Nous reproduisons ici un beau texte du romancier Jérôme Leroy, mis en ligne sur son site Feu sur le quartier général et consacré aux figures de George Orwell et de Georges Bernanos.
A noter pour ceux qui avaient apprécié Le déclenchement muet des opérations cannibales que notre auteur sortira en février, aux éditions de La Table Ronde, un deuxième recueil de poèmes intitulé Dernier verre en Atlantide.
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La guerre des deux George(s)
Orwell (1903-1950) et Bernanos (1888-1948) : ces hommes sont des contemporains qui ne se sont jamais croisés. Ce n’est pas très grave, l’un comme l’autre n’étaient pas de leur temps et partageaient malgré tout le seul point commun qui vaille pour les écrivains qui dureront : une allergie métaphysique à leur époque. Ce point commun conditionne tout le reste : les désespoirs, les colères, les refus, une certaine façon d’être au monde pour témoigner de l’horreur de vivre et de l’honneur de vivre, au siècle de la mort massifiée.
A ma gauche non stalinienne, George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, rejeton d’une famille anglo-indienne, déclassé comme toute une génération d’intellectuels de cette époque encore ossifiée par les castes victoriennes. On pourra lire le trop méconnu Tels, tels étaient nos plaisirs pour comprendre la charge d’humiliation que peut représenter d’être l’enfant le moins riche dans une prep school au début du siècle dernier.
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Quand George Orwell aurait voulu quitter l’Angleterre étouffante de Et vive l’aspidistra ou pré apocalyptique d’Un peu d’air frais, George Bernanos crevait de rage et de tristesse dans la France timorée de la Troisième République, celle de La grande peur des bien pensants, du radical opportunisme et de l’amnésie d’une Histoire de France à qui plus personne ne veut se rallier. Quand Orwell aura été policier en Birmanie dans sa jeunesse, Bernanos, lui aura eu plus souvent qu’à son tour à faire avec les forces de l’ordre : bagarres contre les prêtres ralliés, complots pour restaurer la monarchie au Portugal, coup de poing avec ses copains les Camelots du Roy. « Pour tout dire, j’aimais le bruit ». On ne saurait mieux dire.
Pourtant, Bernanos et Orwell ont aussi eu en partage des allures d’hommes terriblement quotidiens, des postures de héros simenoniens. Il y a dans leurs œuvres respectives des odeurs de garnis, des mélancolies de meublés, des tables d’hôte à la lumière chiche. Ils ont vécu la vie moderne, celle d’après 1918, la vie d’une terre qui commence à se couvrir de non-lieux dirait Marc Augé(1), quartiers sans âme, campagnes quadrillées par le remembrement agricole, hall de gare, de banques.
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Ils vont lui consacrer chacun un livre qui paraît la même année, en 1938 : Les grands cimetières sous la lune pour Bernanos, Hommage à la Catalogne pour Orwell. La fracture qui s’opère pendant une guerre civile ne s’opère pas seulement entre des classes sociales, des régions ou des ethnies, elle traverse les individus eux-mêmes, dans une sorte de schizophrénie idéologique, de déchirement intérieur. Orwell et Bernanos vont constater la même chose. Le camp qui devrait être le leur est monstrueux. Bernanos devrait acclamer Franco, ses bataillons maures et ses évèques chamarrés, au nom du Christ-Roi et de sa victoire sur le matérialisme athée tandis qu’Orwell devrait soutenir sans nuance l’héroïsme de l’armée républicaine sous équipée, la furie sublime des anarchistes, la générosité des brigades internationales qui montent au feu avec cinq cartouches par fusil. Oui, mais voilà, Orwell et Bernanos sont affligés d’un mal terrible : l’honnêteté.
Engagé dans les rangs du POUM(2), Orwell constate la reprise en main par les plus durs des staliniens du camp républicain. La république veut les avions de l’URSS ? Le guépéou veut des têtes, et elle les aura. Orwell n’oubliera jamais pas les arrestations sauvages dans les rues de la Barcelone de mai 37. Bernanos, quant à lui, osera s’exclamer à propos de ce conflit et la complicité objective du clergé espagnol avec les massacres de paysans et d’ouvriers : « Excellences, Vos Seigneuries ont parfaitement défini les conditions de l’Ordre Chrétien. Et même à vous lire, on comprend très bien que les pauvres gens deviennent communistes. »
Ces deux-la ont eu un courage rarissime chez les intellectuels : être capable de tirer contre leur camp. Ils ne l’ont pas fait par dandysme, mais plutôt par ce qu’Orwell qualifiait fort justement de « common decency » , cet autre manière, modeste, de désigner l’honneur. Cela suffit à les réunir pour l’éternité, et à les ranger côte à côte dans nos bibliothèques, sans souci de cohérence alphabétique mais plutôt par nécessité méthodologique car nous allons avoir de plus en plus besoin des deux, en même temps.
Jérôme Leroy (texte publié dans Témoignage Chrétien, numéro spécial Guerre d'Espagne, été 2009)