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david engels - Page 8

  • Les Anneaux de pouvoir : il faut sauver la Terre du Milieu !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Marc Obregon cueilli sur le site de L'Incorrect et consacré à la série intitulée Les anneaux de pouvoir, "inspirée" par l’œuvre de Tolkien et diffusée par Amazon. Les craintes exprimées par David Engels dans un entretien voilà quelques mois étaient pleinement justifiées...

     

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    Les Anneaux de pouvoir : il faut sauver la Terre du Milieu

    On n’en rêvait pas, Jeff Bezos l’a fait : la Terre du Milieu version Amazon sera donc parcourue de rastas, d’hobbitesses girl power et de naines noires avec l’accent de Brooklyn. Ce contre quoi Peter Jackson s’était courageusement battu tout au long de la production du Seigneur des Anneaux. Non-content d’être les témoins impuissants de cette mise à sac de l’héritage tolkienien, il faudrait encore l’applaudir. C’est du moins ce que pense Olivier Lamm dans une tribune délirante publiée sur le site de Libération. Nous ne lui ferons pas ce plaisir.

    On peut tout de même rappeler une chose à Libération : les récits légendaires et mythologiques sont, par définition, enracinés dans une terre et dépendants d’un socle ethnique. La mythologie créée par Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux est certes un formidable syncrétisme mais elle puise essentiellement dans des récits folkloriques du nord de l’Europe : le monde germanique et le monde scandinave, pour ne pas les citer. Aujourd’hui, l’idéologie woke et l’occidentalisme impérialiste américain voudraient à tout prix nous faire oublier une chose, ce qui explique sans doute leur hystérie hybridiste récente : un peuple et ses mythes sont le fruit d’une très longue et très patiente décoction dans les athanors de l’histoire et d’une terre.

    La Terre du Milieu est précisément le fantasme romantique (et à ce titre la fantasy est un genre anglo-saxon et dix-neuvièmiste par essence) de ce substrat ethnico-légendaire nord-européen. Car la fantasy n’est pas, comme le dit Olivier Lamm, « née au XXè siècle dans la presse pulp et dans l’édition pour enfants ». En réalité, elle est apparue dès le milieu du XIXè siècle dans le sillage de la poésie romantique et de la réhabilitation du patrimoine culturel préchrétien. Vouloir y importer tout un fatras interracial post-moderne et donc non seulement contre-productif mais tout à fait artificiel. Cela ne répond – est-il besoin de le démontrer – qu’à une logique commerciale typique des grands studios hollywoodiens, pressés de s’amender de leurs « fautes » passées et de prendre le grand virage inclusiviste plus vite que les autres. En nous faisant croire au passage qu’ils ont changé – alors qu’ils sont les mêmes, en pire.

    Rings of Power, la nouvelle série d’Amazon consacrée au pillage sans vergogne des appendices du Seigneur des Anneaux est d’ailleurs ridicule à plus d’un titre : à chaque fois qu’un figurant noir apparaît (ou mieux : un premier rôle), on sent le cadre qui se resserre, comme pour disqualifier d’avance tous les doutes et toutes les moqueries possibles. Outre qu’il est ridicule et vain de s’abaisser à une telle logique mercantile de quotas, ces acteurs « racisés » posent plusieurs problèmes réels.

    La cohérence d’une œuvre ? On s’en fout

    D’abord, celui de la cohérence d’un monde voulu extrêmement vraisemblable par Tolkien : pourquoi y aurait-il des noirs dans le nord montagnard des Terres du milieu, ou dans les plaines au climat très continental du Rohan ? On peut rappeler à Libération une vérité physiologique : la couleur de peau noire est obtenue par la mélanine qui est causée elle-même par une forte exposition au soleil. Peu de chances que les nains de la Moria ou que les elfes de la Lothlorien soient dotés d’une telle pigmentation étant donné leur milieu naturel. La vraisemblance et la rigueur avec laquelle Tolkien a édifié son œuvre sont donc piétinées.

