Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • De l'individualisme à l'égocentrisme narcissique...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré au passage de la modernité à la postmodernité...

     

    Alain de Benoist 2.jpg

     

    « Avec la postmodernité, l’individualisme se mue en égocentrisme narcissique… »

    Modernité… Tous les médias n’ont plus que ce mot à la bouche. Il faut être moderne, nous dit-on, « parce qu’on n’arrête pas le progrès ». Au fait, ça veut dire quoi, la « modernité » ?

    La modernité est une des catégories fondamentales de la sociologie historique et de la politologie contemporaines. Étudiée par une multitude d’auteurs, elle va très au-delà de ce qu’on appelle en général la modernisation (industrielle et postindustrielle). Elle trouve ses racines à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, et s’épanouit à partir du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle. Elle se caractérise par la montée des classes bourgeoises, qui imposent progressivement leurs valeurs au détriment des valeurs aristocratiques et des valeurs populaires, et par la naissance de l’individualisme.

    Sous l’influence de l’idéologie du progrès, rendue possible par l’essor des sciences et des techniques, s’affirme à l’époque moderne une confiance de principe dans les capacités de l’homme à gérer « rationnellement » son destin. Le passé et la tradition perdent dès lors leur légitimité, de même que les formes sociales d’appartenance traditionnelle et communautaire. L’hétéronomie par le passé est remplacée par l’hétéronomie par le futur, c’est-à-dire la croyance que demain sera nécessairement meilleur (les « lendemains qui chantent »). C’est l’époque où se déploient à la fois les philosophies du sujet et les grands systèmes historicistes, qui prétendent déceler un « sens de l’Histoire » assuré dont l’accomplissement mènerait le monde à son idéal. Sur le plan politique, le grand modèle est celui de l’État-nation, qui s’affirme au détriment des logiques féodale et impériale. Les frontières suffisent à garantir l’identité des collectivités, et servent de tremplin à des tentatives d’universalisation des valeurs occidentales, par le biais notamment de la colonisation. L’Église, de son côté, perd peu à peu le pouvoir de contrôle de la société globale qu’elle possédait autrefois.

    Mais cette modernité, on y est toujours ou on en est sortis ? Quid de la « postmodernité » ?

    La postmodernité ne s’oppose pas à la modernité, mais la dépasse tout en la prolongeant sur certains plans (on parle alors d’« ultra-modernité » ou encore d’« hypermodernité », au sens où l’on parle aussi d’hyperterrorisme, d’hyperpuissance, d’hypermarchés, etc.). Son avènement, à partir des années 1980, s’explique par le désenchantement du monde engendré par la désagrégation des « grands récits » historicistes, elle-même consécutive à l’effondrement des dogmes religieux et à l’échec des utopies révolutionnaires du XXe siècle.

    Dans le monde postmoderne, on assiste à une dissolution généralisée des repères traditionnels, qui entraîne une fragmentation, voire une atomisation de la société civile, en même temps qu’une fragilisation des identités individuelles et collectives, elle-même génératrice de comportements anxiogènes et de poussées de « phobies » paniques. L’individualisme se mue en égocentrisme narcissique, tandis que les rapports humains extra-familiaux se réduisent à la concurrence ou à la compétition régulée par le contrat juridique et l’échange marchand. L’hédonisme s’appuie sur la consommation de masse (on consomme d’abord pour se faire plaisir plutôt que pour rivaliser avec autrui) pour viser avant tout au bien-être et à l’épanouissement personnel. Les disciplines contraignantes et les normes prescriptives s’effondrent, l’autorité sous toutes ses formes est discréditée, et l’art s’émancipe des règles de l’esthétique. On assiste aussi à un éclatement des cadres temporels, qui se traduit par le culte du présent au détriment de toute volonté de transmettre. Sur le plan politique, la gouvernance se ramène de plus en plus à la gestion, l’État-nation est débordé par le haut (emprises planétaires) et par le bas (renaissance des communautés locales), et les frontières ne garantissent plus rien.

    La postmodernité correspond à ce monde « liquide » théorisé par Zygmunt Bauman, où tout ce qui était durable et solide semble se désagréger ou se liquéfier. C’est un monde de flux et de reflux, un monde de mouvances migratoires néo-nomades, caractérisé par le désinstitutionnalisation et la déterritorialisation des problématiques. Sous l’effet d’une logique économique qui a balayé tout idéal de permanence s’instaure le règne de l’éphémère et du transitoire, dans la production et la consommation des objets, tout comme dans les comportements, comme en témoignent la fin des engagements politiques de type sacerdotal, la désaffection des églises, des syndicats et des partis. La foi religieuse est privatisée, on se compose des croyances à la carte, et tous les modes de vie deviennent socialement légitimes. La vogue de l’idéologie des droits de l’homme et la croyance au pouvoir régulateur du marché se conjuguent pour légitimer la promotion des droits et l’affirmation de la « liberté des choix », tandis que l’explosion de la logique du marché entraîne la commercialisation de tous les modes de vie. Deux mots anglo-saxons résument bien cette tendance générale : le « selfie » et le « zapping », autrement dit l’obsession de soi et la volatilité des comportements, qu’ils soient électoraux ou amoureux.

    Avec l’actuelle réforme de l’école, l’éternelle querelle entre les « Anciens » et les « Modernes » reprend du poil de la bête. L’enseignement du grec et du latin, c’est moderne, postmoderne ou archaïque ?

    Ce n’est rien de tout cela. Car le grec et le latin, tout comme ce qui est de l’ordre de la culture authentique, ne sont ni d’hier ni de demain, mais de toujours !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard voltaire, 18 juillet 2015)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Pourquoi l'empire des Tsars s'est-il effondré ?...

    Les éditions des Syrtes ont récemment publié une brillante étude de Dominic Lieven intitulée La fin de l'empire des Tsars. L'auteur, spécialiste de la Russie et de l’histoire des empires et qui enseigne à l’Université de Cambridge, offre aux lecteurs intéressés par les origines de la première guerre mondiale et de la révolution bolchevik une analyse passionnante qui mêle aux données historiques des analyses géopolitiques, des aperçus sur l'histoire des idées, des portraits psychologiques et des ouvertures contrefactuelles... Bref, un ouvrage aussi indispensable à lire que Les somnambules (Flammarion, 2013) de Christopher Clarck !

