Nous reproduisons ci-dessous un article de l'écrivain italien Antonio Scurati paru dans le quotidien La Stampa et publié sur le site Presseurop. Antonio Scurati est romancier et essayiste. Deux de ses livres ont été traduits en français Le survivant (Flammarion, 2008) et L'enfant qui rêvait de la fin du monde (Flammarion, 2011).
"Je ne veux pas mourir Chinois"
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais, en ce qui me concerne, je n’ai aucune envie de mourir chinois. Pourtant, au train où vont les choses, c’est hautement probable.
A la mi-septembre, juste au moment où le Sud de l’Europe se précipitait vers le désastre, au cours du congrès annuel du World Economic Forum – qui depuis 2007 se tient (est-ce un hasard ?) en Chine et porte cette année le titre de "New Champions 2011" – le premier ministre Wen Jiabao annonçait que son pays allait investir de plus en plus sur le "vieux" continent.
Sauveurs ou envahisseurs ?
Avec un sens de l’opportunité assez terrifiant, des voix insistantes avaient circulé les jours précédents sur des intentions d’acquisitions massives par les Chinois de bons du Trésor italien, corroborées par le voyage à Rome du président de la China Investment Corp, un des fonds d’investissements les plus riches du monde, venu discuter de l’achat de parts consistentes dans des entreprises stratégiques de notre économie nationale. Depuis lors, il ne se passe pas un seul jour sans que nous ne nous demandions tous si les Chinois sont en train de nous sauver ou de nous envahir.
Dans mon cas personnel, la demande est on ne peut plus inquiétante, car le hasard a voulu que mon dernier roman – La seconda mezzanotte [ “Le Second minuit”- ou “La seconde moitié de la nuit”, éditions Bompiani] – soit sorti par pur hasard le 14 septembre, le jour précisément où les agences de presse battaient le tambour après les annonces de Wen Jiabao.
J’y ai imaginé qu’en 2092 l’Italie serait devenue un pays satellite de la Chine après lui avoir cédé la totalité de sa dette extérieure et que Venise, à la suite d’une terrible inondation, aurait été achetée par une entreprise transnationale de Pékin. Refondée avec le statut de Zone Politiquement Autonome, son nouveau destin serait dés lors celui d’un parc d’attractions voué au luxe et aux vices effrénés des nouveaux riches orientaux. A cette question inquiétante, je ne peux donc qu’apporter une réponse tout aussi inquiétante.
Conflit de civilisation
Catastrophismes littéraires mis à part, il me semble tout à fait évident que l’avènement d’une souveraineté politico-financière chinoise sur notre vieux continent précipiterait le déclin de la civilisation européenne telle que nous l’avons connue, rêvée et aimée (ne serait-ce que dans nos visions idéales). Je crains que ce ne soit une grave menace pour les fondements culturels de la civilisation occidentale européenne moderne : souveraineté politique du peuple, liberté de pensée et d’expression, droits des travailleurs et du citoyen, autonomie de chacun, solidarité entre les individus réunis en société, valeur de la personne, sécurité alimentaire, respect du caractère sacré de la vie.
Oui, je crains tout cela, pas seulement parce que j’ai encore devant les yeux ce jeune homme qui, place Tien An Men, avait affronté un tank, armé seulement de ses deux sacs de courses (n’oublions pas que le jeune homme était, lui aussi, Chinois), ou parce que je prévoit un conflit de civilisation entre l’Europe et la Chine, mais parce que je suis effrayé par la dérive d’un capitalisme financier dont les fonds souverains chinois représentent aujourd’hui le fer de lance, par un usage du capitalisme conçu pour financer le travail et l’entreprise mais qui a fini par les enterrer.
Si dans un avenir proche la politique ne parvenait pas à refaire en sens inverse le chemin qui l’a conduite de la souveraineté à l’obscénité, le risque serait effectivement que dans un avenir pas si lointain un gigantesque conflit se déchaîne entre les intérêts spéculatifs de la finance apatride – – et qu’elle soit chinoise, américaine ou de chez nous importe peu – et les besoins, les attentes légitimes, les espoirs de chacun d’entre nous.
Antonio Scurati (La Stampa, 6 octobre 2011)