    Et n’y voyez aucun racisme : par exemple, je ne connais pas un seul fan de fantasy qui ira se plaindre de voir des acteurs noirs dans une adaptation de Donjons et Dragons. Cette franchise est précisément faite pour ça, pour adapter les clichés de la fantasy aux standards de la pop culture. Il en est de même pour la Sword and sorcery, popularisée par Robert E. Howard et qui se situe dans une Pangée imaginaire, pendant « l’âge hyborien », et où toutes les civilisations sont donc mitoyennes. Aucun souci donc, même pour le fan de fantasy le plus sourcilleux, si les adaptations de Conan incluent des origines ethniques de toutes sortes. C’est précisément l’intention de l’auteur. Mais Tolkien, non. N’en déplaise aux ayatollahs de l’inclusivisme, les seuls noirs décrits par Tolkien dans le Seigneur des Anneaux sont les « suderons » : ils vivent – en toute logique – dans le sud des Terres du Milieu et ils sont en conséquence totalement assujettis au Grand Œil. C’est comme ça. Ce n’est pas du racisme, c’est la vraisemblance d’une œuvre. Tolkien, c’est une œuvre élaborée pendant toute une vie, ce n’est pas un « lore » griffonné vite fait sur une nappe de restaurant. Et une telle œuvre ne se saborde pas pour des raisons idéologiques.

    La question du mythe

    Enfin, et de façon sûrement plus intéressante, ce grossier ravaudage racialiste pose un problème plus profond qui est celui de la nature même du mythe. Qu’est-ce qu’un mythe ? Un mythe est le récit collectif né de l’observation des changements dans un milieu donné, qu’il soit cosmique ou « sublunaire ». Le mythe change donc radicalement en fonction de ce milieu : on ne développera pas les mêmes mythes sur les versants du Kilimandjaro que dans la bise glacée d’un fjord norvégien. On pourrait même dire que si les monothéismes se sont développés dans des milieux désertiques, c’est parce que précisément les représentations métaphysiques du monde y étaient influencées par un décor minimaliste, réduit à une simple ligne d’horizon et à ces cieux tout-puissants – mais c’est une autre histoire.

    Un mythe est enraciné dans une terre – et c’est ce que les Américains, peuple de colons, peuple hybride par excellence, ont du mal à comprendre – sans doute en premier lieu parce qu’ils ont génocidé le peuple autochtone – seul détenteur des mythes originels de cette partie du globe. Lorsque Libération se désole que les méchants fans de fantasy racistes vouent une « obsession de fidélité au foklore », nous lui répondons que cette fidélité nous prémunit précisément d’un imaginaire lissé, cosmopolite, sans saveur, où tout est mis à égalité, sur l’autel du mercantilisme éhonté des grands studios et des plateformes de streaming. Le mythe, c’est le sang des peuples.

    La « panique immorale de l’Occident » dénoncée par Libération ne vient donc pas des défenseurs de son intégrité mais bien de ses contempteurs à deux vitesses. De ceux qui ont hâte d’enterrer les vraies luttes – notamment de classe – sous le strass des revendications d’arrière-garde. D’ailleurs, même les « minorités visibles » commencent à dire leur ras-le-bol face à leur sur-représentation complètement hors-sujet dans la fiction. Un noir, n’en déplaise aux showrunners de Netflix et consorts, n’a pas forcément envie de se voir représenté dans une fiction d’inspiration nordique. Tout comme, si un jour un producteur africain s’empare de mythes locaux pour bâtir une série populaire, je ne prendrais strictement aucun plaisir à y voir figurer des babtous.

    Vers une fantasy queer et multiraciale ?