     

    " Et si l’histoire dramatique de la Russie au vingtième siècle – le coup d'État bolchévique, la guerre civile, deux famines et le Goulag –, n’était que la conséquence de la mobilisation générale des troupes russes le 30 juillet 1914 ? Et si l’Ukraine joua un rôle de tout premier plan dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale ? Dominic Lieven, historien britannique de renommée mondiale, raconte dans ce livre magistral quel fut le rôle de la Russie dans la descente vers 1914. Armé d’un impressionnant corpus de sources inédites, il étudie à la loupe la machine infernale qui aboutit au conflit. Il donne la parole à de nombreux protagonistes, depuis les journalistes et les intellectuels « faiseurs d’opinion » jusqu'aux ministres et, bien sûr, au tsar Nicolas II. Avec Lieven, l’histoire diplomatique russe s’enrichit enfin des fameuses « forces profondes », chères au grand historien des relations internationales qu’était Pierre Renouvin. Mais le récit de Dominic Lieven n’est pas uniquement centré sur la Russie. Sa grande originalité est d'inscrire ce pays dans un contexte beaucoup plus vaste. Un contexte qui s’apparente à un véritable bras de fer entre empires et nationalismes à la fin XIXe - début XXe siècle. Riche en comparaisons stimulantes et en hypothèses osées, cet ouvrage est donc appelé à devenir une référence non seulement pour comprendre les origines de la Première Guerre Mondiale, mais aussi pour repenser l'histoire européenne – notre histoire. "

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • L'Europe va-t-elle mourir de l'immigration ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexandre Latsa, cueilli sur le site d'information russe Sputnik et consacré à la crise provoquée par l'afflux d'immigrants en Europe, crise qui s'est encore aggravée au cours de l'été et à laquelle les gouvernements européens paraissent incapables de trouver une solution...

    L'Europe va-t-elle mourir de l'immigration ?

    En 1973, l’écrivain Jean Raspail écrivait son roman "Le camp des saints", qui à l’époque préfigurait ce qui était considéré comme une scène de science-fiction: un million de "miséreux" prennent d'assaut des cargos pour tenter de rejoindre un Occident riche mais incapable de leur faire modifier leur route.

    Finalement, les bateaux finirent par s'échouer en France, sur la Côte d'Azur, sous l'œil de pouvoirs publics désarmés et l'affaiblissement d'une armée française sans ordres et incapable de réagir à cette "invasion pacifique".

    Si un tel scenario pouvait sembler totalement irréaliste il y a un peu plus de 40 ans, les dernières semaines ont clairement laissé comprendre que ce scenario n'est plus celui d'un futur proche, mais la réalité qui est celle de la France et de l'Europe d'aujourd'hui. Une réalité face à laquelle l'été 2015 nous a violemment confrontés.

    Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR), ce sont déjà près de 224.000 réfugiés et migrants qui sont arrivés en Europe via la Méditerranée entre janvier et juillet de cette année. Toujours selon le HCR, les Syriens constituent le groupe le plus important parmi ces arrivants, (34%) suivis par les Érythréens (12%), les Afghans (11%), les Nigérians (5%) et les Somaliens (4%). Les estimations basses envisagent que cette année, entre un demi-million et un million de migrants tenteront de rejoindre les côtes européennes.

    Ces chiffres, qui ne sont que des chiffres officiels, traduisent le volume de migrants qui souhaitent fuir des zones en guerre et rejoindre une Europe en paix et considérée comme l'eldorado.

    Sans surprises, l'arrivée massive de ces migrants entraîne des troubles dont l'intensité ne cesse de croître au cours des derniers mois, surtout dans l'Europe des périphéries et des frontières, déjà aux prises avec une profonde crise économique.

    En Italie, Lampedusa connaît depuis maintenant quelques années des émeutes régulières opposant les migrants à la police italienne ou à la population locale. Cet été, c'est Rome qui a été visé par des incidents violents entre la police et la population d'un quartier de la ville qui s'opposait à l'installation forcée de clandestins par les autorités locales. Débordées, les autorités italiennes ont cet été demandé à l'Europe la prise en charge de dizaines de milliers de clandestins que le pays ne pouvait absorber tandis que le nombre d'arrivants ne cesse lui de croître. Certains villages dépeuplés sont passés de quelques centaines à plusieurs milliers d'habitants puisque les autorités locales ont décidé d'y implanter et d'y laisser séjourner ses nouveaux habitants.

    Autre avant-poste de l'immigration clandestine en Europe, la Grèce fait face à une situation tout aussi grave que Rome puisque le pays est confronté à une vague migratoire sans précédent. La situation est particulièrement grave sur les îles grecques, dont certaines se situent à quelques centaines de mètres seulement des côtes turques. Des incidents d'une rare violence ont par exemple éclaté sur l'Ile de Kos, dont les 30.000 habitants font désormais face à 7.000 migrants majoritairement issus de Syrie et d'Afghanistan.

    La Turquie ne pose pas du reste problème qu'à la Grèce, mais également à la Bulgarie. Le pays a décidé de prolonger de 130 kilomètres le mur anti-migrants, érigé le long des 275 kilomètres de frontière du pays avec la Turquie et ayant pour but de stopper l'afflux de réfugiés, principalement syriens.

    Plus au nord et au centre de l'Europe, le tandem franco-allemand n'est pas épargné non plus, puisque la seule Bavière par exemple a fait face cet été a une augmentation importante du nombre de réfugiés qui se monte à 6.560 pour les 5 premiers jours d'août, soit près de 1.500 par jour. Le pays a du reste accueilli 79.000 demandeurs d'asile, principalement venus de Syrie, d'Irak et d'Afghanistan, pour le seul mois de juillet 2015. La locomotive de l'Europe semble l'être également sur le domaine migratoire, puisque Berlin envisage d'accueillir à elle seule 600.000 réfugiés cette année, le pays ayant besoin de 500.000 nouveaux migrants chaque année pour faire face à la pénurie d'enfants de sa population de souche. L'accueil de ces réfugiés se passe de façon plus ou moins chaotique puisqu'au sein de certaines municipalités, des consignes civiques sont imposées aux populations de veiller à ne pas choquer les arrivants afin d'éviter tout malentendu. En clair que les enfants ne portent plus de t-shirts et de chemises transparentes, ni de shorts ou de jupes trop courtes. Pendant que l'on explique aux jeunes Allemandes qu'elles ne sont plus libres de mettre des jupes chez elles, des élus allemands visiblement "éclairés" ont décidé de montrer l'exemple en accueillant chez eux des réfugiés érythréens, un exemple suivi par déjà près de 100.000 citoyens, tandis que le nombre d'attaques contre les réfugiés est lui fortement en hausse.

