Google ou la route de la servitude
Le numérique pénètre peu à peu tous les aspects de notre existence, accroissant de fait une dépendance de plus en plus absolue à ses outils et à ceux qui les fournissent : après avoir relié les gens aux savoirs, puis les gens entre eux, ce seront demain les objets qui pourront communiquer.
La masse formidable des données désormais collectées ne concerna plus seulement les comportements de l'internaute sur Internet, mais bien les comportements réels dans le monde physique. A terme, rien ne sera plus inconnaissable : votre utilisation du réfrigérateur, les lumières que vous allumez, la musique que vous écoutez dans votre salon, vos moindres déplacements (à pied ou en voiture), etc. L'interconnexion entre les mondes numérique et physique qui est la phase à laquelle nous assistons désormais est évidemment riche de promesses pour notre confort.
Mesurons-nous cependant suffisamment toute la menace que représente un monde entièrement connecté ? Il ne s'agit pas ici d'une crainte diffuse de l'innovation, mais d'un constat rationnel que tout observateur peut formuler. La menace porte en effet un nom et des couleurs : Google. L'objectif de la firme californienne est de mettre la haute main sur ce monde connecté, qui est en train de devenir notre monde tout court. Le faisceau d'indices est à cet égard particulièrement clair.
Passons sur la politique délibérée de la firme visant à échapper à l'impôt, qui traduit simplement l'état d'esprit d'une organisation qui ne se reconnaît aucun maître et aucune dette vis-à-vis de la société. Le projet hégémonique de Google est exposé avec cynisme : selon les propres termes de son fondateur et dirigeant, Larry Page, il s'agit « d'organiser toute l'information du monde ». Il est mis à exécution avec méthode. A partir de son quasi-monopole sur les moteurs de recherche, 95 % en Europe, Google parvient à faire monter en puissance ses propres services aux dépens des autres entreprises.
DOMINATION ET CONTRÔLE
Google s'impose ainsi comme le médiateur universel dont il va être impossible de se passer : les entreprises ne pourront vendre sans elle, les consommateurs pas accéder aux offres. Le verrouillage est total, enjambant sans difficulté les institutions et les régulations. Les entreprises doivent se soumettre et verser leur redevance, ou accepter de voir leur marché se réduire ; les consommateurs doivent passer par les services du géant californien en échange de toutes leurs données personnelles, ces dernières renforçant une puissance de ciblage publicitaire ensuite revendue aux entreprises.
En investissant massivement dans les outils liés à la localisation, en développant les outils mobiles de demain (Google glass par exemple) ou en équipant les voitures avec son logiciel d'exploitation Android, Google cherche à préempter dès maintenant toutes les interfaces connectées que nous utiliserons pour nous repérer et agir dans le monde physique.
La firme veut ainsi reproduire dans le réel la domination qu'elle possède déjà dans le monde numérique : à terme, elle cherche à contrôler le restaurant qui nous sera indiqué quand nous marcherons dans la rue, le mode de transport que nous choisirons, les monuments que nous visiterons, etc. Nous ne verrons ainsi du réel que ce que Google voudra bien nous montrer, exactement comme la société ne nous montre d'internet que ce que son algorithme veut bien nous montrer.
Certains s'inquiètent de cette domination grandissante, Google n'a cure des menaces et des reproches, poursuivant sa route en véritable rouleau-compresseur repoussant méthodiquement les limites de l'admissible. Abus de position dominante, fiscalité, vie privée, droit d'auteur, contribution à la création, pluralisme : toutes les règles sont piétinées avec insolence. Et le Commissaire Almunia vient de céder de façon spectaculaire face au lobbying intense de la firme de Mountain View.
LE POUVOIR DE FAIT
Sacrifiant les intérêts des entreprises européennes obligées de subir le droit de vie ou de mort détenu par le géant californien, l'homme de la concurrence prompt, à défaire les champions industriels de notre continent, aura montré sa terrible méconnaissance des enjeux politiques à l'œuvre et fait plié l'échine à l'Europe devant une force géopolitique d'une puissance inédite.
Google sait que bientôt il n'aura même plus à faire semblant de répondre aux autorités, car il aura le pouvoir de fait. Un pouvoir dont aucun Etat ni groupe d'Etats ne peut aujourd'hui rêver.
Alors que la firme a fait en janvier 2014 l'acquisition de Deep Mind, une société dont le but est de créer une intelligence artificielle supérieure à l'homme, il est devient réellement urgent d'engager une réflexion collective sur les conditions de défense de notre liberté contre cette tyrannie qui vient.
L'axe Franco-allemand qui se renforce actuellement autour d'un Internet responsable et créateur de dynamisme entrepreneurial devrait en toute logique trouver là un de ses thèmes de travail fécond pour une Europe conquérante.
Pascal de Lima (Le Monde, 3 avril 2014)