Depuis quinze jours je n’écoute plus les grandes radios. Marre d’entendre parler de Copenhague (sauvons les icebergs), d’Éric Besson (l’homme à la Boîte de Pandore entre les dents), de Johnny («J’entends siffler le drain») etc. Donc je vagabonde ailleurs, vers les postes en marge, loin de ce qui s’entend partout. J’ai un faible pour Radio libertaire, sa gouaille, ses colères, ses refrains. Et j’écoute aussi Radio Courtoisie, sa musique classique, ses nostalgiques de l’Empire français, son langage choisi. Il m’arrive ainsi de tomber sur l’émission de Philippe d’Hugues, «Le libre journal du cinéma», que je recommande aux apprentis cinéphiles. Dans la dernière, il y parlait du cinéma français sous l’Occupation, un sujet qu’il connaît comme personne, en bousculant quelques idées reçues. Par exemple, il rappelait qu’avant la guerre nos cinéastes furent soutenus par des producteurs juifs, réfugiés en France. Sans Gregor Rabinovitch, pas de Quai des brumes, et sans les frères Penkovitch, pas de Grande illusion, pour ne citer que ceux-là.
UN AMI DE JEAN FORTON
Il s’étendit sur un livre qu’il venait d’éditer et de préfacer aux éditions Pardès, une anthologie des textes de Lucien Rebatet, critique de cinéma à Je suis partout, le journal de Brasillach, sous le pseudonyme de François Vinneuil. Avant de plonger dans le vif de ce sujet délicat, il faut dire un mot sur d’Hugues, personnage discret, fiable, avec qui je ne manque pas d’affinités. Il est né en Indochine puis est venu à Bordeaux où il devint l’ami de Jean Forton. Ensemble, il créèrent une petite revue, La Boîte à clous. Raymond Guérin y publia sa mémorable visite à Malaparte (reprise chez Finitude). On reparle enfin de Forton puisque le Dilettante réédite son roman le plus fort, La Cendre aux yeux, tandis que Finitude publie un inédit, Sainte famille. Dans mes Produits d’entretiens (Finitude, 2005), j’ai repris une rencontre avec lui, dans sa librairie Montaigne, à Bordeaux, où il vendait des polycopiés de droit. Il est mort d’un cancer du poumon, en mai 1982. Relisant aujourd’hui La Cendre aux yeux, je retrouve son «humour glacé», un «pessimisme sans recours». La critique passa à côté du livre, jugea son héros «ignoble». Je rappelai «qu’elle ne comprit pas qu’en admirateur de l’Orphée de Cocteau, et du Tabou de Flaherty, Forton fut un visionnaire, un homme trop ardent pour faire banalement carrière». Après d’Hugues, j’appartins, comme lui, au conseil d’administration de la Cinémathèque française. Il fréquenta Pierre Boutang dont j'ai publié, au Sagittaire, un roman plus que déroutant, Le Purgatoire. Et je lisais ses articles dans Positif, les Cahiers du cinéma, Les Écrits de Paris où il succéda à… Vinneuil, en admirant leur netteté, l’étendue de son savoir.
AVEC QUI ON REPLONGE SOUS l’OCCUPATION
Dans sa préface à ces Quatre ans de cinéma (1940-1944), qui reprend l’essentiel des chroniques de Rebatet, d’Hugues évoque sa longue carrière, allant de L’Action française à Valeurs actuelles, de 1930 à 1972. Il cite ses deux livres majeurs, l’un encore maudit, Les Décombres, l’autre, Les Deux étendards, reconnu comme un chef d’œuvre par Etiemble (que Sartre vira illico des Temps Modernes), Paulhan ou Blondin (son compte-rendu délirant d’enthousiasme est repris dans Ma vie entre les lignes, disponible en Folio/Gallimard). Quand Pauvert, en 1976, se risqua à publier Les Décombres, intégrés dans Les Mémoires d’un fasciste 1, suivi des Mémoires d’un fasciste 2, il eut l’imprudence d’en caviarder des passages sans avertir ses lecteurs. Au cours d’une émission de radio, en direct, je lui en fit la remarque. Il dut imprimer un papillon pour signaler cette censure stupide (faite à la demande de l’auteur?).
