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jean-bernard pinatel

  • La guerre d’Ukraine, un révélateur impitoyable...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Bernard Pinatel cueilli sur Geopragma et consacré à la soumission de l'Union européenne aux intérêts des États-Unis. Officier général en retraite et docteur en sciences politiques, Jean-Bernard Pinatel, qui a déjà publié plusieurs essais dont Carnet de guerres et de crises 2011-2013 (Lavauzelle, 2014), est vice-président de Geopragma.

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    La guerre d’Ukraine, un révélateur impitoyable

    La guerre en Ukraine est un révélateur impitoyable soit de la soumission des dirigeants européens à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, soit, si on veut leur laisser le bénéfice du doute, de leur totale incompétence géopolitique.

    Ils n’ont pas compris ou n’ont pas voulu croire que Biden et les stratèges qui l’entourent prenaient très au sérieux la menace de Poutine d’utiliser si nécessaire l’arme nucléaire dans une guerre que les Russes perçoivent comme défensive de leurs intérêts vitaux. Avec pour conséquence les consignes données par Biden au Pentagone et à son administration dès le 24 février 2022 et que « The Economist  (1) » a révélé en septembre 2023 : « Joe Biden, America’s president, set objectives at the start of Russia’s invasion : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia (2) . » 

    Avec comme conséquence dramatique que, depuis le 24 janvier 2024,  l’Ukraine a sacrifié la vie de centaines de milliers de ses citoyens non pas pour repousser victorieusement l’agression russe mais pour interdire à l’économie européenne de disposer en Russie de l’énergie abondante et peu chère dont elle a besoin et pour favoriser l’économie énergétique américaine et ses industries d’armement.

    Ils ont cru ou voulu nous faire croire avec Bruno Lemaire que l’on pourrait stopper l’agression de la Russie par des sanctions qui « mettraient à genoux » son économie alors qu’elles se sont retournées contre nous.

    Ils n’ont pas anticipé le refus de 162 états sur les 195 que compte notre planète de voter les sanctions qu’ils ont décidées unilatéralement. Ainsi plus de 80% des pays du monde ont continué à commercer avec la Russie et de nombreuses entreprises des états qui avaient décidé de les appliquer ont continué à le faire en les contournant.  Ces pays et ces entreprises se sont senties confortées dans leur refus d’appliquer les sanctions par les déclarations des autorités chinoises et indiennes qui ont rappelé aux Etats-Unis leur responsabilité d’avoir bafoué les premiers les règles internationales par leurs interventions au Kosovo et en Irak, déclenchées sous de fallacieux prétextes, ouvrant ainsi la porte à la Russie. 

    Ils ont espéré, en diabolisant Poutine, que les Russes se débarrasseraient de lui sans avoir conscience que, dans leur immense majorité, ces derniers sont reconnaissants à leur Président d’avoir entre 2002 et 2012 multiplié par dix leur niveau de vie et de leur avoir donné la fierté d’être redevenu une nation puissante et respectée.

    A part la minorité argentée qui a quitté la Russie, ils ont cru que les Russes n’étaient que des moujiks incultes et qu’en fournissant aux ukrainiens quelques armes d’une technologie militaire intelligente et précise comme les drones pour l’observation et les canons César ou les Himars pour la puissance de feu, ils allaient les conduire facilement à la victoire. Au lieu de cela, ils ont dû admettre à regret que la Russie s’était adaptée très rapidement à ces innovations, que leurs très nombreux et compétents ingénieurs (3) avaient trouvé et mis en place rapidement des parades électroniques qui avaient annihilé cet avantage. Bien plus, ils se sont rendu compte que les canons et les munitions des années 80, utilisés massivement par les Russes qui les avaient stockées au lieu de les mettre au rebut comme nous pour éviter de payer les coûts humains et de fonctionnement de leur stockage, causaient des ravages dans les rangs ukrainiens. Et, à la fin de l’année 2023, ils ont dû se résoudre à accepter que l’armée russe fût plus forte (4) qu’au début de l’offensive et que la contre-offensive ukrainienne s’était soldée par un échec cuisant.

    Toutes ces erreurs d’analyse géopolitique ajoutées à la désinformation permanente distillée par les médias européens ont amené nos dirigeants, dont le Président Macron, à croire ou à vouloir faire croire que le succès des forces ukrainiennes était certain et ils ont encouragé sans relâche le Président Zelensky à continuer la guerre en s’engageant à l’aider « jusqu’à la victoire. » Au lieu d’avoir fait l’effort de rechercher avec la Russie un compromis qui prenne en compte ses besoins de sécurité, Ils seront devant l’histoire co-responsables des 500 000 ukrainiens tués ou gravement blessés à ce jour. 

    Après deux ans de guerre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne estiment qu’ils ont atteint leur objectif : éviter la création de l’Eurasie en créant un mur de haine entre l’Europe et la Russie et, pour se désengager de ce conflit, ils demandent à l’UE de monter en première ligne. 

    C’est pour cela, que depuis le début de l’année 2024, on entend un discours nouveau des dirigeants européens, dociles affidés des intérêts anglo-saxons, nous engageant à préparer une guerre longue. 

    Grossissant démesurément la menace que la Russie ferait peser sur l’Union Européenne alors qu’en deux années de combat acharnés, elle n’a été capable de conquérir et de conserver que 17% du territoire ukrainien peuplé de Russes et d’Ukrainiens déterminés à conserver leur culture russophone.

    Bien plus, ils cherchent à nous convaincre que la Russie menace l’UE et que pour notre sécurité il faut aider encore plus l’Ukraine, quitte à laisser disparaitre la moitié de nos agriculteurs.

    Last but not least, des voix s’élèvent ici et là, y compris dans la bouche du Président Macron, pour évoquer la possibilité ou même pour prôner l’envoi de nos soldats sur le champ de bataille. Ces propos sont relayés dans les médias par des intellectuels et des soi-disant spécialistes de défense qui, au lieu d’utiliser leur intelligence pour proposer un chemin vers la Paix, tiennent le discours habituel des bellicistes de salon : « armons-nous et partez. »

    « L’Europe c’est la Paix » le slogan fondateur de l’Union Européenne est-il en train de devenir obsolète ?

    Jean-Bernard Pinatel (Geopragma, 4 mars 2024)

     

    Notes :

    1. Est un hebdomadaire britannique majoritairement détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Shroders, dont la ligne éditoriale du journal est proche du patronat et des milieux financiers internationaux. Il est considéré comme un des médias les plus influent dans le monde occidental.

    2. Joe Biden, président américain, a fixé des objectifs au début de l’invasion Russe : « S’assurer que l’Ukraine ne sera pas vaincue et que l’Amérique ne sera pas entraînée dans la confrontation avec la Russie. »

    3. « Ce qui distingue fondamentalement l’économie russe de l’économie américaine, c’est, parmi les personnes qui font des études supérieures la proportion bien plus importante de celles qui choisissent de suivre des études d’ingénieurs : vers2020,23,4% contre 7,2% aux Etats-Unis. » Emmanuel Todd, la défaite de l’occident, Gallimard, page 50.

    4. Comme l’avait déclaré le général Cavoli qui commande l’OTAN en avril 2023 devant une commission du Congrès des USA, déclaration révélée six mois plus tard par le Washington Post.

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  • Guerre en Ukraine : trois scenarios pour 2023...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Bernard Pinatel cueilli sur Geopragma et consacré aux scénarios d'évolution de la guerre en Ukraine. Officier général en retraite et docteur en sciences politiques, Jean-Bernard Pinatel a déjà publié plusieurs essais dont Carnet de guerres et de crises 2011-2013 (Lavauzelle, 2014).

     

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    Guerre en Ukraine : trois scenarios pour 2023 et les facteurs déterminants qui les sous-tendent

    Dans « Foreign Affairs » du 4 janvier 2023[i], Barry Ross Posen, professeur de sciences politiques internationales au MIT et directeur du programme études de sécurité du MIT infléchit son évaluation de situation concernant la guerre en Ukraine : « En juillet, j’ai fait valoir que la guerre était dans l’impasse. Compte tenu des succès subséquents de l’Ukraine dans la libération du territoire dans et autour des villes de Kherson et Kharkiv, mon évaluation était clairement prématurée. Mais il convient de noter que l’Ukraine a obtenu ces succès pendant la période où les forces de la Russie étaient à leur plus faible et son leadership à ses plus pauvres moments. Malgré les progrès de Kiev, la triste vérité demeure qu’à l’époque et à l’heure actuelle, le rapport entre les pertes russes et les pertes ukrainiennes est de un pour un, selon les estimations des États-Unis. La campagne de bombardements contre les infrastructures énergétiques ukrainiennes, qui a commencé en octobre, force l’Ukraine et ses alliés à détourner leurs ressources vers la défense de la population urbaine du pays, vulnérable aux intempéries en l’absence d’électricité. Et le retrait des forces russes de la ville de Kherson en novembre a sauvé des unités capables de destruction et les a libérés pour l’action ailleurs« .

