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guy debord

  • Une encyclopédie des nuisances...

    Les Éditions de l'Encyclopédie des nuisances viennent de rééditer en un volume les quinze numéros de la revue L'Encyclopédie des nuisances publiée entre 1984 et 1992 sous la direction de Jaime Semprun.

    Traducteur et éditeur, influencé par Guy Debord et le situationnisme, Jaime Semprun (1947-2010) a notamment publié L'abîme se repeuple (Encyclopédie des nuisances, 1997), Défense et illustration de la novlangue française (Encyclopédie des nuisances, 2005) et, conjointement avec René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (Encyclopédie des nuisances, 2008).

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    " A l'initiative de Jaime Semprun qui en fut le maître d'oeuvre et le principal rédacteur, le projet d'une Encyclopédie de nuisances devait contribuer à "redonner tout son emploi historique à la négation passionnée des chaînes de la superstition et de la hiérarchie" qui animait les encyclopédistes du XVIIIème siècle. Renversant leur perspective, ce Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers se donnait pour but de réarmer la critique de la superstition techno-scientifique devenue hégémonique, ainsi que la révolte contre toutes les hiérarchies qui en procédaient, unifiées dans un nouvel absolutisme bureaucratique, synonyme de progrès. Le lecteur pourra juger sur pièces que ce qui pouvait alors sembler excessif aux esprits timorés est devenu, en ces sombres jours où la déraison menace sans équivoque la vie sur terre, d'une évidence éclatante et a rendu d'autant plus impérieuse la nécessité de s'y opposer. Ce volume regroupe les quinze numéros de la revue Encyclopédie des Nuisances, parus entre 1984 et 1992, et les prospectus annonçant respectivement la publication du premier tome en novembre 1984 et celle du second en novembre 1989. Nous y avons adjoint un index des noms cités. "

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  • Vide à la demande...

    Les éditions L'échappée viennent de publier un essai de Bertrand Cochard intitulé Vide à la demande - Critique des séries. Agrégé et docteur en philosophie, Bertrand Cochard enseigne la philosophie esthétique et a récemment publié Guy Debord et la philosophie (Hermann, 2021).

     

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    " Depuis qu’elles sont disponibles « à la demande », sur tous les écrans, les séries ont colonisé nos vies. Accessibles tout le temps et partout, elles remplissent les moindres temps morts et nous permettent de « déconnecter » après une journée de travail, tout en s’invitant dans nos conversations et en construisant nos imaginaires.
    Ce phénomène, qui touche toutes les classes sociales, tous les âges, tous les niveaux culturels et toutes les sensibilités politiques, est indissociable d’une infrastructure numérique qui dégrade nos manières de vivre et de penser : diminution de l’attention et du temps de sommeil, surcharge informationnelle, surexcitation, consumérisme, etc. Si les séries sont à ce titre l’objet et la forme de notre époque, elles sont pourtant restées sous le radar de la critique – les « intellectuels » préférant réhabiliter ce genre supposé mineur, le parant de toutes les vertus, et non des moindres : instrument d’émancipation politique, refuge de la création esthétique et même outil thérapeutique.
    Cet essai prend l’exact contrepoint de ces discours et développe une critique radicale des séries. En croisant réflexions sur le temps libre, la fiction, l’imaginaire, l’histoire et l’économie de l’attention, il rend compte des effets délétères de ce « passe-temps » sur nos existences, trop pleines, ou plus exactement vides à craquer. "

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  • Tour d'horizon... (235)

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    Au sommaire cette semaine :

    - dans le cadre du Collège International de Philosophie, Stéphane Zagdanski évoque la pensée de Guy Debord...

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     - sur le site d’Égalité et Réconciliation, Laurent Guyénot évoque l'importance du culte des ancêtres...

    Éloge du culte des ancêtres

    Stéphane Zagdanski, Guy Debord, spectacle

     

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  • Guy Debord et l'histoire...

    Les éditions L'échappée viennent de publier un recueil de notes de lectures de Guy Debord intitulé Histoire. Figure de proue et principal penseur du mouvement situationniste, Guy Debord est l'auteur de La société du spectacle et des Commentaires sur la société du spectacle. Il est également l'inventeur d'un jeu de réflexion stratégique, dont les règles ont été publiés dans Le jeu de la guerre (Gallimard, 2010).

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    " Ces fiches de lecture de Guy Debord sont la preuve irréfutable que l’histoire est un pivot essentiel du processus d’élaboration de son œuvre. Elles font le lien entre le « lyrisme humain », thème qui lui est cher, et la lecture philosophique des phénomènes qui déterminent la vie des hommes par l’adjonction d’une analyse socio-historique dont le grand mérite est de contraindre à ne se satisfaire ni de sa pensée ni de ses sentiments. L’étude de l’histoire invite en effet à prendre la hauteur que requiert notre appartenance à un mouvement global de l’humanité dont il importe de comprendre les rouages.
    On mesure à travers ce livre à quel point cette étude de l’histoire fut une matière importante pour Debord, à la fois pour son contenu, mais aussi pour les méthodes d’investigation mises en œuvre. Il s’intéresse ainsi par exemple à ce qui fonde les analyses d’Ibn Khaldoun et de Thucydide. Cet intérêt pour la méthode ne peut que nous renvoyer à sa réflexion sur les meilleurs moyens à mettre en œuvre dans son travail de critique sociale.
    Par ailleurs, ces fiches indiquent une phase de lecture plus intensive des livres d’histoire à partir de la fin des années 1960. Cette hypothèse peut se trouver confortée par le fait que s’y lit aussi à plusieurs reprises un regard critique et rétrospectif sur l’idée de révolution, en lien avec les événements de Mai 1968. "

     

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  • Guy Debord, penseur de la dépossession de l'homme moderne...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Emmanuel Roux à Figaro Vox et consacré à Guy Debord. 

    Agrégé de philosophie, Emmanuel Roux, qui est notamment l'auteur de Michéa, l'inactuel (Le Bord de l'eau, 2017), avec Mathias Roux, vient de publier Guy Debord - Abolir le spectacle (Michalon, 2022).

