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Des animaux et des hommes

L'éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) dans le numéro 134 de la revue Eléments, disponible en kiosque ou ici :

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Des animaux et des hommes
 

La pensée antique, avec Thalès, Anaximandre, Héraclite, Xénophane et bien d'autres, était fondamentalement moniste. Du constat des oppositions, elle ne concluait pas au dualisme, mais à la conciliation des contraires. Dans l'Antiquité, on ne confond pas les dieux avec les hommes, les hommes avec les animaux, les animaux avec les végétaux, les végétaux avec la matière inanimée, mais on leur attribue des niveaux différents dans un procès continu de perception. Pour les Anciens, tout être vivant, homme ou animal, porte en lui un principe de vie et de mouvement, que les Grecs appellent psyche, terme que l'on traduit généralement par « âme». (On notera que le latin anima, « âme », est aussi à l'origine du mot « animal » ) .

Pour Aristote, l'homme est le seul animal doué de logos, le seul animal « rationnel ». On notera toutefois qu'Aristote ne dit pas que l'homme est le seul être raisonnable, mais qu'il est le seul « animal raisonnable », formule qui montre bien ce qui apparente l'homme à l'animal, et le différencie en même temps. Pour Aristote, l'âme de l'homme diffère de celle des animaux en ce sens que l'homme peut accéder à la pensée conceptuelle et dégager des notions générales à partir de ses perceptions singulières, mais cette différence, tout en étant décisive, est aussi relative: il n'y a pas de rupture nette entre le monde animal et celui des hommes, mais une échelle continue allant de l'inanimé jusqu'aux dieux. En d'autres termes, Aristote reconnaît l'unité du monde, tout en y introduisant une hiérarchie.

La tradition stoïcienne, de Chrysippe à Sénèque, sera la première à tracer une frontière plus nette entre l'homme et les animaux. Dans le stoïcisme, seul l'homme est capable d'agir en fonction de sa seule raison, tandis que l'animal est toujours contraint par la « nécessité naturelle ». Mais l'animal n'en continue pas moins d'avoir une âme, ce qui explique qu'il soit capable de perceptions, de sensations, de souffrances et de plaisirs. Un tournant radical est en revanche pris avec le christianisme, qui affirme pour la première fois que les animaux n'ont pas d'âme: quoique mortel comme les autres vivants, l'homme est seul à en posséder une. Cette âme ne tient pas à sa nature, mais résulte de la grâce de Dieu. Elle est en outre individuelle (il n'y a pas d'âme collective), et enfin elle est immortelle. Dans le christianisme, cette triple particularité est liée à l'affirmation de l'unité de l'espèce humaine. Il y a en effet un lien très fort entre l'unicité de Dieu, l'unité de la famille humaine et la mise à l'écart ,ou le rabaissement des animaux.

Dans cette perspective, l'animal est fondamentalement perçu comme un homme inachevé, un vivant imparfait, une « structure privative ». À la vue de l'immense fossé qui le sépare désormais du reste du vivant, l'homme va donc s'excepter du discours sur les animaux et désolidariser sa nature de la leur. Les conséquences de cette rupture seront immenses. C'est la philosophie cartésienne qui en donnera la formulation la plus décisive.

Non seulement Descartes condamne définitivement l'idée que les animaux puissent avoir une âme, mais il va jusqu'à ruiner la thèse qui accorde au vivant une prédominance sur l'inanimé. Pour Descartes, l'âme n'a plus de fonction vitale: son seul attribut est la pensée. « Je pense, donc je suis », cela signifie que l'être premier de l'homme réside dans la pensée, non dans la vie. Entre l'âme et le corps de l'homme, il n'y donc plus aucun rapport naturel: l'âme est purement spirituelle, tandis que le corps est purement matériel. Double dualisme: l'homme est coupé en deux (d'un côté son corps, de l'autre son âme et son esprit) et. d'autre part, il est plus que jamais séparé de façon radicale des animaux. Parallèlement, Descartes assimile le vivant à une machine. L'animal n'ayant pas d'âme, n'est qu'une machine insensible. Descartes explique que l'animal ne peut penser et en tire la conclusion qu'il ne percevoir, ni ressentir de la souffrance ou de la joie. Les cris que pousse un chien battu reçoivent une explication purement mécanique : les coups de bâton provoquent un ébranlement nerveux qui entraîne le remplissage des poumons, et l'expiration de l'air fait vibrer les cordes vocales. Telle est la théorie cartésienne des « animaux-machines ».