    Cette analyse est importante à plusieurs titres : elle confirme les analyses stratégiques de plusieurs géopoliticiens français ou étrangers notamment ceux de GEOPRAGMA, (dont la pensée reste libre de tout appartenance) car elle minimise les succès ukrainiens que nos analystes de plateaux TV considéraient comme décisifs et qui les autorisaient à pronostiquer la défaite de la Russie.

    A l’orée de 2023 l’évolution de la réflexion de cet influenceur important de la pensée stratégique des élites américaines est l’occasion de rappeler les facteurs déterminants qui se sont dégagés de ces 10 mois de guerre et qui décideront de l’évolution de ce conflit.

    Ils limitent le champ des scénarios plausibles sur la poursuite de ce conflit en 2023.

    Les facteurs déterminants qui se sont révélés au cours de ces 10 mois de guerre :

    1. Les russes, par sous-évaluation des capacités ukrainiennes et de l’héroïsme de ses soldats et probablement pour devancer une attaque de leur part prévue au printemps, se sont lancés le 24 février 2022 dans cette « opération spéciale » avec des forces limitées (environ 100 000 hommes) et un commandement décentralisé (3 corps d’Armée) sur un front très étendu (1000 km). Avec ces forces ils n’avaient, comme je l’ai déclaré le 5 mars sur LCI, ni la capacité de s’emparer de Kiev ni de conquérir toute l’Ukraine que la majorité des consultants TV désignait alors comme l’objectif de la Russie, mettant même en garde contre une extension du conflit aux pays voisins.

    2. Ce qui a été proclamé à l’Ouest comme de grandes victoires ukrainiennes ne sont en réalité que des replis opératifs des forces russes de l’oblats de Kharkiv et de la rive Ouest du Dniepr à Kherson.  En effet, les russes ne pouvaient conserver ces territoires avec des effectifs aussi limités sans s’exposer à des contre-attaques victorieuses de la part de Kiev.

    3. Même si les pertes ukrainiennes[ii] sont égales et probablement supérieures à celles avouées par les autorités de 100 000 hommes soit 10 000 hommes en moyenne par mois de guerre, il est exagéré d’en attribuer autant aux forces russes. En effet l’Ukraine a mobilisé environ un million d’hommes et en a envoyé au front 500 000 ce qui constitue un taux de pertes très élevé de 20%, inconnu depuis la seconde guerre mondiale (par comparaison dans ses OPEX, la quatrième génération du feu, la France a perdu depuis 1969 en moyenne un homme par mois et 350 par mois durant la guerre d’Algérie 1954-1962).

    En outre, 100 000 russes hors de combat signifierait que le taux de perte des forces russes serait de l’ordre de 75% des effectifs engagés en prenant en compte les forces du Donbass et les milices Wagner (50 000 h) ce qui est évidemment irréaliste. En appliquant le même taux qu’a subi l’Ukraine, les pertes des forces engagées du côté russe sont probablement plus proches de 30-40 000 hommes.  Cette évaluation est corrélée par le nombre de prisonniers de part et d’autre.  Les russes affirment détenir plus de 6000 ukrainiens et miliciens, chiffres corroborés par les ONG qui ont été autorisées à les rencontrer alors que Kiev garde un silence total sur le nombre de prisonniers russes. Un indice toutefois, le seul échange de prisonniers médiatisé a porté le 22 septembre sur 215 prisonniers ukrainiens et étrangers contre 55 prisonniers russes. On retrouve ce rapport de 1 à 4 qui reflète probablement mieux les pertes russes par rapport aux pertes ukrainiennes.

    4. Les Russes qui ont une population 4 fois plus importante que celle de l’Ukraine, disposent encore de réserves mobilisables même après le rappel de 300 000 réservistes alors que les ukrainiens ont atteint leurs limites.

    5. Le remplacement des matériels détruits et la maintenance opérationnelle est facilitée côté russe mais constitue un casse-tête pour l’Ukraine. En effet, la Russie possède la deuxième industrie d’armement exportatrice du monde derrière celle des Etats-Unis, loin devant la France troisième (deux fois et demie en valeur source SIPRI). Elle est donc capable de remplacer les matériels perdus et les munitions utilisées à l’identique ou par des matériels d’une génération plus récente (ex les 200 chars lourds T90M[iii]) tout en pouvant obtenir des munitions et des matériels de même type chez les pays amis équipés des mêmes armements.

    En revanche, depuis le 24 février, le soutien des pays occidentaux à l’Ukraine confronte ses forces à un double défi quantitatif et qualitatif.

    Le problème quantitatif vient de la consommation de munitions par l’Ukraine qui tire en une semaine la quantité d’obus et de missiles que les Etats-Unis produisent actuellement en un mois. Ces cadences de tir entrainent de plus une usure rapide des matériels : 50% des obusiers américains serait en maintenance ou hors service ; la précision des canons César français décroit avec leur usage intensif. A cela s’ajoute le fait que les pays de l’OTAN sont incapables de remplacer nombre pour nombre les matériels détruits au combat sans mettre à nu leurs forces car leurs industries d’armement ne sont pas capables d’augmenter rapidement leurs cadences…

    L’aspect qualitatif provient du fait que les pays anglo-saxons et européens ne peuvent remplacer les matériels détruits avec les mêmes matériels de fabrication soviétique des années 80 qui équipaient majoritairement l’armée ukrainienne au début du conflit ce qui entraine une hétérogénéité des matériels à soutenir. De plus les pays de l’OTAN envoient des matériels très différents qui accroissent à chaque envoi l’hétérogénéité du parc ukrainien de matériels ce qui impacte directement leur maintien en condition opérationnelle (MCO). En effet la maintenance des obusiers américains n’a rien de comparable avec celui de nos canons César ; de même celle des engins blindés à roue de transport de troupe VAB et les AMX-10RC canon qui sont actuellement remplacés dans nos régiments par les matériels du programme Scorpion, n’a rien de commun avec celle des blindés anglo-saxons ou allemands. Tout cela accumulé pose aux ukrainiens des problèmes de maintien en condition difficilement surmontables et plusieurs sources indiquent que le taux de disponibilité de leurs matériels est inférieur à 50%.

    6. Un nouvel élément qui vient d’être révélé par le Président du Nigéria : le détournement vers la contrebande d’armes d’une partie des équipements livrées par les occidentaux à l’Ukraine. Ce fait dramatique ne peut plus être occulté[iv] et soulève des questions éthiques et stratégiques auxquelles il n’est pas facile de remédier même si les Etats-Unis s’attachent à mettre en place pour 2033 des mécanismes pour le limiter[v] . Ce révélateur de la corruption endémique en Ukraine et les conséquences sur les ressortissants et les intérêts européens en Afrique est de nature à fragiliser le soutien que les populations et certains dirigeants européens apportent à cette guerre.

    7. Enfin, du fait du délai consenti pour l’application des sanctions et malgré le sabotage de Nord Stream 1 et 2 par les anglais le 26 septembre, les états européens ont importé de Russie les dix premiers mois de 2022 des produits énergétiques pour une valeur de 181 milliards d’euros, soit une augmentation en valeur de 38 % par rapport à l’année précédente[vi] et, malgré cela, les prix de l’énergie flambent en Europe. Les leaders européens prennent conscience qu’ils ne pourront se passer du gaz russe sans accepter un accroissement considérable du prix de l’énergie avec les conséquences en termes économiques et sociaux qui fragilisent leur pouvoir et mettent à mal la cohésion de l’Union Européenne.

    Les scénarios pour demain

    Il est aujourd’hui évident que la Russie reprendra l’offensive début 2023 avec des forces deux à trois fois plus importantes que celles engagées le 24 février 2022. La question que tous les analystes se posent est avec quel but de guerre et quelles chances de réussite ? Les enseignements tirés des 10 premiers mois de guerre permettent d’écarter le scénario d’une défaite russe que souhaite la majorité des commentateurs peu avertis de la chose militaire et qui trop souvent prennent leurs désirs pour la réalité.

    Le scénario coréen.

    Pour les consultants qui défilent sur les plateaux TV, ce conflit ne peut se terminer que par la victoire de l’Ukraine ou par une solution diplomatique qui lui permettrait de recouvrer tout le territoire perdu y compris la Crimée.  Il apparait plus conforme au déroulement de cette guerre d’envisager une situation dans lequel le conflit continue sans victoire ni paix. C’est le scénario Coréen. Poutine a compris que la poursuite de la guerre va couter à la Russie de plus en plus cher en hommes et à son économie car les occidentaux sont en mesure d’accélérer la fabrication d’armes et de munitions et la division des Républicains américains sur le soutien à l’Ukraine laisse le champ libre aux démocrates pour accroitre leur soutien à Zelenski. La diplomatie russe ayant obtenu l’assurance de plusieurs pays européens qu’ils s’opposeront à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, Poutine considère que le risque de voir Odessa devenir une base OTAN et la flotte américaine en mer Noire est limité au moins pour les cinq années à venir. Cette assurance est basée sur la prise de conscience d’une partie des leaders européens et de la majorité de la population que ce sont leurs pays qui auront à supporter les conséquences économiques et sociales du prolongement de cette guerre et le soutien à l’Ukraine « quoi qu’il en coûte » est largement remis en cause. En conséquence Poutine limite ses buts de guerre et utilise ses nouvelles forces pour terminer la conquête des 4 oblats de Louhansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson et place ses unités en défensive à leurs frontières. Les Ukrainiens usent leurs forces, déjà fortement éprouvées, en lançant des offensives sur ces défenses qui sont hachées par l’artillerie russe. Et petit à petit fin 2023 s’installe une situation de « non-guerre armée » de part et d’autre d’une « nouvelle frontière » qui n’est pas reconnue par l’Ukraine et par les occidentaux…et on se retrouve dans la situation Coréenne qui perdure depuis 74 ans.