    La France n'est pas épargnée par ces flots humains face auxquels les autorités semblent, tout comme dans le Camp des saints, incapables de faire face. De Calais à Dunkerque, des bidonvilles regroupant jusqu'à plusieurs milliers de personnes sont apparus au cours des derniers mois, ressemblant à d'authentiques bidonvilles africains mais implantés au cœur de la campagne française. Certaines nuits ce sont plusieurs centaines de migrants qui tentent de traverser le tunnel sous la Manche pour rejoindre l'Angleterre en déstabilisant totalement le trafic routier entre les deux pays. A l'autre bout de l'Hexagone, les migrants affluent également à la frontière franco-italienne, puisque nombre d'entre eux souhaitent rejoindre la Scandinavie, l'Angleterre ou la France.

    Pour freiner le flot de refugiés qui arrivent du sud-ouest et du sud-est de l'Europe, Bruxelles envisage de pénaliser les pays tiers et candidats comme la petite Serbie, où les élites européistes envisagent de créer un camp de 400.000 réfugiés, soit l'équivalent de 5% de la population du pays.

    La situation est en effet tellement grave que c'est la Hongrie qui désormais doit faire face à de ce flux de migrants qui souhaite rejoindre la vieille Europe. Les autorités hongroises ont ainsi, tout comme les autorités bulgares, constitué un mur de près de 175 kilomètres le long de la frontière avec la Serbie pour "protéger l'Europe".

    Il y a une totale schizophrénie dans le comportement de la grande majorité de nos élites, qu'elles soient nationales et surtout supranationales.
    Elles imposent à l'Europe et à ses populations d'absorber et de subir une immigration à haut risque, immigration créée en grande partie par leur propre politique extérieure, que l'on pense à la folle politique européenne et occidentale en Irak, Libye ou Syrie.

    Dans le meme temps la suppression des frontières nationales s'est accompagnée d'une situation de non préparation à cette pression migratoire auquel le droit-de-l'hommisme totalitaire n'a finalement aucune réponse, si ce n'est celle d'imposer aux Européens de se taire et subir.

    Alors que l'on a vendu aux peuples européens le mythe d'une Europe en paix et libérée de toutes frontières, voilà que s'érigent des murs et des territoires occupés, finalement sur le modèle d'un Orient dont personne ne devrait souhaiter qu'il ne préfigure l'avenir de notre continent hormis les "ennemis de l'Europe".
    Des ennemis de l'Europe dont la cinquième colonne devra sans doute, un jour ou l'autre, être chassée de la structure de gouvernance globale qu'elle occupe et dont la politique tue, à petit feu, l'Europe en tant que civilisation.

    Alexandre Latsa (Sputnik, 17 août 2015)



    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Sur les traces des légendes européennes...

    Elles sont belles, rebelles et fières d'être européennes, et elles ont parcouru notre continent sur les traces de ses (dernières...) légendes, de septembre 2009 à juillet 2010. Fanny Truilhé et Mathilde Gibelin nous livrent donc dans Tour d'Europe - 6000 kilomètres à pied, publié aux Amis du Livre européen, un carnet de route de leur aventure, qui est aussi un signal d'alarme face à l'effacement du souvenir de nos mythes fondateurs dans la mémoire des peuples européens... 

     

    Tour d'Europe.jpg

    " Le récit de Fanny et Mathilde, leur Tour d’Europe, est bien plus qu’un fil qu’on déroule.
    L’Europe, terre d’histoire et de légendes, s’est imposée comme le cadre idéal à ce défi. Portées par le mistral, les deux pèlerines dévalent les pentes arides du Géant de Provence, traversent l’Italie puis la Grèce.
    Elles ne marchent plus mais courent sur le stade mythique d’Olympie.
    Elles prennent assez d’élan pour traverser l’Europe orientale, des Carpates aux monts Métallifères pour se retrouver ensuite dans les grandes plaines germaniques. La verte Erin sera leur dernière étape avant un retour en France, en bateau.
    Dix mois d’aventure et près de 6 000 kilomètres parcourus. Défi relevé ! Cet ouvrage, écrit à deux mains, est une formidable invitation au voyage et à l’aventure. "

     

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • Cinéma et identité...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un article de Michel Mourlet cueilli sur le site Papiers en ligne et consacré à la question de l'identité au travers du cinéma. Ce texte a été publié dans le numéro de la revue Krisis intitulé Identité ? (n°40, mars 2015).

     

    CINÉMA ET IDENTITÉ

    par Michel Mourlet

    Cette étude prend appui sur deux de mes ouvrages : l’Écran éblouissant (Presses Universitaires de France, 2011) et Français, mon beau souci (France Univers, 2009). Plutôt que de me répéter, j’ai choisi d’en citer les passages qui, sur certains points, m’ont paru adaptés au sujet. 

     

    L’identité, ce qui fait qu’A est A et n’est pas non-A, reste un concept anthropologique peu utilisable tant qu’on n’en a pas précisé la qualification. Il existe plusieurs identités principales, s’appliquant soit aux individus, soit aux collectivités,  telles que la personnelle, la génétique, l’ethnique, la nationale, et secondaires, comme l’appartenance à un métier par exemple. On peut se représenter cela comme autant de cercles concentriques s’élargissant à partir du point central qu’est l’individu ; ces multiples identités s’imprègnent les unes les autres et se confondent dans l’identité personnelle complète. Cependant, nettement séparées par leurs attributs, elles  ne concernent pas les mêmes objets : avant d’examiner les rapports qui peuvent s’établir entre cinéma et identité, il importe donc de sélectionner la ou les identités pertinentes eu égard à de tels rapports.

    Il va sans dire que l’identité personnelle ne saurait être accueillie ici qu’à la faveur de l’étude d’œuvres particulières : quelle relation entre l’homme Welles et ses films, produits de son idiosyncrasie ? Ce point de vue, quoique d’un intérêt primordial, n’est pas notre sujet, car il introduirait des facteurs personnels valables pour n’importe quelle activité créatrice. Or ce qui se propose ici à notre réflexion est « le cinéma » en général, et seulement le cinéma, tel qu’il se pratique sur l’ensemble de la planète, à présent et depuis ses débuts, avec les ressemblances et les dissemblances qui composent son histoire et sa diversité. Vers quel référentiel identitaire se tourner pour rendre compte du cinéma en général, du point de vue du déroulement de son histoire et de la diversité de ses œuvres ?

