Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

friedrich nietzsche

  • Du côté de Schopenhauer...

    Les éditions Gallimard viennent de publier une nouvelle traduction de l’œuvre majeure d'Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation. La pensée d'Arthur Schopenhauer (1788-1860) a influencé de nombreux auteurs comme Nietzsche et Freud ou, plus récemment, Cioran et Michel Houellebecq.

    Schopenhauer_Le monde comme volonté et représentation.jpg

    " En France, la découverte de Schopenhauer (1788-1860) au tournant des années 1880 provoque une fièvre qui excède les débats philosophiques habituels. Maupassant choisit pour guide ce professeur de pessimisme et de noirceur. Il hante certains personnages de Huysmans, résignés à admettre avec lui que la vie de l’homme oscille entre la douleur et l’ennui. On est sommé de se positionner par rapport à Schopenhauer, parce que sa philosophie engage radicalement le sens de l’existence. Le Monde comme volonté et représentation est le « grand livre » de son auteur. Celui-ci y ferraille avec les idées de Platon et de Kant, tout en prenant au sérieux l’apport récent des orientalistes et en tirant des implications considérables des Upanishad. Mais ce livre polyglotte commente aussi Cervantès, Shakespeare, Calderón, La Rochefoucauld, Swift, Voltaire, Chamfort, Byron, Goethe ou Leopardi. Il donne corps à une pensée dont on sent bien qu’elle n’avait jamais été formulée jusqu’ici et qu’elle n’est pas de celles que l’on dépasse. Selon Nietzsche, il n’y a chez Schopenhauer ni affectation ni rhétorique : c’est un « discours droit, rude et bienveillant », porté par un « naturel inimitable » et « une vigoureuse aisance ». La présente traduction relève le défi de rendre la puissance de la langue de Schopenhauer, qui fascina Kafka et Borges, tout en respectant l’unité de son vocabulaire philosophique. "

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • Tour d'horizon... (262)

    Offiziere_Beobachtung.jpg

    Au sommaire cette semaine :

    - sur le site du Centro Studi La Runa, une conférence d'Alain de Benoist donnée à Milan et consacré au dialogue qui s'est tenu entre Ernst Jünger et Martin Heidegger sur la question du nihilisme...

    Jünger, Heidegger et le nihilisme

    Jünger_Heidegger.jpg

    - sur Youtube, la lecture par Michael Lonsdale de la première partie du prologue de "Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietzsche...

    Lonsdale-Nietzsche.jpg

    Lien permanent Catégories : Tour d'horizon 0 commentaire Pin it!
  • Fight club, vingt-cinq ans plus tard...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Bernard Van Beuseghem, consacré au film Fight Club, que son auteur a publié dans la revue flamande TeKoS et qui a été traduit par le site Euro-Synergies.

     

    Fight Club 2.jpg

    25 ans plus tard - "Notre grande guerre est une guerre spirituelle. Notre grande dépression est notre vie" (Tyler Durden - Fight Club)

    Il y aura 25 ans cette année que Fight Club, adaptation cinématographique du roman culte de Chuck Palahniuk, est sorti en salles. Le film a suscité une énorme controverse en raison de sa violence, de la subversion du machisme par l'acteur principal Brad Pitt et de son humour noir déconcertant. L'un des éléments les plus choquants de cette grandiloquence cinématographique est sans aucun doute la provocation narrative dans laquelle l'excès de graisse des femmes aisées, aspiré par liposuccion, renaît sous la forme d'un rituel grotesque, celui des savons précieux. Satire macabre de la culture de consommation et de l'obsession de la perfection extérieure, le corps lui-même devient une marchandise, une sculpture d'autoglorification dans le temple dystopique du capitalisme. Des critiques influents comme Roger Ebert, lauréat du prix Pulitzer, l'ont qualifié de "film de stars le plus direct et le plus joyeusement fasciste depuis Death Wish". Alexander Walker l'a qualifié d'attaque intolérable contre la décence personnelle et la société elle-même.

    Malgré la déception financière au box-office, Fight Club est devenu, grâce aux ventes de DVD, un film culte, une symphonie subversive qui, 25 ans plus tard, résonne encore dans les sombres cavernes de l'esprit cinéphile.