    Le scénario : un pont trop loin

    Avec ses nouvelles forces et pour ne pas laisser le temps aux occidentaux d’ajouter à la guerre économique qu’ils mènent à la Russie, la mise sur pied d’une « économie de guerre » dans leurs pays (accroissement de plusieurs points du PIB des dépenses d’armement, passage aux 3 X 8 dans les industries de défense), Poutine décide de terminer la conquête des 4 oblasts qu’il a annexés juridiquement et de lancer simultanément une offensive pour s’emparer d’Odessa et rejoindre la province autonome de Transnistrie en annexant les oblasts de Mikolaïv et d’Odessa. Cette relance de l’agression russe resoude le camp occidental et il devient évident même chez les leaders politiques favorables à la Russie que Poutine a perdu la tête et qu’il faut donner un coup d’arrêt à la Russie car, après avoir conquis Odessa, rien ne dit qu’il ne foncera pas à nouveau sur Kiev. Les pays européens accroissent leur cobelligérance et une véritable légion étrangère composée de volontaires des pays européens et équipée des derniers matériels les plus performants rejoint l’Ukraine qui reçoit massivement les équipements de défense anti-aérienne pour rendre l’utilisation de l’espace aérien très couteux par la Russie. Des contre-attaques vigoureuses nord-sud mettent à mal les lignes de ravitaillement terrestres russes vers Odessa tandis que des sous-marins occidentaux pénètrent en mer Noire et coulent les navires de ravitaillement russe. La fin de l’année 2024 marque l’échec de cette offensive et la Russie est contrainte de se replier à l’Est du Dniepr.

    Scénario 3 : la nucléarisation du conflit

    Poutine a perdu espoir d’atteindre ses objectifs minima par des moyens classiques : conquérir et défendre les 4 oblasts annexés et obtenir une neutralisation de l’Ukraine qui éviterait de voir Odessa devenir une base OTAN. En effet les livraisons d’armes des pays anglo-saxons, la formation des soldats ukrainiens et l’engagement de plus en plus nombreux de combattants venus d’Occident bloque l’avancée de ses troupes dans le Donetsk. Les pays occidentaux multiplient l’envoi de nouveaux systèmes de défense aérienne en Ukraine, atténuant l’impact des frappes stratégiques de la Russie, ainsi que de son aviation d’appui au sol. Les Etats-Unis autorisent l’Ukraine à déplacer ses lance-roquettes M142 HIMARS vers le sud et à cibler les ports, les bases et les dépôts russes en Crimée. La flotte russe subit des attaques en mer Noire et plusieurs de ses bâtiments sont coulés. Le pont de Crimée est à nouveau endommagé grandement. M. Poutine considère alors que les intérêts vitaux de la Russie sont en jeu. Il déploie ses armements nucléaires non stratégiques et fait exploser une arme nucléaire en altitude au-dessus de l’Ile aux serpents en signe d’ultime avertissement. Il lance aux occidentaux un ultimatum : arrêtez et revenez à la table de négociations ou vous aurez à faire face à l’utilisation d’armes nucléaires non stratégiques sur le théâtre des opérations. Il est évident que ce scénario peut constituer la suite du scénario deux.

    En conclusion

    Les décisions de Washington dans son soutien à Zelenski et la perception par les leaders européens des risques que l’Europe encourt en poussant Poutine dans ses retranchements et leur décision de découpler ou non leur action en Ukraine de celle des anglo-saxons déterminera la désescalade de cette guerre en 2023 ou sa montée aux extrêmes. La position des leaders européens est d’autant plus essentielle que, dans cette guerre, les européens, l’Ukraine et la Russie apparaissent être les « dindons de la farce anglo-saxonne » qui veut affaiblir la Russie avec le sang des Ukrainiens et, en restaurant une guerre plus chaude que froide, interdire toute alliance économique entre l’Europe et la Russie pour éviter qu’elle devienne la première puissance économique mondiale du XXIème siècle. Cette guerre fait reculer le monde multipolaire que nous appelons de nos vœux et nous ramène dans la deuxième moitié du XXème siècle dans un monde dominé par un duopole  USA-URSS remplacé désormais par USA-Chine, alliée de la Russie.  En rejetant ainsi la Russie dans les bras de Pékin, nous nous dirigeons comme des somnambules vers cet affrontement de l’Heartland contre le Rimland, annoncé par les géo-politologues Halford Mackinder (1861-1947) et Nicholas Spikman (1893-1943) d’autant que la prolongation de ce conflit accroit les risques de sa nucléarisation ce qui serait dramatique pour l’Europe alors que  les vraies menaces pour l’avenir de nos sociétés sont le dérèglement climatique, l’immigration massive et l’islam radical.

    Jean-Bernard Pinatel (Geopragma, 15 janvier 2023)

     

    Notes

    [i] https://www.foreignaffairs.com/ukraine/russia-rebound-moscow-recovered-military-setbacks?utm_medium=newsletters&utm_source=fatoday&utm_campaign=The%20New%20Industrial%20Age&utm_content=20230104&utm_term=FA%20Today%20-%20112017

    [ii] On entend par perte, les tués, les blessés graves qui ne reprendront pas le combat et les prisonniers

    [iii] https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-la-russie-envoie-200-de-ses-chars-les-plus-modernes-des-t-90m-dans-le-donbass-20221208

    [iv] Muhammadu Buhari, président du Nigéria – la première puissance économique africaine en termes de PIB nominal et la deuxième en termes de PIB à parité du pouvoir d’achat – a déclaré récemment que des armes en provenance du conflit ukrainien se déversent à flot continu dans la région du bassin du lac Tchad.

    Le chef d’Etat nigérian a lancé cet appel dans son discours d’ouverture du 16ème Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), qui s’est déroulé dans la ville d’Abuja, la capitale du Nigéria. « Ce mouvement illégal d’armes dans la région a intensifié la prolifération des armes légères et de petit calibre qui continue de menacer notre paix et notre sécurité collectives dans la région », a ajouté Muhammadu Buhari dans son discours. Au point que même certains représentants de régimes occidentaux avaient fini récemment par admettre timidement cette réalité.

    [v] https://www.jmu.edu/news/cisr/2022/10/28-wra.shtml

    [vi] Eurostat

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  • Afghanistan, Pakistan : l’échec américain...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du général Jean-Bernard Pinatel, cueilli sur Geopragma et consacré à l'échec américain en Asie centrale... Officier général en retraite et docteur en sciences politiques, Jean-Bernard Pinatel a déjà publié plusieurs essais dont Russie, alliance vitale (Choiseul, 2011) et Carnet de guerres et de crises 2011-2013 (Lavauzelle, 2014).

     

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    Afghanistan, Pakistan : l’échec américain

    Le 4 juillet 2021, jour de  l'« independance day », les Etats-Unis achèveront leur retrait d’Afghanistan mettant un terme à 20 ans de guerre, la plus longue de leur histoire au cours de laquelle au 13 avril 2021  ils avaient perdu 2 349 soldats et avaient déploré 20 149 blessés.

    Pour effectuer un retrait de leurs troupes d’une façon honorable, le 12 septembre 2020, les Américains ont lancé la nième négociation intra afghane avec les Talibans. Mais pas un seul observateur de bonne foi peut croire que les Talibans voudront les poursuivre après le 4 juillet. Pourquoi ? Parce qu’en Afghanistan les Etats-Unis ont fait face à une guerre révolutionnaire dans laquelle les objectifs religieux des talibans « instaurer un ordre islamique et vertueux pour remplacer l’ordre païen et corrompu » se sont entremêlés avec les objectifs mafieux des trafiquants de pavot. En effet, devant la nécessité de financer leur guerre et de s’attacher la complicité des campagnes, les Talibans ont décidé de faire des producteurs et des trafiquants de pavot, leurs compagnons de route alors qu’avant l’invasion américaine ils les exécutaient. Cette interdépendance nous la retrouvons dans nos banlieues. Elle est la cause des échecs de la politique de réconciliation que le Président Kasaï a tenté plusieurs fois de négocier. Pour les Talibans il n’est pas question de composer avec un pouvoir corrompu, pour les trafiquants, la paix est synonyme de développement économique et donc de fin de leur business alors qu’en temps de guerre, la culture du pavot et leur trafic sont une condition de survie pour la population rurale.

