Houellebecq, le grand désanchanteur
On pourrait se contenter de voir en lui un provocateur et un pornographe. Ce serait si reposant, si simple. Considérer que le burlesque même des situations qu'il met en scène, l'accumulation poussée jusqu'à l'absurde de détails pratiques, consignés avec une méticulosité maniaque, le prosaïsme étriqué des motivations de ses personnages, la répétition mécanique de scènes de sexe que l'on croirait directement tirées d'un script de film dénoncent le caractère de farce de son œuvre, de ses fictions. Ce qu'il y a de tragique, avec Michel Houellebecq, c'est qu'à l'image des vidéos que tourne l'un de ses personnages avec des caméras fixées dans la forêt, le long des chemins creux, pour mesurer jour après jour la prolifération des espèces végétales et le passage du temps, ses romans nous présentent le monde dans lequel nous vivons comme dans un miroir. Il n'est pas beau à voir. L'égoïsme le plus monstrueux y est payé par l'amertume et par la solitude, la misère sexuelle côtoie la recherche effrénée de la satisfaction des sens dans un consumérisme mesquin, l'instabilité du désir débouche sur le grand délaissement de l'âme, l'attente d'une mort sans espérance.
On a pu faire avec raison le procès du nombrilisme des romanciers contemporains. Dénoncer l'égotisme qui avait rivé leur regard sur les plus minuscules de leurs états d'âme de bourgeois bohèmes hantés par l'introspection méthodique de leur néant. Les avait cantonnés à des riens ; détournés d'offrir à leurs lecteurs une vision du monde, un tableau de leur temps analogue à ceux qu'avaient brossés les maîtres des siècles précédents: Balzac, Flaubert, Zola, Proust ou Céline. Michel Houellebecq aura réconcilié l'autofiction avec l'art de la fresque, quelque délavées que soient les couleurs de ses compositions.
Depuis la publication d'Extension du domaine de la lutte, en 1994, ses personnages n'ont cessé de nous apparaître comme autant de dédoublements de lui-même. Dans l'affichage de leur exténuation, la cruauté de l'exercice d'autodérision auquel il a paru tenter de faire correspondre, parfois, la dégradation volontaire de ses propres traits, de son visage, se lit le même projet de se faire le chroniqueur de la condition humaine jusqu'à son stade ultime: la disparition progressive des joies de l'existence, la déchéance et la mort.
Il n'en aura pas moins rempli dans le même temps le programme qu'il affecte au peintre autour duquel s'ordonne l'intrigue de La Carte et le Territoire: produire une œuvre dont le propos serait de donner une description méthodique d'un monde en décomposition. Chercher avec Lovecraft la poésie dans la peinture minutieuse du réel, tout en affrontant comme Balzac les grandes révolutions de l'époque - la libération des mœurs, l'émergence de l'individualisme de masse, le transhumanisme, la montée en puissance de l'islam -, pour en donner à voir dans toute leur crudité les développements. Ses Particules élémentaires sont à Mai 68 ce que Les Déracinés avaient été à la naissance de la France républicaine. Plateforme se veut L'Éducation sentimentale de notre temps.
La fadeur de ses personnages, la transparence de sa phrase (telle est sans doute l'origine de son aversion pour Léon Bloy: ce procureur qui prend la pose, ce professionnel de l'indignation qui force inutilement la voix) n'ont pas d'autre raison d'être que de donner à ses observations la froide autorité d'un constat, d'en rendre l'objectivité incontestable.
Le génie de Houellebecq est d'avoir pris appui sur cette affectation de neutralité pour instruire, contre le monde moderne, le procès le plus accablant. Qu'il s'agisse des impostures de l'art contemporain ou des ravages de la psychanalyse, de l'impasse du matérialisme libertaire ou des illusions de la révolution sexuelle, de la mondialisation ouverte à «l'homme du supermarché» par l'ère de la communication, le tourisme de masse et la circulation des biens, de la spiritualité New Age ou de l'épanouissement promis par la «culture de l'entreprise» aux cadres du tertiaire, des faux-semblants de la démocratie représentative ou de la lâcheté des élites devant la montée de l'islam, il aura renversé les idoles et percé les baudruches de l'époque avec une cruauté jubilatoire, un humour d'autant plus ravageur qu'il s'enveloppait dans une impassibilité de clown blanc, une impavidité digne de Buster Keaton.
