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nazisme - Page 7

  • Carl Schmitt, un Prussien catholique...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien avec David Cumin, cueilli sur l'excellent site Philitt et consacré au juriste et politiste allemand Carl Schmitt. Juriste, maître de conférence à l'université Jean Moulin de Lyon, David Cumin est un connaisseur de l’œuvre de Carl Schmitt auquel il a consacré une biographie intellectuelle et politique (Cerf, 2005). Spécialiste du droit de la guerre, il est l'auteur d'un copieux manuel publié aux éditions Larcier, qui fait déjà référence, et également d'une Histoire de la guerre (Ellipses, 2014).

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    Entretien avec David Cumin : « Carl Schmitt est un catholique prussien, un Prussien catholique. »

    PHILITT : Dans votre biographie politique et intellectuelle de Carl Schmitt, vous relativisez sans occulter le rôle qu’il a joué dans l’administration du IIIe Reich. Pourquoi réduit-on l’œuvre de Schmitt à cet épisode, et pourquoi est-ce, selon vous, une erreur ?

     

    David Cumin : J’ai été le premier en France, dans ma thèse soutenue en 1996 à démontrer l’engagement de Carl Schmitt dans le IIIe Reich. Autrefois, cet engagement était plus ou moins occulté, négligé voire oublié. Et c’est en 1994 à la bibliothèque universitaire de Strasbourg que j’ai exhumé tous les textes de Carl Schmitt juriste et politiste de la période qui s’étend de 1933 à 1945. Personne ne l’avait fait depuis la Libération, et c’est en lisant, traduisant, analysant ces textes que j’ai pu avérer ce fait là.

     

    Son engagement a été très fort, mais on ne peut pas réduire la production intellectuelle de Schmitt aux années 1939-1945. Il a écrit avant et après cette période, et il y a des points de ruptures certes, mais aussi une vraie continuité sur certains sujets. Par exemple après 1933, par opportunisme, il intègre la doctrine raciale dans sa conception du droit et de la politique, mais de façon superficielle et controversée. Controversée par les nationaux-socialistes eux-mêmes ! On lui reprochera, à la suite d’une enquête de la SS en 1936, d’être un vrai catholique et un faux antisémite. Dès lors, sa carrière est bloquée. Il aurait peut-être apprécié d’être le juriste du IIIe Reich, mais il n’y est pas parvenu, parce que sa conception raciale était superficielle. Le véritable juriste du IIIe Reich était un rival de Schmitt : Reinhard Höhn.

     

    Si on réduit le personnage et son œuvre à cette période c’est évidemment pour des raisons polémiques, pour les discréditer. Et pourtant, nombreux sont les critiques de Schmitt qui ne connaissent pas ses écrits de la période 1939-1945, qui n’ont toujours pas été traduits pour nombre d’entre eux. Il y a d’ailleurs des textes de cette période qui n’ont rien d’antisémites ou de raciaux, notamment sur le concept discriminatoire de guerre qui reste un texte majeur de droit international.

     

    PHILITT : Voyez-vous une contradiction entre l’héritage intellectuel des grands penseurs politiques classiques (Hobbes, Thucydide, Machiavel, Bodin) porté par Carl Schmitt d’une part, sa catholicité d’autre part, et son adhésion au NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) ?

     