    Même la représentante spéciale de l’ONU Mme Lyons n’y croit pas. Tout en saluant diplomatiquement les avancées dans les pourparlers de paix entre l’Afghanistan et les Talibans, puisque les deux parties ont annoncé le 2 décembre 2020 « qu’elles avaient formé un comité de travail chargé de discuter de l’ordre du jour », elle s’est inquiétée d’une violence incessante qui reste « un obstacle sérieux à la paix ». 

    En effet, entre le 13 juillet et le 12 novembre 2020, 9600 atteintes à la sécurité attribuées aux Talibans à Al Qaida ou à Daech ont été recensées dans tout le pays. En octobre et novembre 2020, les engins explosifs improvisés ont ainsi causé 60% de victimes civiles de plus qu’à la même période en 2019. Et au dernier trimestre 2020, le nombre d’enfants victimes de violences a augmenté de 25% par rapport au trimestre précédent.  Les attaques contre les écoles ont été multipliées par quatre.

    Même à Kaboul, les Américains et les forces gouvernementales n’arrivent pas à assurer la sécurité.  Le 8 mai 2021, deux mois avant le retrait total des forces américaines, une explosion devant une école pour filles à Kaboul fait au moins 85 morts et des centaines de blessés ; 8 jours plus tard le 15 mai 2021, un attentat revendiqué par Daech dans une mosquée soufi, a occasionné plus de 60 morts et plusieurs centaines de blessés.  

    Comment expliquer cet échec de la première puissance militaire et économique du monde.

    La première cause de cet échec est l’inadaptation totale de la politique de défense, de la stratégie opérationnelle et de l’armée américaine à la menace.

    La première erreur stratégique des conseillers de Bush junior a été de croire que l’on pouvait gagner cette guerre sans modifier la doctrine d’emploi de leurs forces classiques prévue pour des combats de haute intensité. Conformément à la doctrine militaire américaine, ils ont mené comme en Irak jusqu’en 2009 une guerre à distance sans mobiliser et entrainer des troupes locales et en causant des pertes considérables à la population.

    L’inadaptation de cette stratégie opérationnelle est résumée par le colonel Michel Goya dans ses « impressions de Kaboul », je cite : « une mission moyenne de deux heures de vol, sans tir, d’un chasseur bombardier américain équivaut presque à la solde mensuelle d’un bataillon Afghan ».

    Bien plus, Michel Goya dans « les armées du chaos » donne un exemple édifiant de l’inefficacité de cette guerre à distance, je cite : « des statistiques montrent qu’il faut aux américains une moyenne de 300 000 cartouches pour tuer un rebelle en Irak ou en Afghanistan ». Le chef de bataillon d’Hassonville du 2ème REP écrivait en écho dans le Figaro du 20 avril 2010 : « L’une des clés du succès du contingent français dans sa zone de responsabilité est d’être parvenu à contrôler nos ripostes et de ne tirer que pour tuer des cibles parfaitement identifiées ».

    Ce choix initial a entrainé des pertes considérables dans la population tant en Afghanistan qu’au Pakistan. L’étude « Body count » menée par des médecins légistes anglo-saxons, que l’on peut télécharger sur le web, chiffre entre 2003 et 2011 à au moins de 150 000 civils tués par les frappes américaines en Afghanistan et de l’ordre de 50 000 au Pakistan.

    Cette analyse est confirmée par le Général Stanley Cristal qui, prenant le commandement du théâtre d’opérations en juin 2009, déclare dans son premier discours aux troupes américaines « je crois que la perception causée par les pertes civiles est un des plus dangereux ennemis auquel nous devons faire face ».

    La seconde raison de cet échec est que Washington a cru qu’il pourrait gagner ce conflit local sans adapter sa stratégie diplomatique et militaire mondiale qui considérait la Chine et la Russie comme les deux menaces principales. C’est une erreur récurrente des Américains, ils croient toujours qu’ils peuvent ménager la chèvre et le chou.

    Ainsi depuis le début du XXIème, les Etats-Unis confrontés à la montée en puissance de la Chine, ont initié un partenariat stratégique avec l’Inde. En 2005, les deux pays ont signé un accord-cadre de défense de dix ans, dans le but d’étendre la coopération bilatérale en matière de sécurité. Ils se sont engagés dans de nombreux exercices militaires combinés et l’Inde a acheté d’importantes quantités d’armes américaines ce qui fait des États-Unis l’un des trois principaux fournisseurs d’armement de l’Inde après la Russie et Israël.

    Ce partenariat stratégique avec leur ennemi héréditaire, a inquiété les stratèges pakistanais qui ont revu à la baisse leur engagement aux côtés des Etats-Unis au moment même où les américains avaient besoin d’une collaboration sans faille du Pakistan pour gagner la guerre en Afghanistan.  En effet, les Talibans sont majoritairement des Pachtounes qui représentent 40% de la population afghane et leur ethnie est présente de part et d’autre de la frontière avec le Pakistan. Ainsi les Américains n’ont jamais pu obtenir une coopération efficace pour éviter que le Pakistan ne constitue une base arrière pour les Talibans. En effet les dirigeants pakistanais, obnubilés par leur conflit avec l’Inde, doivent prendre en compte la possibilité que les Talibans puissent revenir un jour au pouvoir à Kaboul. Or l’Afghanistan est pour eux un allié vital car il leur offre la profondeur stratégique qui leur manque face à l’Inde.

    De même, en se rapprochant de l’Inde, les Américains ouvraient la porte à la Chine qui s’est empressée de nouer un partenariat stratégique avec le Pakistan.  Il s’est rapidement concrétisé par une très importante coopération militaire et économique. Le New-York Times du 19 décembre 2018 écrit je cite : « depuis 2013, année de lancement des routes de la Soie le Pakistan est le site phare de ce programme : le corridor industriel actuellement en travaux à travers le Pakistan – environ 3 000 kilomètres de routes, de voies ferrées, d’oléoducs et de gazoducs – représente à lui seul un investissement de quelque 62 milliards de dollars ». 

    Pour la partie chinoise, un double impératif stratégique a guidé sa signature : la sécurisation de ses voies d’approvisionnement en pétrole et en gaz en bâtissant une voie terrestre d’acheminement évitant le détroit de Malacca et pouvant à terme aller jusqu’à l’Iran et la lutte « contre les trois fléaux » qui menacent le Xinjiang chinois : terrorisme, extrémisme, séparatisme. Trois mois après cette signature Ben Laden était exécuté par des navy seals américains ; coïncidence troublante quand on sait qu’il était l’instigateur de nombreux attentats islamistes en Chine.

    Depuis cette coopération stratégique n’a fait que se renforcer. En mai 2019, le vice-président chinois Monsieur Wang a effectué une visite au Pakistan au cours de laquelle il s’est entretenu avec le président et le Premier ministre pakistanais du renforcement des relations bilatérales. M. Wang a déclaré que la Chine et le Pakistan étaient des “amis de fer”.

    Par ailleurs les Américains ont rejeté avec dédain l’aide des Russes que Poutine a proposée juste après le 9/11. Le 2 octobre Poutine avait rencontré le secrétaire général de l’OTAN à Bruxelles et lui a proposé l’aide de la Russie contre Al-Qaida notamment au Tadjikistan où stationnait la 201 division de fusiliers motorisés russe ; en Ouzbékistan où ils possèdent une base aérienne à Ghissar. Mais pour le complexe militaro-industriel américain l’opposition avec la Russie était à l’époque vitale car elle leur permettait de justifier un budget militaire qui était pourtant dix fois supérieur à celui de la Russie alors que la menace militaire chinoise était alors insignifiante.

    20 ans plus tard pour Biden et ses conseillers, il est temps de tourner la page et d’éviter une alliance stratégique de la Russie avec la Chine et je partage l’analyse de Renaud Girard qui dans Figaro vox met la rencontre Biden-Poutine du 16 juin 2021 à Genève sous la raison de leur intérêt commun : freiner l’ascension de la Chine. Certes cela ne se fera pas en un jour mais cela permet d’identifier que l’absence de vision stratégique à long terme des hommes politiques occidentaux et par conséquence l’absence de prise en compte des conséquences des stratégies mondiales des grands acteurs internationaux sur les théâtres d’opération régionaux ne permet pas de gagner les guerres régionales.

    Macron devrait s’en inspirer et, plus que l’appui significatif des européens que nous recherchons désespérément sans succès depuis 10 ans, c’est de celui de la Russie dont nous avons besoin au Sahel. J’ai publié en 2011 un livre intitulé « Russie alliance vitale » où je montrai que ce pays était notre meilleur allié face à l’islamisme et à la montée en puissance de la Chine. Malheureusement Sarkozy, Hollande et Macron, vassaux zélés de Washington, se sont lancés en Libye, Syrie et Sahel dans des opérations extérieures sans mettre en place le contexte diplomatique qui aurait permis de transformer nos victoires militaires en succès politiques.

    En conclusion :

    Le retrait américain marque la fin de la domination anglo-saxonne sur l’Asie centrale que les britanniques avaient établis depuis le milieu du XIXème siècle et une preuve de plus de la montée en puissance de l’Asie face à l’Occident. La France qui se prépare à modifier sa stratégie dans le Sahel devrait tirer les leçons de cet échec américain en Afghanistan et au Pakistan.