    L'histoire

    Même dans ce crépuscule contemporain, Fight Club conserve son pouvoir inéluctable, en tant qu'artefact d'une époque particulière: les années 1990. Une période imprégnée de "fin de l'histoire", où les idéologies ont très vaguement subsisté comme des graffitis effacés sur les murs de la conscience collective. L'apogée du capitalisme, sans contrepoids, s'est répandu à travers le monde comme une ombre imparable, et Fight Club est devenu un écho de cette époque, un reflet brut du vide existentiel qui s'est manifesté au milieu de la façade clinquante de l'excès consumériste.

    L'œuvre de Palahniuk et son pendant cinématographique pénètrent le cœur sinistre d'une époque où l'individu est pris dans les paradoxes de la liberté et de l'aliénation, dans un monde où le seul "club" qui sévit est celui des consommateurs. À la fin des années 1990 aux États-Unis, le consumérisme semble proliférer comme un cancer, une entité globale qui imprègne le tissu de la civilisation occidentale au point que la publicité ne se voit plus, mais qu'elle est devenue un élément incontournable de l'atmosphère, aussi invisible et omniprésent que l'air que nous respirons sans y penser. Le narrateur, un trentenaire anonyme, dépourvu d'identité et empêtré dans les réseaux de ce qu'il décrit cyniquement comme son "cocooning Ikea", lutte contre les nuits blanches, au cours desquelles l'obsession de la multinationale suédoise pour les meubles domine ses pensées comme un mantra irrésistible. Il chuchote au spectateur la vacuité désespérante de son existence, dans laquelle l'ombre de la superficialité agit comme un compagnon constant. Le narrateur, interprété par Edward Norton, travaille comme coordinateur de "rappel" et s'occupe des réclamations, ce qui l'oblige à beaucoup voyager professionnellement. Le spectateur assiste à une succession d'aéroports, de chambres d'hôtel et de bars. Tout se ressemble. Le lecteur attentif devrait regarder le début du film et lire les premières pages de ce livre-culte que fut Le Système à tuer les peuples de feu Guillaume Faye. On y trouve de fortes et curieuses similitudes (1).

    Il y règne un individualisme pathologique, où les émotions authentiques se noient dans un océan d'aliénation. Pour le narrateur, le réveil n'est pas une transition en douceur, mais plutôt une confrontation brutale avec la réalité déchirante d'un monde où les sens sont enivrés par l'odeur enivrante de la superficialité. Son voyage commence dans l'ombre de l'anonymat, là où les autres malades du cancer des testicules s'unissent comme des guerriers silencieux dans une guerre contre un ennemi invisible. Une métaphore, implacable et tranchante comme un couteau chirurgical, de la castration que subissent les hommes dans cette société contemporaine. À l'époque, la "masculinité toxique" n'avait pas encore été élue terme hipster de l'année.

    Les rencontres avec ces guerriers anonymes constituent un rituel de renaissance, une initiation à un monde où les émotions brutes de l'existence humaine ne sont plus étouffées par le capitalisme. En embrassant des étrangers, le narrateur découvre une humanité perdue, une rébellion subtile contre l'isolement qui maintient l'homme moderne dans la prison qu'il s'est lui-même créée.

    La conscience naissante de sa propre aliénation, comme un voile qui se lève lentement, prend vie. Son alter ego, Tyler Durden (Brad Pitt), prononce des mots qui résonnent comme un écho dans les cavernes de son âme: "Les objets que nous possédons nous possèdent en fin de compte". Une révélation qui dénoue les chaînes de la possession et de la consommation, dans laquelle le narrateur se reconnaît comme une marionnette entre les mains d'un jeu capitaliste qui détermine ce qu'il possède et, en fin de compte, ce qui le possède.

    Dans ce cauchemar éveillé, le narrateur réalise que la véritable liberté ne réside pas dans l'accumulation de biens matériels, mais dans la libération de l'âme de l'emprise étouffante du culte de la consommation. Il s'agit d'une quête d'authenticité dans un monde imprégné d'illusions, où l'étreinte d'un étranger peut avoir plus de sens que le confort apparent des possessions. Face à son propre démantèlement, le narrateur commence enfin à découvrir ce que signifie être vraiment humain, dans toute sa vulnérabilité et sa beauté.