    On le savait même avant Malraux : le cinéma est à la fois un art et une industrie. L’industrie, en l’occurrence production et distribution, est liée de manière simple à l’économie et au savoir scientifique et technique, qui renvoient en gros à l’identité nationale, les économies continentales ou mondiale n’étant ‒ on le voit un peu plus clairement chaque jour de crise ou de non crise ‒ que des ensembles abstraits, fragiles, pour tout dire virtuels, qui reposent concrètement, tout comme le savoir d’ailleurs, sur les capacités propres à chaque nation.

    Les arts renvoient à un système plus composite où s’interpénètrent les identités nationale, religieuse, ethnique, et, si l’on quitte le plan général, l’identité personnelle, voire familiale (dynasties artistiques). Le cinéma, art et industrie, considéré globalement, est par conséquent en relation directe avec les identités ethnique, nationale et religieuse, cette dernière composante demeurant relativement secondaire dans la mesure où elle réside au fond des œuvres et n’influe guère sur leur forme : « L’art catholique italien (peinture, sculpture, architecture) n’entretient aucun autre rapport que thématique avec l’art catholique espagnol », écrivais-je dans l’Écran éblouissant. Ce qui prédomine dans les ouvrages en question, c’est le style italien, le style espagnol. Le phénomène est encore plus flagrant au cinéma, art tout récent privé de tradition religieuse. À l’exception de quelques cinéastes tels que DeMille ou Bresson par foi, Rohmer par éducation morale, Rossellini par sensibilité, le christianisme au cinéma aura suscité plus de révolte ou de blasphèmes que de Magnificat. Et dans les films qui s’en réclament ‒ par le scénario et les dialogues ‒, rien en matière de mise en scène et en images qui soit le reflet partagé et spécifique d’une identité religieuse commune.  On voit bien en revanche par quoi DeMille est typiquement américain, Bresson et Rohmer, français jusqu’au bout des ongles.

    Quant à l’identité ethnique, si tant est qu’on puisse employer de nos jours cette alliance de mots (il faudrait avoir suivi avec assez d’attention les derniers progrès accomplis dans les démocraties libérales par la libre circulation des idées), on en fera vite le tour, du fait que le cinéma est un art totalement européen et plus largement occidental (Etats-Unis) dont l’invention, les techniques, les formes, la théorisation, la pratique et la critique ont pris naissance et se sont développées pour l’essentiel dans les pays appartenant à la partie du monde ainsi désignée. Éric Rohmer, comme le remarque Antoine de Baecque dans sa récente biographie du cinéaste, n’a pas manqué dans ses écrits théoriques d’insister sur cette unicité originelle – et originale ‒ du cinéma. La conséquence en est que même des cinématographies extra-européennes majeures, comme celle du Japon (les chefs-d’œuvre de Mizoguchi et Ozu au tout premier rang), bien que  son écriture soit nourrie de traditions nipponnes notamment théâtrales, ne peuvent faire qu’elles n’aient comme ultime horizon la mise en scène et les techniques définies et pratiquées en Occident.

    On objectera qu’à l’intérieur de ce périmètre occidental délimité ici par le cinéma agissent des identités culturelles plus spécifiques, moins étendues, à quoi se rattachent des cinématographies diversifiées. Ici apparaît à l’évidence l’identité nationale, sur laquelle nous allons revenir ; mais aussi deux autres variantes souvent mises en exergue aujourd’hui en France au détriment de l’identité nationale, pour tenter de les substituer à celle-ci  : la régionale et la continentale ; en ce qui nous concerne, « européenne » Si l’on peut discuter à l’infini de l’importance des identités picarde, bretonne, provençale dans le domaine des arts traditionnels ou de la langue, l’objection régionaliste en matière de cinéma, d’où le recours à un passé multiséculaire est exclu d’office, apparaîtrait vide de sens. Reste l’autre identité culturelle de substitution, dite européenne :

         …je sais bien que la mode est actuellement d’invoquer une « culture européenne », mais de quoi parle-t-on exactement ?

       Certes, tous les peuples d’Europe peuvent se réclamer de deux grands courants intellectuels, littéraires et artistiques : l’antiquité gréco-latine et le judéo-christianisme. Ce n’est évidemment pas suffisant pour justifier le concept d’une culture à l’échelon continental. Ce qui importe, c’est l’usage que chacun de nos peuples a fait à travers les siècles et continue à faire de ces deux instruments qu’il a façonnés selon les besoins, les aspirations, les contraintes nés de son sol, de son ciel, de son tempérament et de son histoire.

       Les œuvres produites sont-elles interchangeables ? Rossini aurait-il pu composer l’Or du Rhin ? Dostoïevski écrire comme Voltaire ou Ibsen comme Marivaux ? Canova sculpter les statues polychromes du musée de Valladolid ou Le Vau concevoir les façades tourmentées de Gaudi ? Turner peindre la Montagne Sainte-Victoire ? Sibelius faire danser comme Théodorakis ?  Évidemment non, et ces incompatibilités aussi flagrantes que si l’on rapprochait la musique japonaise de la musique chinoise, ces disparates de style, de pensée, de couleurs, de dessin, de rythme, d’atmosphère, chacun le sent bien au fond de lui-même, ne sont pas issues de différences personnelles. Elles procèdent de quelque chose de plus vaste qui rattache entre elles, par des traits fondamentaux et spécifiques (la clarté française, le baroquisme espagnol, les brouillards scandinaves, etc.) toutes les œuvres norvégiennes ou toutes les œuvres d’outre-monts, et qu’on appellera l’identité culturelle nationale, irréductible tant aux individus qu’à l’empire-mosaïque de Bruxelles ou de Charlemagne.

    Français, mon beau souci, « Souveraineté culturelle et linguistique »

    Il suffit d’appliquer les considérations ci-dessus à l’histoire du cinéma. Qu’y a-t-il de commun entre Affreux, sales et méchants et les Vacances de M. Hulot ? Rien de plus qu’entre une pièce de Goldoni et un portrait de La Bruyère : quoi de plus italien que Barouf à Chioggia ? Quoi de plus français que Ménalque ? Imagine-t-on la froideur allemande, méthodique et implacable de Fritz Lang derrière la caméra de Jean Renoir ? Le pince-sans-ririsme de Guitry trempé dans l’acide de Jules Renard, au service d’un baroque espagnol obsédé par le crucifix ? À part leur localisation sur la mappemonde, on voit mal ce que partageraient les films de Tati et de Comencini. En revanche, on distingue clairement ce qui rapproche le premier de toute la  psychologie française de caractère, comique ou tragique, et le second de la longue tradition italienne de la comédie de mœurs.