     

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    « Guy Debord est le penseur de la dépossession de l'homme moderne »

    FIGAROVOX. – Au début de votre livre, vous constatez, en parlant de la société du spectacle, que «rarement un tel concept aura connu une diffusion proportionnelle à la mesure de l'oubli de son sens originel». Comment expliquez-vous cette évolution de la pensée de Guy Debord ?

    Emmanuel ROUX. - Dans ce livre j'ai voulu m'écarter du «mythe» de Debord, qui tient en partie à la légende du personnage et à la vie radicalement libre d'un homme qui a été, seul ou avec ses amis situationnistes, de bout en bout dédié à la négation de l'ordre existant. Or, c'est à partir de cette figure que Debord est devenu petit à petit un mythe spectaculaire, récupéré, et assimilé (par exemple avec une reconnaissance officielle à la Bibliothèque nationale de France en 2013 autour d'une exposition, «Debord: un art de la guerre» qui a présenté une version assez dépolitisée de son œuvre). Debord est un grand styliste certes, ses textes sont littérairement très beaux, mais ce style est au service d'une puissance spéculative toute entière tournée vers la contestation, ce qu'il a appelé le «travail du négatif».

    De plus, quand on le lit, je pense notamment à ses Commentaires sur la société du spectacle, on est absolument sidéré de la puissance prophétique de Debord. Il a publié ce livre en 1988, on dirait que cela a été écrit maintenant. Relisant toute l'œuvre, voyant ou revoyant tous ses films, j'ai été frappé par la puissance de sa critique de la société capitaliste moderne qui me semble toucher si juste avec la notion de «spectacle» et de «spectaculaire». Cette puissance, je crois aussi qu'on la doit à la capacité de Debord à se situer au carrefour de trois courants majeurs de la pensée moderne: le dépassement de l'art par la création de «situations», la critique de la marchandise et de la valeur d'échange, la tradition civique du conflit et de la vie libre. Il est passé en quelque sorte de Breton à Marx et de Marx à Machiavel tout en gardant son inspiration première, rimbaldienne, celle de «changer la vie».

    Quel est le véritable sens de «la société du spectacle» chez Guy Debord ?

    Pour Debord, le monde est condamné pour avoir planifié la négation de la vie à travers l'extension illimitée de la valeur d'échange, c'est-à-dire du devenir monde de la marchandise. C'est la première signification du «spectacle»: l'homme se dépossède de ce qu'il produit à travers le primat de la valeur d'échange, il contemple passivement le monde dont il est dépossédé et de plus en plus séparé. Le spectacle est ainsi un processus total de dépossession, de passivité et de contemplation. Le monde que je produis m'échappe et, plutôt que d'agir dessus, je ne fais plus que le contempler ; il n'est plus que spectacle. Fondamentalement la dynamique du spectacle est de passer de la dépossession du travailleur qui contemple la marchandise qu'il a créée à la dépossession de l'homme qui contemple le monde en tant que devenir de la marchandise.

    Le développement de cette logique initiale enclenche une fuite en avant à la fois par les forces conjuguées de l'économie et de l'État et par la neutralisation progressive de toute pensée critique et de toute action de contestation. Car le spectacle, ce «soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne», n'est pas que le monde résultant de l'extension illimitée de la valeur d'échange, il est aussi un système de gouvernement et de domination.

    Car le spectacle ne veut pas être critiqué, il entend persévérer dans l'être. Il nous rend de plus en plus impuissant face à la destruction du monde mais il n'autorise qu'une action à la marge. Il faut éventuellement ajuster et réparer les choses mais sans jamais remettre en cause le fait qu'il entend être la seule radicalité, celle de la transformation permanente. Au nom de quoi ? On ne sait pas.

    Or il est alarmant de constater que c'est au moment où les effets destructeurs du spectacle sur le monde se lisent à ciel ouvert (destruction du vivant, subversion climatique, dégradation des conditions de vie, épuisement et saccage des grands lieux historiques et naturels par la surexploitation touristique, etc.) que la contestation intellectuelle et politique du spectacle devient inaudible, invisible ou alors détournée de son objet.

    Car la grandeur de la modernité a été et est sa capacité à contester l'ordre existant, sans laquelle il n'y a plus de politique, donc plus d'édification collective d'un monde humain. Or cette contestation a toujours pris les formes d'un processus de limitation et d'exténuation de la domination du plus grand nombre par le petit nombre. En ce sens Debord s'inscrit dans une grande tradition civique qui commence avec Aristote, s'est continuée avec Machiavel, Spinoza, et même Tocqueville, et s'est poursuivie au vingtième siècle avec Orwell et Simone Weil. La radicalité de Debord est d'avoir à la fois renforcé cette tradition en lui donnant une forte dimension de critique économique et culturelle tout en lui conférant aussi une dimension pratique par l'action d'éliminer la séparation et de mettre fin à la domination des bureaucraties. Cela a été le moment 68.

    Guy Debord a justement critiqué la façon dont une partie des soixante-huitards ont été absorbés, récupérés, par le système qu'ils prétendaient combattre…

    68 est l'événement majeur de la pensée et de l'œuvre de Debord et des situationnistes. En 1967 paraissent d'ailleurs les deux «arcs-boutants» de la contestation «in situ»: La société du spectacle de Debord et le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, deux textes puissants, exigeants, magnifiques, dont l'impact sur les événements de mai, et au-delà, a été majeur.

    Debord a vécu cette abolition de la séparation à travers un moment d'unité profonde de la vie de la pensée, de la théorie et de la pratique de cessation de la coupure entre les gouvernants et les gouvernés, entre les bureaucrates et les producteurs, etc. C'est un moment fondateur pour Debord, le surgissement d'une occasion politique dans laquelle s'incarner, un peu comme la Fronde avait révélé le cardinal de Retz à lui-même.

