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infostratégie

  • Les nouvelles formes de la désinformation...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré aux nouvelles formes de la désinformation. François-Bernard Huyghe est l'auteur de nombreux essais consacrés à l'infostratégie comme L 'Ennemi à l'ère numérique, Chaos, Information, Domination (PUF, 2001) ou  Maîtres du faire croire. De la propagande à l'influence (Vuibert, 2008). Il a dernièrement publié avec Alain Bauer Les terroristes disent toujours ce qu'ils vont faire (PUF, 2010).

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    Les nouvelles formes de la désinformation

    Stratégiquement, l’information peut être considérée comme

    - un ressource rare : il importe de savoir des choses vraies que ne sait pas l’adversaire ou le concurrent, par exemple connaître ses forces et ses plans tandis qu’il ignore tout des nôtres, ou être au courant d’un événement qui risque de changer les conditions de l’affrontement ou de la compétition. Il s’agit donc de se renseigner (de veiller) et de conserver ses secrets, les deux faces de la même approche.

    - un levier pour agir sur les hommes en suscitant leur adhésion à une cause, leur enthousiasme, leur indignation, leur découragement, s’ils sont dans le camp d’en face…. C’est typiquement ce que fait la propagande, de manière directe et visible, ou encore l’influence et le formatage des esprits de manière indirecte et subtile.

    - une arme offensive : il s’agit alors d’utiliser certains messages ou certains symboles pour provoquer un dommage chez l’adversaire. Pour aller plus en détail, on peut s’en prendre

    • o Soit à ses plans en lui insufflant de fausses certitudes qui lui feront commettre des erreurs. On peut alors parler d’intoxication : passer de la mauvaise information (au sens de non conforme à la réalité)
    • o Soit à une opinion (chez l’adversaire, chez les neutres) pour l’amener à croire des choses qui seront défavorables à la cible, en ruinant sa réputation, en lui faisant perdre des alliés. Il s’agit alors de désinformation.
    • o Soit au fonctionnement de son système d’information, afin de créer du chaos, de rendre une organisation incapable de recueillir, conserver ou traiter correctement l’information, de communiquer efficacement… Cette forme d’action « incapacitante », qui diminue les performances de la cible, peut être considérée comme de la déstabilisation. Elle se pratique très bien par des moyens technologiques (cyberattaques).



    Les catégories que nous venons de rappeler ne sont pas étanches. Par exemple :

    • - Difficile de mener une vraie opération d’intoxication sans avoir quelque peu violé les secrets de l’adversaire, exploité un bon renseignement et, dans tous les cas, sans avoir mené sa propre opération dans la plus totale confidentialité. Les alliés auraient-ils réussi l’opération Mincemeat en 1943 (opération qui consistait à faire de telle sorte que les Nazis découvrent un faux noyé portant de faux plans d’un faux débarquement) s’ils n’avaient bien connu le mode de fonctionnement de l’adversaire ?
    • - Difficile de tracer une frontière très nette entre un opération d’intoxication qui s’adresse aux dirigeants d’une désinformation qui s’adresse à un public plus large. Ainsi lors de l’affaire des Armes de Destruction Massive en Irak, les faux rapports décrivant la façon dont Saddam Hussein cherchait à se procurer de l’uranium enrichi au Niger étaient-ils destinés à tromper les chefs d’État et les membres du Conseil de Sécurité ou les populations du monde entier ?


    L’utilisation offensive de l’information en fait un moyen symbolique d’attrition (terme stratégique qui peut se traduire par « causer des pertes ») ou de désorganisation et division. Sun Tze conseille d’utiliser les espions ennemis : « Si vous venez à les découvrir, gardez vous bien de les faire mettre à mort… Les espions des ennemis vous serviront efficacement si vous mesurez tellement vos démarches, vos paroles et toutes vos actions qu’ils ne puissent jamais donner que de faux avis à ceux qui les ont envoyés. ». Plusieurs stratagèmes chinois reposent sur cette technique. Un des plus anciens est celui de «l’agent perdu» qui consiste à envoyer dans le camp ennemi un espion particulièrement maladroit de telle sorte qu’il soit pris. On le fera parler et on s’emparera des messages chiffrés qu’il détient : ils révéleront que le général ennemi est un traître (ce qui, bien entendu, est totalement faux : tout est truqué dans cette affaire) : il sera donc exécuté, à tort, par le souverain ennemi et cela contribuera à affaiblir son armée.