    De toute façon, le vrai débat n’est pas là, puisque ce que nous impose l’idéologie woke n’est pas la fraternité, la complicité entre les peuples, mais bien un égalitarisme forcené qui voudrait tout placer au même niveau. L’exemple le plus probant, c’est la représentation de la femme dans Rings of Power : ainsi, on se contentera de faire de Galadriel un garçon manqué ultra-antipathique, une vraie pimbêche qui ne pense qu’à guerroyer – en bref qu’à être l’égale des hommes… Tolkien, dans son infinie clairvoyance, avait bien compris que le pouvoir des femmes était bien plus large que ces petites aspirations martiales. D’ailleurs toutes les femmes qu’il décrit sont surpuissantes – y compris Galadriel dont le renoncement à l’Anneau unique constitue sans doute une des scènes-clés du livre – mal comprises.

    Olivier Lamm a donc encore tout faux lorsqu’il évoque notre habitude à voir « des femmes passives qui n’attendent que d’être sauvées ou embrassées. ». Car, ultime horreur, les fans de fantasy que nous sommes n’apprécieraient pas non plus de voir autre chose que des mœurs « hétéro-normés ». On y vient donc. Si l’on suit jusqu’au bout le programme d’ingénierie sociale du néo-impérialisme américain, nos futurs blockbusters pour enfants incluront bientôt des héroïnes trans et des héros queer. C’est tellement important d’initier nos enfants aux valeurs saines de la vaginoplastie. Et Olivier Lamm, pour conclure, de dire qu’il a hâte de voir à l’écran une adaptation de la Dark Trilogy, un roman de « fantasy jamaïcaine queer ». Grand bien lui fasse. Perso, lorsque j’ai envie de rêver, je suis plus team Tinúviel que team RuPaul. Chacun ses goûts.

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  • David Engels : « Je comprends le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels au site autrichien Die Tagesstimme et consacré à la fracture provoquée par la guerre russo-ukrainienne dans les milieux conservateurs et identitaires européens.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

     

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    « Les conservateurs européens ne sont qu'un instrument pour Poutine »

    Dr. Engels, vous êtes chercheur à l'Institut occidental de Poznan. Quelle est la situation en Pologne? Quel regard porte-t-on là-bas sur la guerre ? En quoi la vision polonaise de la guerre diffère-t-elle de celle du camp conservateur en Allemagne ? Ai-je raison de penser que la guerre d'agression russe - notamment en raison des tentatives historiques d'invasion russes - représente une menace beaucoup plus immédiate pour la Pologne que pour l'Allemagne ?

    En effet, l'Occident a longtemps ignoré les mises en garde polonaises, baltes ou ukrainiennes contre l'expansionnisme russe et les a reléguées au rang de choses du passé. Aujourd'hui, l'invasion de l'Ukraine par la Russie, et donc le déclenchement de la première guerre conventionnelle entre États sur le territoire européen depuis la Seconde Guerre mondiale, a provoqué un réveil amer. L'expérience polonaise se nourrit non seulement de la mémoire des siècles d’occupation d'une grande partie de la Pologne par les forces russes ou soviétiques, et de la répression de l'identité locale qui en a découlé, mais aussi d'une profonde familiarité avec la mentalité russe.

    L'Occident considère généralement la Russie comme un État-nation européen parmi d'autres, même s'il est grand, alors qu'il s'agit d'un État-civilisation autonome, uniquement voué à sa propre dynamique, et culturellement très étranger à l'Occident, dont la raison d'être n'est pas de trouver un équilibre avec ses voisins par le compromis et la concertation, mais plutôt d'accomplir la véritable mission du peuple russe, à savoir le "rassemblement de la terre russe", et donc la création d'un grand espace autarcique qui ne veut tolérer aucun concurrent à ses frontières.

    L'invasion russe de l'Ukraine fait apparaître des lignes de fracture au sein des conservateurs européens, qui n'étaient jusqu'à présent que masquées. Dans votre rapport sur la possibilité d'une coopération entre les groupes ID et ECR (1) au Parlement européen , vous aviez déjà souligné que la relation des conservateurs allemands avec la Russie était un élément de division dans leurs relations avec les partis de droite d'Europe de l'Est. Cette évolution vous surprend-elle moins que d'autres ?