    Dans l'ombre d'un monde imprégné de dogmes capitalistes, le désir de libération germe comme une graine qui attend le bon moment pour pousser. La prise de conscience s'impose: l'identité, telle une marionnette suspendue aux ficelles des multinationales, doit être détruite pour laisser place à l'émergence d'une réalité nouvelle et brute. Mais l'esprit, englué dans l'alliance toxique du consumérisme et des antidépresseurs, se révèle un guide peu fiable dans cette quête d'une existence éveillée.

    Ce n'est donc pas sur l'esprit qu'il faut agir en premier lieu, mais sur le corps prisonnier du cocon étouffant de la consommation et de l'apathie. C'est là que commence la catharsis de la chair, une renaissance radicale qui se déploie sous la forme du Fight Club. Le refoulement de pulsions longtemps cachées devient un volcan d'émotions brutes, où le narrateur et ses compagnons brisent les normes d'une civilisation occidentale dominée par le contrôle de soi et la retenue.

    Le claquement des poings, le bruit des corps qui s'entrechoquent comme une symphonie de chaos non censuré, deviennent des rituels de rébellion contre les limites rigides d'une société qui étouffe la liberté individuelle. Dans la violence apparente du Fight Club, le narrateur découvre une forme paradoxale de maîtrise de soi, un retour aux instincts primitifs qui définissaient autrefois les humains avant qu'ils ne soient étouffés par les chaînes de la civilisation.

    La phase du Fight Club est considérée comme une auto-inflammation rituelle qui réveille le corps et le libère des entraves qui le maintenaient en cage. Mais ce n'est qu'un prélude, un prélude à un projet plus vaste, le projet "Chaos". Ici, le corps est transformé en arme, un instrument qui suscite l'émotion et transcende la raison. Dans cette révolte de la chair et des sentiments, un nouvel ordre naît, non pas de la raison, mais des forces primitives qui sommeillent dans l'ombre de l'âme humaine.

    Analyse et critique

    Inévitablement, au fil des années, nous avons eu droit à d'innombrables analyses du livre et du film. Le philosophe et sociologue Herbert Marcuse (1898-1979) et même Friedrich Nietzsche (1844-1900) y ont été mêlés comme si de rien n'était. Certains l'ont qualifié de film contre la société de consommation et ont cité le philosophe français Jean Baudrillard (1929-2007). D'autres ont qualifié le film de nihiliste, de carrément fasciste et de reflet d'un national-socialisme "à venir". Bon, mais qu'est-ce qui ne l'est pas de nos jours ?

    Ce que Fight Club nous apprend finalement, selon d'autres, c'est qu'un projet révolutionnaire sans vision réelle de ce que serait une société post-capitaliste est voué à l'échec. On fait souvent le parallèle avec le magistral Joker de Todd Philipps, sorti 20 ans plus tard. Après tout, le monde dépeint dans les deux films est aussi celui des masses à la recherche d'un leader autoritaire en temps de crise. Il est d'ailleurs frappant de constater qu'à la sortie de Joker, les opinions ont soudain commencé à changer. Soudain, il s'agissait d'un film "dangereux, sombre", etc.

    Fight Club, dans toute sa gloire sardonique, embrasse la folie comme une rencontre avec l'essence brute et non polie de l'existence. Tyler Durden, tel un mentor démoniaque, chuchote des suggestions à l'oreille du narrateur, braquant les projecteurs sur l'hypocrisie de la façade humaine. "Soyez authentique dans le monde déshumanisant du capitalisme", peut-on lire dans la philosophie intrépide qui serpente dans le film comme un œil qui cligne de l'œil. Une philosophie qui semble moins destinée à plaire qu'à provoquer. Restons-en là.

    Bernard Van Beuseghem (Euro-Synergies, 3 février 2024)

     

    Notes:

    (1) Guillaume Faye, Le Système à tuer les peuples, Editions Copernic 1981, Paris, 189 pp.

    Lien permanent Catégories : Films, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Nietzsche et les nationalistes français...