    Jean-Bernard Pinatel (Geopragma, 28 juin 2021)

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  • Gagner la guerre contre l’Islam radical : une question de cohérence...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du général Jean-Bernard Pinatel, cueilli sur Geopragma et consacré à la nécessaire mise en cohérence de l'action diplomatique de notre pays que devrait imposer une lutte sérieuse contre l'islamisme sur le territoire français... Officier général en retraite et docteur en sciences politiques, Jean-Bernard Pinatel a déjà publié plusieurs essais dont Russie, alliance vitale (Choiseul, 2011) et Carnet de guerres et de crises 2011-2013 (Lavauzelle, 2014).

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    Pour gagner la guerre contre l’Islam radical, une définition précise de la menace et une mise en cohérence de notre politique intérieure et étrangère constituent un impératif vital

    Depuis mars 2012, la France est confrontée à un nombre d’attentats islamistes sans précédent qui ont causé 267 morts et probablement plus de 700 blessés au sein de notre population. Le dernier en date étant la décapitation de Samuel Paty, professeur d’Histoire et de Géographie à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre 2020 qui avait montré à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet lors d’un cours sur la liberté d’expression. Il faut aussi prendre en compte nos pertes militaires dans des opérations extérieures contre les djihadistes de l’Islam radical :  90 morts et près de 1000 blessés en Afghanistan depuis 2003 et 46 morts et plus de 300 blessés au Sahel depuis le début de l’opération Serval. 

    Ce rappel des morts et des blessés sur notre territoire national et lors d’opérations extérieures démontre clairement que nous sommes en guerre. Après la prise de conscience du Président Macron et ses paroles fortes, se borner à prendre des mesures uniquement sur le territoire national ressemblerait à un coup d’épée dans l’eau. 

    Nos dirigeants doivent d’abord prendre conscience de la nature réelle de la menace. C’est pourquoi la France ne peut se désintéresser de la déstabilisation du pourtour méditerranéen et du Moyen-Orient. Non pas en y contribuant de façon irresponsable en voulant imposer comme en Syrie ou en Libye la démocratie par la force des armes mais en aidant les pays et les peuples de ces régions à conforter leurs structures étatiques et à se développer. La non-intervention militaire dans les affaires intérieures d’un Etat, sauf si les autorités légitimes nous en font expressément la demande, doit redevenir la règle dans les relations internationales. A contrario, l’intervention secrète ou armée dans un but préemptif comme les Etats-Unis de Bush junior l’ont fait en Irak au nom d’une menace potentielle inexistante ont abouti à la destruction des structures étatiques irakiennes et ont fait le lit de l’Islam radical. 

    De même, l’intervention dans un but humanitaire telle que la Grande-Bretagne et la France l’ont menée en Libye et en Syrie doit être bannie. Car ce type d’intervention est susceptible de générer le chaos et de coûter plus de vies qu’il n’en sauve. En conséquence, pour gagner cette guerre et assurer la sécurité des Français, la France doit comprendre la nature réelle de la menace et mettre en cohérence sa politique intérieure et sa politique étrangère : sur le territoire national, en Europe et hors d’Europe.

    Sur le territoire national

    Le préalable à la définition d’une stratégie efficace contre l’islamisme radical n’est pas rempli car l’unanimité est loin d’être totale parmi nos dirigeants sur la nature de la menace à laquelle nous sommes confrontés. Désigner clairement l’ennemi est un préalable pour le combattre. Nos responsables politiques et militaires déclarent à l’envie « nous sommes en guerre ». Mais, pour la plupart d’entre eux, ils n’ont pas compris ou ne veulent pas comprendre la nature du conflit dans lequel nous sommes engagés. Nous ne sommes pas confrontés à une guerre asymétrique, concept si cher aux américains. Nous faisons face à une guerre révolutionnaire mondiale à finalité religieuse, menée par les wahhabites de l’Etat islamique et d’Al-Qaida qui se voient comme des moudjahidines[1] et par les Frères Musulmans qui veulent, par la prédication et par une action coercitive de long terme, installer des Etats islamiques fondés sur le droit (la Charia) et les pratiques de l’Islam du temps de l’Hégire.

    Mais depuis 2012, tant à l’Elysée que sur les plateaux de télévision tout s’est passé comme si le tout Paris politique et médiatique s’était bouché les yeux et les oreilles : « Barbares, énergumènes, psychopathes, tous les qualificatifs étaient bons pour écarter la référence à la foi »[2]. Une grande partie de la classe politique de gauche et de ses maîtres penseurs qui monopolisent la parole dans les médias est responsable de la négation ou la minimisation du fait religieux. Les idéologues athées, matérialistes ou hédonistes qui sont actuellement au pouvoir ne peuvent pas comprendre que les djihadistes préfèrent « une belle mort à une belle vie » et que pour les djihadistes « la mort n’est pas un sacrifice nécessaire à la victoire, elle est la victoire même »[3]. La gauche, encore profondément marquée par Marx, la révolution libertaire de 1968 et Nietzsche, pense que Dieu est mort. Se bouchant les yeux et les oreilles pour ne pas accepter les faits, elle cherche des causes à cette « folie suicidaire » dans l’inadaptation sociale, la pauvreté économique ou une dérive à partir de la petite délinquance. Il est vrai que de nombreux dirigeants de la communauté musulmane préfèrent souvent ce discours simplificateur et erroné. Il leur évite de devoir admettre publiquement que, depuis l’Hégire, la guerre religieuse fait rage au sein même de l’Islam[4]

    Mais une partie de la droite ne fut pas de reste. Les liens particuliers qu’avait établis Nicolas Sarkozy avec l’émir du Qatar ainsi que la politique d’investissements que ce pays réalisait en France ont contribué à occulter l’importance du soutien que le Qatar apportait à l’Islam radical au travers des Frères Musulmans et de la chaine Al Jazeera international. 

    Cette évaluation erronée de la menace a conduit nos dirigeants politiques de gauche comme de droite à bâtir une stratégie d’action inefficace sur le long terme. Ils ont ainsi focalisé leurs actions sur tous les lieux de « radicalisation » : les banlieues sensibles, les prisons, Internet. Ils ont créé des centres de « dé radicalisation » qu’ils ont inondé de subventions d’Etat. Lorsqu’on en fera un vrai bilan honnête, on constatera qu’il est aussi affligeant[5] que le bilan qu’ont fait les américains de leurs centres d’entrainement des rebelles modérés en Turquie. En refusant de considérer les djihadistes comme des convertis à une déviance radicale de l’Islam, ils ont continué d’autoriser les imans salafistes et les Frères Musulmans à poursuivre leur endoctrinement, à condition toutefois qu’ils ne prononcent pas dans les médias des paroles de haine contre les Juifs ou contre l’égalité homme femme, etc. 

    Ainsi la France depuis 15 ans a conduit une stratégie qui a accru la menace au lieu de la réduire. Nicolas Sarkozy a renversé Kadhafi et François Hollande a mené une guerre en Syrie pour déstabiliser Assad. Ces actions militaires ont occasionné leur lot de dégâts collatéraux qui ont renforcé la haine de la France chez les Musulmans. 

    A l’intérieur du territoire national ils se sont contentés d’instaurer un Etat d’exception policier et judiciaire, d’organiser de grandes manifestations compassionnelles pour les victimes des attentats, de grands défilés pour rappeler les valeurs républicaines, et de créer des centres de dé radicalisation. Cette stratégie était condamnée à l’échec et je l’ai dénoncée dans mon dernier livre[6].

    Avec elle, nous ne pourrons pas venir à bout de cette menace. Tout au plus nous pourrons la rendre acceptable encore quelque temps. Ne voulant pas reconnaître que nous sommes confrontés à des convertis et non pas à des radicalisés, nos dirigeants sous-estiment le pouvoir religieux et laissent se propager cet Islam radical dans la communauté musulmane[7]

    Sans cette prise de conscience tardive du Président Macron, qui doit être suivie par des actes concernant les imams propagandistes et les lieux où ils exercent leur daw’a, tout porte à croire que nier le fait religieux déboucherait sur la fin décrite si brillamment par Michel Houellebecq dans son essai « Soumission »[8], ou alors sur une guerre civile.

    En Europe

    La question migratoire et le contrôle de ses flux doivent devenir le premier des sujets de préoccupation et d’action des instances et des chefs d’Etat européens. L’Europe-passoire qui accueille sans contrôle des flux de migrants non identifiés et dont on ne connait ni les intentions ni le niveau d’adhésion à cette déviance de l’Islam n’est plus acceptable.

    Cela passe par la renégociation des accords de Shengen et la création d’un corps de garde-frontières et de garde-côtes à la hauteur de cet enjeu afin d’être à même de résister au chantage d’Erdogan. Le rattachement et les moyens de cette organisation devront dépendre directement des chefs d’Etats européens qui en fixeront les règles. Durant le temps nécessaire à la mise en place de ces moyens nous devons fermer nos frontières, l’épidémie COVID nous en fournit le prétexte.