    Mais cette ouverture a été vite refermée. Debord l'a discerné extrêmement rapidement puisque la dissolution de l'Internationale situationniste en 1972 actait qu'il y avait dans le mouvement une forme d'opportunisme politique, un développement de la posture situationniste complètement insincère qui faisait que la révolution était devenue en quelque sorte une marchandise: on pouvait la consommer. Guy Debord visait donc une forme d'insincérité du militant «pro-situ», dont la rhétorique pseudo-radicale masquait une volonté d'arriver en substituant un capitalisme «hédoniste» à un capitalisme «à la papa», en cassant le patriarcat tout en préservant la valeur d'échange, etc. Pasolini et Michéa ont parfaitement expliqué tout ça.

    Il faut dire ainsi que cette critique n'a rien à voir avec la critique de mai 68 par la droite conservatrice qui s'en prend aux boomers d'avoir expédié les «valeurs». Cette critique oublie que le capitalisme post-68 s'est construit sur un imaginaire hédoniste et festif, totalement soluble dans la nouvelle consommation. C'est comme si on contestait les effets d'un système sans en discuter jamais les causes. Or, il n'y a rien de plus étranger au capitalisme que les valeurs morales, relisons Mandeville !

    Pour Debord, le «vrai» mai 68, c'est le comité d'occupation de la Sorbonne, le CMDO installé rue d'Ulm, composé de toux ceux qui ont œuvré à la jonction de la révolte estudiantine et la révolution sociale, de l'étudiant, l'ouvrier, le paysan. Mais cette jonction a été rendue impossible par les appareils staliniens, le PCF au premier chef, qui s'est empressé de mettre fin à la contestation au moyen de hausses de salaires rapidement annulées par l'inflation.

    Les «vrais» soixante-huitards, ce sont ceux qui ont essayé de faire cette jonction et ne se sont jamais remis de cet échec (d'où la tristesse amère et la colère froide du film de Debord In girum imus nocte et consumimur igni) tout le contraire des Cohn-Bendit, July, Goupil qui étaient là pour gouverner le spectacle et non le renverser (et qui ont réussi sans doute au-delà de l'espérance de leurs vingt ans).

    En quoi la société du spectacle conduit-elle au règne de l'économie, et des experts ?

    Debord analyse la mise en place de l'État moderne comme étant précisément la structure politique qui permet au marché de conquérir en permanence de nouveaux espaces d'extension, mais avec la complexité que Karl Polanyi a bien vue: plus l'État fait la courte échelle au marché, plus il doit assumer les effets négatifs de cette extension. L'État renforce au bout du compte ce qu'il est censé limiter, un peu comme à chaque crise financière lorsque la socialisation massive par l'État des pertes créées par le marché permet à ce dernier de repartir de plus belle. C'est pourquoi il ne faut jamais opposer l'État d'un côté et l'extension illimitée de la valeur d'échange. Sur le long terme, le premier est l'instrument de la seconde. C'est ce que Debord appelle la «fusion économico-étatique». Or, le règne de l'économie ne se réduit pas à l'économie. Il est aussi politique et culturel.

    D'ailleurs, nous-mêmes sommes de plus en plus obligés de faire progresser la part spectaculaire en nous pour acquérir une identité sociale. Nous devenons entrepreneurs de nous-mêmes, nous entretenons notre capital à travers les images de nous-mêmes que nous produisons. Nous sommes sommés de cultiver notre valeur d'échange, de devenir bankable. C'est le nouvel âge de la conscience séparée !

    Ce règne de l'économie, vous avez raison, s'accompagne de celui de l'expert pour plusieurs raisons. D'abord parce que tout devient fonctionnel. Dans le monde dépolitisé du spectacle il n'y a plus de choix de valeurs. Il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas. Or, dans tout choix qui concerne la vie en société, il y a un choix sur le genre de vie qu'on veut mener. C'est la grande leçon des Grecs contre tous ceux qui expliquent que la politique est affaire de technique, qu'il n'y a pas de droite et de gauche mais que des bonnes et des mauvaises recettes. La politique, c'est en permanence des choix: comment veut-on éduquer ses enfants ? Préfère-t-on les emmener au musée ou à Disneyland ? Préfère-t-on qu'ils fassent une école de commerce, aillent vivre à Singapour et empochent de gros bonus ou deviennent maraîchers ou apiculteurs dans le Perche ? (Ou les deux, pourquoi pas?) Dans toute décision qui engage notre vie il y a un choix qui met en jeu des préférences et ces préférences se réfèrent à des visions de la vie. Mais quand on évacue la question des finalités, tout devient technique et requiert un expert.

    Ensuite parce que le spectacle est fondé sur la succession des images du réel en lieu et place de notre rapport direct au réel, (Debord dit à ce sujet que dans le spectacle «le vrai est un moment du faux»), parce que le spectacle va produire le réel dont il a besoin pour persévérer dans son être, de là vient l'incapacité de savoir et vérifier par soi-même. Quand on vous montre quelque chose à la télévision, vous ne disposez plus des éléments qui permettent à votre raison de faire une idée juste des choses, et donc vous avez en permanence besoin que l'expert arrive et vous explique ce qu'il faut penser. La pandémie a été de ce point de vue un exemple de cette comitologie expertale permanente dans une sorte de remake du film de Pierre Richard «Je ne sais rien mais je dirai tout»…

    La pandémie a aussi montré que le spectacle est illogique en ce sens qu'il peut dire sans broncher le contraire que ce qu'il disait la veille. Le vrai et le faux oscillent sans qu'aucune continuité discursive rationnelle ne soit assurée. Orwell avait aussi vu cela: il n'est pas nécessaire de démentir un propos, il suffit juste de ne plus en parler. C'est ainsi que le règne de l'expert va occuper le vide et l'incapacité de la raison humaine à vérifier quoi que ce soit par elle-même.

    La phase dans laquelle on est aujourd'hui est marquée par la perte de la confiance en l'expert: le système arrive à un point où il n'y a même plus d'instance de la raison ou de la vérité à laquelle on pourrait se référer. Le règne de l'expert est à la fois la conséquence logique du développement de la société du spectacle et en même temps le signe que cette société va droit dans le mur.