    De ce point de vue, il est permis de considérer la désinformation comme une intoxication s’adressant à des peuples entiers et recourant le plus souvent pour cela à des relais médiatiques qui rendront la désinformation encore plus contagieuse (ce qui en fait, si l’on préfère, une sorte de rumeur délibérée pensée et relayée pour produire un dommage maximal).

    Le mot « désinformation » a fini par désigner toute forme de bobard journalistique, de trucage, déformation ou simplement toute interprétation tendancieuse, à tel point qu’elle devient l’information dont nous doutons comme l’idéologie l’idée que nous refusons. D’un côté, le Charybde paranoïaque : voir partout des complots contre la vérité et des manipulations invisibles. De l’autre, le Sylla de l’angélisme : noyer la réalité de la désinformation dans des considérations vagues sur la relativité de toute vérité du type : toute image est sélectionnée et interprétée, tout événement est construit. L’usage commun oscille toujours entre la désinformation/résultat (je suis désinformé = on nous cache tout, la vérité est ailleurs, tous des menteurs, etc.) et la désinformation/manœuvre (services secrets, complots, stratégie…).

    Répétons que le recadrage idéologique, le psittacisme médiatique, la myopie engagée, la construction de l’agenda par les médias ne doivent pas être assimilés à leur emploi tactique. Ou plutôt, la désinformation ne doit pas être confondue avec les règles du jeu qu’elle exploite .

    Du reste, le préfixe « dé » du mot est assez mal choisi : dans la désinformation, on ne prive pas d’information, on met en scène une pseudo information de façon qu’elle soit reprise par d’autres et qu’elle procure un avantage stratégique. Contrairement à la propagande qui est sans rapport avec la notion de vérité (au contraire : plus elle colle à la vérité, plus elle est efficace), la désinformation n’a de sens que si elle persuade un nombre suffisant de gens de la vérité d’un événement, non seulement faux (cela, c’est simplement mentir), mais aussi fabriqué, truqué en vue d’un effet offensif.


    Le mot désinformation a longtemps été lié à un contexte de guerre froide. Annie Kriegel écrivait à l’époque :

    « Le terme de désinformation, comme d’autres aussi chanceux : nomenklatura, goulag, langue de bois, est tombé dans le domaine public, mais, de proche en proche, immergé dans des contextes de plus en plus dépourvus de rapports avec le contexte initial, celui constitué par le monde communiste, il risque de perdre tout contour et toute couleur, peut-être toute substance. Tantôt le voici gonflé au point de se trouver aspiré vers le ciel métaphysique du mensonge qui couvre de son ombre gigantesque les ténèbres du monde de la chute. … Tantôt le voici, plus raisonnablement, mais de manière encore trop extensive, qui s’identifie, sinon à l’humanité toute entière, du moins à l’humanité communiste. C’est en somme confondre la désinformation avec l’idéologie »

    Il faut rappeler que le mot était d’abord apparu dans des dictionnaires soviétiques pour désigner les mensonges que les capitalistes répandaient pour ternir l’image du socialisme radieux. Puis très vite, le terme est passé chez l’adversaire. La désinformation est devenue un manière de regrouper les mises en scène et campagne de dénigrement, vraisemblablement montées par le KGB, et imputant de faux crimes au monde occidental : faux activités de néo-nazis (qu’auraient toléré les «bellicistes» de RFA), faux carnets d’Hitler, fausses lettre de dirigeants de l’Otan ou des USA, fausse preuve que le Sida avait été fabriqué par des laboratoires de la CIA. À cette époque, c’est surtout la droite qui dénonce la désinformation communiste (liée à l’idée de « subversion »). On verra par la suite que ce procédé n’est nullement le monopole des régimes marxistes.

