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vassalité

  • L'"ami américain" : quand amitié rime avec vassalité...

    Le 28 avril 2022, l'émission "64' - Le monde en français", sur TV5, recevait Eric Branca pour évoquer avec lui son livre L'ami américain - Washington contre De Gaulle 1940-1969 (Perrin, 2017).

    Journaliste et historien, Eric Branca a publié notamment des livres comme Histoire secrète de la droite, 3000 ans d'idées politiques ou Le Roman des damnés (Perrin, 2021). On lui doit également, avec Michel Marmin, dans la collection Le tour de la question, Gauche/Droite (Chroniques, 2016).

     

                                                 

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  • Le chemin de la vassalité...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Courrier de Russie et consacré à l'enfermement de la diplomatie française dans un vassalité sans issue vis-à-vis des États-Unis...

     

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    Le chemin de la vassalité

    Et voilà ! The cat is out of the bag. Impossible, désormais, de croire ou même de faire semblant de croire à nos propres mensonges ou aveuglements. La sauvagerie du monde, la froide détermination de certains régimes, les faux-semblants et le cynisme radical des donneurs de leçons les plus bruyants, tout cela est brutalement mis à mal et nous force à ouvrir les yeux. Et si l’on profitait enfin de cet effet de réalité pour prendre des décisions salutaires ?

    Entre le directeur chinois d’Interpol soudainement volatilisé, le journaliste saoudien peut-être découpé en rondelles par un commando dans son consulat d’Istanbul et la « révélation » opportune, par le ministère russe de la Défense (Fake news ! dira-t-on sans doute ; pas impossible, mais l’anathème ne suffit plus et l’affaire Skripal n’a clairement pas révélé tous ses secrets), de l’existence en Géorgie d’un laboratoire militaire américain spécialisé dans la production d’agents biologiques toxiques, on se pince pour sortir d’un cauchemar entêtant… alors qu’il faudrait juste arrêter de rêver.

    Rêver, par exemple, d’une Arabie saoudite devenue révolutionnaire sous la férule miraculeuse d’un despote éclairé de 30 ans et brusquement convertie à la modernité et au progressisme, pour justifier notre soutien militaire et politique à un régime bel et bien moyenâgeux. Un soutien empressé et cupide qui illustre un suivisme sidérant vis-à-vis de Washington. Or les motivations américaines pour appuyer Ryad ‒ accréditer contre toute évidence ce nouveau « phare de la démocratie » orientale et, par contraste, accuser de régression politique et sociale l’Iran, pays récalcitrant, concurrent pétrolier majeur et potentiel Game Changer moyen-oriental fort préjudiciable à Israël ‒ ne sont pas les nôtres. Pour quelques juteux contrats, nous y perdons notre âme, notre crédit diplomatique global et toute marge de manœuvre en Syrie et en Irak, sans même parler du marché iranien ou de celui de la reconstruction en Syrie… Le cynisme n’est pas le réalisme, c’est l’avatar d’un moralisme au petit pied, indéfendable pour une démocratie telle que la nôtre qui prétend se préoccuper des droits de l’homme… et de la femme… « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts » ‒ il est plus que temps de se souvenir de cette juste maxime gaullienne, car la préservation de notre ADN symbolique relève aussi de la défense de nos « intérêts » au sens où la puissance est faite d’influence.

    Pour revenir à l’affaire Khashoggi et la mettre en perspective, il est savoureux de voir combien la Turquie du président Erdoğan prend à cœur la disparition du journaliste saoudien et mène l’enquête… Il faut dire que la lutte est féroce entre Ankara et Ryad pour la tutelle du monde sunnite et la bienveillance ou la clémence américaine envers leurs agissements. Ankara reste à la manœuvre à Idlib, conserve de fortes ambitions en Syrie… et vient opportunément de libérer le pasteur américain qu’elle retenait il y a quelques jours.

