Quand l’enfant est roi, ce sont les femmes qui exercent la régence !
Notre classe politique peine à se rajeunir, mais la politique du « jeunisme », voire de l’infantilisation, est de plus en plus prédominante. Une explication à cela ?
La différence entre les générations s’efface. Autrefois, on apprenait aux enfants à devenir adultes ; aujourd’hui, on apprend aux adultes à se sentir « toujours jeunes ». À la plage, les fillettes de six ans portent des soutiens-gorge, mais les femmes mûres s’habillent en jeunettes. Les parents jouent aux mêmes jeux que leurs enfants, tandis que les grands-parents découvrent que l’expérience qu’ils auraient aimé transmettre ne signifie plus rien dans un monde transformé par une technologie qu’ils n’ont pas connue dans leur propre enfance. Tandis que les jeunes sont impliqués de plus en plus tôt dans les problématiques des adultes, l’infantilisation de la société progresse à grands pas.
Le climat individualiste ambiant, le discrédit de la notion d’autorité, la multiplication des familles dirigées par des mères célibataires ont fabriqué une génération de narcissiques immatures, d’adultes aussi despotiques qu’inachevés, restés fixés au stade pré-œdipien parce que le Père, représentant symbolique de la Loi, n’est plus capable d’aider ses enfants à rompre le lien fusionnel avec la mère. Cette infantilisation va de pair avec la féminisation de la société. Quand l’enfant est roi, ce sont les femmes qui exercent la régence ! Tout cela n’est pas nouveau : Platon, dans La République, évoquait déjà le moment où « le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants ». Ayant évacué tout rapport d’autorité, les rapports parents-enfants sont désormais de l’ordre de la séduction, qui est le contraire de l’éducation.
Tout cela fait le jeu de la logique du capital, qui sait que plus les citoyens sont infantiles, plus ils sont vulnérables au conditionnement dispensé par le marketing psychologique, cette forme de psychopouvoir qui entretient la dépendance à la marchandise. Les publicités qui nous gavent visent des consommateurs pulsionnels d’un âge mental de huit à dix ans, et plus de la moitié des décisions d’achat dans la famille sont prises aujourd’hui par les enfants. « Depuis une dizaine d’années, notait récemment le philosophe Bernard Stiegler, les spécialistes du marketing et des programmes se demandent comment faire pour que les enfants s’identifient à leurs programmes et à leurs spots plutôt qu’aux projets de leurs parents. Bien sûr, ils ne le disent pas comme ça, ils parlent de programme éducatif ou de publicités créatives, mais l’enjeu est là. »
La chute de niveau dans le système scolaire n’arrange sans doute pas les choses…
C’est l’évidence même, mais l’explication est un peu facile. Croyez-vous que les plus de quarante ans soient réellement plus cultivés ? Voyez ce qu’ils lisent, et les innombrables fautes d’orthographe, de grammaire, de ponctuation dont sont émaillés leurs messages. Combien d’entre eux sont-ils capables de parler ne serait-ce que pendant trois minutes de la pensée de Hobbes, du style de Melville ou de l’œuvre de Kleist ? Naguère, les illettrés n’aimaient que les livres « avec des images ». Aujourd’hui, il n’y a plus que des images. La télévision s’est d’abord substituée à la famille. Aujourd’hui, ce sont les écrans qui monopolisent la mise en place des identifications primaires.
Les comportements politiques ne seraient-ils pas devenus, eux aussi, un peu infantiles ?
Voici quelques semaines, dans un article publié ici même, Xavier Eman s’était élevé contre la « croisade anti-Hollande », en faisant observer que l’actuel chef de l’État n’est jamais qu’un pion du Système. Il fut aussitôt couvert d’injures par des commentateurs visiblement dotés d’un QI à deux chiffres (avec une probable virgule au milieu). C’est pourtant lui qui avait raison. Il y a de la naïveté infantile à croire qu’il suffirait, sans sortir du Système, de remplacer un politicien par un autre pour que les choses s’améliorent. La loi du Système a été énoncée dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Peut-être connaissez-vous aussi cette jolie définition de la folie qu’on attribue à Einstein : « Refaire continuellement la même chose tout en espérant à chaque fois obtenir des résultats différents. »
Il n’y a pas moins de naïveté infantile à s’indigner de voir nos dirigeants négliger les intérêts du pays. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils ont été élus ! Ils n’ont pas été élus pour défendre l’intérêt général, mais pour servir les intérêts de la Nouvelle classe, c’est-à-dire des plus riches. Ils ne sont pas en place pour régler les problèmes, mais pour les aggraver. Et ils y réussissent très bien, avec une école parfaitement conçue pour déraciner l’esprit critique, et un chômage qui pousse les travailleurs à accepter un travail à n’importe quelle condition, pour le plus grand profit de ceux qui les emploient. Il serait temps de réaliser que, lorsqu’on affirme à l’occasion d’un scrutin que « le peuple a parlé », on veut dire par là qu’il n’a désormais plus qu’à se taire. Les gens votent « comme on leur dira », disait Tocqueville. Il en ira de même aussi longtemps que le peuple ne se sera pas réapproprié son pouvoir constituant.
Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 29 septembre 2014)