    Engels : En Allemagne, mais aussi en France, en Italie et même en Espagne, de nombreux conservateurs entretiennent une image plutôt romantique de la Russie, toujours marquée par des réminiscences de Tolstoï, Dostoïevski, Tchaïkovski, Répine et de l'époque des tsars, mais qui n'a que très peu de rapport avec la Russie d'aujourd'hui. Pour beaucoup, la Russie est considérée comme une sorte de défenseur ultime de l'Occident qui, par idéalisme, ne se préoccupe que de cultiver et de défendre la tradition, le christianisme et la culture nationale. La réalité de la Russie réelle est tout autre : la Russie est marquée par la stagnation économique, la corruption politique, l'implosion de l'orthodoxie, la montée de l'islam, le cynisme en matière de politique étrangère, l'un des taux d'avortement les plus élevés au monde et ainsi de suite.

    L'utilisation sans scrupules des réfugiés à l'occasion de la crise migratoire polonaise ou de soldats musulmans lors de l'invasion de l'Ukraine a justement montré ce qu'il en est réellement de la Russie "chrétienne". Malgré cela, de nombreux conservateurs occidentaux continuent de croire que Poutine est leur allié prédestiné, mais ils ont du mal à voir qu'ils ne sont que les instruments d'une tentative de déstabilisation à grande échelle, dont le but est de diviser l'Occident encore plus qu'il ne l'a fait jusqu'à présent, afin de laisser les mains libres à une expansion russe sans entrave. Si les conservateurs parviennent effectivement à créer une Europe forte et patriotique, vous verrez que le voisin russe ne regardera pas ce projet d'un œil plus favorable que l'actuel hégémon libéral de gauche américain ...

    Dans quelle mesure une montée en puissance de la Russie représente-t-elle un danger pour une Europe unie et patriotique ? Certains journalistes conservateurs, voire de droite, ne voient aucun avantage à une victoire de l'Ukraine pour le conservatisme européen, qui serait plutôt une confirmation et une consolidation des structures de pouvoir mondialistes existantes. Mais dans une Europe jusqu'ici plongée dans le sommeil postmoderne, le retour du politique évoqué par les journalistes allemands comme polonais, ne pourrait-il pas aussi receler la possibilité d'une renaissance occidentale et d'une véritable unification ? Et ce, loin de tout romantisme : dans l'histoire, c'est souvent l'ennemi extérieur qui permet de souder les communautés hétérogènes.

    Engels : Je comprends en effet le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine : une victoire de la Russie transformerait une guerre d'agression mortelle en un dangereux précédent pour l'avenir de l'Europe et reléguerait en outre durablement de l'autre côté d'un nouveau rideau de fer un pays qui, dans sa grande majorité, souhaite adhérer aux institutions occidentales. D'un autre côté, une victoire de l'Occident en Ukraine pourrait également conduire à un renforcement de l'idéologie libérale de gauche, qui a déjà eu des conséquences si terribles dans le reste de l'Europe, et cimenter l'hégémonie américaine ébranlée.

    C'est pourquoi je crois qu'une guerre commune de l'OTAN contre la Russie ne conduirait pas à une véritable réconciliation entre la gauche et la droite ou entre l'Europe et les États-Unis, mais ne ferait qu'approfondir les lignes de fracture existantes à moyen terme. Le seul espoir que je vois, c’est donc la possibilité qu'une éventuelle victoire débouche sur l'intégration progressive de l'Ukraine dans le projet Trimarium, c'est-à-dire la tentative de construire un centre de pouvoir conservateur indépendant entre Berlin et Moscou, comme cela existait déjà avant les divisions polonaises sous la forme de la République polono-lituanienne, qui avait certainement fortement contribué à la stabilisation politique de l'Europe de l'Est.

