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  • L'oeuvre de l'écrivain Roald Dahl passée au tamis du politiquement correct...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Hubert Heckmann  au Figaro Vox à propos de la suppression par l'éditeur anglais Puffin de tous les passages jugés «offensants» des livres pour enfants de l'écrivain Roald Dahl.

    Agrégé et maître de conférences en littérature médiévale à l'université de Rouen, Hubert Heckmann est membre fondateur de l'Observatoire du décolonialisme.

     

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    «En réécrivant les œuvres de Roald Dahl, on insulte l'intelligence des enfants»

    LE FIGARO. - Selon le Daily Telegraph , la réédition par Puffin, puissant éditeur britannique de livres pour enfants, des œuvres de Roald Dahl, en a éliminé tous les passages jugés «offensants». Le texte littéraire peut-il se réduire à un discours qui provoque l'adhésion, et qu'il faudrait donc évaluer d'un point de vue moral ?

    Hubert HECKMANN. - La question n'est pas nouvelle, surtout au sujet des œuvres adressées aux enfants : Rousseau s'insurgeait déjà dans Émile ou de l'éducation contre l'habitude de faire apprendre aux enfants les fables de la Fontaine : les animaux y incarnent le plus souvent des vices, déplorait le philosophe. La fourmi refuse l'aumône à la cigale, le loup exerce sur l'agneau la loi du plus fort, le renard obtient le fromage en flattant le corbeau… La pureté morale de l'enfant est-elle corrompue par ces fables qui reflètent cyniquement les injustices et les vices de la société ? Ou bien faut-il prendre le risque d'exposer l'enfant à la cruauté des fictions qui lui feront voir plus juste en lui-même et l'aideront à mieux comprendre le monde tel qu'il est, et non tel que ses éducateurs rêveraient qu'il soit ?

    Le Telegraph a recensé les coupes qui ont été opérées dans les romans pour enfants de Roald Dahl, et publie une impressionnante liste de passages réécrits. Tandis que l'éditeur mentionne une simple «révision du langage» pour l'adapter au lectorat contemporain, la comparaison de l'édition de 2022 avec celle de 2001 révèle un véritable massacre à la tronçonneuse : des centaines de modifications ont été apportées, qui ne touchent pas seulement à l'expression mais au sens même des histoires. L'inventaire de ces mutilations est un excellent baromètre du conformisme ambiant qui aurait à la fois désolé et réjoui Flaubert : l'auteur du Dictionnaire des idées reçues a travaillé à une Histoire de l'art officiel dans laquelle, à côté d'une liste de classiques expurgés, aurait figuré le texte de Madame Bovary faisant apparaître une par une chacune des coupes et corrections exigées par son premier éditeur. Flaubert voulait ainsi archiver la bêtise du censeur, garder une trace indélébile de cet autre livre que la censure a fabriqué en défaisant son roman.

    Se livrer, dans cet esprit, au jeu des différences avec les deux versions de l'œuvre de Roald Dahl, c'est à la fois prospecter l'extension du domaine de nos susceptibilités et redécouvrir certaines caractéristiques du style de Dahl, parfois particulièrement abrasif, mais aussi éprouver la différence fondamentale entre le plaisir que procure une bonne histoire et l'ennui que sécrète le conformisme de la bonne morale. Dans Fantastique Maître Renard, «c'était une sorte de nain ventru» devient «il était ventru». Dans Les deux gredins, «Oh, la ferme, vieille sorcière !» devient «Oh, la ferme, vieux corbeau !». L'imaginaire est placé sous la surveillance du politiquement correct : les rêves et les terreurs de l'enfance ne doivent plus vexer personne.