    Comment accepter en effet ce constat d’impuissance de Loïc Garnier, chef de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste, estimant que 200 « revenants » de Syrie[9] sont déjà en janvier 2017 sur le territoire national parce qu’ils « sont sortis de nos radars en prenant des routes improbables » et qu’ils sont arrivés à tromper la vigilance de nos services de police.[10]

    Il s’avoue incapable d’évaluer dans cette population le nombre de ceux qui sont missionnés pour commettre des attentats ou encore de ceux qui restent à un niveau dangereux plus ou moins élevé. Evidemment cette action doit être menée aussi au niveau de la Cour européenne de justice pour signifier que la France refuse de se soumettra à ses condamnations. Et cela va arriver vite quand le gouvernement au lieu de libérer les terroristes qui arrivent en fin de peine les placera dans un centre de rétention de son propre chef ou sous la pression populaire.

    Hors d’Europe 

    Il n’est pas possible de gagner une guerre sans avoir créé le contexte international qui conditionne la victoire. Il doit être clair pour tous que le seul ennemi de la France est aujourd’hui l’Islam radical et la guerre qu’il nous mène. Sont donc également nos ennemis ceux qui n’ont pas condamné explicitement ses actes ou qui diffusent une idéologie qui les justifie. 

    Notre politique étrangère doit donc être définie en appliquant comme premier critère que nos ennemis sont aussi les Etats, les organisations publiques ou privées, terroristes ou non, les personnes qui aident de quelque façon que ce soit ces organisations ou ces cellules terroristes dont le discours et les actes permettent de les rattacher à la mouvance wahhabite, salafiste ou à celle des Frères Musulmans. Cela signifie à contrario que tous ceux qui les combattent directement ou indirectement sont « de facto » nos alliés. C’est vrai en premier lieu pour la Fédération de Russie qui est confrontée sur son sol à la même menace. Les Frères Musulmans sont interdits sur son territoire et considérés comme une organisation terroriste depuis 2003[11]. La France devra donc demander la suspension immédiate de toute sanction à son égard. C’est également vrai pour les régimes syrien et irakien, quelles que soient nos réserves sur leur fonctionnement interne.

    Il faudra aussi signifier clairement au Président Erdogan qui revendique son appartenance aux Frères Musulmans en faisant leur signe de ralliement (la Rabia) dans ses apparitions publiques que nous n’accepterons plus son double jeu. La politique néo-islamiste et pan-Ottomane qu’il déploie avec la complicité passive des Etats-Unis et de l’OTAN en Méditerranée orientale, menaçant deux pays de l’Union européenne (la Grèce et Chypre) intervenant directement en Libye et dans le Haut-Karabagh en y injectant des milliers de djihadistes et des forces spéciales, ne peut plus être tolérée. La France doit désormais durcir sa pression pour que l’Union européenne prenne des sanctions contre la Turquie et sur les Etats-Unis pour qu’elle l’exclue de l’OTAN. Nous avons un moyen de pression : c’est la menace de retrait de la France de l’organisation militaire comme l’avait fait en son temps le général de Gaulle.

    De même nous devons nous adresser fermement à l’Arabie Saoudite et au Qatar en leur demandant de prendre des mesures efficaces pour que tous leurs sujets, qu’ils appartiennent ou non à la famille princière, ainsi que les banques saoudiennes et qataries stoppent leur aide financière ou de tout autre nature à ces organisations, à leurs combattants, à leurs imans, et à la diffusion de leur daw’a. 

    Il faudra également signifier aux Etats-Unis et à nos alliés européens que nous considérerons désormais comme hostile toute action secrète qui, pour quelque raison que ce soit, apporterait une aide directe ou indirecte à ces organisations. En effet, comment un chef d’Etat ou un ministre pourrait-il à l’avenir prononcer des paroles de réconfort à des familles de victimes et les regarder dans les yeux en sachant que par son inaction ou par sa vassalisation à des intérêts qui ne sont pas ceux des français, il est co-responsable de leur malheur. L’indignité, le mensonge, le cynisme et l’indifférence affective au sommet de l’Etat ne sont plus acceptables et les Français l’ont enfin compris.

    Pour triompher de cette guerre révolutionnaire mondiale à finalité religieuse que mène l’Islam radical, il est essentiel et de mettre fin à l’évaluation erronée de la menace et des risques qu’elle fait courir à la France et à notre République et de réaliser la mise en cohérence totale de notre politique intérieure et étrangère.

    Général (2s) Jean-Bernard Pinatel (Geopragma, 26 octobre 2020)

     

    Notes :

    En arabe : combattant de la foi qui s’engage dans le Djihad

    [2]Un silence religieux, Jean Birnbaum, la gauche face au djihadisme, seuil janvier 2016

    [3]Un silence religieux, op.cit. page 2014

    [4]La division entre chiites et sunnites est apparue dès la mort du prophète et s’est encore accentuée au milieu de XVIIIème siècle avec l’apparition du wahhabisme. Comment, pour un croyant modéré, ne pas être tenté d’occulter les millions de morts musulmans que cette guerre religieuse et en particulier la daw’a mortifère, des wahhabites a entrainé parce que les islamistes radicaux considéraient ces musulmans comme des shirks, des takfirs ou des Kanaris.

    [5]http://www.marianne.net/deradicalisation-quand-amateurisme-tourne-arnaque-100245770.html

    [6]Histoire de l’Islam radical et de ceux qui s’en servent, Lavauzelle ; Mai 2017, 315 pages

    [7]En leur temps les vizirs ottomans avaient nié pendant près d’un demi-siècle tout caractère religieux aux «révoltés » du Nedj.  Ils considéraient le wahhabisme comme un discours justificatif de leurs razzias et de leurs conquêtes.

    [8]J’ai lu, 2015

    [9]Sans parler des terroristes dans nos prisons qui en fin de peine doivent être placés dans des centres de rétention et s’ils sont étrangers ou double-nationaux être expulsés de notre territoire

    [10]Le Figaro, 18/1/2017 page 2.

    [11]. C’est aussi le cas en Egypte, en Cisjordanie et en Syrie où les Frères Musulmans ont toujours eu une branche armée secrète et ont commis des centaines d’attentats notamment contre Israël

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  • Jusqu’où Erdogan veut-il pousser ses pions ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du général Jean-Bernard Pinatel cueilli sur Geopragma et consacré aux frictions entre la Turquie et la Grèce, appuyée par la France, en Méditerranée orientale... Officier général en retraite et docteur en sciences politiques, Jean-Bernard Pinatel a déjà publié plusieurs essais dont Russie, alliance vitale (Choiseul, 2011) et Carnet de guerres et de crises 2011-2013 (Lavauzelle, 2014).

     

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    Jusqu’où Erdogan veut-il pousser ses pions ?

    La France, Chypre, la Grèce, et l’Italie, ont lancé le 26 août l’initiative Eunomia, afin de « contribuer à la baisse des tensions en Méditerranée orientale ». Eunomia se traduira par une série d’exercices interarmées. Le premier se tiendra sur trois jours, entre Chypre et la Grèce, et rassemblera les quatre pays de l’initiative. La France a déployé dès le 24 août trois Rafale de la 4e escadre de chasse de Saint-Dizier. La France aligne en outre la frégate La Fayette, actuellement en mission MEDOR (Méditerranée orientale). Deux Rafale et le La Fayette avaient déjà participé à un exercice commun avec Chypre début août. Les chasseurs s’étaient ensuite posés en Crète, en forme de soutien à la Grèce. L’Italie a déployé une frégate, Chypre des hélicoptères et un navire, et la Grèce des F-16, des hélicoptères, et une frégate. Furieux de cette initiative, Erdogan a insulté la France et son Président qu’il a jugé « en état de mort cérébrale », et le 30 août il s’en est pris ouvertement à Athènes déclarant à propos des ressources gazières qu’il convoite illégalement : 

    « Le peuple grec accepte-t-il ce qui va lui arriver à cause de ses dirigeants cupides et incompétents ? Lorsqu’il s’agit de combattre nous n’hésitons pas à donner des martyrs. Ceux qui s’érigent contre nous en Méditerranée sont-ils prêts aux mêmes sacrifices ? »                               
     

    Erdogan veut retrouver le leadership spirituel et temporel que la Sublime Porte a exercé sur le pourtour méditerranéen, en Irak, et sur la péninsule arabique.

    Sa stratégie se déploie à plusieurs niveaux sur lesquels il est, plus ou moins, en position de force.

    Au niveau spirituel, il se voit incarner le renouveau islamique que voulait promouvoir Al Banna lorsqu’il créa les Frères Musulmans en 1933, et il veut s’en servir comme levier pour reconstituer l’Empire ottoman. La transformation de Sainte-Sophie en mosquée dans l’ancienne capitale de l’Empire byzantin constitue la preuve éclatante de son objectif islamique. Pour le mettre en œuvre, Erdogan s’appuie à l’intérieur de la Turquie sur le « Parti de la justice et du développement » ou AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi) qui, malgré une érosion récente due aux difficultés économiques, reste le socle de son pouvoir. 