    David Cumin : Effectivement, Schmitt est un classique, imprégné de culture française, latine, catholique. Il a pour références Bonald, Maistre, Cortès… C’est un Européen catholique ! Mais en même temps il est un nationaliste allemand. Et il se trouve qu’il a, en 1933, les mêmes ennemis qu’Hitler. Il est contre Weimar, contre Versailles et contre le communisme. Or, c’est à ce moment qu’il arrive au sommet de sa carrière, mais il doit concilier sa culture classique et sa catholicité avec son adhésion au NSDAP. Même si ce dernier n’est pas anticatholique dès 1933 puisqu’un Concordat relativement favorable à l’Église catholique est signé, le problème se pose plus tard, et se cristallise autour du problème de l’embrigadement de la jeunesse. Cette lutte contre l’Église met Schmitt dans une situation inconfortable, mais il la surmonte : depuis toujours il a connu la difficulté d’être à la fois catholique et prussien de naissance. En 1938 dans un livre sur Hobbes il formule une critique de l’Église qu’il accuse d’avoir une influence indirecte ou cachée, lui qui faisait l’éloge d’une autorité visible. Mais définitivement, Schmitt est un paradoxe ! Tout en étant catholique, il a divorcé. Ses deux épouses étaient des orthodoxes serbes, autre paradoxe… Mais ce qui est absolument essentiel chez Schmitt, c’est l’ennemi. Pour lui l’ennemi primait sur tout, il disait :  « l’ennemi est la figure de notre propre question ».

     

    PHILITT : Faut-il donc considérer la pensée de Schmitt, et celle de la Révolution conservatrice allemande de manière globale, comme un réel moteur du NSDAP ou comme une simple caution intellectuelle ? 

     

     

    David Cumin : Ce n’est pas un moteur, ce n’est pas non plus une caution. C’est davantage une connivence. Le NSDAP est un parti de masse, un parti de combat, mais qui n’a pas de réelles idées neuves. Toute la production intellectuelle est due à la Révolution conservatrice allemande, pour autant beaucoup d’auteurs sont distants : Ernst Jünger se distingue immédiatement, Martin Heidegger s’engage mais sera vite déçu. Carl Schmitt est peut-être celui qui s’est le plus engagé, mais comme nous l’avons dit dès 1936 sa carrière est bloquée. Et n’oublions pas que le NSDAP est composé, tout comme la Révolution conservatrice allemande, de différents courants. Par exemple certains sont catholiques, d’autres se réclament du paganisme etc…

     

    Mais il y a tout au plus des passerelles, des connivences, le principal point commun étant le nationalisme et l’ennemi : Weimar, Versailles, le libéralisme et le communisme. D’ailleurs, le NSDAP méprisait les intellectuels, et plus particulièrement les juristes. Encore un problème pour Schmitt, donc.

     

    PHILITT : Une erreur du NSDAP n’est-elle pas d’avoir voulu bâtir une notion d’État stable et pérenne sur des idées (celles de la Révolution Conservatrice Allemande) nées d’une situation d’urgence et d’instabilité, celle de l’entre-deux guerres ?

     

    David Cumin : Effectivement, des deux côtés il y a une pensée de l’urgence, de l’exception, de la crise, de la guerre civile. Les partis communistes, socialistes, le NSDAP, ont tous à l’époque leurs formations de combats. Mais attention sur la question de l’État. Si la plupart des conservateurs, comme Schmitt, mettent au départ l’accent sur l’État, le NSDAP lui met le Volk, le Peuple, la race, au centre. Et après 1933, Schmitt va désétatiser sa pensée : il théorise la constitution hitlérienne selon le triptyque État – Mouvement – Peuple. L’État n’est plus qu’un appareil administratif, judiciaire et militaire. C’est donc le parti qui assume la direction politique, et la légitimité est tirée de la race, du peuple. L’État est en quelque sorte déchu, et le Peuple est réellement au centre. Schmitt pense alors le grand espace, qui reste une pensée valable au lendemain de la guerre ! Dans le contexte du conflit Est-Ouest, ce n’est pas l’État qui est au centre mais c’est bien cette logique des grands espaces qui domine.

     

    PHILITT : Toujours s’agissant du contexte historique, l’appellation de Révolution conservatrice allemande est-elle justifiée ? Les penseurs de ce mouvement intellectuel peuvent-ils réellement être rangés dans le triptyque réaction/conservatisme/progressisme ou faut-il considérer ce mouvement comme spécifique à une époque donnée et ancrée dans celle-ci ?