    Dahl savait composer des histoires qui plaisent aux enfants. «Je me fous de ce qu'en pensent les adultes», avait-il coutume de dire. Quand on voit le charcutage opéré dans la nouvelle édition, on se dit que puisque ce sont les adultes qui achètent les livres aux enfants, c'est donc des enfants que se fout l'éditeur. Peu importe que l'histoire leur plaise, il faut qu'elle rassure les clients, c'est-à-dire les parents, en n'offrant aucune prise aux polémiques artificielles des réseaux sociaux. On vendra donc un Roald Dahl de bon goût, sans outrance ni violence. Sur la boîte d'une poudre que Georges Bouillon mettait dans son chaudron, on pouvait lire dans la version originale : «Poudre qui fait exploser les chiens». On lira désormais, dans la version expurgée : «Poudre qui fait sauter les chiens comme des puces». Demandez donc à des enfants quelle version ils préfèrent ! Il est tellement plus plaisant d'imaginer le chien exploser... et c'est bien ce plaisir de l'enfant qui risque d'inquiéter et de déranger les plus sérieux des parents, soucieux du message qui est communiqué à leur enfant : incitation à la haine spéciste et à la cruauté envers les animaux ? Apologie du terrorisme caniphobe ? Les histoires inoffensives sont ennuyeuses, mais elles n'offensent personne.

    Le style de Dahl est fondé sur des métaphores exagérées et des adjectifs grotesques et colorés. En s'attaquant aux mots jugés «offensants», ne s'attaque-t-on pas aussi à l'auteur ?

    En effet, Dahl est cruel avec ses personnages, aussi bien dans son langage que dans les situations qu'il imagine. Cette cruauté relève du domaine de la fiction, et c'est céder à la confusion que de la prendre pour une méchanceté visant des individus ou des groupes, qu'il faudrait protéger dans la réalité en rectifiant le texte. L'un des ressorts de la «cancel culture» que j'analyse dans Cancel ! est l'incapacité ou le refus de distinguer le réel de la fiction.

    Les romans pour enfants de Dahl sont considérés comme dangereux parce qu'ils prennent les enfants au sérieux : ils abordent la question du mal et de la perversion, par exemple lorsqu'ils mettent en scène des personnages comme les sorcières qui font du mal aux enfants au nom de ce qu'elles estiment être le «Bien». La violence est filtrée par l'humour de Dahl, qui permet aux enfants de se délecter de descriptions qui les choquent ou les repoussent par ailleurs, et d'évacuer ainsi leur tension par le rire. Les romans de Dahl permettent aux enfants de se confronter au problème ou au mystère du mal : c'est ce qui leur est aujourd'hui reproché.

    Certes, en réécrivant son œuvre, on s'attaque à l'auteur, mais ce n'est pas ce que je trouve ici le plus grave. Le plus consternant, c'est la manière dont cette réécriture s'attaque aux enfants, et insulte leur intelligence. En gommant toute trace de négativité dans les histoires qu'on leur fait lire, on présente aux enfants l'image d'un monde aseptisé, faux, dénué du moindre intérêt. Les héros de Roald Dahl sont des enfants, révoltés contre la bêtise, qui échappent, notamment par la lecture, à leur sort et à la médiocrité. C'est cette révolte qui est condamnée par les sorcières dans la fiction et par les censeurs dans les maisons d'édition, dans les deux cas sous des apparences faussement bienveillantes…

    Dans Sacrées sorcières, Matilda ou encore James et la grosse pêche, les figures d'autorité se révèlent hypocrites : les enfants protagonistes de ces œuvres ne sont pas menacés par des monstres mais par des adultes dont la haine des enfants est déguisée sous le masque de la bienveillance. Dans Sacrées sorcières, le jeune narrateur est d'abord rassuré d'avoir rencontré des «dames splendides» et des «gens merveilleusement gentils», mais la façade s'effrite rapidement : «À bas les enfants !», entend-il chanter par les sorcières.