    Après avoir placé entre parenthèses l’identité personnelle, réduit à leur juste rôle les identités religieuse, ethnique, régionale, continentale, que reste-t-il comme identité de référence en relation forte et légitime avec le cinéma ?

    Toute l’histoire de ce dernier, les analyses critiques, théoriques, sociologiques, économiques qu’il a suscitées, ses modes de production et de diffusion, les batailles d’influence qui continuent de se livrer en son sein sont engendrés par le statut national des entités productrices qui le constituent. Les coproductions internationales, où s’exerce par nécessité une seule responsabilité créatrice, ne modifient pas cette règle générale.  Le « cinéma », notion  abstraite obtenue en additionnant une par une les cinématographies du monde, deviendrait inanalysable hors du contexte des identités nationales.

    Penchons-nous comme il est naturel sur le cas du cinéma français.

        Bien que d’apparition récente, le Septième Art prend place parmi les éléments fondateurs de notre culture telle qu’on peut l’appréhender aujourd’hui. Cela pour une raison historique précise, quelles que soient les revendications adventices et subalternes : dans la grande chaîne d’inventions  qui va de la photographie de Niepce et Daguerre au premier film tourné en 1953 selon le procédé du Pr Chrétien (cinémascope et son stéréophonique), la part de loin la plus importante revient à la France, et guère moins que dans l’histoire de l’aviation. C’est pourquoi, en dépit des chausses baissées de nos élites « morales » toujours à l’affût des plus tartuffiennes résipiscences, nous avons célébré en 1995 le centenaire de la première séance de cinéma publique au monde, celle des Frères Lumière.

       D’autres motifs font que le cinéma, comme art et comme industrie, revêt en France une extrême importance : notre patrimoine cinématographique compte un nombre considérable de chefs-d’œuvre reconnus par la communauté internationale. D’autre part, c’est dans notre pays qu’ont vu le jour et se sont développées une véritable critique et une véritable esthétique de l’« image mécanique »[1]. Dès avant la guerre de 1914, avec le futur « capitaine Canudo », ami d’Apollinaire et chantre (d’origine italienne) de l’« impérialisme artistique français », avec Louis Delluc, avec les éclairs prophétiques d’Abel Gance, jusqu’au milieu des années soixante, durant un demi-siècle s’est affirmée chez nous, et presque exclusivement chez nous, une faculté quasiment spontanée, sans précédent,  d’appréhender et de théoriser le cinéma selon des critères aussi ambitieux et complexes que ceux qu’avaient suscités les arts traditionnels. Ainsi les Français et, partant, les Francophones dans leur ensemble (cf le lustre des cinématographies québécoise, belge, suisse, algérienne, etc.), sont-ils fondés à considérer le Septième Art (terme inventé par Canudo) comme un des piliers de leur culture.

    Ibid., « Cinéma, langue et exception culturelle »

    Un des aspects les plus caractéristiques de cette part occupée par le cinéma dans l’identité culturelle française est la rivalité entre notre cinématographie et celle des Etats-Unis. Depuis Edison et les Frères Lumière, et surtout depuis le début du XXe siècle, Français et Américains ne cessent de se mesurer et de se combattre sur ce terrain, tout en reconnaissant toujours les mérites de l’adversaire.

        L’histoire de notre cinéma sous l’aspect de ses relations conflictuelles avec celui des Etats-Unis offre depuis l’origine un modèle réduit et précurseur de ce qu’on nomme à présent la mondialisation, euphémisme destiné à diluer, ad usum populi, dans une apparente globalisation des échanges l’économie du « nouvel ordre mondial » sous hégémonie américaine. Depuis le début du siècle dernier, en effet, on assiste à un duel entre nos deux « industries du rêve », duel inégal, non point tant par les moyens mis en œuvre (ils étaient même supérieurs du côté français avant la Grande Guerre) que par les circonstances historiques ayant entraîné pour les cinématographies des deux nations des effets opposés.

       Bref rappel. Avant la première guerre mondiale, prépondérance du cinéma français, du fait d’avoir été pratiquement le premier en date et d’avoir installé non seulement sur son territoire mais dans le monde entier un système de distribution (Gaumont et Pathé) sans concurrence.

       Cela fonctionna très bien jusqu’à la date fatidique de 1914, qui vit à la fois l’interruption totale de la production française et l’installation de Cecil B. DeMille à Hollywood, dans son premier studio, une grange de ce village appelé à devenir la « Mecque du cinéma ».[2] À partir de ce moment, l’intention américaine tantôt affichée, tantôt dissimulée, de conquérir la plus grande part et si possible la totalité du marché mondial du film s’est continuellement manifestée.

       La guerre terminée, le cinéma français se releva de ses ruines. La machine recommença de tourner. Cela dura jusqu’à la seconde guerre mondiale et même pendant celle-ci, puisque les effets sur notre production en ont été fort différents de la première. Paradoxalement, la période 1940-1944 aura été l’une des plus brillantes de notre histoire cinématographique, avec une multitude d’œuvres présentes dans toutes les mémoires, de Carné, Decoin, L’Herbier, Gance, Clouzot, Guitry, Pagnol, Grémillon, Christian-Jaque, Daquin, Autant-Lara, Bresson, Delannoy, Becker, etc. Alors que dans le même temps, la production allemande se révélait particulièrement médiocre, cette vitalité du cinéma occupé constitua une forme de résistance authentique, aussi exemplaire que celle de la culture hellénique durant l’occupation romaine.

        Dans l’immédiat après-guerre, la capacité de résistance  du cinéma français devait à nouveau être mise à l’épreuve et ne plus cesser de l’être. Mais cette fois on revenait à une autre guerre, celle que se livraient depuis le début du siècle Français et Américains à coups de faisceaux lumineux sur leurs écrans de toile blanche.