     

    David Cumin : C’est un moment spécifique à une époque, en effet, et l’expression me semble très judicieuse. Armin Mohler, qui fut secrétaire d’Ernst Jünger, a écrit La Révolution conservatrice allemande en 1950, traduit en France une quarantaine d’années plus tard. C’est donc lui qui a forgé l’étiquette, qui me semble très appropriée. Ce sont des conservateurs, qui défendent les valeurs traditionnelles, mais ils sont révolutionnaires dans la mesure où ils luttent contre la modernité imposée à l’Allemagne (le libéralisme, le communisme). Ils sont révolutionnaires à des fins conservatrices. Ils admettent la modernité technique, qui les fascine, mais veulent la subordonner aux valeurs éternelles. Leurs valeurs ne sont pas modernes. Et ce qui est intéressant, c’est qu’ils s’approprient les concepts modernes de socialisme, de démocratie, de progrès notamment, pour les retourner contre leurs ennemis idéologiques. Par exemple la démocratie pour Schmitt n’est pas définie comme le régime des partis, la séparation des pouvoirs, mais un Peuple cohérent qui désigne son chef.

     

    PHILITT : Vous êtes professeur et auteur d’ouvrages sur l’Histoire de la guerre et le droit de la guerre et de la paix. Avec le recul, pensez-vous que les travaux de Schmitt (sur la figure du partisan, sur le nomos de la terre, par exemple) restent des clés de lectures valides et pertinentes après les bouleversements récents de ces deux domaines ?

     

    David Cumin : Absolument, Le Nomos de la terre et L’Évolution vers un concept discriminatoire de guerre restent deux ouvrages tout à fait incontournables. Le Nomos de la terre est absolument fondamental en droit international, en droit de la guerre. De même que la théorie du partisan, qui pourrait être améliorée, amendée, actualisée, mais demeure incontournable. On peut d’ailleurs regretter que ce ne soit que très récemment que les spécialistes français en droit international se soient intéressés à Schmitt. Pourtant il y a toujours eu chez lui ces deux piliers : droit constitutionnel et droit international. Par exemple, ses écrits sur la Société des Nations sont tout à fait transposables à l’ONU et donc tout à fait d’actualité.

     

    PHILITT : Peut-on considérer qu’il y a aujourd’hui des continuateurs de la pensée de Carl Schmitt ? 

     

    David Cumin : Schmitt a inspiré beaucoup d’auteurs, dans toute l’Europe. Il a été beaucoup cité mais aussi beaucoup pillé… Très critiqué également notamment par l’École de Francfort et Habermas qui a développé son œuvre avec et contre Schmitt. Un ouvrage britannique, Schmitt, un esprit dangereux, montrait bien toute l’influence de Schmitt dans le monde occidental et dans tous les domaines. Le GRECE et la Nouvelle Droite se sont réclamés de Schmitt, mais dans une perspective plus idéologique.

     

    Dans un registre plus scientifique, en science politique, Julien Freund a revendiqué deux maîtres : Raymond Aron et Carl Schmitt. Il en a été un continuateur. Pierre-André Taguieff a été inspiré par Schmitt également, et plus récemment Tristan Storme. Schmitt a influencé énormément d’auteurs à droite comme à gauche. Giorgio Agamben, Toni Negri, la revue Telos aux États-Unis située à gauche sont fortement imprégnés de l’œuvre de Carl Schmitt. On peut difficilement imaginer travailler sur le droit international sans prendre en considération l’œuvre de Carl Schmitt.

     

    PHILITT : Finalement, comment résumeriez-vous la pensée de Carl Schmitt ? 