Elle soulève évidemment d'insurmontables problèmes. Si l'âme et le corps n'ont chez l'homme aucun rapport naturel, comment peuvent-ils cohabiter? Le dualisme cartésien n'en va pas moins se propager, de façon durable, dans toute une série de domaines: coupure entre le corps et l'âme, l'homme et la nature, l'esprit et la matière, le plan spirituel et le plan matériel,la raison et l'émotion, la liberté et le déterminisme, l'inné et l'acquis, la nature et la culture, l'être et le devenir, l'instinct et la moralité, la nécessité et la liberté, etc. - chacune de ces notions ne définissant plus les différents aspects d'un même champ conceptuel, mais se présentant comme des pôles dont l'affirmation de l'un entraîne automatiquement la dévalorisation ou la négation de l'autre.

Descartes a eu une triple postérité. D'abord ceux qui retiennent la thèse de 1'« animal-machine », mais rejettent l'idée d'une coupure entre l'homme et l'animal. Ensuite ceux qui retiennent l'idée que les animaux n'ont pas d'âme, mais affirment que l'homme n'en a pas non plus et rejettent par ailleurs la thèse de 1'« animal machine » au profit de l'idée d'une unité du vivant. Enfin, ceux qui, au contraire, retiennent l'idée d'une coupure fondamentale entre l'homme et l'animal, mais en donnent une autre interprétation que celle proposée par Descartes.

La première tendance est représentée par certains penseurs mécanistes du XVIIe et XVIIIe siècles, comme La Mettrie, qui s'efforcent de réduire le rôle de l'âme dans l'explication des phénomènes humains en soutenant que l'homme n'est lui-même qu'une «machine» au même titre que les animaux. La thèse a l'avantage de réintégrer l'homme dans l'ordre du vivant, mais d'un vivant qui n'a plus aucune des caractéristiques de la vie. La deuxième tendance est représentée par le courant biologiste qui, au travers des théories transformistes de Lamarck et de Darwin, fait de l'homme un animal évolué, replaçant ainsi pleinement l'homme dans l'ordre du vivant, mais dont nombre de représentants restent fondamentalement attachés à l'analytisme et au réductionnisme cartésiens. La troisième correspond aux kantiens, qui soutiennent que la spécificité de l'homme tient au fait qu'il échappe entièrement à toute détermination biologique «naturelle»: l'homme, selon eux, n'est devenu homme qu'en s'arrachant au règne animal, et affirme d'autant plus sa « dignité » d'être humain qu'il continue à s'écarter de la simple nature.

En 1755, dans son Traité des animaux, Condillac écrivait: «Il serait peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n'était pas un moyen de savoir ce que nous sommes». Tout discours sur l'animal a en effet des retombées sur l'homme, qu'il s'agisse pour ce dernier de se concevoir lui-même comme un animal ou de se désolidariser des animaux. Mais ce n'est là qu'un aspect d'une problématique beaucoup plus vaste, dont les enjeux philosophiques, scientifiques, idéologiques et religieux sont considérables et qui, depuis bientôt deux millénaires, a suscité des controverses innombrables. Cette problématique est celle de la place qu'occupe l'homme dans la nature. Le débat reste ouvert. Il est immense.

 

Robert de Herte ( Eléments n°134, janvier-mars 2010)

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