    D'une manière générale, peut-on conjurer ce dualisme entre d’un côté une victoire russe qui renforce un ordre mondial multipolaire et de l’autre une victoire de l'Occident qui renforce un ordre mondial mono- ou bipolaire ? Ne voit-on pas aujourd'hui, notamment en raison des nombreuses sanctions qui - malgré leurs bases rationalistes et libérales (dans le sens de la croyance que l'ennemi se fonderait sur des considérations rationnelles et économiques et réduirait la voilure à cause de celles-ci) - prennent entre-temps des dimensions carrément antilibérales (pensez à l'annulation d'artistes russes), que cette guerre fait quelque chose à l'Europe ? Et qu'une Europe victorieuse ne peut pas être l'Europe d'hier ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'une Europe qui s'éveille de rêves pacifistes béats ?

    Engels : En effet, nous assistons actuellement, du moins sur le plan rhétorique, à un certain réarmement des idéologues libéraux de gauche, qui semblent s'être éloignés, du moins dans leur évaluation de la situation en Ukraine, de la condamnation indifférenciée de la guerre, des armes, du patriotisme et de la masculinité prétendument toxique, et qui exigent résolument, outre des sanctions économiques, la construction d'une armée propre et puissante en Europe. Mais ce virage à droite apparent, du moins rhétorique, des élites dirigeantes politiques et médiatiques du continent, jusqu'ici plutôt situées à gauche, ne signifie en aucun cas un geste de réconciliation envers les conservateurs, mais doit plutôt être considéré avec un grand scepticisme, comme je l'ai montré dans un article paru dans Epoch Times. Le Parti communiste chinois a lui aussi opté, lorsque l'échec de l'Union soviétique est devenu évident, pour un surprenant revirement politique en remplaçant le socialisme par le capitalisme d'État, ce qui n'a toutefois pas affaibli, mais plutôt cimenté, sa position de force et sa capacité à réprimer les opposants politiques.

    Quelles seraient donc les conséquences pour l'Occident, voire pour le principe même de l'Europe, si Poutine, à la suite d'une victoire, établissait réellement un empire pan-eurasien "entre la Vistule et l'Amour" ?

    Engels : Les conséquences seraient tout à fait comparables à la situation d'une nouvelle guerre froide, mais cette fois-ci dans des conditions inégales et plus favorables, puisque même une Russie impérialement gonflée ne serait plus aujourd'hui que le partenaire junior de la superpuissance chinoise, dont la supériorité sur tout ce que l'Occident peut offrir est déjà évidente. Renforcée par cette alliance chinoise, la Russie, qui se voit à son tour de plus en plus opprimée par la Chine en Sibérie, consacrerait une grande partie de son énergie à étendre son influence en Europe et à renforcer sa base de pouvoir démographique en déclin, menacée à l'intérieur non seulement par la baisse de la natalité, mais aussi par l'augmentation de la population musulmane.

    Si la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine venaient à fusionner pour former un nouveau grand ensemble russe, les États baltes, la Moldavie et peut-être même la Pologne seraient certainement plus que menacés dans leur intégrité territoriale et leur autonomie politique, et l'on pourrait s'attendre à une répétition des scénarios déjà connus en Géorgie, au Kazakhstan et en Ukraine. La Russie, qui était jusqu'à présent le patron des conservateurs européens, pratiquerait alors de plus en plus une politique de "divide et impera" qui, si l’Europe se détournait des États-Unis, ferait tomber celle-ci de Charybde en Scylla.

    Parlons encore de la situation concrète en Ukraine : quel scénario vous semble le plus probable en ce qui concerne l'issue de la guerre ? Et : certains conservateurs croient à la solution d'une Ukraine neutre - ou pensent même qu'un gouvernement russe fantoche pourrait apporter la paix. Qu'en pensez-vous ?

    Engels : Actuellement, toute issue possible à la guerre serait une catastrophe. Une Ukraine neutralisée ou indirectement réduite au statut de Biélorussie par un gouvernement fantoche légitimerait a posteriori la guerre d'agression de Poutine, porterait son influence politique directe loin à l'ouest et serait le prélude à une extension plus large dans les pays baltes et les Balkans, car il est dans la nature des zones tampons et de sécurité "neutres" exigées par la Russie que celles-ci se déplacent toujours plus loin en fonction des situations politiques de puissance du moment.