       En mai 1946, sortie exsangue du conflit et de l’Occupation, la France signe avec les Etats-Unis les accords Blum-Byrnes : elle obtient l’annulation de 2,85 millions de dollars de dettes et un crédit de 1,4 million en échange de l’ouverture de son marché aux produits américains. Pendant quatre ans, le cinéma d’outre-Atlantique avait été absent d’Europe, situation qui avait entraîné une accumulation considérable de films en souffrance que les distributeurs devaient absolument dégorger dans les salles de notre continent. En vertu des accords, le cinéma français se trouvait contingenté sur son propre sol au bénéfice du concurrent.

       C’était la première manifestation ostensible du projet américain d’étouffer systématiquement les autres cinématographies nationales. Car, depuis 1945, et surtout depuis une trentaine d’années, on assiste au grignotement progressif de toutes les industries cinématographiques européennes, à l’exception de la nôtre. (…) Le lent amaigrissement des cinématographies nationales  (en chiffres de production, mais davantage encore en parts de marché) est la conséquence directe de la diffusion hégémonique dans nos pays de la production d’outre-Atlantique, tant destinée au grand qu’au petit écran, puisque les deux supports, on le sait, tendent de plus en plus à unir leurs forces et à confondre leurs objectifs.

       Si cette hégémonie résultait d’une excellence incontestable des œuvres, ce serait de bonne guerre et l’observateur impartial ne pourrait que s’incliner. Mais, inondés de sitcoms débiles, de séries toutes sorties du même moule, de comédies cucu-la-praline, de crétins sanguinolents et d’héroïnes de bandes dessinées, à des années-lumière du grand cinéma américain que nous aimions, nous sommes loin de compte et voyons bien que le combat est truqué.

       D’une part, il convient de remarquer qu’avant toute exportation les produits audiovisuels américains sont déjà largement amortis et bénéficiaires sur le territoire d’origine (300 millions de téléspectateurs, un milliard d’entrées en salle par an). Ils peuvent dans ces conditions arriver sur les marchés étrangers soit, en ce qui concerne le cinéma, appuyés sur des budgets de distribution et de publicité colossaux, soit, pour la télévision, en cassant les prix ; ce qui suffit à expliquer leur omniprésence en dépit d’une qualité artistique souvent faible, voire calamiteuse (bien que nous connaissions à cette triste règle toutes les notables exceptions).

       D’autre part, il n’est pas possible non plus de lutter à armes égales chez l’adversaire, puisqu’un dispositif de règlements et de pratiques établi par notre bon Oncle Sam (si libéral pour ses propres produits) limite de façon draconienne l’accès de nos films à son marché intérieur.

        En 1980, avec le large sourire rayonnant du crocodile repu, Jack Valenti, président de la Motion Picture Association of America qui regroupe les grandes compagnies et les représente à travers le monde[3],  ne craignait pas de déclarer à la presse française : « Il y a en Amérique un formidable marché pour les films français. Les Etats-Unis sont un marché libre. Tout film étranger peut y entrer sans problème, exactement sur les mêmes bases qu’un film américain. Il n’existe ici aucune restriction de quelque nature que ce soit. Vous payez les mêmes taxes. Il n’y a pas de discrimination. » 

       Puisque tout cela allait tellement de soi, convenait-il de se demander pourquoi M. Valenti éprouvait la nécessité de le dire ? Contentons-nous de citer, tenue dans la foulée, une remarque de M. Yves Rousset-Rouard, alors président d’Unifrance Film : « La pénétration des films français sur le marché américain se heurte à une sorte de protectionnisme latent qui est sans doute plus le fait, d’ailleurs, des structures professionnelles en place que du public. »

       Au même moment, le directeur général de Gaumont, Daniel Toscan du Plantier,  confirmait : « Le fameux libéralisme américain admet, dans la pratique et dans le droit, quelques nuances : c’est un imbroglio extraordinaire et rien n’est fait à ce niveau pour que les étrangers réussissent. Rien ! »

        On n’eût pu mieux dire que le modèle libéral américain est un leurre destiné aux naïfs, leurre qui, malgré leurs perpétuelles déconvenues, continue à les faire rêver – et disserter avec assurance – des bienfaits du capitalisme mondial.

          Dans cette guerre économique sans merci livrée par les Etats-Unis aux cinématographies rivales, il reste pourtant, on l’a dit, un bastion, le bastion français, qui agace beaucoup les Américains et contre lequel ils s’acharnent depuis des années.[4]

      Une fois dévoilé le contenu des accords Blum-Byrnes, le tollé des professionnels du cinéma français fut tel qu’il fallut parvenir à un modus vivendi en assouplissant les règles du jeu. C’est ainsi que notre cinéma retrouva peu à peu sa vigueur.

       Depuis les années cinquante, le système français de production repose en grande partie sur le fonds de soutien et l’avance sur recettes. Le fonds de soutien est une idée géniale du premier directeur du C.N.C. : afin de constituer cette réserve, Michel Fourré-Cormeray a imaginé de prélever une taxe sur chaque billet d’entrée, pour tout film aussi bien étranger qu’indigène. En conséquence de quoi les Américains se sont aperçus avec horreur que leurs propres films contribuaient à financer leur plus coriace adversaire. D’où leur acharnement, dès lors, à tenter de démanteler notre système en cherchant parfois, à Bruxelles, des alliés.

       Le fonds de soutien alimente l’avance sur recettes. Ce serait bel et bon si cette avance était toujours répartie à bon escient. Or nous trouverons ici, sans doute, une des causes de la relative désaffection du public, exprimée en parts de marché, à l’égard de notre cinéma : l’avance est saupoudrée par des commissions dont la compétence artistique n’est pas toujours indiscutable et dont les critères relèvent trop souvent des idéologies à la mode, de l’épate-bourgeois ou du simple « copinage ». Pour des raisons quelque peu voisines, les fameux quotas télévisuels au service de la production nationale, arrachés de haute lutte, engendrent des investissements parfois aberrants, dans des films si exécrables qu’ils ne sont pas même diffusés par les chaînes commanditaires. Lesdits quotas, faut-il le rappeler ? firent l’objet de batailles acharnées contre la bureaucratie européiste entraînée à se courber sous les fourches caudines de Washington.

    Ibid.

    En dépit de ces carences occasionnelles mais qu’il ne faut pas dissimuler, abolir le système français de financement comme le préconisent parfois des irresponsables serait renoncer à notre privilège : rester le seul cinéma national à faire pièce au rouleau compresseur hollywoodien. N’oublions pas que les studios britanniques survivent pour le principal grâce aux tournages internationaux sous obédience américaine, que le cinéma espagnol, en déroute, ne conservait plus sur son propre territoire que 13 % de part de marché en 2013 (chiffre fourni par Cinespagne), qu’à l’exception de Nanni Moretti le cinéma italien est en crise permanente depuis un quart de siècle, sans parler du notable recyclage en Allemagne de la production grand écran dans le petit. À l’inverse, signalons qu’en France les premiers chiffres de 2014 indiquent près de 47 % de part de marché pour les films français contre 40 % pour les films d’outre-Atlantique.