    On notera que la désinformation est surtout négative : elle vise essentiellement à attribuer des crimes ou des plans criminels à celui que l’on désire affaiblir, en faisant si possible révéler la chose par un journaliste « indépendant ».
    La désinformation suppose une mise en scène initiale destinée à accréditer le mensonge plus une utilisation intelligente de relais apparemment neutres.
    Exemple du premier procédé : lors du procès de Nuremberg, lorsque l’Urss de Staline accuse la Wehrmarcht vaincue d’avoir massacré des milliers d’officiers polonais à Katyn (un crime dont l’Armée Rouge était responsable) elle produit de fausses preuves : témoignages, balles allemandes…
    Exemple du second procédé : lorsque la même URSS veut disqualifier Kravchenko, qui révèle la nature régime soviétique, elle utilise non seulement les PC nationaux (eux ne faisaient pas de désinformation délibérée, ils étaient plutôt dans l’aveuglement idéologique), quelques compagnons de route mais aussi des agents payés (comme André Ullmann produisant des faux anti Kravchenko) qui cachent leur allégeance.

    En ce sens, certaines des affaires qui ont marqué l’après chute du Mur se plaçaient dans la tradition des « forgeries » de services secrets. On pense ici aux faux cadavres de Timisoara destinés à saler un peu plus l’addition de Ceaucescu (qui en avait pourtant beaucoup fait contre son peuple).

    Depuis la décennie 90, nous avons découvert que la désinformation n’était en aucun cas intrinsèquement liée au communisme. Dans la première et la seconde guerre du Golfe comme au moment de la guerre « humanitaire » du Kosovo, les imputations de crimes atroces et de plans diaboliques ont fonctionné suivant le même schéma : fausses « super-armes » de Saddam, fausses horreurs comme les couveuses de Koweit City que l’on disait délibérément débranchées par les soudards irakiens, faux génocide de Kosovars (certains journaux parlaient à l’époque de centaines de milliers de victimes), faux plans d’épuration ethnique des Serbes
    En attendant peut-être de nous débarrasser ce concept des années 50, la désinformation est à repenser. Autrefois la difficulté était de la situer entre la lutte idéologique opposant deux systèmes et les déformations et mésinformations journalistiques.

    Désormais, ce qu’il faut bien nommer désinformation avoisine trois domaines.

    • - Le domaine de la « sidération » agressive militaire. Il s’agit ici d’une infoguerre vraiment martiale avec ses psyops, opérations psychologiques, version « âge de l’information » de la guerre psychologique de papa. Cette stratégie-là se préoccupe aussi de « management de la perception », donc de proposer du « contenu », de faire circuler des informations sélectionnées en fonction de leur capacité d’influencer les « estimations » des acteurs dans un sens favorable à ses desseins. Sous cette phraséologie compliquée typique du Department Of Defense, se cachent des méthodes d’action sur les médias étrangers. Aux USA, la révélation de l’existence d’un « Office of Strategic Influence » a provoqué un scandale qui a abouti à sa fermeture en 2002 : cette officine avouait naïvement qu’elle aurait pu non seulement désinformer des opinions étrangères, mais aussi mentir à des Américains.
    • - Le domaine de la rumeur, de la e-rumeur, de la légende urbaine , et autres formes de prolifération, sur la Toile, de l’information anarchique, là encore, pas forcément fausse ou malicieuse. Les communautés d’internautes sont prêtes à reprendre et amplifier toute nouvelle sensationnelle qui ne provient pas des médias « officiels », toujours suspects. Les publicitaires découvrent la puissance du « marketing viral » pour répandre l’image positive de leurs produits. C’est encore plus vrai de rumeurs négatives et autres « hoaxes »: elles prolifèrent par milliers . La désinformation stricto sensu cohabite avec les virus, l’altération de données, le déni d’accès, qui consiste à sursaturer un système informatique, avec la prise de commande à distance sur des réseaux. La désinformation qui agit sur la croyance des victimes, c’est-à-dire sur leur interprétation du réel, voisine ainsi une quasi-désinformation ou anti-information : celle qui agit sur le fonctionnement des organisations et des systèmes.
    • Le domaine de l’économie, surtout celle que l’on disait nouvelle. Les faux sites, les opérations de dénigrement par forums Internet, pseudo associations, et pseudo scandales interposés, les révélations et pressions, composent l’arsenal de l’économie dite hypercompétitive . Une opération de désinformation peut viser à faire perdre à sa victime sa réputation, à faire baisser son action en Bourse ou tout simplement un temps de paralysie, crucial dans une économie « zéro délai » en flux tendus. D’où ce paradoxe : plus l’entreprise se dote de déontologues et de codes d’éthique, plus elle se veut citoyenne et responsable, plus elle est soumise au danger de telles opérations. Ici, la désinformation est à rapprocher de la déstabilisation, du risque informationnel. Et ce paradoxe-là pourrait bien peser lourd à l’avenir.