    Il est extraordinairement ironique de constater que la réécriture qui abolit la négativité, en recouvrant les descriptions de la cruauté et de la bêtise humaines d'un masque bienveillant, s'inscrit dans la continuité de l'hypocrisie des sorcières elles-mêmes, comme s'il fallait éviter que la façade des belles apparences ne s'effrite. Ce faisant, la réécriture s'attaque directement à la liberté que ces petits héros gagnent grâce à la littérature. De Matilda, Dahl écrit : «Les livres la transportaient dans des univers inconnus et lui faisaient rencontrer des personnages hors du commun qui menaient des vies exaltantes. Ainsi navigua-t-elle sur d'antiques voiliers avec Joseph Conrad, explora-t-elle l'Afrique avec Ernest Hemingway et l'Inde avec Rudyard Kipling.» La version expurgée ne permet plus à Matilda d'emprunter ce qu'elle veut à la bibliothèque, ni de livrer les clés de son imaginaire au premier inconnu, fût-il un romancier de génie. L'imaginaire de Matilda devra désormais respecter la parité et délaisser les auteurs associés au colonialisme : «Elle a visité des propriétés du XIXe siècle avec Jane Austen. Elle est allée en Afrique avec Ernest Hemingway et en Californie avec John Steinbeck.» La surveillance des lectures des jeunes filles n'aura été négligée que durant une brève parenthèse, pendant la seconde moitié du XXe siècle : un nouveau conformisme vient prendre le relais de l'ordre moral bourgeois. Parions qu'il est voué au même échec, à condition de susciter les mêmes révoltes. Des révoltes dignes de Matilda !

    Des termes jugés «offensants» à une époque ne le sont pas à une autre. En réécrivant les livres, en fait-on un produit destiné à s'inscrire uniquement sur le temps court ?

    Cette accélération du temps, accompagnée d'une obsolescence programmée des produits culturels, est déterminée par des enjeux commerciaux : Netflix a acquis en 2021 la compagnie qui gère les droits de Roald Dahl. Tandis que Matilda découvrait et conquérait la liberté par la lecture, l'industrie culturelle souhaite transformer les romans de Dahl en un «univers» décliné en produits dérivés. Le lecteur de Charlie et la chocolaterie se rappellera comment Dahl dénonce au vitriol la débilitation des enfants par cette industrie culturelle, incarnée à l'époque par la télévision. Il n'y a pas de pire trahison de l'œuvre de Roald Dahl que la gestion actuelle de ses droits, et la réécriture des romans s'inscrit dans l'offensive idéologique de grande ampleur menée par des firmes comme Disney ou Netflix.

    La réécriture des romans de Dahl a été confiée au collectif Inclusive Minds, l'une des nombreuses officines qui se donnent pour mission d'exercer la tyrannie des minorités. On voit apparaître en français l'expression «lecteurs sensibles», pour traduire l'anglais «sensitivity readers» : il s'agit en fait de censeurs identitaires, que Salman Rushdie vient de dénoncer au sujet de l'affaire qui nous occupe comme une «police des sensibilités». L'industrie culturelle s'appuie sur la police des sensibilités pour acheter la paix auprès des entrepreneurs identitaires. Il s'agit donc d'une censure préventive fondée sur la peur de perdre de l'argent. La réécriture a pour but de neutraliser par avance toute polémique possible, ce qui tourne vite à l'absurde : les couleurs sont effacées quand il s'agit de personnes (James n'est plus «blanc de peur» dans James et la grosse pêche), mais aussi quand il s'agit d'objets : les tracteurs de Fantastique Maître Renard ne sont plus noirs…

    Dahl a été critiqué de son vivant et a même déjà été contraint de réécrire lui-même certains passages de ses romans pour enfants. En 1973, sous la pression de la National Association for the Advancement of Colored People, Dahl a partiellement réécrit Charlie et la chocolaterie. Les Oompa Loompas étaient dans la version de 1964 «une tribu de Pygmées minuscules», que Willy Wonka avait «fait venir d'Afrique» pour travailler dans son usine sans autre rémunération que des fèves de cacao. Sans reconnaître de racisme dans la version originale, Dahl a accepté de faire des Oompa Loompas des créatures issus du «Loompaland» à la «peau blanche rosée».

    On connaît aujourd'hui les préjugés racistes, notamment antisémites, de Roald Dahl. Faut-il donc craindre que son œuvre soit contaminée, ou toxique ? On ne le saura qu'en examinant le texte qu'il a écrit, et de ce point de vue aussi la réécriture est une absurdité, puisqu'elle ne fait que camoufler les vices que certains prêtent à l'œuvre.

