Nous reproduisons ci-dessous un article de Philippe-José Salazar, cueilli sur Les influences et consacré à la notion d'anarcho-tyrannie, sur lequel Polémia a attiré notre attention. Rhétoricien et philosophe français, Philippe-Joseph Salazar enseigne depuis 1995 la rhétorique à l’université du Cap. Il est l’auteur de nombreux essais, dont Paroles de leaders - Décrypter le discours des puissants (François Bourin Éditeur, 2011), Blabla république - Au verbe, citoyens ! (Lemieux, 2017) ou, dernièrement, Suprémacistes (Plon, 2020).
Quand viendra l’ « anarcho-tyrannie » ?
Dans les flux d’influence intellectuelle, c’est- à-dire dans le trafic vibrionnant de slogans qui naviguent d’un pays à un autre, et puis prennent racine et deviennent des « idées » politiques, dans cette circulation suractivée par la Toile, les slogans français font pauvre figure. L’anglo-saxonnisme est le discours maître. L’expression de « biopolitique », conceptualisée par Michel Foucault, a dû être le dernier exemple d’une invention française qui a pris – quarante ans après, hélas, décanillée comme concept pour devenir une « idée » politique, et donc mis à toutes les sauces depuis la crise sanitaire qui nous afflige.
Mais à être toujours là, à attendre que le dernier mot d’ordre tendance venu des States passe l’Atlantique et refasse surface dans Causeur ou L’Obs, on rate ce qui est encore off shore. Car, depuis quelque temps, circule un terme choc dans les milieux de la droite anglo-saxonne et nordique nationaliste, ou raciale, ou blanche, ou européaniste, ou « suprémaciste » – sur cette casuistique très lacanienne autour du Nom du Père, bref de ce qu’on ne doit pas dire, voir mon Suprémacistes (Plon).
Ce terme est « anarcho-tyranny », anarcho-tyrannie. Le mot, et la réflexion politique qui le soutient, signale qu’une autre étape a été franchie par l’idéologie en formation du « suprémacisme » international. Ce n’est qu’une question de temps pour que le mot, ou la pensée qui sert de référence au mot, et avec lui toute une rhétorique, c’est-à-dire un système persuasif d’influence, ne se solidifie, et impacte, qui sait, le manège à idées français. « Anarcho-tyrannie » est devenu un instrument de réflexion politique.Le terme, et la réflexion dont il est le label, date des années 1990. Il est le fruit de l’imagination politique d’un essayiste américain de talent, Samuel (« Sam ») T. Francis (1947-2005), auteur d’un ouvrage plus d’essayiste que de philosophe (ce qu’il n’était pas) sur l’État moderne, Leviathan (2016, posthume). Sam Francis, avec « anarcho-tyranny », connaît depuis récemment un véritable revival dans les milieux « nationalistes blancs », porté par la jeune génération de l’ « alt right », que je décris aussi dans Suprémacistes. Trente ans de travail en tapinois pour une idée brillante. Car les « idées » politiques, qui ne sont pas des concepts mais des montages opportunistes, à la fois inspirés par l’Histoire et aspirés par l’actualité, tributaires d’une ascendance et créant leur propre tribu de partisans, là, maintenant, souvent mettent du temps à sortir du terrier. « Anarcho-tyrannie », inventé donc vers 1990 par Sam Francis, est désormais hors du trou – sauf en France, pour le moment.
L’expression aura peut-être du mal à s’acclimater en France du fait que dans notre magasin d’idées en boîte « anarchie » est marquée extrême gauche, et « tyrannie » extrême droite. Un Américain a moins de scrupules à user de ces mots : les États-Unis n’ont jamais connu d’anarchie, et encore moins de tyrannie. L’Europe, oui, par contre. Car le problème rhétorique est que l’expression ne désigne aucun des extrêmes de notre éventail politique, mais tout à fait autre chose : l’État. Oui, l’État, notre État de droit – libéral, démocratique, républicain, parlementaire, sur toute la gamme des qualificatifs. C’est cet État de droit qui est une anarcho-tyrannie.
Qu’est-ce à dire ? Je traduis Francis :
« Dans un État d’anarcho-tyrannie le gouvernement n’applique pas la loi et ne remplit pas les fonctions que son devoir légitime lui impose d’accomplir ; et en même temps l’État invente des lois et des fonctions qui n’ont pas de raison valide et ne répondent pas à un devoir légitime. Une caractéristique de l’anarcho-tyrannie est cette propension de l’État à criminaliser et à punir des citoyens innocents qui obéissent à la loi, et en même temps de se refuser à punir les délinquants. Une autre est le refus par l’État d’appliquer des lois existantes et de prendre encore plus de lois qui sont sans effet sur la véritable criminalité, mais qui criminalisent encore plus les innocents, ou restreignent leurs libertés civiles ».Est-il utile de faire un dessin et d’enfoncer le clou ? La crise endémique des Gilets Jaunes où l’État sans valide raison a puni des citoyens innocents au delà d’un usage légitime de la coercition ; les tergiversations de l’État au regard de la population musulmane en France en rapport avec la lutte armée des djihadistes et la propagande des imams ; l’appareil de censure des opinions et de la liberté d’expression, appuyé souvent par le pouvoir judiciaire, et le laxisme vis-à-vis de rappeurs haineux ; les dissolutions rapides d’organisations et la tolérance prolongée envers d’autres ; la surveillance électronique des citoyens, et l’existence protégée des zones dites de non-droit ; des règles draconiennes pour le confinement, et le laissez-faire des dealers dans les cités … autant d’exemples, si on suit Francis, d’un État d’anarcho-tyrannie.
Nous vivrions donc dans un État qui d’une part opprime de manière mesquine, ou dure, les citoyens qui obéissent aux lois, observent les règlements, remplissent la paperasserie administrative sans broncher, et qui d’autre part et en même temps (c’est cette simultanéité qui est violente) laisse d’autres faire comme ils veulent ; un État qui applique tel règlement et pas tel autre selon que le délinquant est loup ou lapin. Telle est la rhétorique, l’argumentaire qui soutient le slogan de l’anarcho-tyrannie : car il serait aisé, à partir de ces exemples, vrais ou faux – peu importe puisque la politique est toujours affaire de l’efficacité d’une opinion rendue plus persuasive qu’une autre – de bâtir un argumentaire, de lancer un programme politique, de renverser même l’État. Car le slogan est puissant, attirant, convaincant.
Qui aura donc la chutzpah, en France, de crier à l’anarcho-tyrannie de la République ? Les « nationalistes blancs » français d’établissement sont probablement trop intellectuels, trop confits dans ce qu’ils nomment l’action « métapolitique » à longue portée, pour goûter, à l’américaine, à l’anglaise, à la nordique aussi, ce produit tout fait, emballé net, et prêt à la consommation. Prêt à entrer en action, car « eppur si muove », dixit Galilée.Philippe-Joseph Salazar (Les Influences, 4 janvier 2021)