     

    David Cumin : Tout le paradoxe de l’existence et de l’œuvre publiée de Schmitt se résume ainsi : Carl Schmitt est un catholique prussien, un Prussien catholique. Sa catholicité expliquant son rapport à l’Église qui est pour lui le modèle de l’institution. Son origine prussienne expliquant son rapport à l’État, et surtout à l’armée. Il avait donc ces deux institutions, masculines, pour références, qui fondent le parallèle entre la transcendance et l’exception. Les polémistes disent « Schmitt le nazi », ce qui correspond à une période de sa vie, où il n’était pas forcément triomphant. Je préfère parler du « Prussien catholique », qui met en exergue le paradoxe de son existence et de son œuvre toutes entières.

    David Cumin, propos recueillis par Valentin Moret (Philitt, 13 mars 2015)

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  • Aux sources d'un fantasme contemporain...

    Les Presses universitaires de France viennent de publier un essai de Stéphane François intitulé Les mystères du nazisme - Aux sources d'un fantasme contemporain. Docteur en science politique, Stéphane François a déjà publié Musique europaïenne : ethnographie d'une subculture de droite (L'Harmattan, 2006) et Au delà des vents du nord : L'extrême droite, le pôle nord et les indo-européens (PUL, 2014).

     

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    " Hitler était-il un mage ? Un médium ? La marionnette d’une société secrète tirant les fils depuis une lointaine base tibétaine ? La SS cherchait-elle l’Arche d’Alliance, l’entrée de la Terre creuse ou l’Atlantide ? Nous connaissons toutes et tous ce genre d’histoires car le sujet est devenu un marronnier éditorial. Sont-elles pour autant une réalité historique, scientifiquement démontrée ? Quelles archives, quelles sources viennent les épauler ? Aussitôt, le sol se dérobe sous les pieds de celui qui s’avance dans ce type de recherches.
    Cet ouvrage vient démêler la question des rapports entre l’occultisme et le nazisme. Plus précisément, il procède à la déconstruction d’un mythe, devenu au fil des ans tant un objet de fantasmes et de fascination qu’un vecteur idéologique. Il fait le point des connaissances sur le sujet pour analyser sa récupération par la droite radicale, son entrée dans la culture populaire, et enfin les raisons de la création de ce mythe, catharsis destinée à comprendre, parfois à justifier, une histoire que l’on ne s’explique pas. "

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  • Un national-bolchevik contre Hitler...

    Les éditions Alexipharmaque viennent de publier un essai de Franck Canorel intitulé Harro Schulze-Boysen - Un national-bolchevik dans « L'Orchestre rouge ». Spécialiste des questions de santé publique, Franck Canorel est l'éditeur de Mithridate, le bulletin d'histoire des poisons.

     

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    " À tra­vers la fi­gure de Har­ro Sc­hulze-Boy­sen, na­tio­na­liste al­le­mand op­po­sé au na­zisme, Franck Ca­no­rel con­t­ri­bue à le­ver le voile sur un cou­rant po­li­tique souvent ca­ri­ca­tu­ré ou dé­c­rié, mais dont bien peu, jusqu’à ­p­rés­ent, ont pris la peine d’étu­dier en pro­fon­deur la ge­nèse et les po­si­tions : le na­tio­nal-bol­c­he­visme.

    Contre le na­tio­nal-so­cia­lisme mais pour le so­cia­lisme na­tio­nal, contre l’Oc­cident mais pour la dé­fense – cri­tique –, de la Rus­sie : tels pour­raient être, sous une forme con­den­sée, ses traits dis­tinc­tifs.

    Bra­vant Hit­ler et ses séides, Har­ro Sc­hulze-Boy­sen, Ernst Nie­kisch et Karl Ot­to Pae­tel, n’au­ront de cesse de cher­c­her une voie nou­velle pour l’Al­le­magne.

    Le pre­mier se­ra exé­c­u­té et le se­cond en­voyé en camp de con­cen­t­ra­tion. Quant au troi­sième, con­dam­né à mort in ab­sen­tia, il par­vien­d­ra au terme d’un long pé­r­iple à s’exi­ler outre-At­lan­tique. "

     

     

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  • Carl Schmitt et les trois types de pensée juridique...