    Les éditions Perspectives Libres viennent de publier un essai de Julien Dupré intitulé Nietzsche et les nationalistes français, avec une préface d'Olivier Dard. Diplômé en science politique, en philosophie et en histoire-géographie, l'auteur enseigne aujourd’hui les humanités en Île-de-France.

     

    Dupré_Nietzsche et les nationalistes français.jpg

    " Philosophe sans système à l’influence protéiforme, Nietzsche a souvent été accusé d’avoir vu sa pensée être utilisée par les allemands pour nourrir leur impérialisme. On sait moins qu’il fut reçu et commenté dans le corpus du nationalisme français tant chez les élèves de Maurras et de Barrès que chez les renégats comme Drieu la Rochelle. Cette étude comble un vide historique et ouvre la voie à de nouvelles recherches pour comprendre le nationalisme français. "

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • Nietzsche en perspectives...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre le Vigan, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à une mise en perspectives de Nietzsche.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

     

    Nietzsche 2.jpg

    Nietzsche en perspectives

    « Je n’ai pas toujours été l’homme que je suis. J’ai toute ma vie appris pour devenir l’homme que je suis, mais je n’ai pour autant pas oublié l’homme que j’ai été, ou à plus exactement parler les hommes que j’ai été. Et si entre ces hommes-là et moi il y a contradiction, si je crois avoir appris, progressé, changeant, ces hommes-là quand, me retournant, je les regarde, je n’ai point honte d’eux, ils sont les étapes de ce que je suis, ils menaient à moi, je ne peux pas dire moi sans eux. »

    Aragon, Les Lettres Françaises, n° 771, 30 avril-6 mai 1959

     

    On a beaucoup dit que  Nietzsche était l’homme qui mettait le monde en perspectives. D’où le nom de perspectivisme donné à sa pensée. Il faudrait ajouter qu’il voit les choses de haut, mais que cela ne l’empêche pas d’avoir les pieds bien posés sur terre. Et parfois ancrés dans la boue même qui est le propre de l’humanité. Nietzsche est l’homme qui marche. C’est un arpenteur. L’homme qui parcourt les paysages et les découvre [1] . On ne le dira jamais assez : Nietzsche est un penseur du réel.

    Qu’est-ce que le perspectivisme philosophique ? C’est l’affirmation comme quoi une vérité n’est telle qu’à partir d’une perspective, ou, si l’on préfère, d’un point de vue. Comme un paysage que l’on observe d’un promontoire, avant de s’y engager. Et pour s’y engager. Une vérité n’est telle, donc, que par rapport à un point de vue. Relativement à celui-ci. Conclusion provisoire : le perspectivisme implique un relativisme. Comme il y a différents points de vue possibles, le perspectivisme implique l’existence de différentes vérités possibles. Ou, si l’on préfère, de différents sens possibles du monde et des actes des hommes dans le monde. « [le monde] n’a pas de sens derrière lui, mais d’innombrables sens. ‘’Perspectivisme’’ », nous dit Nietzsche (Fragments posthumes, 1886 et Gai savoir, par. 374).

    Le perspectivisme est un phénoménisme. Les choses n’existent que mises en perspectives, sous forme de phénomènes. Les choses existent « pour-soi » (c’est cela la perspective, puisque c’est nous qui la donnons) et sans « en-soi » (ce que Kant appelle les noumènes, par opposition aux phénomènes). Emmanuel Salanskis nos apprend, à la suite de Robin Small, que Nietzsche a confronté sa pensée à celle d’un certain Gustav Teichmüller, lui aussi professeur à l’Université de Bâle, au moment où Nietzsche y enseignait (E. Salanskis, « Le perspectivisme de Nietzsche. Philosophie de la réalité, méthode de travail », texte disponible sur internet, open edition books).