    Un autre élément qui change la pratique de la désinformation : le monde semble s’être peuplé de chasseurs de bobards. Avec le journalisme numérique, avec la possibilité de mettre en ligne des vidéos « démentant la version officielle » ou « révélant une opération de désinformation » la chasse à la désinformation et au trucage semble ouverte. Or, le problème est que le meilleur côtoie le pire en ce domaine.

    Le meilleur : la multiplication des sites sérieux d’analyse de l’information, le travail d’intelligence collective ou de vérification des sources qui permet souvent en quelques minutes de déceler une information fausse ou suspecte. Un exemple : après l’élection d’Ahmaninedjad, d’anciens otages de l’ambassade des États-Unis à Téhéran affirmèrent que le nouveau président de l’Iran était un de leurs anciens bourreaux, ils produisirent même une photo d’époque où le nouvel élu semblait bien apparaître avec vingt ans de moins. Quelques minutes plus tard, des amateurs avaient comparé des photos, mesuré des tailles, et ils démontraient qu’il ne s’agissait pas du même homme.

    Le pire : n’importe quel paranoïaque peut dénoncer les trucages de la presse « officielle », les expliquer par des complots du complexe militaro-industriel et révéler aux foules éblouies que les Américains n’ont jamais débarqué sur la lune, qu’il n’y a jamais eu d’avion lancé contre le Pentagone le 11 Septembre ou qu’il n’y avait aucun juif dans les Twin Towers.

    L’accusation de désinformation peut elle même être désinformante. Le conflit du Proche-Orient est un terrain de choix pour cette technique, d’autant qu’il existe un public pro-israélien et pro-palestinien prêt, dans nombre de pays, à croire les uns que toutes les accusations contre Tsahal sont honteusement truquées, les autres que la main du Mossad est partout et la presse occidentale toujours à son service.

    Le pire est qu’ils trouvent toujours un début de vérité, donc un début de trucage adverse, pour justifier leur attitude hypercritique.

    Deux exemples célèbres au début de la seconde Intifada. Lorsque le petit Mohamed Djura est tué par des balles israéliennes, il devient une icône dans tout le monde arabe. L’accusation de trucage ne tarde pas : les journalistes ont tout bidonné, c’est une balle palestinienne qui l’a atteint, l’opinion occidentale gobe n’importe quoi… Accusation portée comme par hasard par une association dont le dirigeant se révéla être un ancien du Mossad, et dont les tribunaux firent justice. Oui, mais quelques jours après la mort du petit Mohamed, Libération avait présenté une photo d’un malheureux Palestinien matraqué par un soldat de Tsahal. Mais cette fois-là, il se révéla que le « Palestinien » était en fait un touriste venu en Israël qui avait manqué d’être lynché par la foule, et que le soldat protégeait au contraire.

    Depuis, la compétition visant à dénoncer les mises en scènes adverses ne s’est pratiquement pas arrêtée (elle fut très vive pendant l’invasion israélienne du Sud Liban). Avec un « avantage » côté pro-israélien où il existe davantage de moyens (et de relais notamment dans les télévisions américaines) pour dénoncer le « Palywood » (comprenez, le cinéma, le Hollywood, des fausses victimes palestiniennes).

    Dernier élément : la crainte de la désinformation (d’ailleurs infiniment plus facile à l’image avec des procédés numériques) se nourrit de la révélation de quelques scandales journalistiques : articles truqués de Stephen Glass, Jayson Blair, Jack Kelley, fausse interview de Castro, fausses révélations sur les ADM irakiennes… ou tout dernièrement ce consultant français à Washington qui publiait des entretiens fictifs dans Politique Internationale...

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 12 août 2011)

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  • L'holywoodisation de la politique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par François-Bernard Huyghe au site Info Syrie dans lequel il analyse les méthodes de désinformation utilisées par l'Occident.

     

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    "On assiste à une hollywoodisation de l'information..."

    -La désinformation a longtemps été considérée, chez nous, comme une réalité essentiellement soviétique. Quand commence-t-on à prendre conscience d’une désinformation « à l’occidentale » ?