    Les presses universitaires de France viennent de publier un court essai de Carl Schmitt intitulé Les trois types de pensée juridique. Juriste et philosophe politique allemand, ami d'Ernst Jünger, Carl Schmitt est notamment l'auteur de plusieurs livres essentiels comme La notion de politique (1928), Le nomos de la terre (1950) ou Théorie du partisan (1963), disponibles aux PUF ou dans la collection  de poche Champs chez Flammarion.

     

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    " « L’adhésion de Carl Schmitt au mouvement national-socialiste dès 1933 a jeté sur l’ensemble de son œuvre une ombre inquiétante », écrit Dominique Séglard en présentation de cet ouvrage. Dans ce texte issu de deux conférences prononcées en 1934 à l’occasion de l’anniversaire de la prise de pouvoir d’Hitler, Carl Schmitt mêle sa pensée économique aux bases de sa justification morale et juridique du nazisme. Il y met en concurrence trois types de pensée juridique : le normativisme, le décisionnisme et la pensée de l’ordre concret, dans laquelle l’État possède un pouvoir absolu, la seule conforme à l’essence du peuple allemand. Il conservera cette substance dans sa pensée toute sa vie, alors même que c’est cette vision trop éloignée de la Volksgemeinschaft qui lui vaudra les critiques et le désaveu des cadres du régime dès 1934. Plus qu’un document historique, ce texte est un élément essentiel à la compréhension de la pensée globale de Carl Schmitt."

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  • Réduction ad hitlerum et point Godwin : armes de disqualification massive ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la reductio ad hitlerum, une arme qui commence sérieusement à s'user...

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    Réduction ad hitlerum et point Godwin : armes de disqualification massive ?

     

    Dans les années 1970, Jacques Chirac était dessiné par Cabu en chemise noire dans Le Canard enchaîné, puis Jean-Marie Le Pen en chemise brune en une du Monde sous la plume de Plantu. Est-ce bien sérieux ?

    Ce n’est pas sérieux, mais c’est révélateur. Il est aujourd’hui admis que le nazisme a été le mal absolu (une expression qui laisse d’ailleurs songeur, car on ne voit pas comment il pourrait y avoir quelque chose d’absolu dans les affaires humaines). Pour délégitimer, décrédibiliser, disqualifier, rendre infréquentable un adversaire, il est donc éminemment rentable de laisser entendre ou de prétendre qu’il a quelque chose à voir avec ce détestable régime totalitaire, disparu depuis près de soixante-dix ans, mais qui n’en incarne pas moins toujours le Diable. Rappelez-vous le slogan de mai 68 : « CRS = SS ». Depuis lors, tout ce que l’idéologie dominante voue aux gémonies a été assimilé à « Hitler », lequel a ainsi entamé une belle carrière posthume. On a jeté l’opprobre sur d’immenses écrivains en se focalisant sur un moment passé de leur existence. On a représenté Nasser, Saddam, Kadhafi, Bachar el-Assad et même Poutine comme de « nouveaux Hitler ». On a abusé du raisonnement pars pro toto : « Vous aimez les chiens ? Tiens, tiens, Hitler aussi les aimait beaucoup… » Au fil du temps, ce que Leo Strauss appelait la reductio ad hitlerum est ainsi devenue un procédé économique, car permettant d’éviter tout débat (dans la doxa actuelle, comme vous le savez, il n’y plus d’idées justes ou d’idées fausses, mais seulement des idées « bonnes » ou « mauvaises »), auquel recourent avec une belle régularité tous les esprits paresseux. La conversation est ainsi reconduite à un objet répulsif destiné à susciter l’horreur ou l’effroi, ce qui permet de mettre partout le signe « égal » et de créer des synonymes inexistants. D’où le fameux « point Godwin », ce point que l’on est censé marquer quand on est parvenu à nazifier l’adversaire, sans craindre, tant le procédé est usé, de se rendre soi-même ridicule.