    Cette affaire fait en tout cas désordre et révèle la schizophrénie structurelle du vaste dessein de la Dream Team moyen-orientale que constitue le trio américano-israélo-saoudien : promouvoir le royaume saoudien comme tête de pont sunnite occidentalo-compatible face à la montée en puissance de Téhéran. Or, quand on songe au martyre réservé à ce journaliste critique du régime, quelle crédibilité accorder au plan « vision 2030 » du Prince Salman ? Faire muter l’économie saoudienne d’une structure de rente pétrolière à une puissance touristique et technologique ? Peut-être. Faire converger la société civile saoudienne vers des canons occidentaux ? Jamais. De la poudre aux yeux et une impossible alchimie. Permettre aux Saoudiennes de conduire ne suffira pas à convaincre que le pouvoir saoudien goûte et pratique notre progressisme jugé à jamais décadent… sauf à Marbella ou Monte Carlo peut-être. Mais fi de ces détails ! L’Aramco ouvre son capital et il y a tant d’argent à la clef que les hurlements de Jamal Khashoggi, débité à la scie électrique, ne sauraient ternir longtemps la fama usurpée d’un tyran mégalomane, ni remettre en cause la tenue, dans moins de deux semaines, du « Davos du désert », sommet économique où vont se presser tous ces passionnés… de pétrodollars. Les protestations – très formelles ‒ de Washington et l’envoi, toutes affaires cessantes, du secrétaire d’État Pompeo à Ryad pour remettre au pas le supplétif local n’empêcheront pas les officiels américains et le gotha de la finance internationale, en dépit de quelques défections, de se retrouver pour monnayer l’alliance cardinale désormais explicite entre Israël et le Royaume, avec, en ligne de mire, la bascule du monde sunnite au profit de l’État hébreu et la diabolisation de l’axe chiite… et de Moscou. « Cachez ce sein que je ne saurais voir », semblent dire, agacées, ces personnalités prises la main dans le sac de leurs intérêts bien compris, contraintes de s’indigner pour la galerie. Encore quelques jours et l’on accréditera peut-être jusqu’à la thèse d’une provocation ou d’un piège tendu à l’impétueux prince du désert…

    Pendant ce temps en Syrie, les islamistes forcenés retranchés à Idlib jouent les prolongations pour mettre en échec l’accord de cessez-le-feu russo-turc conclu le 17 septembre. Tant que chacun croira pouvoir glaner encore un peu d’effet de levier sur le dos de ce pays dévasté, la paix n’arrangera personne. La bronca antirusse, elle, se poursuit, cette fois via la question religieuse, avec l’autocéphalie subite de l’église ukrainienne, aussi minoritaire dans le pays que fortement encouragée outre Atlantique.

    Au-delà de ces soubresauts tragiques, l’attitude américaine semble traduire à la fois une exaspération impériale et un emballement punitif devant la perte de contrôle sur certaines zones et certains États, mais aussi l’autonomisation intempestive d’acteurs régionaux qui, telle Ankara, vendent désormais cher leur allégeance au plus offrant. C’est inquiétant pour Washington. Pour nous aussi, Européens, orphelins de ce « grand frère » auquel nous accordions une confiance aveugle, par principe, par facilité, par paresse et faiblesse, et qui nous fait à présent ouvertement chanter, nous menace même du pire au cas où nous oserions désobéir, nous culpabilise comme de mauvais élèves devant porter le bonnet d’âne. Ainsi en va-t-il des Allemands, par exemple, auxquels les envoyés américains reprochent tout de go leur dépendance gazière envers Moscou. « Vous osez acheter du gaz russe ? C’est un scandale… ! Vous pactisez avec le Diable en personne ! Choisissez donc le gaz américain !! Et tant que vous y êtes, achetez aussi des armes américaines si vous voulez que l’OTAN ‒ donc l’Amérique ‒ vous protège de l’ogre russe ! »

    On peut évidemment considérer tout cela comme l’écume du réel et du souhaitable. On peut aussi, face à l’extension manifestement sans fin des sanctions américaines à tout État n’obéissant pas à Washington (cf. l’Inde, qui a le mauvais goût d’acheter des systèmes S-400 à Moscou), estimer qu’il n’y a d’autre issue que de se soumettre. À la moindre démonstration d’autonomie de décision ou esquisse de concurrence, l’extraterritorialité du droit américain, nouvelle arme fatale, s’abat sur le récalcitrant telle la vérole sur le bas clergé. Quant à l’Europe, sidérée, elle subit les clauses léonines de notre Grand Allié et se fragilise chaque jour davantage, acquiesçant à sa propre réduction au statut de proie économique pour le futur combat de Titans entre la Chine et l’Amérique. Les entreprises françaises font même du zèle pour savoir laquelle sera la plus rapide à quitter l’Iran (Italiens et Allemands, eux, sont toujours là et capitalisent sur notre empressement suicidaire…).