    -F.-B. Huygue : La désinformation soviétique était une désinformation de services secrets et s’exerçait via des supports classiques comme la presse écrite, ou les documents écrits – qu’on se souvienne par exemple des faux carnets secrets d’Hitler ; la désinformation occidentale a, bien sûr, toujours existé. On a en simplement réalisé toute l’ampleur avec la première guerre du Golfe où il y avait, via CNN, un monopole américain de la représentation du conflit : en bref, si les Irakiens voulaient se voir mourir, il fallait qu’ils regardent CNN. Les autorités américaines tenaient là leur revanche de la guerre du Viet Nam, où ils avaient, en quelque sorte, été trahis par leur propre presse, qui relayait à l’envi toutes les atrocités et bavures commises par l’armée américaine, et qui se livrait, dans les faits, à une véritable campagne de démoralisation de cette armée. Rien de tel en Irak où la presse a collaboré avec l’institution militaire, qui délivrait les accréditations aux journalistes « embeded » – intégrés aux unités militaires et littéralement commandés par les « communication officers« . On s’est vite rendu compte que l’énorme couverture médiatique de cette guerre n’a absolument pas empêché la floraison – et la diffusion mondiale – des bobards de guerre, comme le plus gros canon (irakien) du monde, la marée noire provoquée par Saddam, les bébés koweiti sous couveuse débranchés par les soldats irakiens, sans parle du statut flatteur de « quatrième armée du monde » décerné à l’unanimité de la presse occidentale aux troupes de Saddam Hussein. Au même moment – 1990-91 -, le bloc de l’Est s’effondre, ce qui donne à l’Ouest, et singulièrement aux Américains, le monopole de la désinformation d’échelle universelle.

    Bien sûr, toutes ces manip’s ont été assez vite décelées, dénoncées, analysées ; j’ai moi-même participé à nombre de colloques où l’on s’est penché sur cette désinformation made in USA. Ce qui n’a pas empêché l’intox de se poursuivre, notamment lors de la deuxième guerre du Golfe en 2003 avec les fameuses et imaginaires « armes de destruction massive  » de Saddam. De toute façon, la désinformation, ça ne marche qu’a une seule et unique condition : si elle répond aux attentes du récepteur ; bref, la désinformation ne peut se faire qu’avec le consentement de l’opinion, qui n’a ni le temps ni l’envie de remettre en cause ses préjugés sur telle ou telle question. Et plus le public aura été préparé psychologiquement par les médias, plus il réagira comme le souhaitent les manipulateurs : on est donc là en présence d’un cercle assez vicieux.

    La désinformation est, aujourd’hui et maintenant, essentiellement liée à ce que mon maître Régis Debray désigne comme « vidéosphére » : tout passe par l’oeil de la caméra qui a de plus en plus tendance à « scénariser » l’information, avec ce qu’il faut de drames, de « gentils » évidents et de « méchants » indéfendables. On assiste depuis vingt ans, sous l’influence des moyens et de l’idéologie des Américains, à une hollywoodisation de l’actualité, où l’Amérique et ses alliés sont, bien sûr, les bons et des gens comme Saddam Hussein, Milosevic, Ahmadinejad, Kadhafi – Poutine dans une certaine mesure – et, plus récemment, Bachar al-Assad sont les méchants de ce film.

    Ce phénomène est porté encore par deux grands événements : d’abord la démocratisation de l’information par internet pour faire circuler, ou même fabriquer, de l’information, ou de la désinformation. Tout le monde peut se connecter à tout le monde en un  temps record. Ca peut donner les mots d’ordre et convocations à des manifs politiques lancés par de jeunes Tunisiens et Egyptiens sur Facebook et Twitter. Evidemment, l’impact du message d’un individu va être néanmoins fonction des moteurs de recherche, ou des communautés disposées à relayer ce message.

    Ensuite il y a ce phénomène contemporain que j’appellerai le scepticisme de masse : s’il se passe par exemple un événement comme le 11 septembre, il peut se trouver beaucoup de gens pour nier sa réalité, parler de complot et de trucage. Cette négation, cette méfiance sont nourris par la désidéologisation, la fin des grands récits idéologiques (communisme, libéralisme triomphant), le discrédit des discours officiels. L’atomisation des sources de l’information – on n’est plus à l’époque où le 20 heures de Poivre d’Arvor était une grand-messe fédératrice de l’information – facilite les discours et interprétations dissidents : l’internaute est seul devant son écran, séparé du monde par lui et il peut, plus facilement, se fabriquer son propre univers, sa propre info.

