11 août 2022)

     

    Notes :

    1. BENOIST, Alain (de), MOLNAR, Thomas, L’Eclipse du sacré, La Table ronde, essais et documents, 1986.
    2. WUNENBURGER, Jean-Jacques, Le Sacré, Presses Universitaires de France, 2019 (2015).
    3. MIMOUNI, Simon-Claude, Jacques le juste, frère de Jésus, Bayard, 2015.
    4. NDLE: Le subordinatianisme est la doctrine enseignée par Arius et ses successeurs, selon quoi le fils de Dieu ne peut pas être pleinement Dieu, puisqu’il a été engendré par le Père. Il est donc, de ce fait, inférieur au Père, et l’Esprit, dépendant du Père et du Fils, inférieur aux deux. L’arianisme a été déclaré hérétique au concile de Nicée en 325. Eusèbe, dont on parle plus loin, était subordinatianiste.
    5. KEITH, Chris, Jesus against the Scribal Elite: The Origins of the Conflict, Baker Academic, 2014.
    6. L’idée, plutôt convaincante selon moi, que Paul avait résolument fait le « choix de l’Empire » émane de Marie-Françoise Baslez, l’éminente spécialiste de saint Paul, qui en a fait la clef de voûte de ses démonstrations. Comme toute hypothèse, elle n’en est pas moins naturellement réfutable. Voir : BASLEZ, Marie-Françoise, Comment notre monde est devenu chrétien, Points Histoire, Seuil, 2015.

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