Les clones de La Possibilité d'une île, comme ceux de l'épilogue des Particules élémentaires, dont ce roman étrange est en quelque sorte le prolongement, n'appartiennent que par de trompeuses apparences à la science-fiction. Ils ne sont ni plus ni moins pour lui que la figure de l'homme moderne poussée jusque dans ses ultimes retranchements: des êtres qui ne sont plus rattachés au réel que par des connexions virtuelles, des monades affranchies de tout passé, tout héritage, tout avenir, tout contact physique, tout lien ; ignorants ce que c'est que le rire, l'amour, la souffrance, le bonheur ou la compassion.
«Les joies de l'être humain nous restent inconnaissables, ses malheurs à l'inverse ne peuvent nous découdre, confesse l'un d'entre eux dans une mélopée d'hexamètres baudelairiens. Nos nuits ne vibrent plus de terreur ni d'extase ; nous vivons cependant, nous traversons la vie, sans joie et sans mystère, le temps nous paraît bref.»
Conspué par les bien-pensants, mais reconnu, quand même, par la société du spectacle, couronné par le Goncourt et célébré aujourd'hui par l'exposition de ses photos au Palais de Tokyo, Michel Houellebecq aura multiplié les masques - comme autant de pieds de nez à ceux qui proclament leur admiration envers une œuvre dont ils ne semblent pas comprendre toujours toute la signification - pour échapper à la lapidation qu'aurait dû lui valoir la férocité du portrait qu'il faisait d'une époque qui se rengorge de sa curiosité universelle, mais n'aime, en définitive, qu'elle-même: il aura campé au cœur du cloaque dont il détaillait les puanteurs avec un art inégalable de brouiller les pistes, de mener avec les idées à la mode un double jeu permanent.
Dans une vision toute pascalienne de la misère d'un monde privé de la Grâce, le deuil d'une chrétienté à ses yeux à jamais défunte, il semble nous dire que la partie est jouée et qu'elle est perdue sans retour. Son plus grand mérite tient à ce qu'il n'aura jamais cessé de faire affleurer, pourtant, lointaines, inaccessibles, les valeurs éternelles auxquelles tendait son moi profond.
Le «royaume perdu» d'une enfance que n'aurait pas saccagée l'égoïsme féroce de ceux qui lui ont tenu lieu de parents ; la figure volatile et tendre d'une femme rendue à sa vocation de mère, de jeune fille, d'épouse, d'amante ; la nostalgie d'une société fondée sur la confiance, le lien féodal d'homme à homme ; la beauté de l'accomplissement par le don ; le désir d'un Dieu transcendant qui viendrait ordonner le chaos, donner aux plus tristes de nos vies un sens.
Et la figure de l'amour vrai, inconditionnel, émergeant, çà et là, comme une fleur d'eau flottant, miraculeuse, à la surface boueuse d'un étang. C'est parfois un alexandrin dissimulé dans sa prose. Ailleurs une caresse, un regard, une main tendue qui démentent, au détour d'un chapitre, l'étalage de cynisme et d'indécence dont il fait profession. Plus explicites encore, quelques quatrains, où la certitude de n'être lu, compris, que par le petit nombre l'autorise soudain à cette confidence:
«Nous voulons retourner dans l'ancienne demeure / Où nos pères ont vécu sous l'aile d'un archange, / Nous voulons retrouver cette morale étrange / Qui sanctifiait la vie jusqu'à la dernière heure. / Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l'existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l'éternité.»
Prophète désenchanté des lendemains glaçants, Michel Houellebecq est, parfois, accusé d'être réactionnaire. Il est, définitivement, beaucoup mieux que cela: antimoderne.
Michel de Jaeghere