    La demande d'une Ukraine neutre, si elle était satisfaite, entraînerait bientôt la demande d'une région balte neutre et finalement d'une Pologne neutre. Si Poutine devait perdre la guerre, les perspectives seraient également sombres, car il faudrait s'attendre à une chute rapide du maître du Kremlin et à des troubles politiques correspondants dans l'ensemble de la Fédération de Russie, qui pourrait bien connaître un processus de déclin interne, l'immense empire étant déjà affaibli par de nombreux mouvements séparatistes, par exemple dans le Caucase ou en Sibérie.

    Si le pouvoir central russe devait effectivement disparaître pendant plusieurs années, nous devrions faire face à un foyer de troubles qui traverserait tout le continent eurasien et serait bien entendu exploité par d'autres puissances comme la Chine et le monde islamique. On pourrait alors espérer que des puissances régionales comme la Pologne parviennent au moins à conclure une alliance solide avec les pays riverains de l'est et du sud et à les aider à se stabiliser économiquement et politiquement, afin de protéger au moins le flanc est de l'Europe contre le chaos.

    Par ailleurs, le fait que Poutine veuille s'approprier la nation ukrainienne et ainsi l'anéantir de facto est également contesté en partie par les conservateurs et la droite. Beaucoup pensent que le droit à la vie de la nation ukrainienne pourrait être préservé malgré la domination russe. Cela ne contredirait-il pas fondamentalement la logique impérialiste que vous diagnostiquez pour la Russie ?

    Engels : Comme je l'ai dit, ce serait une erreur de vouloir appliquer à la Russie les critères classiques des États-nations européens. Il ne s'agit pas pour la Russie de Poutine de créer un peuple russe homogène sur le plan ethnique, religieux ou culturel, mais plutôt d'accomplir une mission métaphysique de rassemblement de la "terre" russe dans toute sa diversité et même ses contradictions internes. Bien entendu, cet objectif s'accompagne d'un certain chauvinisme grand-russe, qui s'efforce d'écraser et de réprimer autant que possible les mouvements régionalistes ou nationalistes ; mais au fond, ce projet est un phénomène tout à fait multiculturel et même multireligieux.

    Cela devient particulièrement clair avec l'exemple de l'islam qui, loin d'être combattu ou refoulé en Russie, est au contraire délibérément courtisé et renforcé tant qu’il s’engage dans une relation de loyauté politique avec le gouvernement en place. Ce n'est donc qu'en surface qu'il est paradoxal que le prétendu peuple frère ukrainien soit contraint de s'allier volontairement à la Russie par des mercenaires tchétchènes fondamentalistes.

    Une annexion russe de l'Ukraine, quelle qu'elle soit, ne déboucherait donc pas nécessairement sur une destruction génocidaire de la langue ou de la culture ukrainienne, mais plutôt sur une tentative de lui retirer son caractère d'Etat-nation et de la détacher ainsi de son contexte politico-culturel occidental. Il s'agit de transformer le territoire ukrainien par une décomposition et une assimilation culturelles et politiques multiples, de manière à lui ôter toute base d'autonomie en tant qu'État national et à faire à nouveau de l'ensemble du territoire une partie intégrante de l'immense zone d'influence de la Grande Russie.

    Merci beaucoup, Monsieur le Professeur Engels !

    David Engels (Die Tagesstimme, 2 septembre 2022)

    (Traduction Métapo infos, avec DeepL)

     

    Note :

    1 : ID, groupe Identité et Démocratie (avec les députés du RN) ; ECR, Conservateurs et Réformistes européens

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  • Peut-on encore sauver la civilisation européenne ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une intervention de David Engels à Radio Poznan dans laquelle il donne son point de vue sur le devenir de la civilisation européenne.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

     

                                            

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  • Pourquoi David Engels est conservateur...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une intervention de David Engels à Radio Poznan dans laquelle il explique son engagement conservateur.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

     

                                             

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  • Sur l'effondrement civilisationnel...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par David Engels à Academia Christiana pour évoquer la question de l'effondrement civilisationnel.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