    On aurait pu croire que cette méfiance, cette prise de distance d’avec les vérités médiatiques assénées aurait un effet positif, dans le sens d’un meilleur esprit critique du citoyen, qui n’accepterait plus les bobards d’antan. Eh bien pas du tout ! Les bobards existent plus que jamais, et si d’aventure ils sont découverts, il est trop tard, comme en Irak. Et surtout, il existe une désinformation par le scepticisme : on nie les évidences, au profit de thèses conspirationnistes ou carrément fantaisistes, impliquant jusqu’aux extra-terrestres.

    Et puis il y a internet, arme à double tranchant ; d’un côté on a, notamment aux Etats-Unis, des enquêteurs du web très consciencieux et sérieux : ce sont par exemple des internautes américains qui ont démonté la supercherie de la liesse populaire au moment du renversement de la statue de Saddam à Bagdad, en montrant les camions qui avaient acheminé la poignée de manifestants encadrés par les G.I.’s. Mais d’un autre côté, ce scepticisme de masse peut être exploité par une foultitude de complotistes et de détraqués pour qui, comme dans la série des X-Files, « la réalité est (forcément) ailleurs« .

    Et puis, bien sûr, des puissances politiques ont intérêt à la désinformation. En cette ère de l’image, il est devenu essentiel de décrédibiliser les images fournies par le camp opposé. L’exemple qui me vient à l’esprit est celui de cet enfant palestinien tué dans les bras de son père par des balles israéliennes au cours de la seconde intifada ; cette image terrible est devenue une icône pour la cause palestinienne ; à tel point que des spécialistes des services israéliens se sont acharnés à la décrédibiliser en faisant une sorte de révisionnisme, en affirmant que les images de la mort de l’enfant ont été truquées en arguant de l’angle de tir, de la nationalité palestinienne du cameraman ayant filmé la scène, en parlant d’ombre impossible, etc.

    La vérité devient d’autant plus difficile à cerner et à imposer que, dans un monde divisé et compliqué, il peut y avoir de vrais complots, de même qu’un paranoïaque peut faire l’objet d’une vraie persécution ! Et puis, circonstance aggravante de la confusion, on peut mentir pour une cause vraie ou justifiée : il y a certainement eu des bilans exagérés de morts du côté palestinien, il n’empêche que Tsahal tue des civils palestiniens et que la cause palestinienne est éminemment défendable.

    -Voilà qui nous amène à la Syrie, avec cette histoire de lesbienne damascène persécutée par le pouvoir qui se révèle être un Américain barbu de 40 ans installé en Ecosse..

    -FBH : Exactement, ce type en substance a expliqué qu’il avait menti, mais pour témoigner d’une réalité vraie ! On pourrait bien sûr parler de la fausse démission de l’ambassadeur de Syrie dont on a (mal) imité la voix. Et les fameux réseaux sociaux sont souvent des amplificateurs de trucages ou de fausses nouvelles. On ne peut pas dire que la corporation des blogueurs sorte renforcée de cette histoire. En ce qui concerne les journalistes professionnels qui répercutent ces montages, il faut dire à leur décharge relative qu’ils travaillent souvent dans des conditions d’urgence, avec des moyens limités, qui ne leur permettent pas de vérifier dans les délais voulus l’authenticité d’une nouvelle.

    -Mais, tout de même, il y a des ressorts idéologiques ou géopolitiques à la désinformation, en Syrie comme ailleurs…