    Certes, dans les conférences et débats policés parisiens, on s’insurge bruyamment contre l’extraterritorialité du droit américain. Certes, on vote la « loi de blocage » à Bruxelles pour protéger les entreprises européennes des foudres de Washington et travailler en Iran. Mais il ne vient à l’idée de personne de sonner haut et fort la fin du délire, et d’oser répliquer brutalement sur tous les fronts, de la même façon que nous sommes agressés. Le courage est tout, sauf une vertu répandue. Il faut toujours un éclaireur pour montrer le chemin et entraîner la troupe. Il semble malheureusement que nous soyons prisonniers d’un « syndrome de Stockholm » aggravé, enchaînés volontaires, otages ravis de n’avoir pas le choix et de ne pas devoir penser par eux-mêmes, encore moins de prendre le risque d’agir en rupture. Lourde affliction que celle qui ronge les élites européennes et leurs relais face à une Amérique qui trace sa voie, croit son imperium bousculé mais intact, et méprise souverainement ses alliés les plus anciens.

    Pourtant, il y aurait un moyen très simple de faire enfin « bouger les lignes » d’un rapport de force qui nous étrangle. Parlons sans ambages : que gagne l’Europe à maintenir des sanctions voulues par Washington contre Moscou ? Ne peut-on étendre le mécanisme de blocage à la Russie et en profiter pour suspendre les sanctions décrétées par l’UE, qui ne servent qu’à cristalliser stupidement l’hostilité croissante de Moscou sur fond de dépit ? La Crimée et le Donbass ne trouveront aucune issue tant que l’on prétendra tordre le bras à Moscou. Pas plus que Paris n’aura la moindre chance sérieuse de retrouver un rôle en Syrie. En revanche, la bascule de cet acteur global vers le pôle chinois s’en trouvera accélérée à notre plus grand détriment. C’est là une évidence stratégique, et notre aveuglement confine à la stupidité. L’Italie vient de faire savoir combien elle jugeait cet entêtement « absurde » sur le plan tant économique que social et culturel. Le refus d’un seul État de prolonger les sanctions suffit à les rendre caduques. Attendra-t-on que Rome prenne le lead de l’UE en la matière ? Ce serait là l’humiliation ultime pour Paris et une formidable occasion manquée.

    Caroline Galactéros (Le Courrier de Russie, 16 octobre 2018)

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  • « Rendez-moi Montaigne et Guy Mollet ! »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue percutant de Jean-Philippe Immarigeon, cueilli sur Theatrum Belli et consacré à l'intolérable soumission de la France aux Etats-Unis...

    Avocat, bon connaisseur des Etats-Unis, Jean-Philippe Immarigeon est l'auteur de plusieurs essais d'une grande lucidité comme American parano (Bourin, 2006), Sarko l'Américain, (Bourin, 2007) ou L'imposture américaine (Bourin, 2009). Il collabore régulièrement à la revue Défense Nationale.

     

     

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    « Rendez-moi Montaigne et Guy Mollet ! »

    Début juin, juste avant que n’éclate ce qu’on nomme l’Affaire Snowden, une amie très chère me disait en substance : « C’est pas idiot tout ce que tu écris depuis 2001 sur les Américains, mais tu te répètes, Jean-Phi ! ». Qu’à cela ne tienne, et faisons assaut de vanité puisque rien de ce que j’ai pu publier depuis plus d’une décennie ne s’est jusqu’à ce jour démenti : nous sommes le produit de deux civilisations antagonistes, ce qui est assumé par les Américains mais nié par les Français au prix de crises à répétition qui ne pourront se résoudre que le jour où nous accepterons l’existence de ce gouffre atlantique. Car tant que cela ne sera pas, nous accepterons servilement les humiliations au nom de prétendues valeurs communes et de principes supposés partagés. 

    La France des Gunga Din 

    Violation des échanges diplomatiques, accès aux informations économiques, lecture des données personnelles sur les réseaux sociaux : les Américains nous espionnent. United Stasi of America. C’est inadmissible, font semblant de se fâcher nos gouvernants, avec toujours cette restriction : « si cela devait s’avérer exact… ». Bien sûr que c’est exact, les Américains n’en ont jamais fait mystère chaque fois qu’ils ont été surpris le doigt dans le pot de confiture. Ceci dit, on proteste mais c’est pour du beurre, hein, ne le prenez pas mal, d’ailleurs, on ferme notre espace aérien à l’avion présidentiel du chef d’Etat bolivien pour vous être agréable, vous voyez bien que c’est pour du beurre…