    Non seulement la réécriture s'inscrit dans un temps très court, puisqu'il faudra à chaque réédition opérer une mise à jour idéologique ou une mise en conformité avec les dernières normes du conformisme moral, mais elle fait échapper l'œuvre à l'Histoire : les romans de Dahl n'appartiennent plus à leur époque, datée par ses préjugés, mais elle est revue et corrigée à l'aune de nos propres préjugés. Réécrire les œuvres du passé au lieu de les analyser et de les critiquer, cela revient à réécrire l'Histoire en fonction de nos désirs. Ce n'est plus une démarche critique, mais la fuite en avant dans la production d'un délire qui s'oppose au réel, à la façon des mensonges totalitaires.

    Par ailleurs, cette réécriture ne montre-t-elle pas aussi une ignorance et un mépris absolus du processus d'écriture ? Un livre est-il la somme de n'importe quels mots ?

    Ce qui me frappe dans la version réécrite de l'œuvre de Dahl, c'est son caractère impersonnel. Le collectif Inclusive Minds qui a expurgé les textes indique sur son site qu'il travaille à «une représentation plus authentique» et à une «meilleure inclusion» dans les livres pour enfants. Dans le projet du collectif, les personnages de fiction sont censés représenter les lecteurs et leurs différentes identités, en leur ressemblant. Il faut donc gommer tout ce qui pourrait empêcher dans cette optique l'enfant d'aujourd'hui de s'identifier au personnage, et effacer en particulier la différence sexuelle. Ainsi les «père et mère» deviennent «les parents», les «garçons et filles» deviennent «les enfants», etc. Considérons le passage de La Potion magique de Georges Bouillon où la grand-mère de Georges lui demande de manger des chenilles : «Les chenilles rendent intelligent, dit la vieille femme. — Maman lave soigneusement les feuilles de chou, répliqua Georges. — Maman est aussi idiote que toi, affirma Grandma. Le chou n'a aucun goût sans quelques chenilles bouillies, ni sans limaces.» La version réécrite en 2022 remplace évidemment les phrases où il est question de «Maman» par «Papa et Maman». «Papa et Maman lavent les feuilles de chou», dit Georges. «Papa et Maman sont aussi idiots que toi», déclare Grandma. Ce que l'on gagne en inclusion, puisque Papa et Maman se partagent les tâches ménagères aussi bien que les insultes de leur mère et belle-mère, on le perd en acuité psychologique.

    La sorcière est contrainte par la censure à entretenir exactement la même relation avec sa fille et son gendre, alors qu'elle détestait chacun d'une manière spécifique. L'histoire perd tout son sel si les relations deviennent interchangeables. Le domaine spécifique de la littérature de fiction, c'est le particulier et non le général. Un roman peut atteindre l'universel à travers la description d'une situation singulière, mais s'il vise le général il rate sa cible à coup sûr. Roald Dahl a minutieusement choisi les mots qui décrivent le mieux les situations spécifiques qu'il a imaginées, avec son humour cruel. Ces modifications n'aideront personne à mieux s'identifier aux personnages (il n'y a jamais eu besoin de ressembler aux héros à qui l'on s'identifie), mais elles sonnent si creux qu'elles font la preuve par l'absurde que les personnages ne servent pas à représenter les lecteurs. Le lecteur, qu'il soit enfant ou adulte, préférera toujours un personnage différent de lui mais spécifique, singulier, plutôt qu'une abstraction conceptuelle censée représenter de façon plus inclusive des identités plus ouvertes.

    On peut aussi établir un rapprochement avec la récente version de ChatGPT : au jeu du conformisme, de la pauvreté syntaxique et du vocabulaire univoque, l'intelligence artificielle risque, à terme, de nous battre. La liberté de ton n'est-elle pas aussi un rempart face à l'IA ?

    Là où ChatGPT fabrique du même, en recyclant des discours préalablement digérés, l'œuvre littéraire confronte à l'autre. Cette altérité peut bousculer, mais le vrai respect de l'enfant n'est pas d'éviter de le heurter, c'est de respecter la singularité de son intelligence. Au lieu de l'enfermer dans le conformisme, il faut lui donner à lire les livres qui lui permettront de sortir de lui-même pour qu'il s'ouvre à de nouvelles perspectives, qu'il découvre des formes culturelles et artistiques complexes et ambiguës ne servant aucune cause et ne se réduisant à aucun message, mais qui lui permettront d'enrichir ses moyens d'appréhender le monde.