    -FBH : Bien sûr ! L’idéologie, c’est quand les réponses précèdent les questions, comme disait Althusser. L’idéologie, c’est une interprétation de la réalité, qui nous structure, et la vie serait probablement invivable sans idéologie. En Occident, la majorité des gens fonctionnent avec ce que j’ai pu appeler la « soft-idéologie », minimaliste car réduite aux droits de l’homme et à une liberté abstraite, et basée sur le principe qu’il n’existe pas d’alternative au système et à ses valeurs. Du coup, en Syrie, comme en Tunisie ou en Egypte, le consommateur d’infos occidental va spontanément se ranger du côté des manifestants luttant pour la « liberté », surtout si ces manifestants par leur côté jeune et branché ou au moins « démocrate » ont un air de parenté avec les Occidentaux, et que les régimes auxquels ils s’opposent paraissent dictatoriaux, archaïques ou au moins psychorigides. L’identification est d’autant plus facile chez l’internaute français ou anglais qu’il lui suffit d’un clic pour s’associer, sans trop de risque, au mouvement. Et puis on ne sait pas – et on ne réfléchit pas – au type de régime que pourraient mettre en place ces manifestants : il se peut, en Egypte comme en Tunisie – comme en Syrie aussi – que les insurgés portent finalement au pouvoir des islamistes du type Frères musulmans, pas vraiment « cools » d’un point de vue jeuniste occidental !

    Mais si on objecte ça l’opinion dominante a tôt fait de vous faire passer pour un salaud soutien des dictateurs, ou désinformateur au service du Baas (par exemple), risque que je prends moi-même en ce moment en vous disant ceci sur votre site (rires). Mais encore une fois, on est confronté à un phénomène d’hollywoodisation de l’info, les blogueurs, mais aussi les médias »sérieux », étant de plus en plus dans le storytelling, la belle histoire avec une fin édifiante qui verrait la victoire des « gentils » sur les « méchants ». Et tant pis pour le manichéisme, le refus de la complexité du monde.

    -Il y a aussi certainement chez les journalistes un tropisme du changement, une forme de « bougisme » appliqué à l’actualité internationale…

    -FBH : Sans aucun doute. Mon ami le chercheur en médiologie Daniel Bougnoux a résumé le problème des médias par cette formule trinitaire : « l’argent-l’urgent-les gens ». L’argent, c’est l’exigence de la rentabilité et d’un bon taux d’audience ; l’urgent, c’est la disponibilité réduite, brève, de l’attention du public, et la brièveté croissante du délai d’enquête ou de vérification dont dispose le journaliste, dans un monde de concurrence exacerbée et accélérée ; les gens, c’est les journalistes, milieu réduit et fort différent, dans son mode de vie et ses opinions, du reste de la population : il y a une déformation globale et importante de la vision du monde et de la société qu’a la caste médiatique par rapport à celle de la population « moyenne ».

    -Pour en revenir à la Syrie, percevez-vous dans le traitement médiatique de l’actualité de ce pays des zones d’ombre, de la désinformation d’obédience ou d’origine américaine ? La version « standard » de manifestants à mains nues affrontant un pouvoir surarmé et brutal est-elle crédible ?

    -FBH : Moi, je ne doute pas que le régime baasiste soit capable d’ordonner à sa police de tirer. Cela dit, il est évident que des questions se posent, et des remarques s’imposent. D’abord, c’est une révolte contre des chiites, ce qui fait bien l’affaire de certains pays, musulmans mais pas chiites, surtout quand des tentatives de déstabilisation de l’Iran ont fait long feu. Tout ça ne prouve pas que Damas soit victime d’un complot saoudien ou américain, mais il est permis de se poser des questions. Et puis il y a ce problème récurrent, en Occident, du « deux poids, deux mesures » : on s’indigne de la répression en Syrie, et on passe sous silence celle pratiquée au Bahrein par l’armée saoudienne qui a étouffé le mouvement populaire menaçant la dynastie alliée à Ryad (et à Washington).

    -Que pensez-vous des affirmations du gouvernement syrien faisant état de la mort de militaires et policiers tués par des insurgés armés ? On a vu des cadavres en uniforme, à Jisr al-Choughour, dans le nord du pays…

    -FBH : Il m’est difficile d’être affirmatif, chacun fait sa propagande. Maintenant il n’est pas du tout impossible que les troupes de Damas se soient heurtés à des insurgés armés islamistes. Et si groupes armés il y a, ils sont forcément soutenus par des puissances étrangères : mon père a été résistant, il recevait ses armes des Anglais ! Mais pour les médias occidentaux, il vaudra mieux – toujours dans le cadre du storytelling édifiant et politiquement correct – tourner l’objectif vers des civils jeunes et désarmés, plutôt que sur des barbus en armes. Dans le cas des soldats apparemment tués à Jisr al-Choughour, on se retrouve dans le cas de figure suivant : la méta-propagande occidentale dit que les images syriennes sont de la propagande ! Ca me rappelle tout à fait cet épisode de la guerre de l’OTAN contre la Serbie quand Milosevic a reçu Ibrahim Rugova, figure de proue des Albanais du Kosovo, et dont les médias occidentaux avaient fait une sorte de Gandhi balkanique. Quand la télévision serbe a diffusé les images de cet entretien, pourtant bien réel, entre le « Gandhi » albanais et l’ »Hitler » serbe, l’OTAN a décrété qu’il s’agissait d’un montage, Rugova étant certainement au fond d’une geôle serbe : toujours ce besoin de décrédibiliser les images de l’adversaire.

