Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Frédéric Dufoing, cueilli sur L'Inactuelle et consacré au Grand débat initié par Emmanuel Macron et à sa conclusion. Philosophe et politologue de formation, chroniqueur, Frédéric Dufoing a notamment publié L'écologie radicale (Infolio, 2012).
Frédéric Dufoing: “L’arnaque du grand débat”
Le grand débat organisé par le président Macron constitue d’ores et déjà un cas d’école de ce déni de démocratie qu’on appelle « démocratie participative ». D’abord parce que ce fut l’exécutif, et non la population ou même le parlement, qui jugea de l’opportunité de cette consultation ainsi que de sa date de lancement, de sa durée et de ses modalités concrètes, en l’occurrence l’envoi de cahiers de doléances par le biais des communes et les réponses à un questionnaire en ligne sur l’Internet.
Une stratégie de l’attente.
Macron a lancé le processus au moment où la contestation du pouvoir était devenue régulière et que les revendications des manifestants bénéficiaient d’un soutien très large de la population. L’initiative gouvernementale a permis de faire croire que le pouvoir était à l’écoute alors qu’il s’était montré aussi brutal dans sa réaction policière qu’intransigeant dans ses réponses politiques. Cette consultation a permis aussi de gagner du temps en justifiant l’attentisme politique par le respect des résultats, laissant ainsi pourrir la situation et testant l’obstination des manifestants.
Le « grand débat » a fait rentrer les aspirations populaires dans un cadre ordonné, conforme, présentable ; il a donné à la parole supervisée par l’Etat une légitimité supérieure à la parole libre de la rue et offert un canal d’expression à l’électorat de base du pouvoir, trop bourgeois pour se manifester physiquement, ainsi qu’aux notables communaux. Grâce à cette longue série de consultations, les médias allaient avoir un autre os à ronger, et des revendications nouvelles allaient enfin émerger d’ailleurs que des ronds-points.
Un débat tronqué.
Le gouvernement n’a bien entendu établi aucun critère préalable afin de juger si la participation au grand débat était suffisante pour en valider la portée. Si elle n’avait pas été suffisante, le gouvernement aurait argué que le peuple n’éprouvait pas le désir de s’impliquer et de débattre, et donc que l’une des principales revendications des gilets jaunes – le référendum d’initiative citoyenne – n’était pas viable. Si la participation avait été bonne, au contraire, le gouvernement pouvait s’en attribuer le succès. Les chiffres de participation, 1.500.000 personnes, furent artificiellement gonflés de 300.000 [1] : cela restait peu, mais c’était toujours davantage que le nombre de manifestants dans les rues – et beaucoup moins tout de même que leur soutien dans les sondages.
Les médias n’hésitèrent pas à répéter en boucle que cette consultation visait à établir l’« opinion des Français », alors qu’ils rechignaient dans le même temps à admettre que les gilets jaunes « représentaient le peuple ». Tous oubliaient au passage qu’il est infiniment plus facile d’envoyer des réponses depuis un ordinateur que de s’assembler sous la pluie, autour d’un brasero, ou en manifestant sous les gaz et les flashballs. En définitive, les « révoltés » qui ont participé au grand débat font un peu penser aux travailleurs prêts à accepter n’importe quel boulot précaire en remerciant bien bas le patron pour sa mansuétude.
Les résultats ont donné lieu à une grand-messe médiatique, sans tenir compte du fait qu’on n’avait même pas attendu la fin des dépouillements ! A l’heure où le premier ministre annonça avoir tiré les leçons de la consultation, à peine plus de 50% des interventions avaient été dépouillées [2]. Or, là où l’on peut se permettre de tirer des conclusions électorales quand un certain nombre de circonscriptions donnent des tendances, il n’en va évidemment pas de même lors du bilan d’une consultation, qui implique une prise en compte qualitative et exhaustive des attentes plutôt qu’un simple aperçu quantitatif et statistique. En outre, quelle valeur accorder à un débat dont les questions furent choisies à l’avance par le pouvoir ? Il s’agissait bel et bien d’orienter les réponses, en enfermant les répondants dans de faux dilemmes, par exemple à travers la question sur la baisse des dépenses publiques.
Macron le sophiste.
Le bilan définitif fut tiré lors d’un interminable monologue du chef de l’Etat, écouté avec une attention religieuse par les journalistes dûment sélectionnés de l’assistance, qui ont ensuite servilement ânonné le sermon. Macron n’a répondu à aucune des demandes, pourtant peu audacieuses, collectées lors la consultation ; ou, plutôt, il y a répondu par des ellipses et des paraboles : le judoka habile sait éviter les coups et se servir du mouvement de son adversaire pour lui faire une clef de bras.
Les citoyens voulaient proposer et décider eux même des lois ? On leur a offert la possibilité de les soumettre à d’autres qui en débattraient et prendraient les décisions à leur place. Ils auront droit aussi à davantage de proportionnalité lors des élections, mais doublée d’une réduction du nombre de représentants ! Les citoyens voulaient de la justice fiscale, c’est-à-dire une plus grande équité ? On leur a livré une vague réduction de l’impôt sur le revenu (quelle réduction, avec quelle assiette, sur la base de quels revenus ?), mais pas de retour à l’impôt sur les grandes fortunes et la finance. Plus encore, les salariés financeront leur baisse d’impôt avec une augmentation du temps de travail ! Et les pensions ? Elles seront réindexées, sans qu’on sache avec quel indice d’indexation : le prix du pétrole, qui monte, ou celui des textiles, qui s’écroule ?
Les citoyens se plaignaient des connivences sociales et du centralisme parisien ? On leur a donné la suppression de l’ENA (la belle affaire !), et de plus grandes « responsabilités » pour les entités locales, notamment financières, alors que ces prérogatives impliquent en fait une plus grande tutelle de l’Etat central ! En somme, le chef de l’Etat a fait de la sophistique, finissant même par justifier sa politique par les reproches qui lui avaient été faits…
Eh bien, c’est cela, la démocratie participative : des bavardages servant les intérêts de ceux qui les organisent. La réflexion populaire ne s’y manifeste pas vraiment, et les citoyens n’ont pas de décision à prendre. Leur parole, déjà corsetée, biaisée, sert de matériau bien formaté pour le pouvoir, qui en tire les interprétations les plus aberrantes. Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, la démocratie participative en est le marbre.
Frédéric Dufoing (L'Inactuelle, 29 avril 2019)