    Gustav Teichmüller, auteur de divers travaux dont des Recherches aristotéliciennes (3 volumes) est l’auteur d’un ouvrage visant à donner de « nouveaux fondements à la métaphysique », ambition vieille comme le monde, en tout cas vieille comme le monde des idées.  Pour Teichmüller, nous avons cherché l’être dans la matérialité des choses, alors qu’il n’existe que dans notre conscience de nous-mêmes. Pour le dire autrement, nous nous pensons d’abord comme sujet pensant (Descartes) et nous cherchons ensuite la substance des choses, alors que c’est celle-ci qui devrait préexister à la conscience que nous avons de nous-mêmes. Nos représentations du monde ne sont donc que des perspectives, des projections de notre moi.  C’est là leur faiblesse. Ces représentations ne touchent pas à la substance de l’être. Elles ne sont que des « points de vue ». Des images. Celles-ci, les apparences, seraient distinctes de la réalité.  Et c’est cette réalité qu’il faudrait connaitre, au-delà des apparences, au-delà des « perspectives », au-delà des simples et trompeurs « points de vue ». Nous projetons donc sur les choses un concept de vérité, ou un concept d’être, qui passe par nous, par notre propre conscience d’être nous-même. Et c’est en quoi nous avons tort. Voilà ce que nous dit G. Teichmüller.

    Nietzsche s’intéresse beaucoup à cette façon de voir de Teichmüller. Il la résume ainsi : « [Le langage] croit au ’’moi’’, au moi comme être, au moi comme substance, et projette la croyance au moi-substance sur toutes les choses. C’est seulement ainsi qu’il crée le concept de ’’chose’’ […] Partout l’être est ajouté par la pensée, glissé comme soubassement en tant que cause ; c’est seulement de la conception du ’’moi’’ que découle, à titre dérivé, le concept d’ ’’être’’ » (Le crépuscule des idoles, « La ’’raison’’ en philosophie », par. 5). Mais Nietzsche ne suit pas Teichmüller dans son postulat de départ : l’idée que l’homme croit à son propre moi-substance. Selon Nietzsche, nous savons quelle perspective nous donnons aux choses bien plus que nous ne savons ce que nous sommes. « (…) l’homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus mauvaise et la plus superficielle ; – car c’est cette pensée consciente seulement qui s’effectue en paroles, c’est-à-dire en signes de communication, par quoi l’origine même de la conscience se révèle. » (Gai savoir, par. 354). La conscience de soi est une illusion.

    Non seulement la matière est une projection de la pensée, mais pour Nietzsche, le moi lui-même est une « construction de la pensée » (Fragments posthumes, 1885). « Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes. » (Généalogie de la morale, avant-propos). Le « moi » comme point de départ d’un point de vue est donc une « fiction ». Elle crée une stabilité fictive (le sujet), stabilité nécessaire mais arbitraire, utile pour rendre le monde connaissable en fonction de nos projets. L’ego, celui de Descartes et de Teichmüller, est donc une fiction. « Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut ’’je pense’’. Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une ’’certitude immédiate’’. » (Par-delà bien et mal, par 17). Ca pense : voilà tout ce que l’on peut dire.

    Mesurons la révolution nietzschéenne. Pour Descartes, dans le « Je pense », le « Je » est premier. Je suis « moi » avant de penser, même si penser permet de le vérifier. Pour Nietzsche, l’existence de la  pensée est le fait premier. Encore une fois : « ça pense » plutôt que « je pense ». Même si cette pensée passe par moi. Je suis un vecteur de communication. La certitude est que « ça pense », de même que « ça vit ». Qui pense ? Qui vit ? Cela reste à voir. Mais du coup, si le « Je » de « Je pense » est une fiction (certes bien commode), le monde n’est que points de vue. Il n’est donc qu’apparences, il n’est donc que phénomènes. Dans ce cas-là, l’homme « est la mesure de toutes choses », comme l’affirmait Protagoras. Ce qui est une façon de dire que les choses n’ont aucune mesure objective, qu’elles ne sont connaissables que subjectivement, du point de vue de chacun.  Car l’homme ? Quel homme ? Il n’a pas une mesure unique. On le voit bien quand on parle d’un « habitat à l’échelle de l’homme ». Il y a des hommes qui aiment vivre au cinquantième étage d’une tour, avec une vue dégagée. Ne sont-ils pas des hommes ? Sous l’Antiquité, on construisait déjà des immeubles très hauts. Question de goût. Il n’y a pas de mesure de l’homme. 