    De là je pense la montée en puissance de la thématique du «complotisme». Lorsque la raison n'a plus d'endroit pour se tenir, lorsque les institutions du logos ne tiennent plus leur place ni leur rang, toutes les «théories» les plus farfelues ou délirantes poussent comme dans le désert après la pluie. La mode est à déconstruire le conspirationnisme mais il faudrait aussi s'interroger sur les raisons pour lesquelles notre système sécrète son propre conspirationnisme et aussi pourquoi d'aucuns voient des conspirationnistes et complotistes partout. Je crains que quiconque cherche à cerner les causes politiques du réel ne soit à terme suspecté de «complotisme». Debord sera sans doute tôt ou tard qualifié comme tel.

    Quel lien entre la «société du spectacle» chez Debord et son usage dévoyé pour désigner la «politique spectacle» ?

    L'expression «politique spectacle» a un lien très ténu avec ce que pense Debord. De tout temps la politique a été l'espace des signes, de la visibilité, de la mise en scène, des apparences. Hobbes a utilisé la métaphore de l'auteur et de l'acteur pour penser le pacte social ; pour le cardinal de Retz, agir politiquement implique d'entrer sur la scène du théâtre. Pour Debord, la politique, c'est-à-dire l'art de gouverner, a été profondément transformée par le spectacle.

    Je dirai d'abord qu'il a radicalisé l'art machiavélien de la production des apparences. D'ailleurs on peut observer la grande mutation du journalisme politique, qui ne parle plus des idées, des alliances, de la manière de gouverner mais qui commente la politique comme si elle n'était qu'affaire de communication, comme si les idées politiques et les rapports de force qui les sous-tendent n'avaient plus cours, comme évacuées par le spectacle. Or quand la communication prime, on peut dire et faire à peu près n'importe quoi du moment qu'on en acquiert de la visibilité, qui est un nouveau capital politique. De là ce qu'un bon auteur a appelé la «tyrannie des bouffons»: la politique devient une bouffonnerie, un jeu de rôle, des petites phrases, des postures, des effets d'annonce, quelque chose de complètement auto-référent. Debord disait que l'homme politique devient ainsi une «vedette».

    Mais le spectacle fait muter la politique en autre sens, assez inquiétant. Ici, je ne peux m'empêcher de mentionner le lien profond entre Orwell et Debord. Je renvoie à ce que j'ai écrit dans le livre sur le spectacle comme nouveau régime de gouvernabilité ou d'ingouvernabilité. Plus le spectacle envahit la totalité de la vie sociale, moins il tolère d'être contesté, plus il entend être aimé. Il me semble que la puissance de Debord, notamment dans les Commentaires, est certes d'avoir affiné la description des transformations du spectacle mais d'avoir surtout anticipé ce que seront les techniques de gouvernement lorsque les effets mortifères du spectacle sur la vie commenceront à devenir visibles et éprouvés, comme si la tautologie du spectacle (il est bon parce qu'il est, il est parce qu'il est bon) devenait un pur argument d'autorité annonciateur d'un nouveau régime autoritaire. Telle est mon sens la question dont il faut se saisir.

    Emmanuel Roux, propos recueillis par Martin Bernier (Figaro Vox, 19 août 2022)

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  • Alain de Benoist : « Ceux qui récusent l’existence de deux blocs iront dans le mur »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à la revue Le Nouveau Conservateur, cueilli sur le site de la revue Éléments, et consacré, en particulier, au bilan politique des élections présidentielles.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

     

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    Alain de Benoist : « Ceux qui récusent l’existence de deux blocs iront dans le mur »

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Commençons par la surface. Dans les termes que nous utilisons, l’actuelle séquence électorale aboutira sans doute à la pulvérisation de la droite, et à l’assemblée sans doute la plus à gauche de toute notre histoire politique depuis qu’existe le suffrage universel. On ne peut qu’être frappé depuis plusieurs années par la déliquescence des partis traditionnels. Ce furent ceux de gauche (PCF, PS), puis ceux de droite (UMP, LR). Qu’en penser ? Comme vous n’accordez pas beaucoup d’importance au clivage droite-gauche (et même le récusez), je devine que vous décririez différemment le nouveau tableau politique…

    ALAIN DE BENOIST. Pas très différemment, mais en replaçant les choses dans une plus longue durée. Vous parlez à juste titre de la « déliquescence » de ces grands partis qu’on dénommait naguère « partis de gouvernement ». Dans la plupart des pays européens, mais tout particulièrement en France, ces partis traditionnels, qui avaient gouverné en alternance depuis des décennies, voient en effet leur marge de manœuvre se réduire comme peau de chagrin pour des raisons à la fois politiques et sociologiques auxquelles la montée des populismes n’est pas étrangère. En France, cette tendance s’est accélérée de façon spectaculaire. L’élection présidentielle de 2017 a marqué l’effondrement du PS, l’élection présidentielle de 2022 celui de LR. Or, ces partis qui disparaissent sous nos yeux sont aussi ceux qui constituaient les vecteurs principaux du clivage droite-gauche. On ne peut pas séparer ces deux faits l’un de l’autre. La preuve en est qu’en 2017 comme en 2022, les deux finalistes avaient en commun de ne pas se situer par rapport au clivage droite-gauche. Ce n’est pas un hasard – mais c’est une première dans l’histoire de la Ve République. La leçon qu’il faut en tirer est que ce clivage droite-gauche, même s’il survit dans certains esprits, est aujourd’hui devenu obsolète. Il continue à jouer à la marge, mais de nouveaux clivages se sont imposés.

    Au premier tour de la dernière présidentielle, trois candidats ont franchi la barre des 20 %. Les autres se situaient entre 7 % et 0 %. Entre 7 % et 20 % : rien du tout ! C’est aussi cela qui est significatif. Quant au second tour, il a consacré l’existence de deux blocs désormais bien identifiés : un bloc populaire (ou national-populaire), regroupant l’essentiel des classes populaires et une partie des classes moyennes aujourd’hui en voie de déclassement, sinon de disparition, et un bloc élitaire ou bourgeois, rassemblé autour de Macron, sans équivalent depuis la monarchie de Juillet. Emmanuel Macron a été l’élu des riches et des vieux, ou si l’on préfère des libéraux de droite et de gauche, de la bourgeoisie d’affaires, de la bourgeoise intellectuelle, de la classe managériale, des notables de province et des retraités aisés. L’installation de ces deux blocs est aujourd’hui la principale donnée de la vie politique française. Ceux qui ne veulent pas l’admettre iront dans le mur.