    Au niveau diplomatique, Recep Tayyip Erdogan se comporte comme le successeur des califes ottomans, agissant comme si le XXème siècle n’avait pas existé. Il développe une stratégie révisionniste, qui consiste à s’affranchir de tous les traités internationaux comme celui de Lausanne de 1923, et de ceux qui établissent le droit maritime international. Il vient de concrétiser cette stratégie près de l’île grecque de Kastellórizo, située à trois kilomètres de la Turquie, en y envoyant prospecter un bâtiment de recherche sismique escorté par des navires de guerre. La nature grecque de cette île a été reconnue par le Traité de Lausanne que la Turquie n’a d’ailleurs pas ratifié. Cette stratégie est habile car créant un fait accompli, il rend ainsi responsables d’escalade les grecs si ceux-ci décidaient d’employer la force pour l’obliger à se retirer de leur Zone économique exclusive (ZEE). A Ankara le 13 août, il menace de nouveau : « Nous disons que si vous attaquez notre Oruc Reis (le bâtiment de recherche sismique), vous aurez à payer un prix très élevé ».

    Au niveau militaire, il dispose une armée de terre importante presque entièrement déployée dans les zones de peuplement kurdes et aux frontières de la Syrie et de l’Irak. Et d’une bonne aviation mais d’une marine qui n’est pas compétitive face aux grandes marines occidentales car elle ne possède ni SNA ni porte-avion. La France seule, avec ses 5 SNA[1] dont trois sont opérationnels en permanence, est capable d’envoyer par le fond la flotte turque de méditerranée orientale. Ainsi, Erdogan n’a pas les moyens maritimes de ses ambitions. Néanmoins, la très grande proximité de la côte turque d’une vingtaine d’îles grecques comme Kastellorizo rend leur conquête possible par surprise sans réelle supériorité maritime, alors que leur reprise demanderait aux Grecs des moyens sans commune mesure avec ceux utilisés pour les occuper. 

    Au niveau économique, même si récemment la Turquie cherche à diversifier ses échanges vers la Russie, l’Irak et les pays du Golfe, elle reste très vulnérable à des sanctions économiques européennes. En effet, L’Union européenne à 28 demeure le premier partenaire commercial de la Turquie avec une part de marché stable (42% en 2018 et 41% en 2019). La Turquie a exporté pour $ 83 Mds de biens vers l’UE, qui absorbe ainsi 48,5% des exportations turques (contre 50% en 2018), et a importé pour $ 69 Mds de biens en provenance de l’UE (34,2% des importations turques), soit une baisse de 14% par rapport à 2018[2] .

    Quelles sont les cartes diplomatiques dans la main d’Erdogan pour mener à bien sa stratégie pan-Ottomane ?

    Erdogan est conscient qu’il ne peut bénéficier de l’appui des USA dans sa stratégie de reconquête. 

    Ses attaques contre les Kurdes en Syrie ont été très critiquées au Sénat et à la Chambre des représentants outre-Atlantique. Aussi dès le coup d’état manqué, il s’est tourné vers Poutine qui y voit une opportunité conjoncturelle pour son industrie de la défense.   Ainsi, le 5 avril 2018, la Turquie a acheté 4 systèmes S-400 à la Russie (contrat de $ 2,5 Mds) plus performants que le Patriot américain. Et le 12 juillet 2019, Ankara recevait les premiers composants du système de défense russe S-400. 

    La réponse américaine ne s’est pas fait attendre. Mi-juillet 2019, les États-Unis ont annoncé la décision d’exclure la Turquie du programme de chasseur-bombardier de 5e génération F-35 Lightning II[3]. De plus, des voix se sont élevées au Congrès pour exclure la Turquie de l’OTAN car son achat des S-400 russes est une violation de l’embargo sur les armes [4]

    Cette stratégie de renversement d’alliance militaire a des limites car il est évident que compte tenu du rôle que joue l’église orthodoxe en Russie, Poutine n’abandonnera pas la Grèce en cas de crise militaire. Ses liens actuels avec Erdogan lui permettront probablement de jouer une fois de plus le rôle de médiateur pour une désescalade en Méditerranée orientale.

    Ne pouvant bénéficier d’un appui ni de la Russie ni des Etats-Unis pour sa stratégie révisionniste et de reconquête, Erdogan a-t-il la capacité de dissuader l’UE de réagir face à une agression contre la Grèce ? 

    La communauté turque en Europe représente environ 6 millions de personnes dont presque la moitié résident en Allemagne (2.7 millions) et 600.000 en France. Erdogan essaie de se servir de cette diaspora tant sur le plan religieux que politique, pour dissuader les Européens de toute condamnation, sanction, et voire une réaction militaire, à sa politique. Mais sa capacité d’influencer la politique des Etats européens est limitée notamment parce qu’une partie de cette immigration est Kurde (1 million en Allemagne, 250.000 en France). Par ailleurs, la communauté turque en France est bien mieux intégrée que la communauté d’origine arabe ; la preuve : la délinquance y est beaucoup moins élevée. Les accusations et les mots d’ordre prononcés par des mouvements fascistes turcs seront peu suivis par les citoyens franco-turcs. En revanche, Erdogan entretient un réseau d’activistes nationalistes capables d’actions violentes comme ceux qui ont saboté les kiosques à journaux lorsque le Point avait comparé Erdogan à Hitler.  Ces activistes sont manipulés par les services secrets turcs et sont capables de mener des assassinats ciblés contre les Kurdes et les Arméniens, mais ils sont bien suivis par la DGSI et ne sont pas capables de dissuader le Président français d’agir. Cette diaspora n’est qu’un des facteurs qui explique la modération d’Angela Merkel vis à vis de la Turquie, les liens historiques et économiques étant plus déterminants. En revanche, la menace d’une nouvelle vague de migrants n’est plus aussi crédible, la Bulgarie et la Grèce ayant fermé leurs frontières avec la Turquie, et renforcé leurs moyens de contrôle depuis la pandémie. De plus l’UE, non sans mal, a officiellement décidé de renforcer Frontex, qui disposera d’un contingent permanent de 10.000 garde-frontières et garde-côtes d’ici 2027 pour assister les pays confrontés à une forte pression migratoire.

    Quelles peuvent être les options militaires d’Erdogan et les ripostes possibles de l’UE et donc les objectifs stratégiques d’Erdogan ?

    Option 1 

    Il a les moyens militaires de s’emparer par surprise et par la force d’une ou plusieurs îles grecques qui sont à seulement 3-5 kilomètres de la côte turque, et probablement de les conserver, car la Grèce ne disposera pas des alliés nécessaires pour les reconquérir, le prix humain étant trop élevé. 

    En revanche, son exclusion de l’OTAN serait inévitable. Déjà, depuis le coup d’état en 2016 et l’achat de plusieurs batteries S-400 à la Russie, des voix s’élèvent aux USA comme celles du sénateur Lindsay Graham et du représentant Eliot Angel, et au Canada, pour exclure de l’OTAN les états qui ne partagent pas les valeurs « démocratiques ». 

    La France trouverait des alliés pour bloquer le soutien qu’il fournit actuellement aux milices islamiques qui contrôlent Misrata et Tripoli en Lybie, et interdire tout mouvement aux navires de commerce et à la marine de guerre turque en Méditerranée orientale. 

    Sur le plan économique, il est difficile de voir comment l’UE pourrait justifier des sanctions économiques contre la Russie à cause de la Crimée, et ne pas sanctionner économiquement la Turquie. Cette option militaire semble être déraisonnable car le prix à payer serait supérieur au bénéfice tiré, et Erdogan ne l’envisagerait que s’il était assuré d’une neutralité allemande et anglo-saxonne. 

    Option 2 

    Erdogan pourrait poursuivre la recherche et la production illégale de gaz dans les ZEE qui, selon le traité de Lausanne et le droit maritime international, appartiennent à la Grèce et à Chypre[5], faisant porter à ses deux états la responsabilité d’une escalade militaire. 

    Ainsi, lorsque Chypre a annoncé le 8 novembre 2019 avoir signé son premier accord d’exploitation de gaz, d’une valeur de $ 9,3 Mds avec un consortium regroupant les sociétés anglo-néerlandaise Shell, l’américaine Noble, et l’israélienne Delek[6], Ankara lui a contesté le droit de procéder à des explorations et à de la production dans sa ZEE, arguant que les autorités chypriotes-grecques, qui contrôlent le sud de Chypre, ne peuvent exploiter les ressources naturelles de l’île, tant qu’elle n’est pas réunifiée. Mais, presque simultanément en juin 2019, la Turquie annonçait l’envoi d’un second navire de forage pour explorer les fonds marins au nord de Chypre à la recherche de gaz naturel. Chypre a immédiatement délivré un mandat d’arrêt pour les membres d’équipage du bateau de forage turc, le Fatih. 

    Dès avril 2019, le département d’Etat américain avait exprimé sa préoccupation et demandé à la Turquie de ne pas poursuivre ses projets visant à entamer des activités de forage de gaz dans la “ZEE de Chypre”.

    A l’issue du sommet des sept pays d’Europe du Sud à La Valette, le 14 juin 2019, une déclaration commune a été publiée enjoignant la Turquie de « cesser ses activités illégales » dans les eaux de la ZEE de Chypre. « Si la Turquie ne cesse pas ses actions illégales, nous demanderons à l’UE d’envisager des mesures appropriées »[7], ont-ils ajouté. 