    Voir les choses en perspective donc, selon un certain angle de vue, selon la position qui est la nôtre. Non seulement les choses ne peuvent être vues « en-soi » mais seulement selon différents points de vue, mais il faut aller plus loin. Les choses n’existent que… du point de vue des points de vues.  C’est-à-dire qu’elles n’existent que mises en perspective (d’où le terme de perspectivisme). C’est ce que refuse Teichmüller, le condisciple enseignant de Nietzsche, qui veut retrouver l’être sous les apparences. C’est au contraire cette hypothèse des apparences comme seule réalité dont Nietzsche va faire une thèse. Pour tout dire : c’est sa thèse centrale.

    Pour Nietzsche, « il n’y a pas de choses en soi » (Fragments posthumes, 1885). « Il n’y a pas de chose en soi, pas de connaissance absolue ; ce caractère perspectiviste et illusoire est inhérent à l’existence. » (La volonté de puissance, II, trad. Geneviève Bianquis). On ne peut connaitre en soi les choses, et de ce fait, rien ne permet de dire qu’elles existent en soi. La perspective, y compris les erreurs de perspective, que Nietzsche appelle les « tromperies » fait partie de la réalité des choses. Ce qui est réel, ce sont les apparences. Non seulement c’est une vérité épistémologique – on ne peut connaitre les choses que sur la base de leur apparence – mais c’est  une vérité ontologique – il n’y a de réalité des choses que dans leur apparence.

    L’opposition entre un « vrai monde » et un « monde apparent » est donc une « fable », et une méchante fable (Crépuscule des idoles, « La ’’raison’’ dans la philosophie »).   Il n’y a de vérité que l’apparence. Pour le dire autrement, il n’est même pas sûr qu’existe un « monde apparent ».  Il n’existe que l’apparence du monde. Nietzsche nous parle du « vrai monde », ou du « monde-vérité » : « Le ’’vrai monde’’  – une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, – une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la ! Nous avons supprimé le ’’vrai monde’’ : quel monde est-il resté ? Peut-être le mode apparent ? Mais non ! Avec le vrai monde, nous avons supprimé le monde apparent ! » (Crépuscule des idoles, « Comment, pour finir, le ’’monde vrai’’ devient une fable »). Si on enlève au monde sa perspective, il ne reste rien.

    On peut objecter à Nietzsche que la mise en perspective de tout n’est jamais qu’une perspective parmi d’autres. Nietzsche connait cette objection. La perspective est pour lui la vérité du monde. « Il n’y a pas de fait, seulement des interprétations » (Fragments posthumes, fin 1886-printemps 1887).  C’est aussi dans la mesure où interpréter le monde en fonction de multiples perspectives permet de mieux comprendre ce monde que Nietzsche valide son perspectivisme. Ici, c’est l’épistémologie qui valide l’ontologie, même si cette dernière, en tant que perspectivisme, est une anti-ontologie. La seule chose qui serait, en somme, « objective », c’est la supériorité de la méthode perspectiviste (le « pour-soi ») en termes de connaissance sur les méthodes prétendant connaitre les choses « en-soi ».

    S’il y a une objectivité que Nietzsche accepte (et c’est sans doute la seule), c’est celle qui relève de la justice intellectuelle (le terme est de Nietzsche), de l’équité intellectuelle, de l’honnêteté intellectuelle. S’il y a une « objectivité » que Nietzsche récuse, c’est celle qui consisterait à être en surplomb des choses, à ne pas « prendre parti », à être contemplatif. « Contemplation désintéressée : un monstre conceptuel et un contresens. » écrit-il (Généalogie de la morale, III, par. 12). Exemple : quand nous trouvons qu’une femme est belle, c’est que nous la désirons. Aucune femme n’est belle objectivement. C’est toujours notre perspective qui nous fait la trouver belle. En conséquence : plus nous désirons ou admirons une chose, plus nous multiplions les points de vue sur cette chose, et mieux nous la connaissons. Plus il y a de perspectives développées sur une chose (ou sur un être), mieux nous approchons de sa vérité. Si le mot « objectivité » a un sens, cela ne peut être que cela : la multiplication des perspectives. La nécessité de cette multiplication. Enrichir la connaissance de partis pris, c’est la seule « objectivité » qui soit à notre portée. Une objectivité engagée ? C’est bien cela.