    L'œuvre de Roald Dahl répond magnifiquement par anticipation à l'entreprise de nivellement linguistique et de censure idéologique dont elle est victime, et en cela elle confirme son statut d'œuvre littéraire. Les Oompa Loompas de Charlie et la chocolaterie nous adressent un message plein de nostalgie mais aussi d'espoir :

    «Que faisiez-vous, étant petits
    Pour vous vitaminer l'esprit ?
    C'est oublié ? Faut-il le dire
    Tout haut ? LES… ENFANTS… SAVAIENT… LIRE !»

    Hubert Heckmann (Figaro Vox, 22 février 2023)

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  • De la culture de la censure à l'effacement de la culture...

    Les éditions Intervalles viennent de publier un court essai de Hubert Heckmann intitulé Cancel ! - De la culture de la censure à l'effacement de la culture. Agrégé de lettres et normalien, Hubert Heckmann est maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’université de Rouen.

     

     

    Heckmann_Cancel.jpg

    " Que désigne-t-on par l’anglicisme « cancel culture » ? S’agit-il seulement d’une « culture de l’effacement », selon la francisation recommandée par l’Académie française ?

    L’histoire de la cancel culture depuis son émergence dans les mouvements progressistes américains de défense des minorités, mise en perspective dans une histoire plus large de la censure des opinions et des oeuvres, permet de comprendre les dangers qui menacent aujourd’hui, en France, le débat d’idées et l’art.

    L’expression « cancel culture » peut bien avoir un usage polémique, elle n’en décrit pas moins une réalité : celle d’une culture de la censure qui est en train de s’instaurer sous nos yeux au nom des meilleures intentions. "

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  • La «cancel culture» fabrique-t-elle une génération d'ignorants ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Hubert Heckmann au Figaro Vox pour évoquer la question de la cancel culture et de ses effets dans l'enseignement.

    Agrégé et maître de conférences en littérature médiévale à l'université de Rouen, Hubert Heckmann est membre fondateur de l'Observatoire du décolonialisme et vient de publier Cancel ! De la culture de la censure à l'effacement de la culture (Intervalles, 2022).

    Cancel culture.jpg

    La «cancel culture» fabrique-t-elle une génération d'ignorants ?...

    FIGAROVOX. - L'expression de cancel culture (culture de l'effacement) n'est-elle pas oxymorique ?

    Hubert HECKMANN. - Au départ, comme dans l'expression «culture d'entreprise», «culture» ne désigne dans l'anglicisme cancel culture  qu'un ensemble de comportements au sein d'une communauté fédérée par des valeurs. Il s'agit en l'occurrence des pratiques d'ostracisation (cancel) de personnes dont les propos sont jugés choquants par les membres de certaines communautés idéologiques. Mais ces valeurs et ces comportements que véhicule la cancel culture ont des implications pour la culture elle-même, entendue comme le domaine de l'activité intellectuelle et artistique. Le terme cancel culture est un terme polémique qui n'est utile que dans la mesure où il permet de décrire le réel: la montée en puissance d'une culture de la censure entraîne de fait un véritable recul, la menace d'un effacement de la culture.

    La cancel culture réduit-elle l'œuvre à son auteur ?

    De ce point de vue, la cancel culture agit comme un effet paradoxal du culte de l'artiste: le mythe romantique du génie puis l'autopromotion de l'artiste contemporain ont fait passer au second plan les œuvres d'art, derrière la personne de l'auteur qui captive l'intérêt du public. En croyant parler d'art, on commente souvent la vie de l'artiste. Mais l'art, c'est avant tout les œuvres, qu'il faut considérer pour elles-mêmes si on veut pouvoir les comprendre et les apprécier. Or, pour l'art contemporain, l'œuvre ne réside plus dans l'objet mais dans l'expérience que l'objet va provoquer, et donc dans le discours qui conditionne et accompagne cette expérience, ce qui peut conduire à brouiller les frontières entre l'œuvre et la personne de l'artiste. Appliquer cette conception de l'art aux œuvres du passé, c'est céder à l'anachronisme. L'artiste en tant que personne ne doit pas pouvoir se soustraire au jugement moral, mais cela n'affecte pas le jugement esthétique, d'une tout autre nature, que l'on porte sur son œuvre. Savoir que Michel-Ange était d'un tempérament exécrable ne me conduit pas à préférer à ses œuvres les peintures et les sculptures d'artistes plus gentils…

    En faisant du texte littéraire un discours ordinaire qui doit provoquer adhésion ou rejet en fonction des valeurs et du message qu'il suppose, la cancel culture dégrade-t-elle la littérature ?