    Vous parlez de la probable arrivée au Parlement de « l’assemblée la plus à gauche de toute notre histoire politique depuis qu’existe le suffrage universel ». Cela montre que vous vous illusionnez sur la « menace Mélenchon ». Celui-ci n’a dû son relatif succès du premier tour qu’à l’effondrement ou la dispersion façon puzzle des formations de gauche. Il a donc bénéficié d’un vote utile (Mélenchon faute de mieux), lequel n’est qu’un vote de circonstance. Sa nouvelle Union populaire n’est rien d’autre qu’une fédération de ruines et de restes : un PS en voie de disparition, un PC rachitique, des écolos à la ramasse. Rien à voir avec un nouveau Front populaire ! Quant à la France insoumise, je ne lui prédis pas un bel avenir, en raison de son hétérogénéité. LFI bénéficie actuellement du vote des quelques populistes de gauche restés sur les positions de Mélenchon 2017 (ce sont eux qui ont voté Marine Le Pen au second tour), d’une partie d’une vote musulman et communautaire, de celui des bobos indigénistes ou « wokistes », et de celui d’un certain nombre de jeunes diplômés sans revenu (ou à faible revenu). Tout cela ne fait pas un ensemble cohérent. Mélenchon, qui a contribué à la réélection de Macron, est devenu un « diviseur des classes populaires face à la bourgeoisie » (Jérôme Sainte-Marie). Cela veut dire qu’il n’y a pas un « bloc mélenchonien » comparable au bloc populaire et au bloc élitaire, et qu’il y a toutes chances pour que ses composantes se dispersent à nouveau à la première occasion.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Peut-on dire que ce qui surnage, LREM (recomposée en Renaissance), Reconquête ! et RN (celui-ci est curieusement le moins atteint de tous), sont de véritables partis ? Que pourrait-il s’y substituer ? À moins que toutes les formes actuelles de la représentation politique soient obsolètes…

    ALAIN DE BENOIST. Je pense que la forme-parti est elle aussi devenue obsolète. Quand on se penche sur l’histoire des partis politiques, qui ont fait depuis plus d’un siècle l’objet d’innombrables études, on découvre une trajectoire révélatrice. L’appartenance à un parti était autrefois une forme importante de citoyenneté active, et les partis eux-mêmes étaient de véritables lieux d’échanges et de sociabilité. Dans les années 1950, le parti communiste français, qui était d’ailleurs à cette époque tout autant nationaliste qu’internationaliste, avait réussi à créer une véritable contre-culture. Aujourd’hui, les partis politiques sont devenus de simples machines à faire élire tel ou tel, et les « communicants » y font la loi. Leurs effectifs sont en outre devenus dérisoires, et les « vieux militants » (qui concevaient l’engagement politique sur le modèle de l’engagement sacerdotal) ont quasiment disparu. À quoi servent aujourd’hui les partis politiques ? On se le demande. Vous aurez peut-être remarqué que ni Marine Le Pen ni Macron ne se sont retrouvés deux fois de suite au second tour de la présidentielle grâce à leur parti !

    Mais vous avez raison, c’est la notion même de représentation politique qui doit être questionnée. Les démocraties libérales sont des démocraties représentatives, un trait plus libéral qu’il n’est vraiment démocratique. Rousseau avait fait une critique du système représentatif, à laquelle je souscris entièrement. Faute de mandat impératif, faisait-il observer, le peuple se dessaisit de sa souveraineté au moment de l’élection pour la transférer à ses représentants, qui en usent ensuite à leur guise. Carl Schmitt a consacré plusieurs livres à cette question de la représentation. Sa conclusion est qu’un peuple est politiquement d’autant plus présent à lui-même qu’il n’a pas besoin d’être représenté.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Ne trouvez-vous pas qu’il y a une sorte de paradoxe dans la perpétuation du rite électoral – notamment présidentiel – qui a mobilisé bien des énergies, fait couler abondamment d’encre et de salive pendant près d’une année, tout cela pour aboutir à presque rien – et d’autant moins que la post-modernité soumet sans cesse davantage les États à des pouvoirs plus puissants qu’eux (Gafam, grandes firmes mondiales, notamment pharmaceutiques, cabinets de conseil…) qui réduisent à quia l’action des gouvernements ?

    ALAIN DE BENOIST. Vous savez que personnellement je n’attends rien de la politique en général, ni d’une élection (fût-elle présidentielle) en particulier. Je pense que le système est trop pourri, trop nécrosé jusqu’à l’os, pour pouvoir être transformé en profondeur par le jeu des urnes. Comme disait Guy Debord : « Si les élections pouvaient vraiment changer quelque chose, il y a longtemps qu’elles seraient interdites ! » Que la dernière élection présidentielle ait mobilisé autant d’énergie, déchaîné autant de passions inutiles et gaspillé autant d’argent pour n’accoucher finalement que d’une souris n’a donc rien pour me surprendre.

    Cela ne doit toutefois pas faire oublier que ce scrutin a quand même eu le mérite de confirmer l’installation dans le paysage politique des deux blocs dont j’ai déjà parlé, de pair avec l’effondrement des « grands » partis traditionnels, de constater que la dynamique est aujourd’hui du côté du bloc populaire (Marine Le Pen est arrivée en tête au premier tour dans 30 départements et 22 000 communes, a amélioré son score final de 2,7 millions de voix par rapport à 2017, passant de six millions de voix en 2012 à 13 millions en 2022, et parvenant même à battre Anne Hidalgo à Paris !), mais aussi de permettre de comprendre l’échec de la candidature Zemmour, en qui beaucoup avaient mis tous leurs espoirs.