    Je comprends les Américains et leur agacement récurrent devant ces crises de nerf à répétition, qui surviennent entre une réintégration dans le commandement militaire intégré de l’OTAN qu’ils ne réclamaient plus, et l’achat à prix d’or de drones qu’ils vont nous surfacturer avec d’autant plus de morgue qu’ils seront les chevaux de Troie du Pentagone au sein de nos systèmes de défense. L’affaire Snowden n’a pas seulement confirmé une surveillance à l’échelle planétaire sur nos pages Facebook et nos boîtes Gmail, elle a aussi mis en évidence le piège-à-cons que constituent les Clouds. Venez, braves gens, plutôt que de conserver vos fichiers sur des CD, des clefs USB, des disques durs ou des ordinateurs non branchés sur le Net, transférez les dans des serveurs américains et des centres de stockage enterrés dans le désert du Nevada ou en Pennsylvanie, ils y seront sécurisés et illisibles ! Et ça a marché. Pourquoi les Américains se gêneraient-ils pour nous prendre pour des imbéciles, et nous le faire savoir ?

    Car à quoi bon protester, puisque la réponse ne changera pas : oui nous vous espionnons, oui vous le savez, oui vous en faites autant, et que le meilleur gagne ! Discours qui finalement passe assez bien dans l’opinion publique française, car elle ne voit pas que le problème est ailleurs, non dans ce qui relève de l’espionnage, mais dans la soumission de la France à l’Empire. Car l’essentiel des données que les Américains détiennent, c’est nous qui les leur donnons. Ainsi les dix-neuf informations communiquées à leurs services concernant tout Français qui achète un billet pour se rendre de l’autre côté de l’Atlantique. Pour leur livrer nous avons dû modifier nos règles et collecter des informations que nous ne collections auparavant. Il ne s’agit plus de coopération mais de l’introduction des lois et des normes américaines en France. Ça porte un nom, ça s’appelle la colonisation. Dès lors, comme écrivait Ludovic Naudeau dans L’Illustration du 26 février 1938, parlant d’autres et dans un contexte totalement différent il est vrai mais la formule est fort belle : « Quant à nos objurgations littéraires, elles les font puissamment rire. ». 

    La première réponse de Barack Obama relève ainsi de ce souverain mépris que tous les dirigeants américains professent depuis deux siècles à l’encontre de la patrie de Rochambeau et Lafayette : pourquoi recourir à la NSA, lorsque j’ai besoin d’une information sur la France, je m’adresse directement au président Hollande. D’ailleurs n’est-il pas lui-même un ancien Young Leader, promotion 1996, de la French American Foundation ?

     

    American Komintern 

    On commence à connaître cette officine créée en 1976, et je conseille la lecture de son site tant ses objectifs y sont clairement exposés : faire de l’entrisme dans les institutions françaises, et convaincre nos prétendues élites de l’intérêt de servir les intérêts américains. Chaque année sont sélectionnés une vingtaine de Young Leaders, moitié français moitié américains. Parmi les alumni des années précédentes, outre le chef de l’Etat, on trouve Jean-Marie Colombani (promotion 1983), feu Olivier Ferrand (2005), David Kessler (1999), Laurent Joffrin (1994), Arnaud Montebourg (2000), Aquilino Morelle (1998), Bruno le Roux (1998), Fleur Pellerin (2012), Matthieu Pigasse (2005), Marisol Touraine (1998), Justin Vaisse (2007), ou Najat Vallaud Belkacem (2006). En un mot la France américaine, et fière de l’être.

    Mais le summum se lit dans la liste des lauréats 2013 publiée le 25 juin dernier. Y apparaît le capitaine de frégate Philippe Naudet, commandant du Sous-marin Nucléaire d’Attaque Améthyste (S-605). Ce qui veut dire que la Royale dépêche auprès des Américains un futur pacha de Sous-marin Nucléaire Lanceur d’Engins – puisque le cursus se fait généralement ainsi dans cette arme –, soit un des huit (deux équipages par SNLE) décideurs finals de notre dissuasion nucléaire, ceux qui, sur ordre du chef des armées, tournent la clef qui lance les missiles… ou ne la tourne pas. Et qui le fait savoir, et dévoile son identité.

    Mais le plus drôle – à ce stade il ne reste rien d’autre à faire que de rire – c’est que dans le contingent américain des Young Leaders de la promotion 2013, notre futur détenteur de secrets nucléaires côtoiera Madame Anne Neuberger, conseillère spéciale du patron de la NSA.