    Il est vrai qu’il est de plus en plus difficile au citoyen-téléspectateur moyen de s’y retrouver, la confusion et les contradictions, sinon l’imposture, sont partout : regardez Barak Obama, que nos médias ont « vendu » comme un mix de John Kennedy et Martin Luther King, on lui a décerné le prix Nobel de la Paix, moyennant quoi il envoie 50 000 G.I.’s en Afghanistan, avant ensuite d’annoncer un début de retrait américain dès cet été. A propos de l’Afghanistan, tout le monde sait, à commencer par les militaires, que c’est une guerre perdue. Mais les Etats occidentaux continuent officiellement d’entretenir la fiction d’une mission démocratique difficile, certes, mais qui doit être poursuivie. Ca aussi c’est de la désinformation, ou de la fuite en avant.

    -Depuis le temps que vous travaillez sur les médias et les manipulations qu’ils peuvent relayer, n’êtes-vous pas découragé ? La vérité, ou la dénonciation du mensonge, enseignent-elles vraiment ? Il y a eu l’Irak (deux fois), la Serbie, l’Iran, la Côte d’Ivoire et, aujourd’hui, la Libye et la Syrie, pays qui ont en commun d’être ou d’avoir été en butte à l’hostilité occidentale et d’avoir suscité un discours officiel et unanimiste dans les médias, dont beaucoup des termes se sont avérés faux. Bref, la désinformation continue, en dépit des travaux et colloques, en dépit de la contre-information parfois disponible sur internet…

    -FBH : Oui, la désinformation continue, parce que c’est une arme politique et géopolitique. En ce qui concerne les médias, on doit incriminer, comme je l’ai déjà dit, les exigences d’un métier confronté de plus en plus à la concurrence et à la rapidité ; on doit aussi pointer la paresse et le conformisme idéologique de nombre de journalistes. Au fond qui fabrique l’info, en matière de politique étrangère ? Il y a les conseillers de la Maison Blanche, les « spin doctors » qui donnent souvent le la aux chancelleries – et aux médias – occidentaux. Et parfois ces spin doctors n’agissent pas, ou pas seulement, pour la grandeur et la sécurité de l’empire américain : entre autres, le conseiller aux affaires étrangères du candidat républicain John MacCain était payé par les Georgiens, des alliés stratégiques de Washington dans le Caucase. Et Dick Cheney, l’éminence grise néoconservatrice de George Bush Jr, un des grands artisans de la guerre d’Irak, avait des intérêts dans les entreprises travaillant à la reconstruction du pays, après la chute de Saddam Hussein…

    Reste que, en dépit de tous les moyens employés à faire passer le message officiel dans les opinions, les promoteurs de la propagande disons « occidentale » sont soumis aux aléas de la démocratie d’opinion sur laquelle ils s’appuient : en clair, les « croisés de la Vertu », en Libye, en Afghanistan ou ailleurs, ont des obligations de résultats rapides. Car l’opinion occidentale se lasse vite, et pratique, comme les journalistes d’ailleurs, le « zapping » géopolitique. Si Kadhafi tient encore deux ou trois mois, par exemple, que pourra faire la coalition ? Pour en revenir au dossier syrien, on est bien obligé de constater une absolue concordance entre les buts géostratégiques américains et les mots d’ordre, campagne de presse et discours qu’on nous assène, de laCôte d’Ivoire à la Syrie en passant par l’Iran, le Soudan ou la bande de Gaza.

    -Une dernière question : quel pourrait être le prochain pays à susciter une désinformation ?

    -FBH : L’Iran me paraît demeurer un bon « client » pour ça.

    -François-Bernard Huyghe, nous vous remercions.

     

    Propos recueillis par Info Syrie (23 juin 2011)

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