    Éric Zemmour, dont on connaît le talent, s’est lancé avec courage dans l’aventure. Sa campagne a permis de faire entrer dans le débat public certaines notions (liées à la question de l’immigration) jusque-là tenues à l’écart ou mises sous le boisseau – avec néanmoins une tonalité qui a pu être jugée comme anxiogène, voire brutale. Mais en fin de compte, sa candidature s’est soldée par un échec, puisqu’il n’a pas dépassé 7 % (ce que j’avais personnellement prévu depuis le début). Cet échec a bien sûr des causes multiples, mais je ne crois pas un instant qu’il s’explique fondamentalement par quelques déclarations intempestives ou par les retombées de la guerre en Ukraine.

    Je pense que notre ami Zemmour a fait deux erreurs stratégiques qui, dès le départ, l’empêchaient de réussir. La première est de s’être accroché à l’arlésienne de l’union des droites, vieille lune dont j’entends parler depuis plus d’un demi-siècle, mais qui n’a jamais pu se réaliser pour la simple raison que ces droites se réfèrent à des idées, des valeurs, des conceptions du monde qui ne sont pas seulement différentes, mais bien souvent opposées. C’est le cas tout particulièrement de la droite conservatrice, pour qui l’homme est d’abord un héritier, et de la droite libérale, pour qui il est un être appelé à maximiser en permanence son meilleur intérêt personnel, censé décider de ses choix sans considération de ses appartenances ou de ses héritages (c’est l’idéal du self made men). Les conservateurs ont le souci du bien commun, les libéraux le seul souci des libertés individuelles et des droits de l’homme. Aussi longtemps que les premiers s’obstineront à ne pas voir que le système capitaliste, c’est-à-dire la logique du profit et le système du marché, est un « fait social total » qui détruit systématiquement tout ce qu’ils veulent conserver, ils resteront dans l’impasse. Sur le fond, les droites sont incompatibles entre elles, et c’est pourquoi la sympathique idée de l’« union de droites » n’est qu’une mystification parmi d’autres – surtout à une époque où le clivage droite-gauche est en voie de disparition !

    La seconde erreur de Zemmour a été d’ignorer la lutte des classes, au moment même où celle-ci bat son plein. Je sais bien qu’à droite, c’est un sujet dont il ne faut pas parler ! Ce serait donner raison à Karl Marx, disent les ignorants qui s’imaginent que c’est à l’auteur du Capital que l’on doit l’invention des classes et de la lutte des classes. Mais il faut ouvrir les yeux et consentir à voir ce que l’on voit. Jamais comme aujourd’hui, depuis un siècle, les oppositions politiques n’ont autant pris la forme d’une opposition de classe : bloc populaire contre bloc élitaire, bourgeoisie prédatrice contre classes populaires vivant dans la précarité, peuple soucieux de conserver sa sociabilité propre et Nouvelle Classe hors-sol, etc. Jamais les paramètres socio-économiques n’ont autant été à prendre en compte pour qualifier les électorats. Voyez ce qu’en disent Christophe Guilluy et Jérôme Sainte-Marie.

    Avec beaucoup de malhonnêteté, on a reproché à Marine Le Pen de s’être souciée en priorité du pouvoir d’achat (un « sujet démagogique », un thème pour « ménagères des plus de 50 ans »). Si elle l’a fait, ce n’est pas pour faire passer la question sociale avant la question nationale, c’est qu’aujourd’hui ce sujet vient au premier rang des préoccupations des Français, ainsi que le confirment tous les sondages. Mais c’est surtout qu’elle a bien compris que, derrière le pouvoir d’achat, il y a des revendications bien plus fondamentales, de même que chez les Gilets jaunes, derrière la protestation initiale contre une taxe sur les produits énergétiques, couvait une colère bien plus profonde. En parlant des menaces qui pèsent sur leur pouvoir d’achat, les classes populaires veulent aussi dire qu’elles en ont assez de la façon dont elles sont ignorées, méprisées, invisibilisées. En fait, ce que les classes populaires ne supportent plus, c’est le mépris de classe. Le problème est que, dans l’électorat Zemmour (17,4 % des suffrages dans le 16e arrondissement de Paris), je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gens qui aient jamais eu à souffrir du mépris de classe dans leur vie quotidienne… 

    Dans ces conditions, la fusion des classes populaires et de la « bourgeoisie patriote » que souhaite réaliser Zemmour me paraît mal partie. Dans une optique « interclassiste », cela voudrait dire qu’il faut amener les premières à croire qu’elles ont les mêmes intérêts que la seconde, ce qui est douteux. En réalité, rien ne justifie que la droite populaire, dont les intérêts passent par le maintien de l’État social, et donc de la dépense publique, fasse allégeance à la droite bourgeoise. La « bourgeoisie patriote » peut se sentir en état d’insécurité culturelle, elle ne se sent pas en état d’insécurité sociale. Historiquement, la bourgeoisie n’a jamais été patriote que dans les moments où ses intérêts matériels ou financiers étaient menacés. C’est d’ailleurs ici, dans les colonnes du Nouveau Conservateur, que Bernard Carayon a pu citer ces mots du général de Gaulle : « Nous avons réussi à contenir les Soviétiques, nous avons repoussé les Allemands, mais nous ne sommes pas parvenus à rendre la bourgeoisie patriote. » Propos révélateurs. Ce n’est pas demain que nous assisterons au jumelage de Hénin-Beaumont et de Saint-Tropez.

    Reste la question essentielle que vous soulevez dans votre question : l’impuissance grandissante des politiciens au pouvoir. Ce n’est pas une question dont on peut disserter en quelques mots, mais ce dont il faut être conscient, c’est que cette impuissance n’est jamais que la conséquence, somme toute logique, d’une neutralisation du politique entreprise de beaucoup plus longue date par (et au profit de) l’économique, de la technoscience, de la morale et du droit.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Le corps politique français est constitué par les 50,5 millions de citoyens âgés de 18 ans et plus. Le président de la République a obtenu au premier tour 9,7 millions et au second tour 18,7 millions – dont une moitié déclare le combattre dès les jours qui suivent son élection, ce qui nous ramène au même étiage de soutien, moins de 20 %. Ce constat que personne ne fait aboutit à deux questions graves : peut-on gouverner dans ces conditions ? Comment nommer un système qui ne peut plus être dit « démocratique » ?