    Cette espionne (car il faut appeler un chat par son nom) se présente elle-même ainsi dans un ouvrage collectif : « Shortly afterward, a new military command was established – Cyber Command – consisting of a team recruited to work on protecting military networks. I became part of that team, and it evolved into my current position as special assistant to the director of the National Security Agency, which is one of the largest intelligence agencies of the Department of Defense. I’m part of a group that is responsible for raising the security of critical private sector cyber-infrastructure. » Notre MinDéf nous expliquera que sa présence auprès d’un futur pacha de SNLE est fortuite. Le président américain dira : pourquoi écouter les Français, il suffit de leur demander leurs codes nucléaires. Pour les services secrets américains, comme le dit ma belle amie, la France est désormais open bar. De Gaulle, reviens !

    Les surfeurs relèveront également que la Young Leader 2013, dans l’ouvrage précité, explique longuement comment elle parvient à combiner ses activités d’espionne avec ses obligations de mère de famille croyante. Exhibitionnisme ? Non, transparence et absence de frontière entre vie professionnelle et sphère privée à dire vrai inconnue, celle que nous décrivent les innombrables séries et téléfilms, sans que les Français veuillent comprendre cette Amérique qui se décrit elle-même comme un gigantesque panoptique.

    Les barbelés de Franklin 

    L’expression est de Gilles Deleuze, inspirée de D.H. Lawrence. Si on ne l’a pas en perspective, on ne comprend pas pourquoi les Américains acceptent d’être écoutés, surveillés, lus, pistés, arrêtés, détenus, on ne comprend pas ce qui avait tant effrayé le vicomte de Tocqueville qui écrivait qu’on ne peut appréhender leurs institutions si l’on n’étudie pas auparavant les premières communautés calvinistes, et lu le Lévitique et le Deutéronome. Si on ne se dote pas de cette grille de lecture, on ne comprend rien à une Amérique réalisation des dystopies de la fin des Lumières, comme L’An 2440 de Louis-Sébastien Mercier : une société toute de transparence où chacun lit dans le cœur et l’âme de l’autre, où policiers et espions traquent l’écart et le trouble, veillent sur la vie privée, où les villes sont tracées au cordeau, où la masse impose à l’individu la rectitude du conformisme le plus étouffant et « traque les ténèbres hétérodoxes du for intérieur de même que ses lanternes portent la lumière impitoyable dans tous les recoins et les rues. » C’est le modèle décrit par Tocqueville qui y voyait un despotisme d’un genre nouveau, reprit plus tard par le Nous autres de Zamiatine puis par les anticipations de Huxley puis Orwell. C’est cette société et nulle autre que l’Amérique a choisie en intégrant dans sa Constitution de 1787 une disposition qui fait, depuis plus de deux siècles, de l’état d’exception la norme, citée par toutes les dispositions législatives et judiciaires pour justifier ces lois qui sont le lot commun de l’Amérique, depuis les Sedition et Alien Acts de 1798 jusqu’à la NDAA de 2012 : la Suspension Clause.

    Cette Suspension Clause qui faisait dire à Kurt Gödel, au juge américain qui le naturalisait, qu’avec une telle faille Hitler n’aurait pas eu besoin en avril 1933 de faire son coup de force de Postdam et de suspendre la constitution, il l’aurait simplement appliquée. Dire que l’Amérique trahit ses propres principes, c’est n’avoir jamais lu ces derniers. Et rien compris à Tocqueville.

    Cette société panoptique, dont les frasques de la NSA ne sont qu’une des déclinaisons, ne pourrait-on la qualifier d’un terme passé de mode mais parfaitement adapté au pays qui a ouvert, dans le strict respect de ses règles constitutionnelles, un camp de concentration à Guantanamo : la tyrannie ?

    Devant l’obstacle – comme André Tardieu titrait dès 1924 son essai sur le problème que nous posait une Amérique qui effrayait à la même époque ses contemporains, de Jules Romains à Denis de Rougemont en passant par Georges Bernanos, Robert Aron, Georges Duhamel et tant d’autres – la question est très simple : sommes-nous disposés à abandonner nos régimes parlementaires protecteurs des libertés publiques, pour adopter les règles d’une constitution rédigée du temps des rois ? Poser la question c’est y répondre. Pourtant, nous sommes entrés dans un panurgisme suicidaire dans un domaine où les Etats-Unis, tant au niveau des moyens mis en œuvre que de leurs institutions, seront toujours les maîtres : le cyber.