     

     

                                           

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  • Le soutien infaillible à Vladimir Poutine, mauvais calcul des russophiles ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels cueilli sur le site de Valeurs actuelles et consacré au soutien des conservateurs européens à la Russie poutinienne.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

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    Guerre en Ukraine : le soutien infaillible à Vladimir Poutine, mauvais calcul des russophiles

    Cela fait presque trois quarts de siècle que des parties importantes de l’Europe ont conclu une alliance étroite avec les États-Unis, qui ont non seulement réussi à mettre fin victorieusement à la guerre froide contre l’Union soviétique totalitaire et à surmonter la division de l’Europe, mais aussi à représenter jusqu’à aujourd’hui les intérêts occidentaux sur d’autres continents. Certes, les États-nations européens ont été relégués au rang de partenaires juniors des États-Unis et ont été massivement affectés par l’américanisation, mais cela était déjà prévisible avant la Première Guerre mondiale –, c’est un destin que la plupart des Européens paraissent accepter sans trop de résistance. Mais il semble qu’aujourd’hui, face à l’agression russe contre l’Ukraine, de nombreuses personnes, non seulement en France et en Allemagne, mais aussi dans d’autres parties de l’Europe occidentale, ne se rangent pas du côté de l’agressé et de l’alliance atlantique à laquelle la majorité des Ukrainiens souhaite également adhérer, mais prennent plutôt parti pour la Russie – un fait surprenant, dont la compréhension en dit long sur les lignes de fracture au sein de la société européenne.

    Il est bien connu que les États-Unis se sont rendus impopulaires à gauche de l’échiquier politique et dans une grande partie du monde extra-européen en raison de leur interventionnisme aussi maladroit que faussement moralisant ; et il est également connu que leur promotion de plus en plus agressive d’une idéologie que l’on ne peut plus qualifier que de marxisme culturel leur a valu maints ennemis du côté des conservateurs. De nombreux conservateurs craignent donc, non sans raison, qu’un rattachement de l’Ukraine à l’alliance de défense occidentale ne porte le coup de grâce aux valeurs traditionnelles dans cette partie du monde également, et voient dans une occupation par la Russie, supposée conservatrice, un contrepoids possible. La sympathie de certains conservateurs à l’égard de la Russie ne se limite toutefois pas au contexte ukrainien, mais concerne toute l’Europe, car beaucoup doutent que la domination libéral-gauchiste actuelle tolère encore un retournement interne vers des valeurs plus traditionnelles, et placent donc leurs espoirs dans la Russie en tant que sorte de deus ex machina : plus la Russie devient puissante en Europe, plus la situation a des chances de s’améliorer pour les conservateurs européens, selon leur calcul.

    La Russie est une civilisation à part entière

    Même si ces arguments, pris individuellement, ne sont pas totalement incompréhensibles, ils sont incomplets et problématiques dans leur ensemble. Si l’on fait abstraction de l’odieux cynisme qui consiste à minimiser une guerre d’agression meurtrière et à refuser à l’Ukraine ce droit à l’autodétermination nationale auquel les conservateurs attachent par ailleurs tant d’importance, on constate ici deux erreurs fondamentales: l’idée fausse que la Russie fait partie intégrante de l’Occident et l’assimilation erronée du conservatisme russe au conservatisme européen.