    ALAIN DE BENOIST. Il y a longtemps que les présidents ne sont plus élus par une véritable majorité, mais le plus souvent par une minorité des électeurs inscrits. De plus en plus, ce sont des élus par défaut, qui utilisent leur adversaire comme repoussoir (« tout sauf Le Pen », « tout sauf Macron »). Peut-on gouverner dans ces conditions ? Oui, bien sûr, puisque l’on a été élu. Mais on gouvernera mal, car la légitimité fera défaut. C’est ici qu’il faut revenir à la différence essentielle qui existe entre légalité et légitimité, différence niée par le positivisme juridique.

    Les démocraties libérales sont par ailleurs devenues depuis longtemps des oligarchies financières. Est-on encore en démocratie ? Tout dépend comment on la conçoit. Pour moi, l’expression même de « démocratie libérale » est un oxymore, une contradiction dans les termes. La démocratie concerne les citoyens, le libéralisme ne s’occupe que des individus. D’un point de vue démocratique, le bien commun doit primer sur les intérêts particuliers. Le peuple est souverain en ceci qu’il détient la légitimité politique et possède à ce titre le pouvoir constituant. À un interlocuteur qui lui vantait les mérites de la Cour suprême aux États-Unis, le général de Gaulle avait répondu : « En France, la Cour suprême, c’est le peuple ! » Pour le libéralisme, les collectivités, les peuples et les cultures ne sont que des additions d’individus (« la société n’existe pas », disait Margaret Thatcher) et les frontières doivent disparaître pour ne pas faire obstacle à l’échange marchand et à la suraccumulation du capital à partir de l’argent s’engendrant de lui-même. Pour résumer les choses : il n’y a démocratie, quel que soit le régime, que lorsqu’un peuple peut disposer de son destin.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Un des thèmes favoris de la sociologie contemporaine est celui de l’imaginaire, de l’émiettement de l’imaginaire national (ou local) au bénéfice d’imaginaires nouveaux, commerciaux, tribaux, supranationaux, c’est-à-dire américains. La nation, qui se dépouille de ses figures traditionnelles et de ce que Régis Debray appelait ses « points de communion », peut-elle rester un cadre politique ? Avons-nous des cadres politiques de substitution ? Plus crûment : à quoi riment les élections nationales quand l’État n’a plus grand rôle et que la nation s’effrite ?

    ALAIN DE BENOIST. Les élections entretiennent le rite, mais ce n’est un secret pour personne que de plus en plus de gens s’en détournent. Toutefois, la politique ne disparaît pas « quand l’État n’a plus grand rôle et que la nation s’effrite ». Elle migre ailleurs. Ce qui montre que la vie politique n’est pas seulement du ressort de l’État-nation. Cela dit, vous avez raison de parler de l’importance de l’imaginaire. La substitution d’un imaginaire symbolique à un autre est un ressort puissant de l’évolution ou de la transformation de l’esprit public (Spengler aurait parlé de pseudomorphose). Mais il ne faut pas tout mélanger. Vous parlez d’imaginaires « supranationaux, c’est-à-dire américains ». C’est un raccourci, certes, mais il n’est pas exact. Je respecte votre attachement inconditionnel à la nation, et je serais le dernier à nier l’importance des nations. Mais la nation n’est jamais qu’une forme politique, propre à la modernité, parmi bien d’autres que l’on a connues au cours de l’histoire : cités-États, rapports féodaux, ligues diverses, empires, etc. Je récuse comme vous la supranationalité de l’Union européenne, qui ne représente qu’une Europe-marché acquise à l’atlantisme et à la l’idéologie dominante, mais je peux très bien imaginer une Europe-puissance qui pourrait se vouloir indépendante des États-Unis, voire ouvertement hostile à ce qu’ils représentent.

    L’imaginaire dominant, à l’heure actuelle, c’est en fait l’imaginaire de la marchandise. Cette colonisation des imaginaires symboliques par la logique du profit et le règne de la quantité est allée de pair avec la montée de la classe bourgeoise, le déploiement planétaire de l’axiomatique de l’intérêt, la désagrégation des « grands récits » des deux siècles derniers, l’épuisement des grands projets collectifs, l’effritement du lien social, la disparition des structures d’entraide organiques, l’individualisation et la privatisation tous azimuts (Heidegger parlait de « métaphysique de la subjectivité »). Il ne sera pas facile d’en sortir. Personnellement, j’ai plutôt l’impression que ce système se détruira de lui-même, car il est intrinsèquement porteur de chaos. Quand il aura tout dévoré, il se dévorera lui-même.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : L’une des caractéristiques de la post-modernité est de surévaluer les apparences, lesquelles ont absorbé la politique pure dans la politique-spectacle avec ce que cela suppose d’émotions fabriquées par les médias – l’affaire ukrainienne en offre une illustration assez accablante. Voyez-vous un remède ?

    ALAIN DE BENOIST. D’abord une remarque, dictée par la modestie. Il ne faut pas demander des remèdes ou des solutions à ceux dont le seul rôle est de proposer des analyses à consulter et à méditer. Pour les remèdes, c’est chez les praticiens qu’il faut aller voir. Maintenant, la politique-spectacle. Elle est toujours là bien entendu, mais de l’eau a passé sous les ponts depuis l’époque où les situationnistes en donnaient une description pionnière. La situation a changé, et pas en mieux. Aujourd’hui, le spectacle est truqué, il a changé de nature. La politique-spectacle est elle-même dépassée par le simulacre (Jean Baudrillard) et le faux-semblant. On va vers une virtualisation du réel, ce qui veut dire que le réel n’est plus vraiment réel (Renaud Camus parle de « faussel »).

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Vous avez bien connu et beaucoup lu Julien Freund, que nous aimons beaucoup au « Nouveau Conservateur ». Une de ses contributions au GRECE s’intitulait « Plaidoyer pour l’aristocratie » ; pensez-vous qu’une aristocratie (une escouade d’esprits fidèles aux traditions les plus lointaines de notre civilisation) pourrait redéfinir les termes, les cadres, et pourquoi pas les représentations politiques dans un avenir plus ou moins lointain ? Ou comptez-vous sur cet autre réceptacle de la tradition qu’est le peuple ?