        Un dernier danger guette la production audiovisuelle française et francophone, tous écrans confondus ; le même que celui qui menace notre langue : le mimétisme.

       C’est en raison d’un effondrement de nos ventes de films sur le marché américain (effondrement au demeurant guère catastrophique, vu le faible volume de notre chiffre d’affaires moyen sur ce marché) que les années 1978-1980 ont vu apparaître dans les milieux professionnels concernés une réflexion d’ensemble plus systématique et plus fouillée sur les raisons de nos échecs, de nos médiocres résultats et sur les pistes à suivre pour tenter d’y remédier. Entre 1975 et 1978, les ventes de films français aux Etats-Unis ont chuté de 48 millions de francs à 11 millions et demi, soit de plus des trois quarts. Il y avait de quoi réfléchir, en effet !

       Toujours sur la brèche (la nôtre), l’inévitable Jack Valenti, de son bureau, lança : « Le cinéma français peut tripler son chiffre d’affaires dans ce pays. (Après avoir dégringolé des trois quarts : M. Valenti ne prenait pas un gros risque…) L’influence des cinéastes français y est considérable. L’avenir ne devrait pas présenter de problème pour les producteurs français s’ils font le genre de films que les gens d’ici veulent voir. » 

       Cette dernière petite phrase fut lourde de conséquences dans les cerveaux fumants de la profession et les avis divergents qu’elle suscita ne sont pas encore complètement parvenus à se rejoindre. Grosso modo, deux écoles s’affrontèrent, dont nous avons une longue expérience car elles accompagnent toute l’histoire de la France : celles de la résistance et de la collaboration. Autrement dit, en termes de sujets et de narration sur pellicule, il y eut ceux qui pensèrent que pour plaire au public américain il fallait faire des films comme les Américains, et ceux qui pensèrent qu’il fallait faire des films résolument français.[5]

       En tout état de cause, le point important était que tout le monde prît conscience de la nécessité d’une analyse globale des faiblesses structurelles – et non pas seulement conjoncturelles – de notre système de soutien à l’exportation : renforcement de l’action d’Unifrance, entretien de bureaux à l’étranger, investigations et documentation sur les marchés extérieurs, relations publiques, promotion par des manifestations occasionnelles et les festivals, etc. Cette dernière partie de l’analyse devait d’ailleurs, en réponse à Deauville, déboucher à plus ou moins long terme sur  la création de plusieurs rendez-vous très appréciés du public et des professionnels américains avec le cinéma français : le V.C.U. de Richmond, Col Coa à Los Angeles, Sacramento, Saratosa…

       L’infrastructure économique était évidemment primordiale, mais il ne suffisait pas de parvenir jusqu’au public américain ; encore fallait-il l’intéresser. Précédant de quelques années l’effondrement de nos ventes et de nos parts de marché sur le sol national, une déclaration de M. Gérald Calderon, un des financiers du cinéma français, mérite un sort particulier : « La conquête du marché américain ne peut passer que par une certaine adaptation à ses standards (sic, sans doute pour « modèles », « canons », « archétypes », « moules », etc., selon la nuance désirée). Notre film national ne deviendra un véritable produit d’exportation que dans la mesure où le principe de la double version originale, impliquant un tournage direct en langue américaine, sera passé dans les mœurs et qu’à la condition expresse que nos productions sachent intégrer le concours des scénaristes et surtout des vedettes américaines, seules à posséder, pour l’heure, la « classe » internationale qui justifie des cachets de plusieurs millions. » 

       Il semble difficile d’accumuler plus de contrevérités, de contresens, d’abandons, de soumission à l’adversaire qu’en cette profession de non-foi dans  les ressources de la créativité nationale. On pataugeait, il est vrai, dans la pleine période du pseudo  réalisme  masochiste et capitulard à la Servan-Schreiber (anti-nucléaire, anti-Concorde, anti-Le France (le navire), anti-nation, anti-toute manifestation de puissance et d’identité française quelle qu’elle fût), tandis qu’un certain polytechnicien au pouvoir fondait arithmétiquement le poids et le rayonnement de la France dans le monde sur le rapport du nombre de ses habitants à la population  du globe. N’osant sans doute pas aller jusqu’au bout de sa pensée, M. Calderon nous privait d’une solution plus réaliste encore : renoncer carrément à notre cinématographie et nous borner à financer Hollywood. (D’aucuns s’y essayèrent d’ailleurs, qui ne s’en sont pas encore remis.)

       Les propos de ce financier comme de ses pareils s’appuyaient sur l’idée qu’il y aurait des films « internationaux » qui marchent et d’autres, nationaux, qui ne marchent pas. Or un examen même rudimentaire de la saga hollywoodienne montre que son succès repose essentiellement, on pourrait dire uniquement, sur le nationalisme pur et dur, l’ethnicité, les présupposés politiques, la fierté historique, la revendication scientifique et jusqu’à la religiosité exacerbée propres au peuple américain. Rien n’est moins « international » que la substance de ce cinéma, de la comédie sentimentale jusqu’à l’Odyssée de l’espace en passant par le western, la guerre de Sécession, le Débarquement  ou la Bible en images.

         J’ai cité dans la Télévision ou le Mythe d’Argus la réponse judicieuse du président de Gaumont, M. Nicolas Seydoux, solidement épaulée entre 1975 et 1978 par Cousin Cousine de Tacchella, Coup de tête de Jean-Jacques Annaud, l’oscar de Bertrand Blier ou encore la notoriété des films de Truffaut outre-Atlantique.

    Ibid.

        Ce détour par la guerre des écrans n’avait d’autre objet que de mettre en relief le lien entre cinéma et identité française, la culture stricto sensu faisant partie de l’identité nationale au même titre que l’histoire politique de la nation, sa géographie, sa langue ou les constantes de sa psychologie collective. Il n’est pas jusqu’aux politiciens les moins guidés par le sens de la nation qui ne perçoivent le cinéma comme un enjeu, non seulement économique, mais politique. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, ils ont toujours plié sous sa pression corporative, au risque de fâcher Washington ou Bruxelles.