    Si les œuvres sont réduites à un rôle de message, alors il faut en effet ou bien les «aimer» (dans le sens très restreint du like des réseaux sociaux, qui est la manifestation d'une adhésion), ou bien les réprouver. C'est méconnaître la spécificité des genres littéraires, la diversité des niveaux de lecture, la puissance de l'ironie provoquée par les effets de décalage ou de citation… Par exemple, on attribue trop souvent au romancier les propos qu'il place dans la bouche de ses personnages. Ce n'est pas seulement la littérature qui est dégradée par une lecture aussi réductrice, c'est plus généralement notre capacité à accepter et à approfondir les nuances, jusque dans nos discours ordinaires qui s'en trouvent eux aussi appauvris.

    Le jeu de l'ambiguïté, qui fonde l'art d'écrire, s'adresse à l'imagination du lecteur pour susciter sa réflexion: les œuvres littéraires ne sont pas des recueils d'opinions et de commandements à l'interprétation univoque. La littérature est un art dont la particularité est de prendre les mots pour matériau, mais aucun art véritable ne trouve sa raison d'être dans la fonction de communication. Kundera écrit dans Les Testaments trahis: «vu que les tendances politiques d'une époque sont toujours réductibles à deux seules tendances opposées, on finit fatalement par classer une œuvre d'art ou du côté du progrès ou du côté de la réaction ; et parce que la réaction c'est le mal, l'inquisition peut ouvrir ses procès. (…) Depuis toujours, profondément, violemment, je déteste ceux qui veulent trouver dans une œuvre d'art une attitude (politique, philosophique, religieuse, etc.), au lieu d'y chercher une intention de connaître, de comprendre, de saisir tel ou tel aspect de la réalité.»

    Qu'est-ce qu'une littérature qui répond «aux besoins et aux critères d'un temps» ? Fait-on du livre un produit de consommation qui ne peut plus s'inscrire dans le temps long ?

    Certains éditeurs français recourent déjà à des sensitivity readers, chargés de passer les manuscrits au crible pour relever les passages qui risqueraient d'être perçus comme offensants ou désobligeants envers les minorités. Or, comme l'écrit Belinda Cannone, «la bêtise s'améliore»: de nouvelles susceptibilités éclosent continuellement, toujours plus chatouilleuses sur des sujets qui paraissaient hier anodins aux lecteurs les plus «conscients» et les plus «éveillés». Les livres qui répondent à un cahier des charges commercial et idéologique imposé par l'actualité sont donc ceux qui sont voués à sombrer le plus rapidement ou bien dans l'opprobre ou bien, si l'auteur est chanceux, dans l'oubli… Je cite dans mon livre le cas d'un auteur qui confesse, quelques années seulement après la publication d'un roman, que ce qu'il avait écrit est devenu choquant depuis le mouvement #MeToo. La date de péremption est atteinte ! La «révolution culturelle» permanente des réseaux sociaux invite à la création d'une littérature jetable, «annulable» au fur et à mesure des perfectionnements du conformisme.

    Vous abordez un point absolument essentiel: le respect de «l'altérité culturelle des époques passées». Comment éviter l'anachronisme et le jugement de temps disparus ?

