Depuis sa remise en question par l’architecte Adolf Loos en 1910 et son rejet par les Ciam (congrès international d’architecture moderne) quelques années plus tard, l’ornementation est devenue taboue en architecture. Les Trente Glorieuses ont définitivement acté la superficialité et la fin d’un langage pourtant intrinsèquement lié à l’architecture, qui fixe et raconte une époque. Voilà une dizaine d’années que, dans les nouveaux projets architecturaux, les mêmes ingrédients reviennent inlassablement : du bois, des arbres, des jardins d’hiver. C’est donc cela, l’empreinte de notre époque, celle de la révolution numérique, sur notre paysage bâti ?
Il faut dire qu’après des années de frugalité ornementale, de normes énergétiques strictes et de contraintes budgétaires, les acteurs de la fabrique de la ville en auraient presque oublié ce qui fait, et fera, parler l’architecture : l’ornementation. Après une brève résurgence, frôlant le burlesque, durant le postmodernisme, une tentative de réhabilitation de l’ornement architectural eut lieu dans les années 1990-2000, avec l’essor du numérique dans les agences d’architecture. Un retour limité à la façade, basé principalement
sur des motifs géométriques, générés par ordinateur.
Aujourd’hui, il suffit d’ouvrir un magazine d’architecture : la plupart des nouvelles façades sont blanches, dépourvues de toute trace d’ornement, hormis donc quelques jardins d’hiver ou plantations en toiture. La production architecturale commune s’appauvrit et raconte toujours
moins. Chacun y trouvera une justification : modestie, réduction des coûts, style mondialisé ou politesse envers un contexte urbain de plus en plus complexe. Or nous vivons une époque de bouleversements profonds pour la société, affectant l’architecture. La dématérialisation du monde et la numérisation exponentielle des relations humaines, des récits, des images, placent l’architecture – matérialisation ultime du monde – face à une concurrence féroce.
L’ornementation ne se limite pas à une dimension esthétique, elle témoigne et raconte une époque, pour les contemporains et les générations futures.
Désormais, la façade évolue à l’heure du tout-écran. Certains architectes, de Las Vegas à Paris, expérimentent la fusion entre bâtiment et écran. Là où, hier, on apprenait à lire une façade, aujourd’hui, elle devient écran géant, déversant ses images. Mais a-t-on réellement envie de s’immerger dans une « ville-écrans » après avoir réussi à lever la tête de son smartphone ?
Ces tentatives, un peu trop littérales, ne renouvellent pas la richesse des interactions possibles entre la ville et ses habitants, par le vecteur de l’ornement.
Les promoteurs de la modernité fonctionnelle du début du XXe siècle – à la suite d’Adolf Loos, qui condamnait l’ornementation comme « moralement dégénérée » et contraire au «progrès» – ont pensé l’architecture moderne en réaction à l’ornement, support coûteux d’un langage et de significations. D’autres, plus habiles, ont su tirer parti des avancées technologiques de leur époque pour renouveler la place de l’ornementation dans l’architecture. C’est notamment le cas de Louis Sullivan, l’inventeur des gratte-ciel, qui a su concilier nouvelles techniques constructives et ornementation. Montrant ainsi qu’une architecture novatrice pouvait rester expressive.
Aujourd’hui, nous vivons les révolutions de l’intelligence artificielle et de la réalité augmentée. Elles bouleverseront profondément notre rapport au monde, donc à la ville et à l’architecture. Nous allons peut-être voir, au cours des prochaines années, fleurir des façades évolutives générées par ChatGPT. Observer l’émergence d’espaces intérieurs réellement vides, mais pourtant bien aménagés dans votre Apple Vision . Il est même possible que nous vivions bientôt dans des logements construits par des imprimantes 3D béton, dont les plans seront dessinés par l’IA.
Nous voyons combien il est crucial de se réapproprier l’ornement architectural, ce langage de la matière, cet acte de civilisation. D’autant plus si nous l’abordons avec une sensibilité contemporaine. Ainsi, l’architecture s’affirmera à nouveau comme un levier d’amélioration du cadre de vie, confortant son rôle d’« intérêt public », tel que défini par nos textes de loi. L’ornementation ne se limite pas à une dimension esthétique, elle témoigne et raconte une époque, pour les contemporains et les générations futures. Entre le style «urbanovernaculaire» – devenu tacitement obligatoire pour remporter un concours – et l’abandon du langage architectural à l’intelligence artificielle, nous devons collectivement recentrer, réinvestir et actualiser le récit que porte l’architecture, par l’ornementation.
Florent Auclair (Figaro Vox, 3 avril 2025)