    Le cyber, degré zéro de la pensée stratégique 

    Voilà plus de deux ans que nos militaires, nos consultants, nos revues, nos éditeurs, et les participants à nos colloques, singent les Américains. Or le cyber n’est pas l’outil miraculeux qui ouvre des perspectives inconnues, la nouvelle frontière d’un Occident désorienté : c’est l’instrument qu’attendait la civilisation américaine pour instaurer sa gestion panoptique du monde.

    On me répond : c’est comme tout instrument, tout dépend de l’utilisation que l’on en fait. Non, le cyber est structurant en soi, on ne peut pas y faire son marché, l’instrument impose cette société d’ordre et d’autorité, pour reprendre la manière dont Tocqueville caractérisait l’Amérique dans une de ses lettres de 1831 à son ami Kergolay.

    Premier fondamental : le cyberespace repose sur un principe de complétude et de totalisation, comme la psychanalyse freudienne ou le déterminisme laplacien, il ne tolère aucune exception. A monde global système global, c’est même lui qui est censé prouver téléologiquement que ce monde est global : le cyber est global ou n’est pas, la collection des datas est totale ou n’a aucun sens. Mais n’en déplaise aux sectateurs du déterminisme, il sera toujours impossible de tout collecter, de tout traiter, de tout analyser, comme d’ailleurs de tout censurer et de tous nous embastiller. D’où le second fondamental : à l’image de la société américaine, le cyber ne tient que dans l’acceptation de leur propre surveillance par les citoyens. Que se passera-t-il s’ils se comportent désormais comme des objets quantiques, ne donnant que les informations qu’ils veulent bien donner, les fragmentant, les dégradant, contournant les systèmes de surveillance et réalisant non seulement que c’est possible mais qu’ils s’en sortent très bien ?

    Imagine-t-on surtout les Français, héritiers de mille ans de luttes pour des libertés chèrement acquises, co-inventeurs avec leurs cousins anglais des droits de l’homme et du régime parlementaire, jeter leur Histoire aux orties pour adopter une pensée, des institutions, un mode de vie venu de l’autre côté de l’océan ? Que nos politiques, nos services et nos armées ne le comprennent pas, et pour ce faire qu’ils envisagent, à mots désormais à peine couverts, de détruire nos libertés et un système politique bi-séculaire, est vraiment le signe d’une déréliction de nos prétendues élites, sauf à ce qu’ils acceptent par avance de voir leurs têtes se promener un jour au bout de piques.

    Le cyber est désormais un grand champ de ruines conceptuelles. S’il faut sacrifier le cyber pour ne pas nous laisser emporter dans le gouffre américain, sacrifions-le ! C’est un choix de société et même de civilisation.

    Il est minuit moins une

    Il va falloir trancher. Il est déjà tard, très tard, trop tard presque, pour ne pas entendre sous peu le président américain de nouveau ironiser : pourquoi aurions-nous intercepté l’avion de Snowden, les Mirage de Creil s’en sont chargé.

    On va finir par regretter la SFIO et un Guy Mollet parti pour Suez sans les Américains et même contre eux, puisqu’une fois sur site nos avions avaient trouvé les navires de la VIe Flotte bord à bord avec les unités égyptiennes. Mais notre nouveau roi de Bourges n’a plus que quelques bandes picardes à sa disposition : encore deux Livres Blancs, et pour peu que leur chambre soit assez grande et la baignoire pas trop petite, nos enfants pourront jouer aux petits soldats avec la totalité de l’armée française en maquettes.

    Il faut accorder à Snowden cet asile qu’il nous demande, pas pour le bonhomme mais parce que les Etats-Unis ne comprennent que la manière forte et ne respectent que ceux qui leur tiennent tête. Même Mollet l’avait compris. Mais nos Young Leaders ne le peuvent pas. Ils vont laisser passer l’orage jusqu’à la prochaine crise, jusqu’à ce que la France de Montaigne et Diderot soit la dévastation dont rêvent ces « Européens apostasiés » que sont les Américains, comme l’écrivait D.H Lawrence qui ajoutait : « Voyez l’Amérique prise dans ses propres barbelés et dominée par ses machines. Entièrement dominée par ses barbelés moraux et ses “tu dois !”, “tu ne dois pas !”. Quelle farce ! Là est votre chance, Européens ! Lâchez les brides de l’enfer, reprenez votre dû ! »

    Oui, je sais, chère Véronique, j’ai déjà cité cet extrait dans mon American Parano. Mais dans cette affaire, le plus grand risque que je coure n’est certainement pas de me répéter.

    Jean-Philippe Immarigeon (Theatrum Belli, 3 juillet 2013)

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