    Comme l’ont souligné à maintes reprises, au moins depuis le XIXe siècle, les penseurs russes eux-mêmes, la Russie est une civilisation à part entière, qui, certes, partage quelques racines avec la civilisation européenne, mais qui les réinterprète de manière autonome et suit en fin de compte une dynamique culturelle d’un tout autre type. Prendre constamment la Russie à partie contre l’Occident et solliciter une “compréhension” bienveillante que l’on n’accorde généralement même pas à ses voisins européens immédiats, surtout en ce qui concerne le droit de la Russie à son propre espace stratégique, ne signifie finalement rien de moins que la désolidarisation avec les intérêts de notre propre civilisation européenne, aussi problématique que soit son cours idéologique actuel – une attitude qui rappelle curieusement la haine de soi des libéral-gauchistes, bien que dans une perspective diamétralement différente. Alors que la gauche méprise l’Occident en raison de sa prétendue culpabilité historique (de la “suprématie blanche” par la “masculinité toxique” jusqu’au “racisme systémique”), et veut délibérément le démanteler, les conservateurs russophiles considèrent leur propre civilisation comme irrémédiablement pervertie et projettent tous leurs espoirs dans la jeune culture russe, qu’ils interprètent le plus souvent comme la seule porteuse d’avenir – en fin de compte, une curieuse forme d’exotisme qui, morphologiquement parlant, présente probablement des motivations similaires à la conversion à l’islam de certains conservateurs d’Europe occidentale.

    La Russie n’est pas un État, mais un monde en soi

    L’autre erreur, étroitement liée à celle-ci, repose sur une incompréhension des priorités idéologiques du régime russe, dont on suppose naïvement qu’il se soucie réellement de l’avenir du “vrai” Occident, qui serait conservateur, chrétien, souverainiste et ethnoculturellement homogène. La réalité est tout autre. Les valeurs conservatrices telles que la garantie de la liberté de l’individu n’ont jamais été une priorité en Russie ; la relation positive avec l’islam, dont l’influence ne cesse de croître, constitue un pilier central du pouvoir de Poutine, qui aime autant s’entourer de popes que d’imams et lance délibérément des mercenaires tchétchènes contre le “peuple frère” ukrainien ; le degré de respect de l’autonomie nationale se manifeste sous nos yeux dans les villes ukrainiennes bombardées ; et l’instrumentalisation des migrants musulmans pour déstabiliser la Pologne montre à suffisance la crédibilité du prétendu engagement pour l’identité culturelle de l’Occident.

    Bien sûr, il faut apprendre à interpréter toutes ces questions du point de vue russe et, pour mieux analyser la situation mondiale, il faut bien sûr aussi développer une meilleure compréhension des intérêts russes, et ce sans préjugés préalables. Mais en tant que patriote européen, l’on devrait aussi reconnaître que la politique russe est, dans de nombreux domaines, incompatible avec les objectifs et les conceptions de base des conservateurs européens. La Russie n’est pas un État, mais un monde en soi, et ne peut pas être classée dans les catégories occidentales typiques d’un “État-nation” sans perdre sa propre essence : à savoir une logique spatiale propre, dans laquelle il ne s’agit rien de moins que de la création (ou du rétablissement) d’un grand espace à dominance russe, mais en fait extrêmement multiculturel, entre la Vistule et l’Amour, qui ne pourra jamais être mis en relation de manière satisfaisante avec le monde fragmenté des multiples petits États européens.

    Cela ne signifie pas que la Russie ne pourra pas un jour être l’alliée orientale d’une puissante fédération d’États européens, mais elle ne se laissera jamais reléguer au rang de membre institutionnel égalitaire d’une telle alliance. Ce ne sont donc pas les intérêts des conservateurs allemands, espagnols ou français qui figurent en tête de la liste des priorités du Kremlin, mais la question de savoir comment la Russie peut redevenir un acteur politique dominant en Eurasie, ce que les voisins occidentaux de la Russie doivent bien ressentir comme une menace réelle, compte tenu de la logique impériale inhérente à la vision russe du monde. Il est certes dans l’intérêt de la Russie d’écarter la menace idéologique de la bien-pensance et du wokisme en soutenant occasionnellement les conservateurs européens pour affaiblir ses adversaires ; mais au plus tard à partir du moment où une Europe conservatrice forte et unie sera effectivement mise en place, les alliés actuels de la Russie constateront que Moscou, pour protéger son flanc ouest, mènera en Europe une politique de divide et impera qui n’aura rien à envier à celle des États-Unis, et que l’on sera allé de Charybde en Scylla…

    David Engels (Valeurs actuelles, 16 mars 2022)

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