    Il est nécessaire de multiplier les points de vue : c’est bien pourquoi il est, à un moment donné, nécessaire de multiplier les points de vue opposés, de peser le pour et le contre. Fuite dans l’indécision ? Non. Exercice de rigueur. Un exercice d’ascétisme intellectuel. Et de maîtrise des passions.  Il faut « vouloir voir autrement » (Généalogie de la morale).  Décentrer les points de vue. Mais si tout est relatif aux points de vue que l’on adopte, ce n’est pas pour autant que Nietzsche défend le relativisme au sens de l’équivalence des points de vue.  Tout ne se vaut pas. En ce sens, Nietzsche n’est pas un sceptique, et encore moins un nihiliste. Il s’agit pour Nietzsche de choisir ce qui accroit « l’épanouissement humain »  et de se détourner de ce qui l’entrave. Car, à la bonne perspective correspond la bonne ampleur des actions, et la grande politique, celle des peuples, des héros et de soi. « (…) la puissance, le droit et l’ampleur de perspectives grandissent tout ensemble. » (Humain, trop humain, préface, par. 6).

    Connaître et agir : c’est tout un. Réfléchir et agir : cela va ensemble. Il ne s’agit pas de suspendre notre jugement (scepticisme et épochê, c’est-à-dire parenthèse épistémologique). Il s’agit d’en affirmer un, arbitraire mais pas hasardeux : il doit aller dans le sens de la vie forte. Affirmer une perspective est « la condition fondamentale de toute vie » (Par-delà bien et mal, préface). Quant au nihilisme, il n’échappe pas à l’ouverture d’une perspective, aussi sinistre soit-elle. Le nihilisme est en effet soit fatigue de vivre, soit « volonté de néant » (plus que néant de la volonté). C’est encore une volonté mais au service de l’envie forcenée d’entrer dans un tunnel qui ne mène nulle part.

    *

    Voilà donc le chemin dans lequel s’est engagé Nietzsche. Réhabiliter les apparences. Son confrère universitaire Gustav Teichmüller voulait rabattre le monde apparent sur le monde réel. Friedrich Nietzsche explique, au contraire, que seul le monde apparent est réel. Plus précisément (la vérité s’approche par approximations et petits pas – des pas de colombe), seul le monde des choses qui nous apparaissent est réel. La question n’est pas de savoir si ce qui apparait est pleinement réel (ou pleinement vrai) : rien d’autre, de toute façon, ne nous apparaitra que des apparences. Le choix est simple : soit nous croyons aux apparences, soit nous ne croyons à rien (rien : nihil). On connait la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. C’est une bonne formule. Les apparences donc, les choses telles qu’elles nous apparaissent quand nous les mettons en perspective : c’est cela et rien d’autre. Pour le dire, encore, autrement, l’autre de « c’est cela », c’est le rien. La question est alors de savoir ce que valent les apparences les unes par rapport aux autres. Elles sont vraies, elles sont réelles. Certes. Mais sont-elles nobles ? C’est la question de la valeur, notre vieille compagne, que nous retrouvons encore et encore. Elle sera à nos côtés. Toujours.

    Pierre le Vigan (Site de la revue Éléments, 12 décembre 2023)

     

    Note :

    1 – Comment ne pas citer ici Le journal retrouvé de Friedrich Nietzsche, de Philippe Granarolo, L’Harmattan, 2022 ? Une savante et allègre évocation des voyages de Nietzsche. 

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Les fulgurances de Nietzsche...

    Dans ce nouveau numéro de l'émission de TV Libertés, « Les idées à l’endroit », Rémi Soulié, pour évoquer la figure de Friedrich Nietzsche, reçoit Philippe Granarolo, philosophe, spécialiste de Nietzsche, auquel il a consacré sa thèse de doctorat et de nombreux ouvrages dont "L'individu éternel - L'expérience nietzschéenne de l'éternité", Pierre Le Vigan, essayiste ("Achever le nihilisme", "Avez-vous compris les philosophes ?") et François-Régis Ribes, neuropsychologue ("Les cartes de la transcendance - Héritage du kantisme").

     

                                            

    Lien permanent Catégories : Débats, Multimédia 0 commentaire Pin it!