    Est-il besoin de le dire : ce qui est valable pour le cinéma français ne l’est pas moins pour les autres cinématographies. Certaines facettes des films de Risi ou de Monicelli brilleront davantage aux yeux d’un connaisseur du théâtre transalpin, depuis Ruzzante jusqu’à Dario Fo. Et comment pénétrer la substance intime de Voyage à Tokyo, de Fin d’automne, sans avoir contemplé, au moins en imagination, un jardin au Soleil Levant ?

    À la question qui me fut posée en 2008 : « Y a-t-il un génie national qui s’exprimerait dans le cinéma, comme dans l’art en général, et, en ce qui concerne le cinéma français, comment celui-ci se manifesterait-il ? », je répondis :

       Il y a un génie national, que des gens comme Debussy ou Barrès, qui n’avaient pas comme nos contemporains l’esprit paralysé par des utopies de fraternité et la sanctification de l’individu (chaque époque sécrétant ses mythes et ses tabous), percevaient avec  autant de finesse que de vigueur. Ce génie national est le génie du lieu (les sources, les forêts, les ciels et les dieux qui les hantent) combiné avec la mémoire historique la plus longue. De ce creuset sortent, si on le leur permet, les œuvres enracinées : dans un terroir, un passé, une langue. Ce sont les seules qui durent. Voyez Gance, Renoir, Pagnol, Guitry, Rohmer, Sautet, Pialat, Gérard Blain, Tavernier, Bertrand Blier, certains films de Chabrol et de Corneau…[6] Comment définir ce génie pour que la définition englobe des tempéraments et des inspirations aussi diverses ? Je dirais peut-être : une grâce poétique et une liberté d’allure consubstantiellement liées à la clarté toujours lumineuse de l’expression. 

    L’Écran éblouissant

    Tout langage, et donc tout langage artistique, moyen d’expression de quelque pays que ce soit, considéré dans son ensemble et non sous l’angle particulier de telle ou telle œuvre,  entretient avec l’identité nationale de ce pays ‒ qui lui apporte, imprimé par la matrice de l’Histoire et de la Géographie, l’essentiel de son message ‒ une relation privilégiée, plus étroite qu’avec aucun autre déterminant. Si, comme c’est le cas en France et pour le cinéma, ledit langage, depuis la formation de son embryon le plus sommaire jusqu’à nos jours, y a toujours été brillamment pratiqué, la relation est évidemment plus « fusionnelle » encore. C’est sans doute pourquoi, tant qu’existera la France, ni le capitalisme cannibale ni la bureaucratie apatride ne parviendront à démanteler notre « industrie du rêve ».

    [1] Fait établi et admis même par la critique d’outre-Atlantique, comme en témoigne cette phrase de Peter von Bagh, préfacier d’un récent ouvrage sur Raoul Walsh : « les meilleures études (et la meilleure approche) semblent toujours venir de France » (2003).

    [2] Cf. Cecil B. DeMille, le Fondateur de Hollywood (éd. la plus récente : Durante Poche, 2002).

    [3] Décédé en 2007, J. Valenti a été décoré de la légion d’honneur en 2004… probablement pour avoir activement promu le festival  de Deauville, d’ailleurs souvent d’excellente qualité mais tête de pont publicitaire en France des films américains de petit ou moyen budget.

    [4] Pour plus de détails, se reporter à l’Envahisseur américain, Hollywood contre Billancourt (Éd. Favre, 1999), par Philippe d’Hugues, historien du cinéma, ancien administrateur général du Palais de Tokyo et conseiller scientifique au C.N.C. On peut consulter également, dans les numéros de mars et avril 2000 du mensuel La Une, les extraits du débat que j’ai organisé et conduit autour du même sujet, en décembre 1999, au Centre Multimédia de l’ADAC-Ville de Paris.

    [5] J’ai également abordé cette question, en insistant sur la production télévisuelle, dans la Télévision ou le Mythe d’Argus, au sous-chapitre intitulé « Mariages de carpes et de lapins », pp. 132 à 134. (Éd. France Univers, 2002.)

    [6] Si nous avions abordé le sujet sous les espèces particulières des cinéastes et de leurs oeuvres, l’identité nationale n’y serait pas moins présente puisque nous avons observé qu’elle participe de l’identité personnelle complète. Cependant, d’autres éléments tout aussi prégnants viendraient complexifier l’analyse.

     

    Lien permanent Catégories : Cinéma / Théatre, Textes 0 commentaire Pin it!
  • Une Bible pour les céliniens...

    Les éditions Pierre-Guillaume de Roux viennent de publier une Bibliographie internationale de l’œuvre de Céline, signée par Alain de Benoist. Directeur des revues Nouvelle Ecole et Krisis et auteur de nombreux essais, Alain de Benoist poursuit avec cette ouvrage le travail de bibliographe qu'il avait entrepris avec son impressionnante Bibliographie générale des droites françaises (Dualpha, 2005), en quatre volumes.

    Carousel Image

    " Louis-Ferdinand Céline est aujourd’hui, avec Marcel Proust, l’auteur français le plus lu et le plus commenté dans le monde : plus de 500 livres et plus de 800 thèses universitaires lui ont déjà été consacrés. Il est aussi le seul qui fasse l’objet de trois publications périodiques : Le Bulletin célinien, L’Année Céline et les Études céliniennes. Son livre le plus célèbre, Voyage au bout de la nuit, a été traduit à ce jour dans 37 langues différentes. Une importante bibliographie célinienne, due à Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché, avait été publiée en 1984, soit il y a déjà plus de trente ans. Depuis, la matière s’est accrue dans des proportions énormes. Cette nouvelle bibliographie est un travail rigoureusement exhaustif, qui recense méthodiquement toutes les publications de Louis-Ferdinand Céline : éditions générales, livres indépendants, correspondance, préfaces, entretiens, recueils, anthologies, etc. Chaque ouvrage fait l’objet d’une présentation détaillée. La littérature secondaire relative à chaque titre, ainsi que le secteur audiovisuel, ne sont pas oubliés. Une attention toute particulière a été portée à l’œuvre de Céline publiée à l’étranger. Les traductions sont elles aussi systématiquement recensées. L’ouvrage ne s’adresse pas seulement aux « céliniens », mais à tous ceux, aujourd’hui de plus en plus nombreux, qui s’intéressent à Céline et travaillent sur son œuvre. "

     

     

     

     

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!