    Le ministère turc des Affaires étrangères a estimé samedi que cette déclaration était « biaisée » et contraire aux lois internationales.

    Enfin, le 23 juillet 2020, en présence de son homologue chypriote Nicos Anastasiades à l’Élysée, le Président Macron a tenu « à réaffirmer une fois de plus l’entière solidarité de la France avec Chypre et aussi avec la Grèce face à la violation par la Turquie de leur souveraineté. Il n’est pas acceptable que l’espace maritime d’un État membre de notre Union soit violé ou menacé. Ceux qui y contribuent doivent être sanctionnés. »

    Conclusion

    La déclaration du Président Macron ouvre une nouvelle étape dans les relations de l’UE et de la France avec la Turquie : celle des sanctions.

    Le premier stade des sanctions serait des sanctions économiques ciblées. Elles accentueraient les difficultés économiques de la Turquie et éroderaient la base électorale de l’AKP, mais pourraient inciter Erdogan à choisir l’option militaire plutôt que de le calmer, car visiblement il est condamné à une sorte de fuite en avant. 

    L’autre option serait évidemment l’arraisonnement des bâtiments d’exploration et de production turcs dans les ZEE de la Grèce et de Chypre, ces derniers faisant partie de l’UE et de l’OTAN. 

    Cette option légitime risquerait de transformer ce différend en crise militaire aigüe.  Néanmoins, si la diplomatie échouait, on ne voit pas comment à long terme la Grèce et Chypre pourraient accepter sans réagir cette violation de leur ZEE. Rien ne dit qu’ils ne le feront pas, même sans l’appui initial diplomatique de l’UE et militaire d’au moins une grande puissance navale comme la France. 

    En revanche si la Turquie décidait de s’emparer par surprise d’iles grecques en espérant l’absence de réaction militaire à court terme, l’UE serait obligée d’infliger à la Turquie les mêmes sanctions qu’elle a infligé à la Russie pour son coup de force sur la Crimée ; l’exclusion de l’OTAN serait alors en jeu.

    Les récentes élections en Turquie ont montré la fragilisation de la base du pouvoir d’Erdogan notamment du fait des difficultés économiques. Il ne faut pas exclure que la fuite en avant nationaliste puisse lui paraître comme une solution pour sécuriser son pouvoir.

    Général (2s) Jean-Bernard Pinatel (Geopragma, 7 septembre 2020)

     

    Notes :

    [1] Le SNA à l’inverse des sous-marins classiques turcs est capable de rester en plongée tout le temps de s’y déplacer à grande vitesse ; alors qu’un sous-marin classique déchargerait ses batteries en quelques heures et devrait remonter son schnorkel pour les recharger. La furtivité d’un SNA est incomparable à celle d’un sous-marin classique. Pour mémoire, lors des manœuvres interalliées de Péan en 1998, le SNA Casabianca réussit à “couler” le porte-avions USS Dwight D. Eisenhower et le croiseur de classe Ticonderoga qui l’escortait. Lors de COMPTUEX 2015, un exercice mené par l’US Navy, le SNA Saphir a vaincu avec succès le porte-avions USS Theodore Roosevelt et son escorte, réussissant à “couler” le porte-avions américain

    [2] Le poids des trois principaux clients de la Turquie (Allemagne, Royaume-Uni et Italie, qui représentent respectivement 15,4 Mds USD, 10,9 Mds USD et 9,3 Mds USD) recule en 2019 de même que les exportations vers les Etats-Unis (8,1 Mds USD, qui demeure le 5ème client et vers l’Espagne (7,6 Mds USD) qui demeure le 6ème client de la Turquie. La part de la France (7ème client) parmi les clients de la Turquie est passée de 4,3% en 2018 à 4,5% en 2019, soit une progression constante depuis 2017.  A l’inverse, les exportations vers l’Irak (4ème client) augmentent de 7,8% (9 Mds USD) de même que celles vers la Hollande (8ème client, +14,4%), vers Israël (+11,9%) qui devient le 9ème client et vers la Russie (+13,4%) qui devient le 11ème client de la Turquie. In fine, on notera que les exportations des principaux fournisseurs de la Turquie ont toutes enregistré des baisses importantes en 2019 par rapport à 2018, sauf la Russie.     

    [3]  Ergodan au Salon international de l’aéronautique et de l’espace MAKS qui s’est tenu dans la région de Moscou du 27 août au 1er septembre 2019 se fait présenter Su-57 « Frazor », le nouveau chasseur-bombardier russe de 5e génération. D’après plusieurs agences de presse dont Associated Press le président turc a demandé à M. Poutine si cet appareil était « disponible à la vente pour des clients et Poutine a répondu oui. 

    [4] Le 20 aout 2020, Monsieur Cardin un haut administrateur de la commission des affaires étrangères du Sénat a envoyé une lettre au secrétaire d’État Rex Tillerson et au secrétaire au Trésor Steve Mnuchin au sujet de l’achat des S-400 par la Turquie où il indique : « La législation impose des sanctions à toute personne qui effectue une transaction importante avec les secteurs de la défense ou du renseignement de la Fédération de Russie », a déclaré M. Cardin dans la lettre. M. Cardin a également demandé à l’administration Trump d’évaluer comment l’achat turc pourrait affecter l’adhésion de la Turquie à l’OTAN et l’aide américaine à la sécurité à Ankara.

    [5] L’indépendance de l’île est proclamée en 1960. En 1974 le régime des colonels au pouvoir en Grèce fomente un coup d’Etat afin d’annexer l’île. Des soldats turcs débarquent alors dans le nord. Ils créent la République Turque de Chypre du Nord (38% du territoire), reconnue uniquement par la Turquie, soumise à un embargo et trois fois plus pauvre que le sud de l’île. Les Chypriotes grecs réfugiés dans le sud sont expropriés. L’armée turque est présente dans le Nord de l’Ile. 

    [5] La licence d’exploitation, d’une durée de 25 ans, concerne le champ gazier Aphrodite, le premier découvert au large de l’île méditerranéenne, par la société Nobel en 2011. Ses réserves sont estimées à 113 milliards de mètres cubes de gaz.

    [7] « Nous réitérons notre soutien et notre entière solidarité avec la République de Chypre dans l’exercice de ses droits souverains à explorer, exploiter et développer ses ressources naturelles dans sa zone économique exclusive, conformément au droit de l’UE et au droit international. Conformément aux conclusions précédentes du Conseil et du conseil européen, nous rappelons l’obligation incombant à la Turquie de respecter le droit international et les relations de bon voisinage. Nous exprimons notre profond regret que la Turquie n’ait pas répondu aux appels répétés de l’Union européenne condamnant la poursuite de ses activités illégales en Méditerranée orientale et dans la mer Égée et nous manifestons notre grande inquiétude au sujet de réelles ou potentielles activités de forage au sein de la zone économique exclusive de Chypre. Nous demandons à l’Union européenne de demeurer saisie de cette question et, au cas où la Turquie ne cesserait pas ses activités illégales, d’envisager les mesures appropriées, en toute solidarité avec Chypre ». https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/06/14/sommet-des-pays-du-sud-de-lunion-europeenne

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  • Carnet de guerre et de crises...

    Les éditions Lavauzelle ont publié fin 2014 un Carnet de guerres et de crises 2011-2013 du général Jean-Bernard Pinatel. L'auteur, officier général en retraite, qui est dirigeant d'entreprise et docteur en sciences politiques, a déjà publié plusieurs essais dont Russie, alliance vitale (Choiseul, 2011).

     

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    Le général (en 2e section) Jean-Bernard Pinatel est un expert reconnu en intelligence économique et en gestion des risques. Consultant international, il anime le blog www.geopolitique-geostrategie.fr dont un certain nombre de chroniques, couvrant la période la plus récente, sont rassemblées dans ce « carnets de guerres et de crises » édité chez Lavauzelle. L’objectif ? Montrer comment ces conflits des années 2011-2013 révèlent, confirment ou réorientent la répartition des pouvoirs dans le monde.

    Si la France conserve des atouts importants au sein de ce jeu global, l’auteur est sévère pour nos gouvernants : « Ils ont commis de graves erreurs stratégiques car ils ont souvent réagi émotionnellement aux événements et sous l’influence des lobbies américain et israélien, sans encadrer leur action par une analyse géopolitique et stratégique des intérêts à long terme de la France. » Le bilan est en effet parfois accablant, en Libye comme au Proche-Orient avec la gestion de la crise syrienne – l’influence de la France en Afrique n’ayant été maintenue que grâce à l’efficacité de notre outil militaire.

    L’analyse est claire et le style pour le moins direct. Avec un réel patriotisme et le mépris des « éternels poncifs véhiculés par les idéologues de la pensée unique », l’auteur démontre qu’il est resté un impeccable officier parachutiste. Tout à la fois « homme de terrain et de réflexion », certes. Mais aussi de convictions. 

    Grégoire Gambier (Conflits n°4, janvier-mars 2015)

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