    C’est l’avocat new-yorkais Mike Godwin qui en avait énoncé le principe, en 1990, en observant que plus une discussion dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant Hitler ou le nazisme devient certaine. Aujourd’hui, le délai s’est singulièrement raccourci : compte tenu de l’usure des mots, on monte tout de suite aux extrêmes. Éric Zemmour, Alain Finkielkraut ou Élisabeth Lévy ne sont eux-mêmes pas épargnés : il suffit de recourir à l’inusable antienne de la « haine de soi » pour les représenter en « Juifs antisémites ». Le même procédé s’étend aussi bien sûr aux courants idéologiques, comme en témoignent les grotesques appellations de « rouges-bruns », d’« islamofascisme » ou de « nazislamisme ». Voici deux ans, lorsque l’écrivain Richard Millet avait dû faire face à la meute des critiques, un journaliste hurluberlu n’avait même pas hésité à dire qu’il était « pire que Hitler » ! C’est quoi, « pire que Hitler » ? Plus noir que noir ?

    Ce procès permanent en éternel « retour du nazisme », cette arlésienne de cafés du commerce ont-ils pour seule fonction de délégitimer ceux dont on se refuse à entendre les arguments ?

    Ce peut être aussi, à l’inverse, une légitimation historique rétrospective. Durant la Seconde Guerre mondiale, les démocraties occidentales se sont alliées à un totalitarisme – le communisme soviétique stalinien – pour en abattre un autre – le totalitarisme hitlérien. Il est vital que l’opinion reste convaincue que c’était le bon choix. C’est pourquoi l’inflation de la mémoire du nazisme contraste en permanence avec la suramnésie du communisme. Si critiquable qu’il ait pu être, le communisme doit toujours apparaître comme « moins pire » que le nazisme. Mais la légitimation s’applique aussi aux temps présents, quand il s’agit de faire accepter leur sort à ceux qui pâtissent le plus de l’existence : il faut qu’il y ait un mal absolu pour que l’abjection de la société présente leur devienne acceptable. On ne vit pas dans le meilleur des mondes, mais au moins on échappe au pire !

    Le problème est évidemment que, si le nazisme est partout, il n’est plus nulle part. Faire un incessant parallèle entre Hitler et Le Pen ne revient-il pas à banaliser le nazisme, alors que les mêmes accusent l’ancien président du Front national de faire de même ?

    Il est en effet difficile d’assurer que le nazisme fut un mal absolu, dont le système concentrationnaire a représenté un degré d’inhumanité « unique », et en même temps de prétendre qu’il resurgit partout. Le procédé est en outre des plus pervers, car si le « nazisme », c’est aujourd’hui Marine Le Pen ou Zemmour, beaucoup de gens vont finir par se dire que le nazisme n’était finalement pas si mal que ça ! À cela s’ajoute encore le grotesque de la posture antifasciste à une époque où la résistance à ce fantôme vaut certificat de bien-pensance médiatique, sans faire courir aucun des risques réels que couraient les antifascistes réels au temps du fascisme réel. La banalisation, enfin, est aussi celle des mots. À force d’invoquer le loup, le loup ne fait plus peur à personne. La dévaluation du langage est comme celle de la monnaie : sa valeur d’usage finit par tomber à zéro. Les épithètes autrefois disqualifiantes font maintenant hausser les épaules. « Le nazisme revient » : tout le monde s’en fout. Passons à autre chose !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 12 décembre 2014)

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  • Heidegger et les antinazis de papier...

     Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de Robert Redeker, cueilli sur le site de Valeurs actuelles et consacré à Heidegger. Professeur de philosophie et essayiste, Robert Redeker a récemment publié Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014).