    ALAIN DE BENOIST. Julien Freund m’a honoré de son amitié durant les quinze ou vingt dernières années de sa vie. C’était un homme d’une culture incroyable, d’un non-conformisme absolu, d’une totale simplicité, d’une grande drôlerie aussi, si bien que les discussions avec lui étaient inoubliables. Il avait fait la conférence à laquelle vous faites allusion à un colloque organisé en janvier 1975. Je me souviens qu’il avait pris le soin de distinguer l’aristocratie, au sens anthropologique et moral du terme, de la noblesse au sens social. La noblesse a été abolie en France, mais une aristocratie est toujours possible. D’aucuns y verraient le fondement d’un Ordre, voire une sorte d’assemblée des « fils de rois » dont parlait Gobineau dans Les Pléiades (1874). Mais croyez-vous vraiment qu’un tel cénacle, s’il existait – car pour l’heure il relève surtout du pieux souhait –, aurait le désir ou le goût d’œuvrer à un renouveau de la vie politique ? Je pense qu’il prendrait au contraire grand soin de ne pas aller perdre son temps dans ce marais !

    Le peuple, c’est autre chose. Vous n’avez pas tort de l’évoquer immédiatement après avoir parlé de l’aristocratie. Je suis de ceux qui considèrent que les valeurs populaires et les valeurs aristocratiques se rejoignent à bien des égards, et qu’elles sont tout aussi étrangères les unes que les autres aux valeurs bourgeoises. Bien sûr, il ne faut pas idéaliser le peuple. Qu’on le comprenne comme ethnos ou comme demos (les deux démarches étant inséparables), on voit bien qu’il est lui-même atteint par la décérébration, l’ahurissement, l’américanisation qui touchent la plupart de nos contemporains. Mais cela n’empêche pas que, sur les questions existentielles, il ait en général des réactions instinctives plus saines que les élites – des réactions qui ne se réduisent pas à la « décence commune » célébrée par Georges Orwell. À toute époque, il y a un sujet historique principal. Si on n’en tient pas compte, on ne peut savoir ce qu’est exactement le moment historique que l’on vit. Aujourd’hui, je suis convaincu que le sujet historique de notre temps, ce sont les peuples. Cause du peuple, cause des peuples, c’est la même chose à mes yeux.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Connaissez-vous Youval Noah Harari, essayiste israélo-étatsunien qui bat tous les records de vente, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne, avec deux livres aux tirages plusieurs fois millionnaires, « Sapiens. Brève histoire de l’humanité » et « Homo Deus. Brève histoire de l’avenir » ? On y lit par exemple : « Maintenant, les humains sont en train d’acquérir de nouveaux pouvoirs. Des pouvoirs divins, de construction et de destruction. Nous sommes en train d’améliorer les humains pour en faire des dieux » ; ou encore : « Nous avons besoin de reconditionner l’être humain. L’être humain est désormais un animal que l’on peut pirater. Les humains ont cette idée qu’ils ont une âme, un état d’esprit, un libre arbitre. Demain, voter ou aller au supermarché ce sera fini ». Que vous inspirent ces propos ? Faut-il les écarter pour enfantillage incurable, ou les prendre au sérieux ?

    ALAIN DE BENOIST. J’ai bien sûr lu les livres de Youval Noah Harari, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et grand défenseur de la cause végane, dont les citations que vous en faires décrivent assez bien le contenu. Harari est aujourd’hui l’un des auteurs dont se réclame la mouvance « transhumaniste ». C’est un libéral qui s’appuie sur les progrès de la technoscience pour annoncer l’avènement d’une humanité « augmentée » par la prothèse, l’intelligence artificielle et la manipulation du vivant. Un thème plus ancien qu’il n’y paraît, puisque l’idée d’un « homme nouveau » appelé à remplacer l’humanité qui a précédé se trouve déjà chez saint Paul. Chez Hergé, dans L’étoile mystérieuse, le « prophète » Philippulus annonçait : « Repentez-vous, faites pénitence, la fin des temps est venue. » Harari annonce lui aussi la fin des temps tels qu’on les a connus, mais il nous convie à nous en réjouir puisque c’est une ère radicalement nouvelle qui va commencer.

    On peut en effet voir dans ses propos de simples enfantillages (ou le dernier avatar en date d’un vieux messianisme). Mais ce n’est pas un motif pour les écarter : les enfantillages peuvent avoir aussi des conséquences considérables. L’idée que l’avenir sera nécessairement mieux que ne l’a été le passé, que toute nouveauté est meilleure au seul motif qu’elle est nouvelle, est aussi un enfantillage – mais c’est lui qui a donné naissance à l’idéologie du progrès. La pseudo-théorie du genre, relayé par le lobby LGBT, selon laquelle notre identité sexuelle provient exclusivement de nos choix individuels et n’a strictement rien à voir avec le sexe biologique ou physiologique, est un enfantillage. Cela ne l’empêche pas de faire de tels ravages que l’on peut se demander si l’on n’est pas à la veille d’une mutation anthropologique qui n’aurait comme précédent que la révolution néolithique.

    Il faut donc prendre au sérieux les enfantillages, tout comme il faut prendre au sérieux ce que l’on appelle parfois un peu trop vite des « utopies ». L’homme augmenté des transhumanistes – qui ne serait en réalité qu’un homme diminué – n’est pas une pure chimère, même s’il relève encore sous certains aspects de la science-fiction. L’avènement de l’intelligence artificielle dans un monde où nous serons de plus en plus connectés, fichés et surveillés, va dans le sens d’une fusion progressive de l’électronique et du vivant. Il ne suffit plus de parler d’un grand remplacement de l’homme par la machine, mais d’anticiper le devenir-machine de l’humanité. Ce sont là des choses sérieuses. Elles nous emmènent assez loin de l’enjeu des prochaines élections !

    Alain de Benoist (Le Nouveau Conservateur, juin 2022)

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