    Le lecteur qui juge le passé à l'aune de ses propres critères moraux est aussi détestable que le touriste qui s'indigne, à l'étranger, de mœurs différentes des siennes ! Longtemps, la culture bourgeoise s'est considérée comme le terme d'une évolution à l'aune duquel il fallait interpréter le passé. La cancel culture perpétue la vieille illusion bourgeoise: elle se tient pour l'accomplissement du progrès et ne voit dans l'héritage culturel qu'une poubelle de l'histoire où s'accumulent les mêmes tares que celles qui restent à dénoncer aujourd'hui chez les ennemis du progrès… Au contraire, nous devons travailler à faire apparaître l'altérité, l'étrangeté des cultures anciennes, en partant de questions qui se posent à nous dans le présent sans faire du passé l'écran de projection de nos préoccupations morales contemporaines. Pour sortir de ce nouvel ethnocentrisme, il faut percevoir et faire sentir les différences dans l'ordre culturel, car ce sont elles qui mesurent le temps. La lecture des œuvres du passé peut être aussi bouleversante qu'une rencontre, mais il n'y a pas de rencontre authentique sans la reconnaissance d'une altérité, et cela représente une réelle prise de risque pour nos «identités» de plus en plus agressives et figées.

    Qu'est-ce que l' «auto-totalitarisme de la société» dont parlait Václav Havel ?

    Si la cancel culture peut rappeler certaines dérives propres aux sociétés totalitaires, la comparaison trouve sa limite car nous ne vivons pas sous le règne de la terreur nazie ou stalinienne: les victimes de la cancel culture ne sont pas encore physiquement éliminées, Dieu merci ! Et pourtant, l'intimidation idéologique fonctionne, sans même avoir recours à la menace des camps. La cancel culture ressemble donc au système communiste des années 1970 en Europe de l'Est, que Václav Havel a qualifié de «post-totalitaire» parce qu'il prolongeait la dictature sans employer les moyens de répression du stalinisme : «Dans le système post-totalitaire, la ligne de conflit passe de facto par chaque individu, car chacun est à sa manière victime et support du système. Ce que nous entendons par système n'est donc pas un ordre que certains imposeraient aux autres, mais c'est quelque chose qui traverse toute la société et que la société entière contribue à créer».

    «L'auto-totalitarisme de la société», c'est ce phénomène par lequel je me soumets par lâcheté aux mots d'ordre idéologiques, pour me faire bien voir de mes semblables que j'incite à obtempérer en même temps que je cède moi-même. Les réseaux sociaux recréent aujourd'hui un tel système de surveillance réciproque et d'intimidation dont les victimes consentantes de la cancel culture sont aussi les premiers chiens de garde. L'engrenage auto-totalitaire est actionné par la veulerie collective, mais il peut être enrayé par le grain de sable du courage individuel.

    Comment faire survivre la littérature ?

    La littérature en a vu d'autres, elle survivra. La littérature authentique a toujours représenté un péril pour le conformisme social, justement parce qu'elle est irréductible à un message univoque. La violence du procès intenté à la littérature n'étonnera pas l'historien, et peut-être la littérature s'est-elle mieux portée dans les époques où elle a subi les attaques des bigots, des bien-pensants et des polices politiques, plutôt que dans les époques où elle ne suscite que l'indifférence. Mais en voulant aujourd'hui «protéger» la jeunesse d'une contagion morale que répandraient la littérature et l'art du passé, on ne fait qu'aggraver la rupture de transmission culturelle. En effet, la cancel culture creuse les inégalités et accroît l'exclusion sociale, menant tout droit à l'opposé des bonnes intentions qu'elle proclame: en entravant l'accès d'une génération au savoir et à la culture, elle nuit gravement à la capacité de chacun de progresser vers la réflexivité et l'autonomie, portant préjudice en premier lieu aux plus pauvres et aux plus faibles.

    Ce qui me préoccupe, plutôt que la survie de la littérature, c'est la question de notre propre survie dans une société qui s'interdit de rechercher le vrai et le beau parce qu'il faudrait tout soumettre à l'exigence du bien, indexée sur le cours fluctuant des valeurs morales à la bourse des bons sentiments. Serions-nous assez lâches pour renoncer à la quête de la vérité comme à la recherche de l'émotion esthétique, sous la seule pression de quelques provocateurs vociférant qui ont décrété que le savoir et le plaisir étaient coupables ? La soif de vérité et la soif de beauté sont inextinguibles. La production commerciale et l'enrégimentement politique d'un art idéologiquement correct ne pourra jamais apaiser cette soif, ni même la tromper.

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