     

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    Heidegger et les antinazis de papier

    À nouveau l’affaire Heidegger occupe les gazettes ! Cette histoire, répétée tous les dix ans, du nazisme de Heidegger — dont témoigne le livre de Peter Trawny, Heidegger et l’Antisémitisme (Seuil) est un marronnier destiné à amuser ceux qui ne s’intéressent pas à Heidegger, qui ne le lisent ni ne le travaillent, ni ne travaillent avec lui. On ne voit pas quel est son intérêt, à part céder à la mode grotesque mais payante de l’antifascisme policier. Une fois que l’on a dit que l’homme Heidegger était nazi, on n’a rien dit du tout ! Ce n’est pas l’homme Heidegger dans son entier qui était nazi, encore moins le philosophe Heidegger, mais le particulier Martin Heidegger, à certains moments de son existence. Heidegger n’était pas “un” nazi, il était par moments nazi. L’article un est ici d’une importance capitale.

    Quant à l’oeuvre philosophique de Heidegger, elle est simplement la plus géniale du XXe siècle, et de loin. Elle est par endroits, elle aussi, “dangereuse”. L’antiheideggérianisme de trop nombreux journalistes et de quelques philosophes en mal de succès est un antinazisme facile, un antinazisme de papier, qui, certes, pour les meilleurs, s’appuie sur une lecture du maître de Messkirch, sans s’accompagner néanmoins d’une méditation de cette pensée.

    Le présupposé des commissaires du peuple ne laisse pas d’être inquiétant : les lecteurs de Heidegger sont des nazis en puissance, autrement dit ce sont des demeurés capables de se laisser contaminer ! Les chiens de garde chassant en meute Heidegger militent avec le même présupposé méprisant quand il s’agit de Céline, de Schmitt, de Jünger et d’Evola. (Carl Schmitt et Julius Evola, voire René Guénon et Ezra Pound sont des auteurs qui demandent de grands efforts à l’intelligence : le présupposé des policiers de la pensée tombe dès lors à côté de la plaque.)

    Les vrais lecteurs de Heidegger savent que cette propagande facile s’attaque à un monstre qu’elle fabrique elle-même, « le sozi de Heidegger », selon la fine invention lexicale de Michel Deguy. Cette notion de “sozi”, amalgame sémantique de “sosie” et de “nazi”, est heuristique, conservant une valeur descriptive s’étendant bien au-delà du mauvais procès intenté au philosophe allemand. Elle est un analyseur de la reductio ad hitlerum appliquée aux auteurs que l’on veut frapper d’expulsion du champ de la pensée. Leo Strauss a pointé les dangers pour la vérité de la reductio ad hitlerum : « Nous devrons éviter l’erreur, si souvent commise ces dernières années, de substituer à la réduction ad absurdum la réduction ad hitlerum. Que Hitler ait partagé une opinion ne suffit pas à la réfuter. »

    Une question s’impose : et si le prétendu nazisme de Heidegger fonctionnait un peu comme l’éloge de Manu, de la société de caste, de la chevalerie germanique, chez Nietzsche, c’est-à-dire comme une machinerie “inactuelle” destinée à exhiber autant qu’abattre “l’actuel”, le dernier homme, l’homme planétaire-démocratique ? Peut-être est-ce une stratégie philosophique de ce type-là qui se joue dans le prétendu nazisme de Heidegger ? Dans ce cas, ce qui paraît inacceptable chez Heidegger aux lecteurs superficiels, aux commissaires politiques de la vertu et au gros animal (l’opinion publique) acquiert le même statut philosophique que ce qui paraît inacceptable chez Nietzsche. Nos antinazis de papier — épurateurs de culture qui se comportent, en voulant exclure les ouvrages de Heidegger des programmes du baccalauréat et de l’agrégation, comme les destructeurs des bouddhas de Bâmyân — s’en rendront- ils compte ?

    Robert Redeker (Valeurs actuelles, 12 novembre 2014)

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