Quant à Dominique Gaultier, du Dilettante, il n’a pas oublié la vague d’indignation qui lui tomba dessus dès la parution, en 1992, des Lettres de prison adressées à Roland Cailleux. Elle témoignait, chez les conspueurs, d’une volonté de ne pas lire, que j’ai connue parfois dans ma carrière d’éditeur. Condamné à mort en 1946, et gracié, Rebatet n’en finit pas de purger sa peine. Il suffit de lire ce qu’en disent les usuels de littérature qui l’exécutent vite fait. Le Dictionnaire des écrivains de langue française (Larousse, 2001), le traite moins bien que Rebell et à peine mieux que Paul Reboux et Charles Muller, les aimables pasticheurs. Quant au Dictionnaire des Littératures (Larousse, 1986), il est encore plus concis, l’entrée «Rebatet» s’achevant comiquement par ce commentaire de son Histoire de la musique (Bouquins, 1969) qui «révèle une vision originale».
ET ON FEUILLETTE «JE SUIS PARTOUT»
Il est temps de méditer ce que Rebatet-Vinneuil a pu écrire sur des films produits sous la censure de Vichy et des Allemands. D’Hugues a raison de souligner leur pertinence et la clairvoyance du critique qui reconnaît la vague nouvelle des futurs grands cinéastes français, révélés après l’armistice: Clouzot, avec Le Corbeau, Bresson, pour Les Anges du pêché, Autant-Lara, avec Douce, Becker, dès Dernier atout. Il annonce, avant Bazin et les Cahiers, la «politique des auteurs».
Sa chasse aux navets est réjouissante. Un pauvre producteur, Roger Richebé, devient une cible de choix, le «représentant du cinéma à la petite semaine». Il l’accuse même, avec ses pairs, de créer le communisme. De tels écarts de jugements sont assez rares dans ce recueil. Rebatet s’est lâché en 1941 dans Les Tribus du cinéma et du théâtre. Il s’en prend plutôt aux médiocres, au «fernandellisme». Il sent ce qui cloche dans un scénario mal construit, juge sévèrement le jeu des acteurs («Alain Cuny est décidément un comédien pour le seul "ralenti", décomposant, décantant le moindre geste, et constituant un assez lourd handicap pour le spectacle.» En cela, il prépare le terrain à Truffaut (qui reconnut sa dette) et je me demande pourquoi, le «fasciste» bien cloué et décloué au pilori, les critiques d’aujourd’hui évitent de distinguer l’auteur de 1500 (ou 2000) chroniques de films.
Bernard Frank, dans Chronique d’un amour 2, en 1953, (voir Mon siècle, Quai Voltaire, 1993), déclarait ceci: «Je comprends… qu’on édite les livres de Rebatet. Avec les gouvernants que nous avons, ces Pinay ou ces René Mayer, ce serait une honte que les écrivains seuls perpétuent les injustices des périodes révolutionnaires. je comprends même qu’on parle de ces écrivains, si leurs livres sont bons. Encore que je n’apprécie pas trop ce gloussement de vieille poule qui s’emparent de certains critiques quand ils le font. Eh bien! oui,vous parlez de Rebatet. Ce n’est pas la mer à boire. Et une rafale de mitrailleuse ne vous menace pas. Quoi! vous voulez la Légion d’honneur?»
Rassure toi, cher Bernard (dont Flammarion réédite Les Rats), d’Hugues et moi ne gloussons ni ne caquetons.
Éditions Pardès, boîte postale 11,
44, rue Wilson, 77880 Grez-sur-Loing.
01.64.28.53.38
BONUS
Serge Reggiani eut un rôle dans Le Carrefour des enfants perdus, de Léo Joannon (on a revu de lui Caprices, une comédie charmante, lors de l’hommage à Danièle Darrieux à la Cinémathèque). Rebatet estime qu’il est le meilleur comédien du film, projeté en avril 1944. «Il y apporte une vraie nature, autant d’intelligence que de jeune vigueur.» On peut vérifier cette opinion, et faire un beau cadeau à ses admirateurs, avec un coffret édité par les productions Jacques Canetti. Il contient un CD avec 28 chansons enregistrées en public, trois DVD inédits (49 chansons en images, 26 reportages -conversation avec Melville, extrait des rushes de l'Enfer de Clouzot, moments des Séquestrés d'Altona de Sartre).
• Raphaël Sorin • Publié le 18/12/2009 sur Lettres ouvertes, un blog de Libération.fr